Qu’on ne s’attende ici à rien de brillant, à rien de flatteur ni même d’agréable, à rien de ce que le talent, ce grand enchanteur, va évoquer à distance et deviner ou créer plutôt que de s’en passer. […] Il y avait, même du temps de Rancé, de ces gens du monde curieux et assez zélés qui allaient volontiers passer vingt-quatre heures à la Trappe et qui s’en faisaient une partie de dévotion. […] Passe encore quand l’abbé archéologue soumet au saint homme l’ explication d’un ancien tombeau et des symboles ou inscriptions qui le recouvrent ; cela donne sujet du moins à son austère ami de moraliser en ces hautes paroles : « Les hommes, lui écrit Rancé à cette occasion, sont à plaindre en bien des choses, mais particulièrement dans la vanité de leurs tombeaux. […] Dieu ne voulut pas qu’il dît rien de remarquable, parce que cela abrège les Relations. » Abréger, abréger les choses qui passent, c’est là le sentiment permanent de Rancé ; il n’aperçoit aucune branche inutile sans y porter à l’instant la serpe ou la cognée. […] Ce passage, lu dans le Journal des Débats par Mme Swetchine, a passé depuis dans ses Pensées et a été imprimé sous son nom.
Il y raconte tout et peut-être au-delà ; il s’y montre à nu, sans façon et d’assez bonne grâce pour un vieillard ; épicurien comme Horace, qu’il aime à citer, sensualiste ouvertement, sans trop de cynisme, quelque peu chrétien par là-dessus, à ce qu’il dit, je ne me chargerai pas d’expliquer comment ; plein de regrets pour le passé, mais sans trace de repentir, il va, il déroule à plaisir, il recommence sa jeunesse. […] Le grand a Frédéric l’a conservé jusqu’à sa mort. » Nous avons voulu citer la peinture de cet iris, pour montrer avec quelle facilité lumineuse écrit notre Vénitien, et comme je ne sais quelle grâce des Sévigné, des Choisy et des Bussy a passé par là et voltige sous cette plume d’au-delà des monts. C’est, au reste, la même J…, qu’après diverses rencontres Casanova retrouvait, six ou sept ans plus tard, dans la galerie de Fontainebleau, devant être présentée au roi Louis XV le lendemain ; mais sa majesté étant venue à passer avec M. le maréchal de Richelieu, lorgna la galante étrangère un peu dédaigneusement, et dit au maréchal assez haut pour que J… pût l’entendre : « Nous en avons ici de plus belles. » L’iris fascinateur avait manqué son triomphe, et la présentation n’eut pas lieu. […] C’est certainement ton génie et le mien. » Et elle lui montrait un petit serpent qui passait à côté sur le gazon. […] Trois mois se passèrent dans une félicité sans mélange, chaque jour révélant un surcroît de perfection et un talent imprévu dans cette personne rare, dont il ignora jusqu’à là fin l’histoire antérieure et le secret.
si nous avions fait comme Sylla, peut-être baiseriez-vous le pan de notre manteau quand nous passons dans les rues de Rome. […] N’y voit-on pas du seuil luire entre les rochers La plaine aux bleus sillons que fendent les nochers, Où la vague à la vague, en jetant son écume, Passe dans la lumière et se perd dans la brume ? […] La bêche au fil tranchant que le gazon essuie, L’arrosoir au long cou qui simule la pluie, L’échelle qui se dresse aux espaliers des toits, La serpette qui tond, comme un troupeau, le bois, Le long râteau qui peigne et qui grossit en gerbes, Quand la faux a passé, les verts cheveux des herbes ; Outils selon la plante et selon la saison, N’y sont-ils pas pendus aux clous sur la cloison ? […] Ils sont passés ces jours dont tu dois être fier ; C’était un autre siècle, et pourtant c’est hier ! […] Le jardin qu’il aimait but le sang de son maître… De son bouquet sanglant ardente à se repaître, Fulvie, en recevant la tête dans son sein, Passa sa bague au doigt du tribun assassin ; Puis, dans l’organe mort pour punir la harangue, De son épingle d’or elle perça la langue, Et sur les Rostres sourds fit clouer les deux mains Qui répandaient le geste et le verbe aux Romains !
