Ce qu’on appelle ordinairement un fait, ce n’est pas la réalité telle qu’elle apparaîtrait à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux intérêts de la pratique et aux exigences de la vie sociale. […] Plus particulièrement, en ce qui regarde l’étendue concrète, continue, diversifiée et en même temps organisée, on peut contester qu’elle soit solidaire de l’espace amorphe et inerte qui la sous-tend, espace que nous divisons indéfiniment, où nous découpons des figures arbitrairement, et où le mouvement lui-même, comme nous le disions ailleurs, ne peut apparaître que comme une multiplicité de positions instantanées, puisque rien n’y saurait assurer la cohésion du passé et du présent. […] Le même sophisme apparaît plus clairement encore dans le troisième argument (la Flèche), qui consiste à conclure, de ce qu’on peut fixer des points sur la trajectoire d’un projectile, qu’on a le droit de distinguer des moments indivisibles dans la durée du trajet. […] C’est dire que je touche la réalité du mouvement quand il m’apparaît, intérieurement à moi, comme un changement d’état ou de qualité.
Buffon apparaît donc ici sous la forme d’un conquérant qui tient l’épée, comme une sorte de Moïse ou de Josué de la science, et je m’avoue un peu étonné : je me l’étais toujours figuré plus calme et moins flamboyant. […] Le sentiment buffonien y est célébré dans un style, dans une langue qui ressemble le moins à celle de Buffon : en voici une phrase prise au hasard : « Au point de vue où nous apparaît notre immortel Buffon, si admirable et si profond à la fois, nous voyons ce génie sublime lancer l’esprit humain dans des généralisations inspirées par des divinations synthétiques… » Le respect seul m’empêche de multiplier ces citations.