Ils pressentent, ils voient d’avance qu’à un tout petit passage qu’ils écrivent avec plus d’émotion, où ils mettent un peu plus de leur âme, le livre se fermera entre les mains pieuses d’un homme ou d’une femme, et qu’il y aura de longs rêves autour d’une seule ligne, comme on voit d’une seule graine s’élever et s’épanouir tout un buisson en fleur. […] C’est la vie, c’est la souffrance personnelle qui prépare la communion de ces inconnus dans une même émotion, que l’un exprime à peine, et que l’autre éprouve tout entière. […] Et si cet homme ne fait que traverser la forêt, mais surtout s’il apporte avec lui une émotion étrangère qui partage son attention, son regard en sera changé et sa vision ne sera plus la même.
Girod (de l’Ain) : « C’est un homme ramassé, qui a l’air d’un Brunswickois vendant des têtes de pipes dans les foires, ou bien encore d’un ami de la maison qui apporte des croquignoles aux enfants et caresse les chiens. » Le côté pittoresque et d’émotion est celui que préfère M. […] Souvent, le soir, regardant quelque coin de ciel, des toits lointains, çà et là un rare feuillage, je me suis dit qu’un tableau qui retracerait exactement cette vue si simple serait divin ; puis j’ai compris que cette fidélité entière était impossible à saisir directement ; que mon émotion résultait du tableau en lui-même et de ma disposition sentimentale à le réfléchir ; que, de l’observation directe de l’objet, et aussi de la réflexion modifiée de cet objet au sein du miroir intérieur, l’art devait tirer une troisième image créée qui n’était tout à fait ni la copie de la nature, ni la traduction aux yeux de l’impression insaisissable, mais qui avait d’autant plus de prix et de vérité, qu’elle participait davantage de l’une et de l’autre19.