De même que chaque artiste aperçoit plus vivement et conserve plus obstinément dans la mémoire, certaines formes, certains êtres, certains ensembles, et, de ces spectacles, un caractère spécifique et abstrait, que Michel-Ange avait l’âme pleine de torsions de muscles, Rembrandt de dégradations de lumières, Beethoven de rythmes héroïques, Poe dut accumuler en lui tous les objets de l’épouvante humaine. […] Cette aptitude à connaître clairement et à observer habituellement certains rapports que les artistes ordinaires, se bornent à sentir d’instinct, se résume en une particularité de constitution cérébrale que l’on peut exprimer comme suit : chez Poe les émotions se transforment constamment en pensées. […] Il semble que l’artiste pour son écrit le plus bref ou le plus étendu, avant ressenti, puis envisagé un effet émotionnel à produire, s’étant calmé même de la sorte d’excitation purement intellectuelle que lui a causée l’invention des moyens, s’est mis à l’œuvre la tête aussi libre qu’un mathématicien notant une belle démonstration, ou un biologiste sur le point d’écrire un mémoire concluant. […] Que l’on compare ces préceptes d’après lesquels la composition marche « pas à pas vers son achèvement avec la précision et la rigoureuse logique d’un problème mathématique », aux recommandations des poétiques anciennes enjoignant à l’artiste de ressentir d’abord l’émotion qu’il veut provoquer. […] Mais grâce à la faculté primordiale de son âme, à ce rationalisme qui le fit ne ressentir d’émotions qu’en son existence inférieure et sauva l’artiste en perdant mieux l’homme, il conserva et déploya son génie, plus que tout autre écrivain moins constitutionnellement impassible.
voilà ce qu’on ne comprend plus que comme une dégradation de l’intelligence d’un artiste, que comme une chose nouvelle et… effrayante, au moins pour ceux-là qui aimaient autrefois son talent. […] Il ne reste plus en lui assez d’artiste. […] Gustave Flaubert est un ouvrier littéraire qui a la probité de son métier, bien plutôt qu’un artiste inspiré. […] Exemple, la scène où, dans la cave, Pécuchet attrape une maladie honteuse ; car la haine du bourgeois, dans Flaubert, va jusqu’à cette fange qu’il remue, et qu’il remue en naturaliste, sans indignation, sans dégoût, sans nausée, avec l’impassibilité d’un homme qui a perdu la délicatesse de l’artiste. C’est qu’en effet l’artiste ne se voit plus du tout ici, c’est qu’il a disparu entièrement dans l’ineffable platitude d’un roman aussi plat que les bourgeois qu’il a inventés.