Nous savons combien il est délicat de faire accorder cette impression en partie conjecturale et déjà poétique avec celle de la réalité encore récente, combien les contemporains immédiats ont toujours quelque particularité à opposer à l’image qu’on veut concevoir de la personne qu’ils ont connue ; nous savons tout ce que nécessairement il y a, dans une vie diverse, orageuse, d’infractions de détail au dessin général qu’on en recompose à distance : mais ceci d’abord est bien moins une biographie qu’une idée, un reflet de peinture morale sur la critique littéraire ; et j’ai tâché, d’ailleurs, dans les traits généraux de ce grand esprit, de tenir compte de beaucoup plus de détails et de souvenirs minutieux qu’il ne convenait d’en exprimer. […] Froissée par le spectacle de la réalité, l’imagination de Mme de Staël se reporte avec attendrissement vers des créations meilleures et plus heureuses, vers des peines dont le souvenir du moins et les récits font couler nos plus douces larmes. […] Cela pourtant me paraît vrai surtout de Delphine. « Corinne, dit Mme Necker de Saussure, est l’idéal de Mme de Staël ; Delphine en est la réalité durant sa jeunesse. »Delphine, pour Mme de Staël, devenait une touchante personnification de ses années de pur sentiment et de tendresse au moment où elle s’en détachait, un dernier et déchirant adieu en arrière, au début du règne public, à l’entrée du rôle européen et de la gloire, quelque statue d’Ariane éperdue, au parvis d’un temple de Thésée. […] Mais on ne doit pas chercher une peinture fidèle dans cette production, d’ailleurs agréable : les dates y sont confuses, les personnages groupés, les rôles arrangés ; M. de Schlegel y devient un grotesque, sacrifié sans goût et sans mesure ; le tout enfin se présente sous un faux jour romanesque, qui altère, à nos yeux, la vraie poésie autant que la réalité.
Par ce sentiment de la réalité, qui est comme un premier, intérêt involontaire pour tout ce qui est de l’homme, tout en humiliant nos passions il ne se défend pas d’une sorte de plaisir à les peindre. […] Les devoirs de sa place de précepteur l’obligeaient à entrer pleinement, sans contrainte et sans scrupule, dans toutes les réalités de la vie ; à revenir à l’antiquité profane négligée pendant ces dix années de prédication ; à chercher les meilleures méthodes pour communiquer ses idées ; à se donner des qualités de composition, de clarté, de correction, que l’improvisation de la chaire n’exigeait pas. […] Tout s’explique et tout se lie dans cette science de nous-mêmes, où le maître nous prend à témoin de tout ce qu’il constate en nous ; science élémentaire, naïve, qui s’en tient à ce que nous pouvons vérifier ; si différente de cette métaphysique où l’imagination se substitue à la conscience et le rêve à la réalité, dans ces spéculations téméraires que les Latins appelaient du mot fort heureux de placita philosophorum, voulant dire par là les opinions et disant les fantaisies. […] Dans ce récit, hérissé de théologie, éclatent les deux qualités caractéristiques de Bossuet : le bon sens, qui donne les motifs de toutes choses, et le sentiment de la réalité, qui met les choses elles-mêmes sous nos yeux.
Rien de plus friand pour un lecteur délicat que cet esprit léger, ailé, impalpable, toujours prêt à s’envoler vers les sphères idéales, mais sans cesser d’éclairer et de colorer les réalités, comme le rayon de soleil qui, tout en jouant dans l’azur ou dans les nuages, donne aux objets extérieurs le contour, la couleur et la lumière. […] Ainsi qu’on devait s’y attendre, il fut un peu plus détesté lorsqu’à la réalité du souverain pouvoir il en joignit le titre. […] En même temps, soit réalité, soit effet d’une conscience troublée, soit commencement de délire aux approches de la mort, l’hetman croit reconnaître sa victime dans la personne du jeune Cosaque. […] Vernet, qui concilient très bien cet idéal pittoresque dont l’art ne saurait se passer, avec la réalité toute moderne des gibernes, des guêtres et des képis. […] Ce moment qui le met en présence des réalités brutales le corrige-t-il des utopies décevantes ?
J’ai eu beaucoup de peine l’autre soir à retrouver, dans le Misanthtrope, l’impression de la réalité. […] La réalité ne lui arrive que dramatisée, arrangée en vue de la scène : il ne la voit, si je puis ire, que « scribifiée ». […] Elle a sa poésie, aussi éloignée peut-être de la réalité que le lyrisme le plus effréné, mais calmante, reposante et bénigne ; c’est un badinage essentiellement optimiste. […] Car, voyez : le théâtre est condamné, par sa nature même, aux plus graves altérations de la réalité qu’il prétend nous mettre sous yeux. […] Ce sentiment, bizarre à première vue, très explicable au fond, consiste à trouver un délicieux plaisir intellectuel dans la constatation de ce que la réalité a de plus lamentable.