Nous avons encore cela de commun que notre objet, ce sont des faits, c’est la réalité, présente ou passée, infiniment complexe et confuse, dérobant sous la richesse mobile des apparences la simplicité et la stabilité de son organisation. […] Je ne saurais mieux faire ici, Messieurs, que de vous lire la belle page par laquelle un maître admirable de libre pensée et d’action libre, que l’Université de Paris a eu la douleur de perdre l’an passé, Frédéric Rauh, commençait ses originales études sur la Méthode dans la psychologie des sentiments. […] Ils étudient, eux, des faits passés, abolis, dont, avec les indices qui subsistent, ils recomposent l’idée. Nous aussi, quand nous cherchons à retrouver la vie sentimentale du XVIIIe siècle, ou les manières de penser de la Renaissance, nous poursuivons l’image d’un passé qui n’est plus. Mais, ce passé, nous le ressaisissons dans des réalités encore présentes, qui sont les œuvres littéraires : semblables en cela aux seuls historiens de l’art.
Théophile Gautier Ce poète, que l’on cherche à faire passer pour une nature satanique, éprise du mal et de la dépravation (littérairement, bien entendu), avait l’amour et l’admiration au plus haut degré. […] Maître, qui fus Celui, un instant, pour nous, Tu dois, de ceux qui se passent le flambeau, L’éternel flambeau, qui nous éclaire, nous, Recevoir le tribut des hymnes clairs et beaux : « Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères. […] II Nous nous sommes conquis sur l’antique univers ; Nous le repétrirons, ô Maître, à notre image ; Et couronnes d’insulte aussi bien que d’hommage, C’est pourquoi nous passons, portant des rameaux verts. […] Quand ton Ombre a passé par nos midis suprêmes, Aux poudres des chemins nous nous sommes couchés ; Ton Ombre a secoué sur nous, comme un baptême, Les lys élyséens, par ta dextre fauchés. […] verse-nous aussi le pardon des colères Et la coupe d’oubli puisée au doux Léthé, Et l’on verra passer nos cohortes célères Dans l’éclat pacifique et divin des étés !
Il est en effet naturel de supposer que, dans l’incessante mobilité des coutumes et des goûts par lesquels passe une nation, il y a des traits fondamentaux qui subsistent toujours. […] Le climat, la langue, l’éducation façonnent et transforment les gens avec une telle puissance qu’on s’expose à de singulières erreurs, lorsqu’on prétend reconnaître en eux ce qu’ils doivent uniquement à leurs ancêtres. « Nourriture passe nature » ? […] On cite encore, en ce temps-là, des nez qui ont une notoriété dont leurs possesseurs se seraient volontiers passés. […] Le drame et le succès qu’il obtint étaient en plein accord avec le vent de folie et d’épouvante, le souffle délétère et putride qui venaient de passer sur la grande ville. […] La France y est malade de nervosisme : elle passe par des alternatives épuisantes de surexcitation et de dépression fébriles ; elle a comme des accès d’épilepsie ; les cerveaux se détraquent aisément ; la folie envahit les palais des puissants de la terre comme les logis des artistes ou des écrivains.
