« C’est bien assez que mes trois magots vous aient plu, écrivait Voltaire à madame de Fontaine ; mais ils pourraient déplaire à d’autres personnes ; et, quoique ni vous ni elles ne soyez pas absolument disposées à vous tuer avec vos maris, cependant il se pourrait trouver des gens qui feraient croire que, toutes les fois qu’on ne se tue pas en pareil cas, on a grand tort ; et on irait s’imaginer que les dames qui se tuent à six mille lieues d’ici, font la satire de celles qui vivent à Paris. » Voltaire se croyait déjà perdu à la cour, et il voyait Crébillon prêt à profiter de sa disgrâce. […] Nanine est un roman dialogué, joliment écrit en vers de dix syllabes, rythme dont Voltaire connaissait toutes les grâces ; Nanine est un roman de Richardson, un roman très inférieur à Clarisse, que Voltaire méprisait tant : et comment un homme qui faisait si peu de cas des détails domestiques, a-t-il pu dévorer ceux qu’on trouve dans Paméla, et y puiser le sujet d’une pièce de théâtre ? […] Je sais bien qu’on ne fait aucun cas de la vertu, des mœurs ; que c’est même un pédantisme trivial d’en parler aujourd’hui, je le sais ; mais je sais aussi que la morale est tellement liée à la politique, que la corruption portée au dernier degré produit l’anarchie, le bouleversement des fortunes, et par conséquent détruit la joie et les plaisirs. Je puis donc dire aux gens du monde ce que disait Caton aux riches de son temps, qui ne faisaient pas beaucoup plus de cas de la république qu’on n’en fait aujourd’hui des mœurs : « Si vous voulez conserver vos palais, vos statues, vos tableaux, vos maîtresses, occupez-vous un peu des mœurs ; car l’excès de l’immoralité peut vous ravir ces biens-là comme il les a déjà ravis aux heureux d’un autre régime. » Un auteur qui abuse de ses talents pour corrompre les hommes, renverser les institutions, ébranler toutes les bases du gouvernement sous lequel il vit, est une calamité publique ; et puisque ses succès sont le véhicule de ses erreurs, le siffler c’est rendre service à la société et à la patrie.
Devant un auditoire choisi, composé de colonels en retraite, traducteurs d’Horace, de diplomates ensevelis dans d’opulentes redingotes pareilles à des linceuls, de professeurs tournant le petit vers, de philosophes éclectiques, intimement liés avec Dieu, et de bas-bleus quinquagénaires rêvant tout bas, soit l’œillet de Clémence Isaure, soit l’opprobre d’un prix de vertu, un jeune homme pâle, amaigri et se boutonnant avec désespoir comme s’il eût collectionné dans sa poitrine tous les renards de Lacédémone, s’avançait hagard, s’adossait à la cheminée, et commençait d’une voix caverneuse la lecture d’un long poème où il était prouvé que le Ciel est une patrie et la terre un lieu d’exil, le tout en vers de douze ou quinze pieds ; ou bien encore, quelque vieillard chargé de crimes, usurier peut-être à ses heures, en tout cas ayant pignon sur rue, femme et maîtresse en ville, chantait les joies de la mansarde, les vingt ans, la misère heureuse, l’amour pur, le bouquet de violettes, le travail, Babet, Lisette, Frétillon, et finalement, tutoyait « le bon Dieu » et lui tapait sur le ventre dans des couplets genre Béranger. […] De là, des surprises pour le lecteur qui, s’il est intelligent, relit et comprend, ou qui, dans l’autre cas, proclame : c’est obscur !