Mais j’ai fait des expériences, j’ai vu de près des réalités que je n’avais aperçues que de loin ; j’ai touché du doigt les conséquences de certaines idées de Rousseau. […] Parce que, bien qu’orgueilleux, il est vaniteux aussi ; parce qu’il est étrangement faible ; parce qu’il n’a jamais eu de volonté ; parce qu’il rêve sa vie au lieu de la vivre ; parce qu’il se rêve lui-même au lieu de se connaître, et parce qu’il a le don de ne pas voir les réalités comme elles sont. […] Le théâtre est le plus artificiel de tous les arts, celui où il y a le plus de feinte et de simulation, puisque, d’abord, l’écrivain dramatique prétend y faire une représentation directe de la vie, et que l’acteur y fait un personnage qu’il n’est point dans la réalité, et plie à ce jeu son corps même et son âme. […] Le Contrat social est remarquable d’incohérence et d’obscurité. — Tantôt Rousseau suppose le « Contrat », tantôt il paraît croire à sa réalité historique. — On ne sait jamais bien s’il constate ou s’il édicte, s’il est Aristote ou s’il est Lycurgue. — C’est un mélange confus de théorie et d’observation prétendue. — Il conseille aux citoyens, sitôt le pacte social conclu, de choisir un législateur, à la manière de Lycurgue ou de Solon ; il est lui-même ce législateur : mais, si le peuple est incompétent pour faire sa Constitution, comment se trouve-t-il ensuite si merveilleusement compétent pour faire ses lois ? […] Tel idéal implique une telle méconnaissance des réalités, ou des sentiments si suspects chez ceux qui l’ont conçu ou prôné, qu’il peut être très dangereux même d’aspirer à un idéal de cette louche espèce-là. « Idéal, idéal », cela est bientôt dit, et ce n’est pas du tout synonyme de bon, de généreux ou d’utile.
En tous les temps la réalité burlesque égale l’imagination burlesque des auteurs comiques et quelquefois la dépasse. […] Tout en le reconnaissant vrai dans ses traits généraux puisqu’il met du texte de Molière dans son texte à lui, La Bruyère a prétendu le corriger et en le rapprochant de la réalité montrer que Molière l’en avait écarté. […] Donc Tartuffe-Don Juan ne fera aucune déclaration à Elmire dans la réalité. […] Et d’autre part et surtout, au théâtre la déclaration est nécessaire, parce que l’on n’y a pas assez de temps pour montrer ces attentions, ces égards, ces petits soins qui, dans la réalité, remplacent la déclaration, sont la déclaration elle-même. […] Molière, en construisant un personnage, ne part pas d’une idée, il part d’une observation, il part de la réalité et, la réalité étant toujours complexe, il garde soigneusement, ou instinctivement, dominé par son sentiment de la vie, à son personnage cette marque du réel.
Le poète dramatique surtout est un « faiseur de fantômes » qui ne connaît pas la réalité des objets, mais seulement leur apparence. […] Les Idées sont donc des réalités éternelles vivant dans la pensée du Dieu artiste comme dans l’élément qui leur est propre. […] Tel est l’amour comme il nous apparaît à tout instant et comme il est le plus souvent, il faut le reconnaître, dans la réalité. […] Il n’y a que la morale qui soit une réalité, chez les hommes. Les autres choses, ou ont la réalité qu’elles empruntent d’elle, qu’elles tirent de ce fait qu’elles dépendent d’elle et qu’elles travaillent pour elle, ou n’ont aucune réalité et sont de pures illusions.
assemblage indéfinissable qui répond à ce qu’il y a de plus mystérieux aussi dans le talent dramatique et comique, c’est-à-dire la peinture des réalités amères moyennant des personnages animés, faciles, réjouissants, qui ont tous les caractères de la nature ; la dissection du cœur la plus profonde se transformant en des êtres actifs et originaux qui la traduisent aux yeux, en étant simplement eux-mêmes ! […] Il peut se rencontrer quelques traits d’emprunts dans un vrai personnage comique ; mais entre cette réalité copiée un moment, puis abandonnée, et l’invention, la création, qui la continue, qui la porte, qui la transfigure, la limite est insaisissable. […] Racine, génie admirablement heureux et proportionné, capable de tout dans une belle mesure, aurait excellé à se chanter, à se soupirer et à se décrire, si ç’avait été la mode alors, de même qu’en se tournant à la réalité du dehors, il aurait excellé au portrait, à l’épigramme fine et à la raillerie, comme cela se voit par la lettre à l’auteur des Imaginaires.