Telle est l’histoire des Ecrits ; passons à celle des faits. […] Combien même d’Auteurs médiocres que nous eussions peut-être mieux fait de passer sous silence ! […] Ces plaintes n’ont pas passé les bornes des petits Cercles où elles pouvoient naître, & où elles devoient expirer. […] Quoiqu’il n’ait pris que parmi les bénignes admirateurs du Peuple philosophe, ou parmi certaines ames qui veulent passer pour bonnes, & qui ne sont que foibles & peut-être hypocrites, nous croyons devoir y faire une attention particuliere, afin de ne laisser aucun doute sur la droiture de nos sentimens. […] Depuis quand ne sera-t-il plus permis de s’élever contre les usurpations de la vanité, de confondre l’orgueil, de démasquer l’artifice, sans passer pour malin, parce qu’on aura employé les armes les plus efficaces, la plaisanterie ou l’essor d’une juste indignation ?
D’abord obscure, celle-ci s’y ordonne et s’y déploie, et le frisson du monde passe en elle. […] Le rôle, de la poésie ayant toujours été d’agrandir la conscience humaine au-delà même des vérités contrôlées, il ne nous est plus permis de tout ignorer de ce qui se passe autour de nous. […] Chez le poète, il est nécessaire que cet état d’âme passe du mode affectif à l’état actif, se dynamise en quelque sorte, et c’est sans doute alors qu’il prend le nom d’inspiration. […] S’il n’est vraiment l’initiateur et le voyant, tel qu’il le fut aux temps passés, le poète n’a plus rien à dire aux temps modernes. […] Mais qu’un souffle passe, et toute cette force immense s’organise, s’ordonne, et peut-être se magnifie.
Il a bâti ce gros pignon-sur-rue littéraire qui s’appelle la Revue des Deux Mondes, laquelle a trente ans passés d’existence, des abonnés fossiles d’une fidélité de moutons antédiluviens, et qui rapporte, tous frais couverts, quatre-vingt mille francs de rente à son directeur. […] Il se passa bravement autour du corps les bricoles de son entreprise et tira ferme… Un Suisse, c’est presque un Auvergnat ! […] Il s’en passe très bien, et c’est même pour lui une volupté égalitaire… Hier (voyez !) […] On ne prend jamais les hommes pour ce qu’ils valent, mais pour ce qu’ils se donnent, et c’est là une explication de l’importance de Buloz, qui vit sur son passé et sur ses restes d’influence. […] Quand vous le voyez passer, ce singulier directeur d’une revue littéraire, vous diriez quelque chose comme un scieur de long… et la physionomie n’est pas trompeuse !
Certainement, il y a de l’infini dans toute âme, mais il y est, et même dans les plus grandes, à l’état latent, mystérieux, sommeillant, comme l’Esprit sommeillait sur les eaux, tandis que dans l’âme de Térèse l’infini déchire son mystère, se fait visible, et passe dans le langage où la pensée déborde les mots. […] Elle n’eût point passé dans la vie en y laissant de trace, mais la vie eût passé sur elle, et en passant l’eût engloutie. […] Avouant les avoir retrouvés dans l’entre-deux de ses vertus longtemps encore après qu’elle se crut avancée dans les voies chrétiennes, elle fut peut-être, qu’on me passe le mot ! […] De pitié pour tant de scrupules, le xixe siècle lèvera les épaules, ses épaules chargées d’iniquité, et passera outre, sur ces atomes grossis, comme un aveugle marcherait sur de fines perles, et il sourira de l’innocence de la Sainte, et peut-être de la rouerie paradoxale du critique qui voudrait la faire admirer !!! […] On cherche en vain dans cette aristocratique religieuse agenouillée, sous ce visage, à l’ovale si pur, que l’austère et strict bandeau fait paraître plus pur encore, la mystique dont l’âme, à force d’énergie, détruisit le corps, la paralytique aux os écrasés et aux nerfs tordus, cet amas sublime d’organes dissous sur lesquels flamboyait l’Extase, l’ombre de fille consumée qui vécut deux trous ouverts au cœur, les deux trous par lesquels le glaive du Séraphin avait passé, et si physiquement et si réellement qu’après sa mort, sur le cœur même, on put constater la blessure.
