Une humanité devenue Dieu par la totale infinité de sa connaissance, par l’amplitude infinie de sa mémoire totale, cette idée est partout dans Renan ; elle fut vraiment le viatique, la consolation, l’espérance, la secrète ardeur, le feu intérieur, l’eucharistie laïque de toute une génération, de toute une levée d’historiens, de la génération qui dans le domaine de l’histoire inaugurait justement le monde moderne ; hoc nunc os ex ossibus meis et caro de carne mea ; elle est partout dans l’Avenir de la science, — pensées de 1848 ; — et quel arrêt imaginé pour l’humanité enfin renseignée, savante, saturée de sa mémoire totale ; quel arrêt de béatitude ; quel arrêt de béatitude et vraiment de divinité ; quel paragraphe singulier d’assurance et de limitation je trouve dans la préface même, écrite au dernier moment pour présenter au public, dans l’âge de la vieillesse, une œuvre de jeunesse : « Les sciences historiques et leurs auxiliaires, les sciences philologiques, ont fait d’immenses conquêtes depuis que je les embrassai avec tant d’amour, il y a quarante ans. […] Incroyable naïveté savante, orgueil enfantin des doctes et des avertis ; l’humanité a presque toujours cru qu’elle venait justement de dire son dernier mot ; l’humanité a toujours pensé qu’elle était la dernière et la meilleure humanité, qu’elle avait atteint sa forme, qu’il allait falloir fermer, et songer au repos de béatitude ; ce qui est intéressant, ce qui est nouveau, ce n’est point qu’une humanité après tant d’autres, ce n’est point que l’humanité moderne ait cru, à son tour, qu’elle était la meilleure et la dernière humanité ; ce qui est intéressant, ce qui est nouveau, c’est que l’humanité moderne se croyait bien gardée contre de telles faiblesses par sa science, par l’immense amassement de ses connaissances, par la sûreté de ses méthodes ; jamais on ne vit aussi bien que la science ne fait pas la philosophie, et la vie, et la conscience ; tout armé, averti, gardé que fût le monde moderne, c’est justement dans la plus vieille erreur humaine qu’il est tombé, comme par hasard, et dans la plus commune ; les propositions les plus savamment formulées reviennent au même que les anciens premiers balbutiements ; et de même que les plus grands savants du monde, s’ils ne sont pas des cabotins, devant l’amour et devant la mort demeurent stupides et désarmés comme les derniers des misérables, ainsi la mère humanité, devenue la plus savante du monde, s’est retrouvée stupide et désarmée devant la plus vieille erreur du monde ; comme au temps des plus anciens dieux elle a mesuré les formes de civilisation atteintes, et elle a estimé que ça n’allait pas trop mal, qu’elle était, qu’elle serait la dernière et la meilleure humanité, que tout allait se figer dans la béatitude éternelle d’une humanité Dieu.
Par amour du raisonnement et de la discipline, on mettait tout l’homme dans l’âme, et toute l’âme dans la raison.