La liste des grands poètes n’est, vous le voyez, qu’un dénombrement d’illustres malheureux, dont le courage fut sans cesse aux prises avec l’infortune. […] Nul doute qu’un docte poète ne puisse réduire l’art tout entier à quelques idées sommaires ; mais elles sont pour lui le résumé d’une quantité indéfinie de remarques, de réflexions, d’épreuves qu’il a méditées, et qui lui reviennent sans cesse dès qu’il en a besoin dans le détail de l’exécution des ouvrages. […] Cela est incontestable ; car, sitôt que nous cessons de nous les imaginer sous quelqu’un de nos traits, notre pensée ne sait plus à quoi se prendre, et se perd abstractivement dans le vide où nous ne voyons plus rien. […] Ces rapides fantômes qui s’entre-détruisent à l’instant, avertissent trop tôt de l’artifice qui les a créés ; c’est le tort du chimérique : dès qu’il cesse d’éblouir, on ne s’attache plus à son erreur. […] Aussitôt cette divinité, soumise à d’innombrables métamorphoses, emprunta mille traits des animaux et des plantes, et, toujours fugitive, sans cesse reparut dans les airs, sur la terre, et dans les eaux, sous toutes les formes que prennent la vie et la végétation.
Dans son activité toujours inassouvie, il poursuit un but qui le fuit sans cesse. « Je le sens, hélas ! […] J’appartiens au malheur, l’effroi me pénètre, je gagnerais maintenant à cesser de vivre… Le rêve dont je suis fatiguée va-t-il finir ? […] Il ne court pas, comme d’autres Dons Juans, à la recherche d’un idéal de bonheur qui le fuit sans cesse. […] Il resta toujours mobile et tourmenté ; oscillant sans cesse d’un pôle à l’autre, il usa sa gloire et sa vie dans de stériles agitations. […] ce bonheur dont il se forme une si vive idée, il ne peut le trouver en lui-même, et sans cesse il se plaint de l’indigence de son esprit, de la misère de son cœur.