Mais, si ce n’est pas le même malheur et le même sentiment d’impuissance qui unissent si tendrement, pour le quart d’heure, les écrivains philosophiques de ce temps et M. l’abbé Mitraud, il faut donc qu’il y ait dans le livre de ce dernier un fonds de choses qui soit un terrain commun où ils se rencontrent et s’embrassent, une petite île des Faisans quelconque où le prêtre et le philosophe passent leur traité des Pyrénées. […] Ce livre qui nous promet un système ne le donne point : il nous l’annonce, et après des réfutations tardives de doctrines épuisées, réfutations qui ne peuvent pas passer décemment pour des prolégomènes, il nous renvoie au numéro prochain, c’est-à-dire à un second volume qu’il nous faut attendre pour juger la valeur philosophique de M. […] En effet, si, philosophiquement, le fond des choses manque au livre des Sociétés humaines, si la théorie n’y bâtit même pas la première arche du pont sur lequel elle doit passer, il y a néanmoins, dans cette œuvre d’expectative, des opinions qui font prendre patience aux plus pressés et qui préviennent sur ce qui doit suivre. […] Il a vu, à la vérité, passer à travers l’histoire des masses d’hommes, sous la lance de leurs conducteurs. Mais cet état des multitudes dans l’univers donne-t-il le droit d’affirmer à un penseur rigoureux que l’idéal social existe réellement sur la terre, en dehors de cette société, qu’on nous passe le mot : crépusculaire, créée par le christianisme entre les ténèbres de l’ancien monde et la lumière du Jour Divin ?
Il passe presque toutes ses soirées au concert ou dans un théâtre lyrique. […] Il a fait semblant tout au plus, parce que, en somme, un roman ne peut absolument se passer de personnages. […] Une émotion immense passe dans une âme et la foudroie : M. […] Et, vite, Thomas passait la rime demandée. […] Deux jours se passent : il n’est plus temps d’écrire votre article.
C’était évidemment contre le présent qu’on évoquait l’histoire ; c’était pour le dominer d’un éclat lugubre et sombre, pour le placer sous un jour funeste, qu’on recomposait ce fond et ce lointain du passé. […] Je veux savoir comment tout s’est passé de point en point dans cette héroïque aventure, comment on a gagné Cannes, manqué Antibes, pourquoi on a suivi la route des montagnes, et comme quoi Sisteron n’était point gardé, et les défilés heureusement franchis, et le moment critique à La Mure en avant de Grenoble, et tout enfin, car aucun détail ici n’est indifférent. […] À peine débarqué et le soir à son bivouac près de Cannes, on amène à Napoléon le prince de Monaco qui passait par hasard en voiture sur la route […] Le récit de ce qui se passe à Lille entre le roi fugitif, le duc d’Orléans, et les maréchaux Macdonald et Mortier, est d’une belle gravité. […] Il croit enfin à la sincérité du grand homme, du héros apaisé et mûri, dans ce changement presque complet du système de gouvernement à l’intérieur ; et, par les preuves qu'il donne, par les nombreux témoignages qu’il produit, il obligera désormais, même les plus incrédules, à en passer au moins par la conclusion d’un éloquent orateur anglais (M.
Je la vois ; elle est dans sa fleur, elle a passé quinze ans à peine ; son front plein de fraîcheur se couronne d’une chevelure qui amoncelle ses ondes, et qui exhale des parfums que nul encore n’a respirés. […] Contrée, empire, ou individu, ou monde, chacun a eu son jour ; et que ce jour ait eu des milliers d’années, ou des milliers de jours, ou des milliers de minutes, il est passé sans retour, et une fois passé, ce n’est plus qu’un point bientôt imperceptible dans la durée infinie. […] De là je suis passé par l’école doctrinaire et psychologique du Globe, mais en faisant mes réserves et sans y adhérer. De là j’ai passé au romantisme poétique et par le monde de Victor Hugo, et j’ai eu l’air de m’y fondre.
