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995. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le Brun-Pindare. » pp. 145-167

Les sept ou huit premières strophes sont consacrées à peindre le génie dans la profondeur de ses découvertes et dans la majesté de ses systèmes : « Tel éclatait Buffon… » — Puis paraît l’Envie, ameutant les puissances odieuses, et elles essayent de ravir ce favori et ce peintre auguste de la nature à l’honneur de ses immortels travaux. […] Le Génie est le dieu des âges : Lui seul embrasse tous les temps. […] Il vise lui-même à remplir quelques-unes de ces conditions difficiles qu’il impose au génie ; il sait qu’une muse n’atteindra jamais aux beautés sévères, « si elle n’a point le courage d’acquérir dans le silence littéraire cette mâle vigueur que ne sauraient énerver ni le bon ton ni la bonne compagnie : Ceux dont le présent est l’idole Ne laissent point de souvenir : Dans un succès vain et frivole Ils ont usé leur avenir. […] Il est fâcheux que ces neuf sœurs viennent là finalement affaiblir d’une locution usée une pensée si ferme. — Après Buffon, celui que Le Brun admirait le plus dans son siècle, c’était Montesquieu : il l’a rangé quelque part avec Bossuet au premier rang des génies lyriques, si tous deux avaient voulu l’être. […] Ce qui manqua donc à Le Brun pour aider son génie lyrique naturel et pour le nourrir dignement, nous le voyons, ce fut une vie chaste et pure au sens poétique, une vie studieuse et recueillie au sein de laquelle il aurait invoqué dans le silence des nuits, non les Furies, mais les Muses.

996. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « M. Necker. — I. » pp. 329-349

Mais lui, il n’est pas de cet avis : « Les facultés de l’esprit qui doivent former le génie de l’administrateur, pense-t-il, sont tellement étendues et diversifiées, qu’elles semblent pour ainsi dire hors de la domination de la langue. » En parcourant toutes les qualités qu’il jugeait nécessaire à l’administrateur des finances, il n’en négligeait aucune de celles qu’il croyait posséder lui-même, et il n’avait garde d’omettre « ce tact aussi fin que rapide ; ce talent de connaître les hommes, et de les distinguer par des nuances fugitives, plus subtiles que l’expression ; cet art de surprendre leur caractère lorsqu’ils parlent et lorsqu’ils écoutent… ». […] Mêlant ses idées religieuses si honorables à ses combinaisons de finance, il suppose que Colbert devait à son génie politique d’être plus religieux qu’un autre : « Un grand administrateur s’attache plus fortement qu’un autre à l’idée d’un Dieu. » Dieu, quelque part, est appelé, par un singulier rapprochement de termes, « l’Administrateur éternel ». […] Necker assistait dans son propre salon à la lecture que faisait sa femme d’un portrait de lui, écrit en 1787 ; portrait où il est célébré sur tous les tons, où le mot de génie est prodigué aussi bien que les comparaisons les plus ingénieuses et les plus recherchées ; où, dans une suite disparate de rapprochements et d’images, M. Necker se trouve être tour à tour un tableau vivant, un ange, une substance chimique, un lion, un chasseur, une vestale, un Apollon, un pont majestueux, un chien d’Albanie, une montagne volcanique, une colonne de feu, un nuage, une glace, un foyer, une mine, l’animal qui donne le corail, un des génies des Arabes, etc. […] Necker, en s’attaquant à Turgot « comme n’ayant que le désir et le soupçon de la grandeur sans en avoir la force », semblait se désigner assez distinctement en plus d’un endroit à titre de ministre bien préférable : « S’il y avait constamment à la tête de l’administration, disait-il, un homme dont le génie étendu parcourût toutes les circonstances ; dont l’esprit moelleux et flexible sût y conformer ses desseins et ses volontés ; qui, doué d’une âme ardente et d’une raison tranquille, etc. » Si l’on ne pense pas à soi en parlant ainsi et en décrivant si complaisamment celui qu’on appelle, il y a au moins manque de tact, puisqu’on fait croire à tout le monde qu’on y a pensé.

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