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741. (1898) La poésie lyrique en France au XIXe siècle

J’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre, Me prenant à penser, et n’ai pu me résoudre À poursuivre sa louve et ses fils, qui, tous trois, Avaient voulu l’attendre, et, comme je le crois, Sans ses deux louveteaux, la belle et sombre veuve Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve ; Mais son devoir était de les sauver, afin De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim, À ne jamais entrer dans le pacte des villes Que l’homme a fait avec les animaux serviles Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher, Les premiers possesseurs du bois et du rocher. […] Comment on doit quitter la vie et tous ses maux, C’est vous qui le savez, sublimes animaux ! […] C’est ce qu’il indique dans un très beau sonnet, intitulé justement Les Montreurs, c’est-à-dire dirigé contre ceux qui se montrent à tout le monde, qui font à n’importe qui les honneurs de leur sensibilité : Tel qu’un morne animal, meurtri, plein de poussière, La chaîne au cou, hurlant au chaud soleil d’été, Promène qui voudra son cœur ensanglanté Sur ton pavé cynique, ô plèbe carnassière : Pour mettre un feu stérile en ton œil hébété, Pour mendier ton rire ou ta pitié grossière, Déchire qui voudra la robe de lumière De la pudeur divine et de la volupté. […] Ce mouvement qui s’éveille, cette ondulation lente dans les blés mûrs et ces bœufs qui bavent avec lenteur, vous voyez qu’ici l’expression, le terme, est aussi réaliste que possible, et il n’a rien de grossier, il n’a rien de bas ; au contraire, la façon dont se termine la strophe éveille chez nous une belle idée : cette idée que l’animal, lui aussi, est pour nous un frère, un frère, à quelque degré qu’ait voulu la nature.

742. (1894) Études littéraires : seizième siècle

On sait assez dans chaque siècle, et peut-être particulièrement au nôtre, que l’homme est un animal essentiellement généralisateur. […] Le récit de Rabelais est un animal qui naît, vit, se meut, gambade et meurt naturellement ; c’est une création de la nature. […] La fin de la lettre de Gargantua à Pantagruel étudiant à Paris, citée partout, est admirable ; mais elle commence bien par ceci : « Très cher fils, entre les dons grâces et prérogatives, desquels le souverain plasmateur Dieu tout puissant a endouairé et aorné l’humaine nature à son commencement, celle me semble singulière et excellente par laquelle elle peut, en état mortel, acquérir espèce d’immortalité et en décours de vie transitoire perpétuer son nom et sa semence… » — À Pantagruel explorateur Gargantua écrit à peu près sur le même style : « Fils très cher, l’affection que naturellement porte le père à son fils bien aimé est en mon endroit tant accrue par l’égard et révérence des grâces particulières en toi par l’élection divine posées, que depuis ton partement m’a non une fois tollu tout autre pense ment… » — A quoi Pantagruel répond en accord parfait : « Père très débonnaire, comme à tous accidents en cette vie transitoire non doutés ni soupçonnés, nos sens et facultés animales pâtissent plus énormes et impotentes perturbations (voire jusques à en être souvent l’âme désemparée du corps quoique telles subites nouvelles fussent à contentement et souhait) que si eussent auparavant été propensées et prévues ; ainsi m’a grandement ému et perturbé l’inopinée venue de votre écuyer Malicorne. » Il est évident que quand Rabelais s’avise qu’une chose qu’il rapporte est censée chose écrite, il songe à écrire, et que quand il songe à écrire, il écrit majestueusement et lourdement, avec des souvenirs malheureux et des imitations maladroites de la rhétorique cicéronienne.

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