Jourdain m’écoutait, il inférerait sans doute de ma double exclamation que prose et poésie sont deux formes de langage réservées aux livres, et que ces formes savantes se sont superposées à un langage brut, lequel n’était ni prose ni vers. […] Je suis donc — il faut bien adopter le langage de l’entendement, puisque l’entendement seul a un langage — unité multiple et multiplicité une 90 ; mais unité et multiplicité ne sont que des vues prises sur ma personnalité par un entendement qui braque sur moi ses catégories : je n’entre ni dans l’une ni dans l’autre ni dans les deux à la fois, quoique les deux, réunies, puissent donner une imitation approximative de cette interpénétration réciproque et de cette continuité que je trouve au fond de moi-même. […] C’est ainsi que d’un sentiment poétique s’explicitant en strophes distinctes, en vers distincts, en mots distincts, on pourra dire qu’il contenait cette multiplicité d’éléments individués et que pourtant c’est la matérialité du langage qui la crée. […] Il le doit à son langage, qui fournit à la conscience un corps immatériel où s’incarner et la dispense ainsi de se poser exclusivement sur les corps matériels dont le flux l’entraînerait d’abord, l’engloutirait bientôt. […] Mais notre cerveau, notre société et notre langage ne sont que les signes extérieures et divers d’une seule et même supériorité interne.
Puisque ma franchise et ma loyauté leur font peur et leur déplaisent, je saurai leur parler un langage séduisant et les envelopper de faveurs et de guirlandes. […] On ne sait jamais au juste ce qu’elle veut dire, et les significations de son langage sont aussi multiples que les rêveries qu’il fait naître. […] Son caractère irrésolu, son langage mélancolique, l’ont fait accuser de manquer d’énergie : c’est une erreur. […] De là souvent le vague de notre langage et l’indécision de notre caractère. […] Pour parler un langage poétique : non, je ne serai plus la dupe des olympiens et des mortels.