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276. (1856) Cours familier de littérature. I « Digression » pp. 98-160

Il n’y a pas de langue humaine à la mesure de ces sensations produites par ces jeux de la toute-puissance divine : la masse d’un fleuve à qui son lit manque tout à coup ; la profondeur incommensurable de l’abîme qui l’engloutit ; la pulvérisation en écume par la seule résistance de l’air qu’il écrase en tombant ; la nappe transformée à vue en vapeurs qui se dispersent au vent de leur propre volatilisation, et qui fuient aux quatre coins du ciel comme une volée d’oiseaux gigantesques, ou qui se cramponnent aux flancs perpendiculaires de la montagne, comme des Titans précipités cherchant à se retenir aux corniches du firmament ; les transparences vertes ou azurées des langues d’eau que la rapidité, l’impulsion et le poids du fleuve arqué en pont sur l’abîme, au moment où elles rencontrent tout à coup le vide, semblent cristalliser ; la lumière du soleil levant qui les transperce, et qui s’y fond en mille éclaboussures avec tous les éblouissements du prisme ; le choc en bas, le bruit en haut, l’orage éternel, la transe sublime qui serre le cœur, et qui ne trouve pas même un cri pour répondre à ce foudroiement de l’esprit. […] Ô martyre divin, supplice rédempteur, Sceptre du Tout-Puissant, Arbre dominateur Dont Dieu même jeta la racine féconde ; Étendard glorieux qui gouverne le monde, Symbole consolant, Croix sainte ! […] Pour raconter la mort qui sauva l’univers, Fais que l’Esprit divin se révèle en mes vers, Et que, douant ma voix de force et d’harmonie, L’ardente piété me serve de génie ! […] Alors un saint effroi venant saisir mon cœur, À genoux j’écoutai sa divine parole. […] Je restai seule, en proie à mes nouveaux transports ; Un céleste pouvoir secondait mes efforts ; Le Seigneur m’inspirait ; sa divine lumière Embrasait de ses feux mon âme tout entière, Et déjà l’avenir était changé pour moi.

277. (1857) Articles justificatifs pour Charles Baudelaire, auteur des « Fleurs du mal » pp. 1-33

S’il l’appelait la Divine Comédie, comme l’œuvre de Dante, si ses pécheresses les plus hardies étaient placées dans un des cercles de l’Enfer, le tableau même des Lesbiennes n’aurait pas besoin d’être retouché pour que le châtiment fût assez sévère. […] Le pauvre salue la Mort comme la consolatrice divine ; l’artiste espère par-delà le tombeau l’achèvement de la destinée et un incorruptible avenir ! […] Une sainte, trois fois canonisée par l’Église, sainte Brigitte, a bien osé nous montrer Jésus-Christ offrant à Satan une grâce pleine et entière, sous la condition d’une parole de repentir, et l’invincible orgueilleux se refusant à ces charges de la clémence divine ! […] dites à la vermine,         Qui vous mangera de baisers, Que j’ai gardé la forme et l’essence divine         De mes amours décomposés, on se souvient de M.  […] Cette qualité est frappante dès le second morceau, intitulé Bénédiction, où l’auteur présente l’action fécondante du malheur sur la vie du Poète : il naît, et sa mère se désole d’avoir porté ce fruit sauvage, cet enfant si peu semblable aux autres et dont la destinée lui échappe ; il grandit, et sa femme le prend en dérision et en haine ; elle l’insulte, le trompe et le ruine ; mais le Poète, à travers ces misères, continue de marcher vers son idéal, et la pièce se termine par un cantique doux et grave comme un final d’Haydn : Vers le Ciel où son œil voit un trône splendide, Le Poëte serein lève ses bras pieux, Et les vastes éclairs de son esprit lucide Lui dérobent l’aspect des peuples furieux : « — Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés, Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

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