« Sortis des malheurs attachés à la caducité des rois par des événements que nous n’avons pas provoqués, on nous a offert les malheurs d’une minorité que l’instinct du peuple ne comprendrait pas ; et c’est sérieusement que des hommes d’honneur, de bon sens, qui se sont montrés capables de combinaisons politiques, trouvent des paroles qu’ils appellent des principes, et des phrases qui ressemblent à du sentiment, pour nous dire que ce terme moyen entre le passé et l’avenir pouvait suffire à toutes les exigences ! […] L’histoire de l’avenir n’est-elle pas écrite dans notre passé ? […] Le temps des fictions est passé ; si elles doivent revenir, laissez-leur le temps de se refaire. » Nous n’en voyons pas la nécessité, ni M. […] Trois jours de combat, et les ateliers se rouvrirent avec la certitude d’une longue sécurité ; c’est ce que voulait un peuple qui craint le joug du besoin, mais qui a accepté la nécessité du travail depuis qu’il jouit d’un peu d’aisance et d’un peu d’instruction qui doivent tendre à s’accroître, dès que des habitudes nouvelles lui ont fait comprendre qu’il n’y a rien de plus moral que le travail pour ceux qui ont leur fortune à commencer, et que la vie publique pour ceux dont la fortune est faite. » Après ce qui s’est passé dans les rues, l’auteur de la brochure comprend et indique très-bien ce qui doit se passer dans le gouvernement par rapport à la société.
On ne se figure pas l’enivrement d’une vie qui s’écoule ainsi à la face du ciel, la flamme douce et forte que donne ce perpétuel contact avec la nature, les songes de ces nuits passées à la clarté des étoiles, sous un dôme d’azur d’une profondeur sans fin. […] A chaque pas, dans le nuage qui passait, le grain qui germait, l’épi qui jaunissait, on voyait le signe du royaume près de venir ; on se croyait à la veille de voir Dieu, d’être les maîtres du monde ; les pleurs se tournaient en joie ; c’était l’avènement sur terre de l’universelle consolation : « Heureux, disait le maître, les pauvres en esprit ; car c’est à eux qu’appartient le royaume des cieux ! […] Les oiseaux du ciel, la mer, les montagnes, les jeux des enfants, passaient tour à tour dans ses enseignements. […] L’alimentation forte et régulière des climats peu généreux passerait pour pesante et désagréable. […] Enfin, dans un moment où, moins exagéré, Jésus ne présente l’obligation de vendre ses biens et de les donner aux pauvres que comme un conseil de perfection, il fait encore cette déclaration terrible : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu 502. » Un sentiment d’une admirable profondeur domina en tout ceci Jésus, ainsi que la bande de joyeux enfants qui l’accompagnaient, et fit de lui pour l’éternité le vrai créateur de la paix de l’âme, le grand consolateur de la vie.
Mais n’oublions pas que si nous pouvons à présent nous passer du secours de la parole pour penser, c’est parce que originairement la parole nous a donné nos pensées. […] Pendant que ces choses se passaient dans l’entendement, l’analyse resserrait de plus en plus les limites de nos langues : les mots consacrés par elles avaient subi tant d’épreuves de tous les genres, qu’ils avaient fini par recevoir un sens trop fixe et trop déterminé, qui était en opposition avec l’indépendance naturelle de la pensée. […] Ancillon s’est donc arrêté à une cause seconde sans chercher s’il était possible de remonter à une cause première ; mais ce qui a dû se passer dans son entendement lorsqu’il a été retenu ainsi sur les dernières limites du système de l’invention du langage par l’homme, est un exemple de plus ajouté à tous ceux que j’ai cités et aux autres faits que j’ai présentés pour prouver l’émancipation de la pensée. […] Mais, quoi qu’il en soit, j’ai besoin de le redire, et je voudrais faire passer dans mes lecteurs la conviction intime où je suis que Dieu ayant fait l’homme pour vivre en société, la providence de Dieu ne cessera point de veiller sur les sociétés humaines ; quoi qu’il en soit, répéterons-nous, s’il est vrai que jusqu’à présent Dieu se soit servi de la parole pour diriger les destinées du genre humain, si la parole enfin a été jusqu’à présent une révélation toujours subsistante au sein de la société, et que ce moyen ait cessé de lui paraître utile ou nécessaire, il saura bien en faire sortir un autre de la force même des choses, en supposant que celui-là manquât d’une manière absolue, ce que je suis loin d’admettre, ainsi qu’on a pu le voir, ou en supposant qu’il soit devenu insuffisant, ce qu’on sera beaucoup plus porté à croire. La nouvelle puissance de l’opinion, qui sort en effet d’un tel état de choses, et dont nous avons déjà parlé, cette puissance de l’opinion peut, au reste, fort bien être considérée comme une sorte de parole vivante, qui se renouvelle continuellement sans passer par les longs canaux des traditions.
