Cette rage singulière, par moments risible et misérable, par moments sublime dans ses éclats de Juvénal, redonne souvent à son génie d’écrivain toute sa coloration et toute sa trempe. […] Rappelons-en ici quelque chose ; c’est là le seul moyen de le pénétrer à fond, cœur et génie, et de le bien comprendre. […] Je serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l’infortune. […] Puis le soir (n’allant jamais dans le monde), il rentrait au logis en puissance de Mme de Chateaubriand, laquelle alors avait son tour, et qui le faisait dîner avec de vieux royalistes, avec des prédicateurs, des évêques et des archevêques : il redevenait l’auteur du Génie du christianisme jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’au lendemain matin. […] Son ennui, son indifférence ont de la grandeur ; son génie se montre encore tout entier dans cet ennui ; il m’a fait l’effet des aigles que je voyais le matin au Jardin des plantes, les yeux fixés sur le soleil, et battant de grandes ailes que leur cage ne peut contenir.
Frédéric, malgré le tort qu’il s’est fait par certaines de ses rhapsodies et de ses paroles, par le cynisme affiché de ses impiétés et de ses goguenarderies, et par cette manie de versifier qui fait toujours sourire, est un vrai grand homme, un de ces rares génies qui sont nés pour être manifestement les chefs et les conducteurs des peuples. […] Il n’avait ni la valeur rapide et foudroyante d’un Gustave-Adolphe ou d’un Condé, ni cette faculté de géométrie transcendante qui caractérise Napoléon et que ce génie puissant appliquait à la guerre avec la même aisance et la même ampleur que Monge l’appliquait à d’autres objets. Doué d’un esprit supérieur, d’un caractère et d’une volonté à l’unisson de son esprit, Frédéric s’est mis au militaire comme il s’est mis à bien d’autres choses, et il n’a pas tardé à y exceller, à en posséder, à en perfectionner dans sa main les instruments et les moyens, bien que ce ne fût peut-être pas d’abord chez lui la vocation d’un génie propre et qu’il n’y fût pas d’abord comme dans son élément. […] Il aurait pu ajouter : parce qu’elle est la plus propre à rendre les pensées d’un génie net, ferme, sensé et résolu. […] Voulant caractériser le génie trop vaste, trop remuant, du cardinal Alberoni, et son imagination trop fougueuse : « Qu’on eût donné deux mondes comme le nôtre, dit-il, à bouleverser au cardinal Alberoni, il en aurait encore demandé un troisième. » Les portraits des personnages qu’il a connus et maniés sont emportés de main de maître, et comme par un homme qui était habile ou même enclin à saisir les vices ou les ridicules.