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1267. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Maurice et Eugénie de Guérin. Frère et sœur »

Elle eut l’idée de composer pour les enfants un recueil qui se serait appelé les Enfantines ; quelques-unes de ces pièces se sont conservées ; il en est une fort jolie, intitulée : L’Ange Joujou. […] Il y a des enfances dans ce Journal, mais à tout instant il est émaillé de jolies choses, de pensées délicates, de nuances exquises, le tout dit dans une langue heureuse, souvent trouvée, avec un mouvement et une grâce d’expression qui ne s’oublient plus, il faut bien appeler les choses par leur nom, elle s’ennuie : c’est une âme inemployée et même sevrée. Elle se retourne sur elle-même, elle souffre tout bas ; quand elle se prête aux rires de ses jeunes amies, charmantes compagnes qu’on entrevoit passer, Louise, Marie, Lili, « ce lis intelligent », comme elle l’appelle, il y a de sa part moins de laisser-aller que de complaisance et d’indulgence ; mais elle, elle est ailleurs, ce n’est plus une jeune fille ; elle aspire déjà à se consumer uniquement du côté de son frère et de Dieu. […] Douce image qui des deux côtés est charmante, quand je pense qu’une sœur est fleur… » Aussitôt qu’il est parti, elle rentre dans la chambrette qu’il occupait ; elle prend le livre qu’il a lu : c’est un Bossuet où il a mis des signets de sa main, souvent aux mêmes endroits qu’elle avait notés elle-même : « Ainsi nous nous rencontrons partout comme les deux yeux ; ce que tu vois beau, je le vois beau. » Quand il est près de se marier, elle semble que cela ne réussisse pas et ne vienne à manquer par quelque côté, car ce frère chéri est, comme elle l’appelle, « un mauvais artisan de bonheur. » Elle se met à sa place et craint qu’il ne recule au dernier instant. « Toujours me semble « effrayant pour toi, aigle indépendant, vagabond.

1268. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire. »

Puis, et toujours de souvenir en souvenir, je me suis mis à ressonger mélancoliquement à Ducis, au bon Ducis, comme on l’appelle, qui en son temps avait entamé et remué cette grosse question dramatique à tout hasard et par pur instinct ; qui aima Shakspeare d’élan et de vague sympathie sans trop savoir pourquoi et sans l’avoir jamais connu, et de qui l’on a pu dire bien spirituellement, ici même, « qu’il a fait toute une révolution sans le vouloir, comme cela est arrivé quelquefois à la garde nationale67. » Le mot est parfait, mais il y a des jours, ne l’oublions pas en parlant de Ducis, où un garde national a son héroïsme aussi et se bat comme un lion. […] Pour bien le définir, je dirai que s’il y avait au xviiie  siècle les femmes de Jean-Jacques, tant celles de la noblesse que de la bourgeoisie, — les Boufflers, les d’Houdetot, les d’Épinay, les La Tour-Franqueville, plus tard Mme Roland, — qui étaient plus ou moins d’après la Julie ou la Sophie de l’Émile, il y eut aussi les hommes à la suite de Rousseau, les âmes tendres, timides, malades, atteintes déjà de ce que nous avons depuis appelé la mélancolie de René et d’Oberman. […] C’est la vraie retraite d’un sauvage ; vous pourrez aller cacher là vos vertus, comme un malfaiteur y cacherait ses crimes. » C’était près de la source de la rivière des Gobelins, dans le voisinage de larges étangs, au bord d’un vallon tortueux « qui se plonge dans un site lugubre pour s’ouvrir ensuite sous un horizon assez étendu et très agréable. » Cela s’appelait du joli nom de Dame-Marie-les-Lis. […] Dites-lui bien que ma grande sagesse est un profond mépris pour ce qu’on appelle la sagesse humaine ; que je n’en fais aucun cas ; que je ne l’ai jamais estimée, et que je me suis aperçu que, les trois quarts du temps, ce n’est qu’une vanité triste et tourmentante.

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