Elle a préparé la société parisienne de la Restauration, les premiers feux du romantisme, les formes les plus délicates du libéralisme intellectuel et de l’intelligence esthétique, l’Europe paisible, concordante, tolérante et cultivée des années 1815-1848. […] Son prestige et son entourage servaient de laboratoire à l’esprit d’un régime en formation, qui eût été libéral, égalitaire, déiste, pacifique, déjà « international », intellectuel, influencé et même représenté par les écrivains, une philosophie du xviiie siècle retour de Genève, tout un règne des lumières, dont elle eût naturellement été l’Égérie. […] Elle ne se comprend pas sans cette société des esprits qui commence dans son salon, se prolonge dans le temps et dans l’espace autour de Coppet, crée sur le Léman un des climats intellectuels du monde. […] Et l’on notera comme un fait qui importe aux lettres ceci : le saint-simonisme est le premier mouvement intellectuel auquel participent activement les Juifs autochtones, que la Révolution venait de faire entrer dans la communauté française.. […] Ce beau, fier et discret officier avait repris la révolution poétique où l’avait laissée André Chénier, rompant à la fois avec l’ode et le discours en vers du xviiie siècle, où sont encore prises les premières œuvres de Lamartine et de Victor Hugo — ajoutant, et le premier, à l’inspiration antique l’inspiration biblique, — recréant, après l’Aveugle et le Malade, « le poème », y enfermant ce qui manque à Chénier, le symbole et l’idée, atteignant presque du premier coup, comme Keats, à une poésie intellectuelle par son dessein, sensuelle par la substance de son vers, — évoquant de sa personne, pour les imaginations poétiques des jeunes hommes et des jeunes femmes, la figure des cygnes et des anges qu’il chantait, premier et plus bel amour de la Muse blonde, la jeune Delphine Gay, prince charmant du romantisme entre Lamartine et Musset. — Ce fut ensuite à la fin du xixe siècle, trente ans après sa mort, quand Lamartine n’émergeait encore que péniblement de l’oubli, que Hugo restait pris dans les vulgarités de l’apothéose officielle, que les délicats trouvaient, selon le mot de Jules Lemaître, que le premier faisait trop gnan-gnan et le second boum-boum, que Sully Prudhommeh, quelque peu héritier de Vigny, devenait le poète de la « jeunesse pensive » et bachelière ; alors l’auteur d’Éloa, et surtout du livre posthume des Destinées apparaît comme le poète de la qualité, de la densité, de l’esprit, de l’analyse, de l’idéalisme, le poète qui pense, qui a des idées, qui est soutenu par un Journal intime de la valeur de ceux de Maine de Biran et d’Amiel ; qui a découvert sous une forme classique, avec une âme romantique, le principe de ce qu’on appelle alors le symbolisme ; — le poète pur de toute gangue oratoire, en qui s’allient la vie poétique et la vie intérieure, sous un double rayon, celui de la lampe de Psyché, et celui qui, phare solitaire de la Bouteille à la mer et de l’Esprit pur, balaie l’espace et le temps.
On conçoit en effet qu’un parti fort et compacte, qui, après avoir tout détruit et tout dévoré, tenta de tout reconstruire, qu’un tel parti, malgré son aspect peu attrayant, excite une vive sympathie intellectuelle chez les esprits qui aspirent à une organisation sociale plus ou moins analogue.