Taine n’a fait autre chose qu’essayer d’étudier méthodiquement ces différences profondes qu’apportent les races, les milieux, les moments, dans la composition des esprits, dans la forme et la direction des talents. — Mais il n’y réussit pas suffisamment, dira-t-on ; il a beau décrire à merveille la race dans ses traits généraux et ses lignes fondamentales, il a beau caractériser et mettre en relief dans ses peintures puissantes les révolutions des temps et l’atmosphère morale qui règne à de certaines saisons historiques, il a beau démêler avec adresse la complication d’événements et d’aventures particulières dans lesquelles la vie d’un individu est engagée et comme engrenée, il lui échappe encore quelque chose, il lui échappe le plus vif de l’homme, ce qui fait que de vingt hommes ou de cent, ou de mille, soumis en apparence presque aux mêmes conditions intrinsèques ou extérieures, pas un ne se ressemble14, et qu’il en est un seul entre tous qui excelle avec originalité. […] Taine aura fait avancer grandement l’analyse littéraire, et celui qui après lui étudiera un grand écrivain étranger, ne s’y prendra plus désormais de la même manière ni aussi à son aise qu’il l’aurait fait à la veille de son livre. […] Nous tous, partisans de la méthode naturelle en littérature et qui l’appliquons chacun selon notre mesure à des degrés différents18, nous tous, artisans et serviteurs d’une même science que nous cherchons à rendre aussi exacte que possible, sans nous payer de notions vagues et de vains mots, continuons donc d’observer sans relâche, d’étudier et de pénétrer les conditions des œuvres diversement remarquables et l’infinie variété des formes de talent ; forçons-les de nous rendre raison et de nous dire comment et pourquoi elles sont de telle ou telle façon et qualité plutôt que d’une autre, dussions-nous ne jamais tout expliquer et dût-il rester, après tout notre effort, un dernier point et comme une dernière citadelle irréductible.
Le savant étudie tout ; il cherche ; il recueille les moindres vestiges, ceux que procurent de temps en temps des fouilles heureuses, des trouvailles fortuites, et qui pouvaient aussi bien ne pas se rencontrer. […] Le sage et le critique qui a d’avance purgé son esprit de toutes les idoles et de tous les fantômes se dit à lui-même et ces choses-là et beaucoup d’autres, et il ne continue pas moins, chaque jour et à chaque instant, de servir à sa manière l’avancement de l’espèce, d’étudier, de chercher le vrai, le vrai seul, de s’y tenir sans le forcer, sans l’exagérer, sans y ajouter, et en laissant subsister, à côté des points acquis, tous les vides et toutes les lacunes qu’il n’a pu combler. […] Dans ce qu’il nous offre comme une solution générale, je reconnais et j’étudie avant tout l’empreinte personnelle distincte : là où il prétend me donner une philosophie, une théologie, je vois un homme, l’homme d’État, l’historien encore, et son portrait, en achevant de se graver dans mon esprit, n’obtient et n’entraîne rien de plus sûr ni de plus sincère que mon respect 21.