Montaigne, encore ici, s’est défini excellemment : « Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque ; plutôt difficile qu’ennuyeux ; éloigné d’affectation, déréglé, décousu et hardi ; chaque lopin y fasse son corps ; non pédantesque, non fratesque, non plaideresque, mais plutôt soldatesque238. » 2. […] Et voilà qu’en cherchant Montaigne, il a vagabondé de corps et d’esprit, surtout d’esprit, à travers tous les pays et tous les siècles : en cherchant les plus douces assiettes et les plus aisées postures, il a essayé toutes les assiettes et toutes les postures où la pauvre humanité s’est figurée à chaque moment trouver le repos pour l’éternité des siècles. […] C’est un chaos de systèmes et de pratiques, où il se manifeste que l’homme ignore ce qu’est son âme, et son corps, et l’univers, et Dieu : l’Apologie de Raimond Sebond, cet immense chapitre de trois cents pages, est le recueil de toutes nos ignorances, erreurs, incohérences et contradictions, et conclut au doute absolu, universel. […] Comment Montaigne, qui prescrit si bien d’endurcir et d’assouplir le corps, ne veut-il pas soumettre l’âme à une pareille méthode, au même ordre sévère d’exercices et d’entraînement ? […] Je sais bien ce qui manque à Montaigne, ou ce qu’il a de trop, pour être classique : le corps tient trop de place en lui ; l’individu s’étale.
Une mort, en y réfléchissant, qui a l’air d’une mort de l’Écriture, d’un châtiment divin contre la Bohème, contre cette vie en révolte avec l’hygiène du corps et de l’âme, et qui fait qu’à quarante-deux ans un homme s’en va de la vie, n’ayant plus assez de vitalité pour souffrir, et ne se plaignant que de l’odeur de viande pourrie qui est dans sa chambre — et qu’il ignore être la sienne. […] Théophile Gautier commente la découverte qu’il vient de faire sur ce goût d’huile qui depuis si longtemps l’intriguait, dans les beefsteaks, et qui provient de ce que maintenant les bestiaux sont engraissés avec des résidus de tourteaux de colza ; Saint-Victor cause bibliographie érotique, catalographie de livres obscènes, et demande à emprunter aux bibliophiles qui sont là, Le Diable au corps d’Andréa de Nerciat. […] Le progrès, le voilà ; il a remplacé la torture morale, le brisement du corps par le brisement du cerveau… Le progrès, il a fait des misérables de tous ceux qui avaient une petite fortune ! […] * * * — Le confortable anglais est l’admirable entente du bonheur matériel du corps, mais d’une espèce de bonheur d’aveugle, où rien n’est donné au sens artiste de l’homme, à l’œil. […] Il y a une volupté étrange à avoir, ainsi sur soi, un corps de femme dont on n’aperçoit rien, qu’une obscure envolée de cheveux, et la lumineuse réflexion de son visage, perdant un peu de sa réalité matérielle dans son éclairement glaceux… Et elle parle de l’enterrement d’une voisine, — un de ses sujets favoris, — elle parle des franges du corbillard, de la beauté du cercueil dont le bois de chêne n’avait pas de nœuds, et elle finit par déclarer, que si on ne faisait pas bien les choses pour son enterrement, elle en aurait un chagrin mortel.