Lysidas, prouver une proposition quelconque sur l’art, c’était purement et simplement citer une autorité à l’appui ; le mot preuve n’avait pas d’autre sens dans la langue qu’il parlait au dix-septième siècle277. […] Il mérite bien qu’on lui fasse l’honneur de le critiquer dans sa langue, et ce qui me rend un peu moins incapable de le faire, c’est qu’au dix-huitième siècle a paru un grand philosophe allemand, auteur d’un ouvrage célèbre, qui n’est que la traduction en langue savante des principes de critique chers à Molière et à moi. […] Elle s’est ainsi formé un sens esthétique (mais ce mot n’est pas de sa langue), un instinct du bon et du mauvais, du beau et du laid, du vrai et du faux, un véritable tact littéraire. […] On peut bien m’énumérer tous les ingrédients qui entrent dans un certain mets, et me rappeler que chacun d’eux m’est d’ailleurs agréable, en m’assurant de pins avec vérité qu’il est très sain, je reste sourd à toutes ces raisons, je fais l’essai de ce mets sur ma langue et sur mon palais, et c’est d’après cela (et non d’après des principes universels) que je porte mon jugement.
Un gourmand assis devant un bon plat, dont il respire les émanations et dans lequel il plonge déjà sa fourchette, en sent d’avance le goût exquis, et les papilles de sa langue deviennent humides ; l’image de la saveur attendue équivaut à la sensation de la saveur présente ; la ressemblance va si loin que, dans les deux cas, les glandes salivaires suintent au même degré. […] Quand le romancier imaginait dans sa bouche le crépitement de l’arsenic mâché et « cet affreux goût d’encre » que laisse le poison, si, un instant après, il avait sur la langue une gorgée de vin ou un morceau de sucre, la sensation réelle et la sensation imaginée s’excluaient l’une l’autre, et l’illusion momentanée causée par l’image disparaissait sous l’ascendant de la sensation. […] Notez ici que j’avais, depuis quelques jours, lu beaucoup de grammaires de langues asiatiques et que la fatigue de mes yeux était en partie l’effet de cette lecture prolongée. » Non seulement ici nous voyons l’image qui est devenue hallucination28, mais nous la voyons en train de devenir telle. […] Pareillement, pour que les muscles gauches de la face ou de la langue fassent leur effet normal, il faut que les muscles droits correspondants soient intacts ; ce contrepoids manquant, la face ou la langue sont tirées du côté gauche ; la paralysie des muscles d’un côté amène de l’autre une déformation, comme l’affaiblissement ou l’extinction des réducteurs de l’image amène une hallucination.