Un jour qu’ils se promènent ensemble, ils parlent de Charlotte ; la tristesse de Werther devient plus profonde, l’idée vague du suicide pénètre en lui sous une forme allégorique qui permet de la deviner : « Je marche à côté de lui, nous parlons d’elle ; je cueille des fleurs sur mon passage ; j’en fais avec soin un bouquet, puis… je le jette dans la rivière qui coule aux environs, et je m’arrête à le voir s’enfoncer insensiblement. » Ainsi il a entrevu l’abîme final sous la forme de quelques fleurs disparaissant sous l’eau. […] Lui est Basque et vieux chrétien, il porte le don ; c’est un dragon timide et violent entièrement dépaysé hors de sa « montagne blanche ». — « Je pensais toujours au pays, et je ne croyais pas qu’il y eût de jolies filles sans bleues et sans jupes nattes tombant sur les épaules. » — Elle, c’est une effrontée, une coquette jusqu’à la brutalité ; « elle s’avançait eu se balançant sur ses hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. » D’abord elle ne lui plaît pas ; il se sent trop loin avec elle de toutes les choses de son pays ; « mais elle, suivant l’usage des femmes et des chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, s’arrêta devant moi et m’adressa la parole. » Ses premières paroles sont des railleries ; puis la rencontre de ces volontés dures et frustes toutes deux, hostiles au fond, se résume dans un geste qui vaut une action : « Prenant la fleur de cassie qu’elle avait à la bouche, elle me la lança, d’un mouvement du pouce, juste entre les deux yeux. […] Toute cette première partie est dominée par une scène très simple, impossible à rendre au théâtre : nous voulons parler de cette soirée où les contrebandiers poursuivis, après avoir achevé eux-mêmes un des leurs, s’arrêtent dans un hallier épuisés de faim et de fatigue ; quelques-uns d’entre eux, tirant un paquet de cartes, jouent à la lueur d’un feu qu’ils allument. « Pendant ce temps-là, moi, j’étais couché, regardant les étoiles, pensant au Remendado (l’homme massacré) et me disant que j’aimerais autant être à sa place. […] Les passants d’il y a quarante ans s’arrêtaient dans cette rue pour le contempler, sans se douter des secrets qu’il dérobait derrière ses épaisseurs fraîches et vertes… Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies, quelques treillages décloués par le temps, pourrissant sur le mur, du reste plus d’allées ni de gazon… Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre.
« J’ai senti tout à l’heure cette chose divine et ce signal accoutumé qui m’arrête toujours au moment d’agir ; il m’a semblé entendre à l’instant une certaine voix qui me défendait de…193 » etc. […] De même, l’idée de s’abstenir d’une action conçue et désirée, pour laquelle déjà les muscles s’agitent et frémissent, cette idée ne peut réussir à arrêter l’élan actif de la passion que si elle prend, elle aussi, l’allure de la passion, si elle semble rompre subitement le cours naturel des désirs et des actes. […] S’il insiste, à la fin, sur le caractère extérieur de la voix qu’il vient d’interpréter, c’est en des termes où la métaphore n’est pas douteuse : « Sache, mon ami, que je crois entendre ces choses, comme les Corybantes croient entendre les flûtes ; le son de ces discours retentit en moi […] et m’empêche d’en entendre aucun autre ; ainsi…, tout ce que tu me diras contre, tu le diras en vain. » Socrate symbolise par une feinte hallucination l’inébranlable conviction qui l’anime ; ce qu’il fait entendre à Criton par ce détour se dirait ainsi en langage exact : « Toutes ces raisons, je les conçois si fortement que je ne puis même arrêter mon esprit sur les objections que tu voudrais m’opposer. » La parole intérieure morale, avec son apparente extériorité, est un fait psychique naturel, fréquent surtout aux époques primitives ; la voix d’un dieu apparent ou caché en est l’imitation consacrée dans les ouvrages d’imagination (drame, épopée, roman) ; la prosopopée remplit le même office dans les ouvrages où l’écrivain parle en son nom propre ; le fait ne contenant qu’un précepte catégorique, sans motifs à l’appui, l’art de l’écrivain ajoute ces motifs et les développe en conservant au discours sa forme extérieure. […] De ces deux successions la première est la plus remarquable ; elle a été souvent décrite 219; arrêtons-nous quelque temps à l’étudier.