Elle s’explique par le rôle considérable qu’a tenu dans notre littérature classique l’expression des idées abstraites. […] Nous savons tous que, s’il n’y a pas de Code littéraire, il s’est formé au moins une jurisprudence littéraire, que certains jugements sur les œuvres du passé ont force d’usage, qu’il se produit dans l’humanité une sorte de jugement des morts qui donne ou qui refuse la gloire, et que, par exemple, la comparaison entre Milton qui n’a pas en France deux cents lecteurs et un roman à tirage qui en a deux cent mille ferait, aux yeux mêmes des lecteurs de ce roman, selon l’expression de Villiers de l’Isle-Adam, l’effet d’une comparaison entre un sceptre et une paire de pantoufles.
Dans tous les lieux où se fabrique l’esprit à bon marché, qui est la courante monnaie de la comédie, sous les piliers des halles (qui se connaissaient en comédie, et pour cause), sur le Pont-Neuf (une grande autorité aujourd’hui perdue) dans les cabarets, (il n’y a plus de cabarets, il y a des cafés où l’on boit de l’eau chaude), dans les boutiques des barbiers (aujourd’hui fermées et remplacées par les salons des coiffeurs), chez les suisses des hôtels (il n’y a plus de suisses, il n’y a plus d’hôtels, il n’y a que des maisons et des portiers), parmi les porteurs de chaises, race plaisante et moqueuse qui joue son rôle dans la première comédie de Molière (il n’y a plus de chaises et plus de porteurs, il y a des cochers de fiacre en haillons), dans le corps illustre des laquais (il n’y a plus de laquais), et parmi les clercs de procureurs (il n’y a plus de procureurs, il y a des avoués ; il n’y a plus de clercs, il y a des dandys en gants jaunes), en un mot dans tous les endroits où l’on causait, tout haut, avec la verve et l’esprit qui arrivaient, à chacun, dans son partage, et chez les bourgeoises (il n’y a plus de bourgeoises), et partout enfin où le rire facile et moqueur, où le bon sens trivial, où l’expression énergique, où l’adjectif sonore étaient les bienvenus, on prit parti pour les comédiens d’autrefois, contre les comédiens modernes ; pour la Melpomène crottée et couverte d’oripeaux reluisants au soleil, contre la Melpomène élégante et parée. […] Quant à l’expression — toujours pour une femme, elle peut être juste, elle n’est pas poétique. […] L’expression n’est ni heureuse ni adroite. — Je n’ai fait qu’obéir à la délicatesse, répond-il.