Dante a dit, avec sa science de la vie et de sa misère, que le souvenir du bonheur passé était plus triste que celui du malheur lui-même, et il en est quelquefois ainsi du soleil Qui n’a pas éprouvé qu’il est des jours où il nous tombe d’autant plus lourdement sur le cœur, qu’il est plus pur et plus splendide ? […] Mme de Belgiojoso a, sans le vouloir, fait plus triste le soleil d’Asie que le soleil pâle de nos climats, parce qu’il est passé par elle ! […] après quelques mots un peu légers, elle a donné un coup de houssine à son cheval et elle a passé. Elle a passé, ne songeant pas même à retourner la tête pour voir derrière elle, la pauvre philanthrope fatiguée ! […] On se dit que dans l’âme de cette femme qui traverse indolemment l’étincelante Asie les yeux mi-clos, les ouvrant plus grands sur sa jeune fille qui l’accompagne que sur cette magnifique nature effleurée des pieds de son cheval, l’heure de la chaleur est passée et que l’admiration pour les belles choses visibles est à son reflux.
Qui en a étudié un seul dans le présent les connaît tous dans le passé, à quelque point qu’on veuille remonter dans la durée ; car pour ces peuples, routiniers jusque dans leurs révolutions, et qui font toujours les mêmes choses, aujourd’hui ressemble à hier, comme il doit ressembler à demain. […] Pour que toujours, à toute époque, les choses se soient passées ainsi, ne faut-il pas qu’il y ait dans cette Chine, dont c’est là l’éternelle histoire, des faits d’un ordre providentiel, mystérieux et terrible, peu aperçus du commun des historiens, mais pourtant comme il s’en rencontre à certaines places dans les annales du genre humain… Pour les peuples, ainsi que pour les hommes, la grâce méprisée — longtemps et obstinément méprisée produit l’endurcissement, l’aveuglement, l’impénitence. […] Blessée dans la fibre de l’intérêt matériel, la seule fibre qui soit sensible et puisse jeter du sang chez les peuples quand ils sont gangrenés jusqu’au cœur, d’indifférente elle passe ennemie, et sa haine contre nous est aussi grande que la peur que nous lui faisons. […] III Le livre de l’abbé Huc, qui ne parle que du passé du Christianisme à la Chine, n’avait point à indiquer ces choses ; mais il les soulève fatalement dans l’esprit du lecteur, selon cette parole, vraie pour le coup, d’un esprit célèbre, qui fut trop souvent dans le faux : « Le passé est gros de l’avenir. » Nous le répétons, ce qui nous a frappé et comme accablé dans la lecture de ces deux volumes, c’est la grandeur de la vie et de la mort des missionnaires, ces héros de l’Église romaine ; c’est aussi la grandeur des moyens employés par eux pour fonder quelque chose de vaste et de solide, et cependant la petitesse des résultats qu’ils ont obtenus !