Il a fallu insister sur ce point, parce qu’il n’y a pas si longtemps qu’on a compris la grande différence qu’il y a entre l’historien littéraire et le critique ; parce que, jusqu’aux dernières années du dernier siècle, les historiens littéraires croyaient avoir mission de critique et réciproquement ; parce que telle histoire de la littérature française, celle de Nisard, est tout entière œuvre de critique et comme histoire littéraire n’existe pas, de telle sorte que l’auteur n’a rien fait de ce qu’il devait faire et a fait tout le temps, et du reste d’une manière admirable, ce qu’il devait ne pas faire du tout ; si bien encore que son livre, absolument manqué comme histoire littéraire, reste tout entier debout comme recueil de morceaux de critique. […] Les médecins appellent un confrère en consultation, non parce qu’ils se défient d’eux-mêmes, non parce qu’ils croient que leur confrère est plus habile qu’eux ; ils ne le croient jamais ; mais par crainte de persévérer dans un diagnostic faux, à cause de l’influence que garde sur nous une première impression ou une première idée. […] Donc ne jamais lire le critique d’un auteur avant l’auteur lui-même ; ne jamais relire un auteur qu’après avoir lu un ou plusieurs critiques de cet auteur, voilà, je crois, la bonne méthode de lecture et de relecture. […] Un petit inconvénient à cela, au temps actuel, c’est que jusqu’à présent tous les historiens littéraires, sans exception, je crois, ont prétendu être en même temps critiques, critiques dans leurs livres d’histoire eux-mêmes, et que, par conséquent, si on les lit, comme on le doit, avant de lire l’auteur, le mauvais effet que produit le critique lu avant l’auteur, ils le produisent.
je n’ai jamais été de ceux qui croient à la popularité du beau dans ce monde ; mais quand le beau s’avise, en plus, d’être le saint, oh ! […] C’est de là qu’il recueillit, pour la postérité et pour son temps qui ne le croyait pas et qui l’insulta pour sa peine, les paroles qui, créées ou exhalées, allaient s’évanouir, de ce poëte prodigieux qui en Emmerich ne chantait pas, mais disait ce qu’il voyait et, plus que tous les poëtes qui aient jamais souffert, souffrait sa poésie ! […] Mais, si théologiquement nous ne sommes pas liés vis-à-vis des récits de la sœur Emmerich, esthétiquement nous semblons l’être ; car le beau, qui est la splendeur du vrai, disait Platon, est une tyrannie ; et ici, il fait presque irrésistiblement croire à la vie et à la réalité ! Quand on lit ces détails impossibles à inventer, tant ils, sont précis dans leur nouveauté, on ne s’imagine pas qu’on a vécu du temps de Jésus ; mais on croit qu’on y vit encore et que ce n’est pas là de l’histoire, mais de la vie revécue, comme diraient les Hégéliens. […] Et voilà pourtant ce qu’a fait la sœur Emmerich, et avec une telle certitude, une telle sûreté d’elle-même, qu’elle a réussi de manière à ce que les théologiens l’absolvent, tout au moins, quand ils ne la glorifient pas, et que nous, critiques littéraires, nous admirons au nom de la beauté, telle que l’art la conçoit, l’intuition, quelle qu’elle fût, qui fut en elle et qui nous a donné ces trois livres, comme on n’en avait pas vu encore dans la littérature sacrée, — ces trois livres d’histoire qui, en définitive, sont trois poëmes ; car l’histoire se puise à des sources, et ici il n’y a pas d’autre source qu’une âme en extase, — ces trois livres enfin dont on peut dire : « théologiquement, il n’est pas de rigueur d’y croire », mais dont on n’oserait dire cependant : « théologiquement, ils sont faux !