Son père, qui était un joséphin, avait pris le parti prudent de quitter l’Espagne, en 1814, et de s’établir aux colonies : Indiana y est née, y a été élevée dans la naïveté et l’ignorance ; privée de sa mère dès le bas âge, elle s’est trouvée presque entièrement abandonnée, pour l’éducation et les soins, à un cousin de dix ans plus âgé qu’elle, sir Rodolphe Brown, ou plus brièvement sir Ralph. […] Il est probable que, malgré la différence des âges, il aurait fini par épouser sa cousine : car elle était devenue une charmante jeune fille, et par la mort de ce frère aîné, qu’environnait une injuste préférence, sir Ralph était devenu un riche héritier ; mais, durant un voyage lointain qu’il fit à cette époque, la soumise Indiana fut mariée par son père à un ancien colonel français, le baron Delmare, alors négociant très-riche de Bourbon. […] Je conçois bien qu’à l’âge d’Indiana, et malgré la blessure d’une si furieuse passion, on s’adoucisse, on vive, on oublie un peu, et qu’après un intervalle assez long, on finisse même par aimer ailleurs ; mais ici le passage est brusque, la guérison magique ; sir Ralph joue le rôle d’un véritable Deus ex machina, qui, déguisé jusqu’alors en quelque rustre, et demeuré témoin insignifiant du drame, se révèle soudain, reprend sa haute beauté et ravit à lui l’Ariane : l’histoire réelle finit comme un poëme mythologique.
Placé sur cette terre, d’abord il trouve qu’elle contient tout ce qu’il faut pour satisfaire ses besoins : c’est l’âge des espérances, des illusions. « Puis, en se développant, il voit beaucoup de choses lui échapper, beaucoup de ses espérances trompées, de ses besoins non satisfaits ; il souffre, il se plaint, c’est l’âge des déceptions, des désenchantements. […] Mais dans un âge mûr, après tous les progrès de la civilisation, la raison n’a plus besoin de formes pour comprendre ; elle saisit la vérité dans toute sa nudité naturelle, et c’est la philosophie qui vient lui enseigner ses destinées.