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24. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « L’abbé Gratry »

En effet, une tête à grande conception métaphysique, voilà jusqu’ici ce qui a le moins illustré la France intellectuelle du xixe  siècle. […] L’abbé Gratry, que la force intellectuelle du prêtre préserverait de cette philosophie d’inanité quand son ferme esprit ne l’en préserverait pas naturellement, l’abbé Gratry, qui a éprouvé en lisant Hegel quelque chose de la sublime angoisse des beaux enfants du Songe de Jean-Paul, quand la voix du jugement leur crie : « Il n’y a pas de Christ ! […] Seulement, cette méthode, qui brille plus ou moins dans toutes les grandes philosophies du passé, et qui n’est, après tout, dit l’abbé Gratry quelque part, « que le haut emploi d’un procédé général de la raison », il l’a faite sienne à force de l’avoir précisée, affinée, et pour ainsi dire affilée, comme un instrument de découverte, une espèce de pince intellectuelle avec laquelle, quand il abordera plus tard les applications spéciales de la philosophie, il pourra mieux saisir la vérité. […] Dans l’exposition de sa théodicée, l’abbé Gratry décrit avec une netteté minutieuse cette méthode inductive, qui est une méthode aristocratique intellectuelle ; car, ainsi qu’on l’a très bien observé, si le syllogisme est fait pour tout le monde, l’induction n’appartient qu’à quelques-uns. […] Une chose qui nous paraît, du reste, encore plus considérable et plus nouvelle que la méthode inductive elle-même, que ce passage du fini à l’infini dont l’abbé Gratry décrit le mouvement dans l’intelligence avec une si rare précision, c’est la disposition morale de la volonté exigée pour que le mouvement de l’esprit s’opère aisément et s’accomplisse : « Le mouvement intellectuel vers l’infini, c’est-à-dire vers Dieu, est toujours vrai, — a dit l’auteur de la Connaissance de Dieu ; — il est toujours possible, dès que l’homme est doué de raison ; mais il ne s’exécute pas dans l’âme sans un mouvement de cœur correspondant. » Et c’est ainsi que l’abîme entre l’homme moral et l’homme intellectuel est comblé, cet abîme que n’avait pas franchi l’audacieuse pensée de Kant !

25. (1899) Préfaces. — Les poètes contemporains. — Discours sur Victor Hugo pp. 215-309

Voici que le moment est proche où ils devront cesser de produire, sous peine de mort intellectuelle. […] C’est donc dans ses créations intellectuelles et morales qu’il faut constater la puissance de la poésie grecque. […] La réputation de curiosité et de mobilité intellectuelles qu’on lui a faite est assurément une étrange plaisanterie. […] Je l’affirme donc résolument : la marque d’une infériorité intellectuelle caractérisée est d’exciter d’immédiates et unanimes sympathies. […] Comme le labeur intellectuel lui est odieux et qu’il n’est avide que de distractions rapides et superficielles, toute conception supérieure lui reste inaccessible.

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