Plus tard je suis devenu amoureux exclusif de la réalité et du d’après nature. Maintenant je demeure fidèle à la réalité, mais en la présentant quelquefois, sous une certaine projection de jour, qui la modifie, la poétise, la teinte de fantastique. […] C’est décidément la première fois que la réalité d’un roman de ce temps a été transportée sur les planches, et sans trop de déformations théâtrales.
Nulle part l’auteur d’Orphée n’a été plus élégiaque et plus harmonieux, en même temps que la réalité s’y ajoute et que la souffrance y est présente : J’ai reçu, mon cher ami, votre énorme lettre ; elle m’a horriblement fatigué. […] il l’aurait fait, j’ose le dire, avec plus de richesse et de réalité que les philosophes éclectiques qui ont suivi, lesquels, n’étant ni physiciens, ni naturalistes, ni mathématiciens, ni autre chose que psychologues, sont toujours restés par rapport aux classes des idées dans une abstraction et dans un vague qui dépeuple l’âme et en mortifie, à mon gré, l’étude.
ou encore une apparition indécise, chez qui le terrible ne serait plus que le vague, sans réalité humaine, sans cœur, sans entrailles, voilà donc à quoi, avec ses grisailles, M. […] Quand il faut enfin serrer son idée et se prendre à une réalité, même la religion de Chaumette, le culte de la Raison, pour lequel, on le sait, il avait incliné d’abord et montré une respectueuse tendresse, est abandonné, et il revient à cet athéisme plus franc, qui ne voit de Dieu que dans la Révolution, dont « la France, dit-il, est le prêtre armé dans l’Europe, et qui doit évoquer du tombeau tous les peuples ensevelis ».
Et revenant aux peintres flamands, il s’attache à montrer que leur faire n’est pas, comme on l’a dit, toute réalité, mais bien plutôt tout expression ; que ce faire est « plus fin, plus accentué, plus figuré, plus poétique qu’aucun autre, et si éloigné d’être servilement imitatif de la nature, que c’est par lui au contraire que nous apprenons à voir, à sentir, à goûter dans une nature, d’ailleurs souvent ingrate, ce même charme que respirent les églogues de Théocrite et de Virgile ».
Le vieil officier cherche à le détromper : il lui montre la différence qu’il y a entre un homme peu scrupuleux qui, dans la réalité, dans la conversation, se laisse animer et accepte les choses les plus fortes, et ce même homme, devenu tranquille, qui les apprécie en les lisant : « Il est vrai, dit-il, que ce lecteur est homme aussi : mais c’est alors un homme en repos qui a du goût, qui est délicat, qui s’attend qu’on fera rire son esprit, qui veut pourtant bien qu’on le débauche, mais honnêtement, avec des façons et avec de la décence. » C’est un éloge à donner à Marivaux que, venu à une époque si licencieuse, et lui qui a si bien connu le côté malin et coquin du cœur, il n’a, dans l’expression de ses tableaux, jamais dépassé les bornes.
On y a trop exclusivement rassemblé ce qui tient aux choses intérieures, en retranchant des lettres ce qui s’y mêlait d’accidentel, de relatif au monde, aux personnes, ce qui y donnait de la réalité.
D’un coup de baguette, l’enchanteur rétablit la réalité des objets et retourne en un clin d’œil la tapisserie.
Dans la figure d’un vieux prince de l’Église, au nez rouge et boursouflé, au visage sensuel, aux yeux petits mais perçants, il n’apercevait rien de laid ou de repoussant, cherchait la nature, l’admirait dans sa réalité, se gardait d’y rien changer, et n’y mettait du sien que la correction du dessin, la vérité de la couleur, l’entente de la lumière, et ces mérites, il les trouvait dans la nature bien observée, car dans la laideur même elle est toujours correcte de dessin, belle de couleur, saisissante de lumière.
Jamais le roman ne s’est produit dans la réalité comme alors.
Bonnet essaya peu à peu de le ramener à la réalité, et il y réussit en partie ; il essaya de le convaincre que la liberté n’est pas une pure sensation, une exaltation vague ; qu’elle est une véritable science, et que le citoyen qui veut s’en rendre digne a tout autant de devoirs que de droits.
En rabattant tout ce qu'on voudra des impressions de De Maistre, qui varient d’ailleurs au jour le jour au gré des nouvelles et des bruits divers, mais qui n’excèdent pas (car rien ne saurait les excéder) de pareilles réalités, il reste très curieux d’observer avec lui cette grande et unique année par le revers russe, de passer par toutes les vicissitudes d’émotions qui, là-bas, répondaient aux nôtres en sens inverse, et de connaître autrement que par nos bulletins ces physionomies singulières et expressives des Koutousov, des Tchitchagov, du Modenais Paulucci et de tant d’autres ; de comprendre enfin le génie russe dans son originalité, dans sa religion nationale et sa foi inviolable.