Sorti de cette forte souche bourgeoise, mais ayant reçu en propre de la nature une inclination des plus expansives, Diderot fut le mauvais sujet de la famille, et il en devint la gloire. […] Que deviens-je lorsque tout est beau ! […] Pourtant de tels discoureurs, quand ils sont comme lui imbus de leur sujet, pénétrés d’un vif sentiment de l’art et des choses dont ils parlent, sont utiles en même temps qu’intéressants : ils vous conduisent, ils vous font faire attention, et tandis qu’on les suit, qu’on les écoute, qu’on en prend avec eux et qu’on en laisse, le sens de la forme et de la couleur, si l’on en est doué, s’éveille en nous, se fait et s’aiguise : on devient insensiblement bon juge à son tour et connaisseur, par des raisons secrètes qu’on ne saurait dire et que la parole n’atteint pas. […] Diderot est le roi et le dieu de ces demi-poètes qui deviennent et paraissent tout entiers poètes dans la critique : ils n’ont besoin pour cela que d’un point d’appui extérieur et d’une excitation. […] Combien, avant d’avoir lu Diderot, auraient pu dire avec Mme Necker : « Je n’avais jamais vu dans les tableaux que des couleurs plates et inanimées ; son imagination leur a donné pour moi du relief et de la vie ; c’est presque un nouveau sens que je dois à son génie. » Ce sens nouveau et acquis s’est fort développé chez nous depuis lors ; espérons qu’il nous est devenu tout à fait naturel aujourd’hui29.
Les traits où il se jouait, sans rester moins délicats, devinrent plus vifs, plus acérés ; ils se trempèrent d’une légère amertume qui les rendit plus sensibles. C’est seulement à cette date que son talent, jusqu’alors borné au cercle du salon et de la société, put sortir au-dehors et se donner un but, qu’il put véritablement entrer dans le public, et devenir à son moment, et sans se dénaturer, une des armes de la France. […] Si peu auteur qu’on soit, on ne le devient jamais impunément. […] Le proverbe, d’ailleurs, est devenu entre ses mains, aussi semblable qu’il peut l’être à une petite comédie. […] Il perdit des amis dont il ne s’était jamais séparé un seul jour ; il était devenu vieillard, lui qu’on ne s’habituait guère à se figurer que sous la forme de la gentillesse et de la jeunesse de l’esprit.