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543. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Balzac »

À mes yeux, le talent — surtout dans l’art que pratiquait Balzac — est une question d’âme tout autant que d’intelligence… Byron, tout coupable qu’il fut parfois, était une âme magnanime, faite pour la vérité, même quand il la méconnaissait ; car il l’a souvent méconnue… Balzac, lui, est aussi grand par l’âme que par l’esprit, et c’est la grandeur absolue ! […] La ressemblance dans le sentiment et dans la position saute aux yeux… Balzac, cet inventeur, qui inventa à propos de tout et qui eut même le défaut sublime de trop d’invention, car il inventa jusque dans la Critique et dans l’Histoire, — et il les faussa, quelquefois, toutes les deux, mais comme il n’y avait que lui qui pût les fausser !  […] Je ne sache que Lope de Vega, qui, avec ses dix-huit cents pièces de théâtre, ait plus écrit que Balzac, mais Lope de Vega est plus un nom qu’on prononce qu’une chose intégrale qui se lit, et il n’a pas fait, dans ses œuvres, vingt volumes qui puissent égaler les vingt volumes de la Comédie humaine, qui sont immortels, et qui, si le vieux monde ne tombe pas en enfance, resteront, comme l’Iliade, sous les yeux et dans les préoccupations de l’humanité. […] Les Aigles n’ont pas de serres pour se crever les yeux avec… Tout aigle qu’il fût, Balzac était plus délicat et plus femme que Mademoiselle de l’Espinasse.

544. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Madame de Créqui »

Sans beauté, mais non sans expression, elle n’avait pas toujours enfermé sous ce petit bonnet à bec, dont nous parle Sainte-Beuve, ce profil de faucon dont elle avait aussi la griffe et l’œil d’escarboucle, et elle aurait pu, certes ! de cet œil-là, faire flamber tous les caprices contemporains, toute cette paille vide qui n’avait jamais vu sur sa tige mûrir les épis de l’amour. […] Eh bien, ce que le philosophe furibond ne manqua pas certainement d’appeler une capucinade, n’a-t-il pas influé sur l’esprit de Sainte-Beuve, trop détaché des choses religieuses pour bien comprendre, dans ses sévérités comme dans ses indulgences, dans ses ombres comme dans ses lueurs, cette capucine de bonne volonté, qui abaissa de bonne heure sur ses yeux restés pénétrants la pointe de son bonnet de dévote et qui le garda, jusqu’à sa mort, comme le capuchon de sa vieillesse, sans que pour cela ses anciens yeux d’escarboucle brillassent moins fort et vissent moins clair ?

545. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Edmond et Jules de Goncourt »

Le moderne…, vois-tu, le moderne, il n’y a que cela… Une bonne idée que tu as là… Je me disais ; Coriolis qui a ça, un tempérament, qui est doué, lui qui est quelqu’un, un nerveux, un sensitif…, une machine à sensations, lui qui a des yeux… Comment ! […] Style et « nervosité » à part, l’auteur des Caractères s’y prend-il autrement pour nous faire connaître la cour ou la ville, que MM. de Goncourt pour nous mettre sous les yeux le monde des artistes et celui des hommes de lettres ? […] MM. de Goncourt, au moins dans leurs peintures, écrivent uniquement pour les yeux. […] Puis on se rappelle ce que Joubert disait déjà de Bernardin de Saint-Pierre, dont la couleur est pourtant fort tempérée auprès de celle de MM. de Goncourt : « Il y a dans son style un prisme qui lasse les yeux. […] Il faudrait avoir exactement leurs yeux et leurs nerfs pour n’être jamais démonté par les étrangetés de leur peinture écrite.

546. (1831) Discours aux artistes. De la poésie de notre époque pp. 60-88

Pensez à ces myriades de spectacles que la surface vivante de la terre, animée par le contact des cieux, engendre à chaque instant de l’éternité, et qui n’attendent pas, pour se produire toujours nouveaux, qu’un œil ou une oreille soient là pour les saisir. […] Et quanti l’homme était encore absent de la terre, quand son œil n’était pas là pour jouir de ces décorations, qu’importe, elles se réfléchissaient dans l’œil des animaux qui la peuplaient, et qui, en harmonie eux-mêmes avec la géométrie divine, goûtaient de cette beauté du monde les rayons qu’ils pouvaient en saisir et qui les animaient, comme encore aujourd’hui, sans qu’ils en eussent conscience, comme l’air qu’ils respirent, la lumière qui les éclaire, la chaleur qui les échauffe, l’orage qui les effraie. […] n’est-elle pas sous nos yeux, et pourrions-nous l’imiter sans la défigurer ? […] pourquoi si haut mes yeux ont-ils monté ? […] C’est de l’œil qu’il lui faut.

547. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre V. Les contemporains. — Chapitre III. La critique et l’histoire. Macaulay. »

Tous ces biens sont perpétuellement présents à ses yeux ; et quiconque attaque la liberté qui les fonde devient à l’instant son ennemi. […] S’il développe un raisonnement, il ne se perd jamais dans une digression ; il a toujours son but devant les yeux ; il y marche par le chemin le plus sûr et le plus droit. […] La seule ressource de l’écrivain est d’employer des mots qui mettent les choses devant les yeux. […] Mais un journal qu’on parcourt dans un café, une revue qu’on feuillette dans un salon, le soir avant de se mettre à table, ont besoin d’attirer les yeux, de vaincre la distraction, de conquérir leurs lecteurs. […] Heureusement pour nous, il redevient enfin narrateur ; les menus détails qu’il choisit alors fixent l’attention et mettent la scène sous les yeux.

548. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Fanny. Étude, par M. Ernest Feydeau » pp. 163-178

La naissance, le progrès, les divers temps de ce mal de jalousie chez Roger, ses soupçons tantôt irrités, tantôt assoupis, et que le moindre mot réveille, son horreur du partage, l’exaspération où il s’emporte à cette seule idée, tous ces degrés d’inquiétude et de torture jusqu’à la fatale et horrible scène où il a voulu n’en croire que ses yeux et être le témoin de sa honte, sont décrits avec un grand talent, avec un talent qui ne se refuse aucune rudesse métallique d’expression, qui ne craint pas d’étreindre, de violenter les pensées et les choses, mais qui (n’en déplaise à ceux qui n’admettent qu’une manière d’écrire, une fois trouvée) a certainement sa forme à lui et son style. […] Après avoir raconté qu’il a vu mourir sous ses yeux une vieille amie, une femme âgée et d’un esprit supérieur, avec qui il avait souvent épuisé, en conversant, toutes les réflexions morales et anticipé l’expérience de la vie : Cet événement, continue Adolphe, m’avait rempli d’un sentiment d’incertitude sur la destinée, et d’une rêverie vague qui ne m’abandonnait pas… Je trouvais qu’aucun but ne valait la peine d’aucun effort. […] La société m’importune, la solitude m’accable… Je me précipite sur cette terre qui devrait s’entrouvrir pour m’engloutir à jamais… Je me traîne vers cette colline d’où l’on aperçoit votre maison, je reste là les yeux fixés sur cette retraite que je n’habiterai jamais avec vous. » Et cette maison, cette retraite tant convoitée, tant regardée, et qui lui paraît offrir de si enviables perspectives de bonheur, il n’en retrace pour lui ni pour nous aucun trait distinct et reconnaissable, il ne nous la montre pas. […] Puis, quelques jours après, le comte, de retour, rencontre Adolphe et l’invite à souper avec Ellénore : ils vont se revoir pour la première fois : Il était assez tard lorsque j’entrai chez M. de P…, j’aperçus Ellénore assise au fond de la chambre, je n’osais avancer, il me semblait que tout le monde avait les yeux fixés sur moi. […] La différence des manières saute aux yeux.

549. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers (tome xviie ) » pp. 338-354

Napoléon, qui découvre des ressources là où les autres n’en soupçonnent pas, n’a rien perdu de sa confiante certitude pendant les jours suivants. « Point troublé, point déconcerté, point amolli surtout, supportant les fatigues, les angoisses, avec une force bien supérieure à sa santé, toujours au feu de sa personne, l’œil assuré, la voix brusque et vibrante », il porte fièrement son fardeau ; il attend, il espère une faute des ennemis qui ne peuvent manquer d’en faire. […] Car si cette masse compacte, ce noir nuage « qui offusquait tous les yeux et terrifiait tous les cœurs » ne s’entrouvrait pas, si l’ennemi assemblé s’obstinait à refouler étape par étape Napoléon, chacun se voyait réduit à recommencer deux et trois fois peut-être, et en nombre de plus en plus disproportionné, cette glorieuse, mais désespérée, mais accablante bataille de la Rothière, qui finirait fatalement sous les murs de Paris et serait tôt ou tard perdue. […] Il a l’œil aux aguets. […] Napoléon a vu la faute ; il suit de l’œil l’écartement de Blucher ; il en ressent une vive joie, une joie croissante, « la seule qu’il lui fût encore donné d’éprouver ». […] Le ministre de la guerre m’a mis sous les yeux la lettre que vous lui avez écrite le 16.

550. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Les Contes de Perrault »

Les caractères sont ceux du xviie  siècle ; l’œil de l’enfant et l’œil du vieillard s’en accommodent également bien et s’y reposent ; rien d’aigu, rien de pressé et d’entassé ; il y a de l’espace et un espace égal entre les mots, l’air circule à travers avec une sorte d’aisance, la prunelle a le temps de respirer en lisant ; en un mot, c’est un caractère ami des yeux. […] About parlait si bien l’autre jour, qui débuta par Rabelais, qui, hier encore, nous illustrait Dante, le poëte d’enfer et le théologien, et nous le commentait d’une manière frappante et intelligible aux yeux, s’est consacré cette fois aux aimables crédulités de l’enfance. […] Cette bizarrerie consistait à être accessibles à tous les goûts, à toutes les vues modernes, de science, d’art, d’inventions de toutes sortes, sans que le style littéraire parût la seule chose de prix à leurs yeux ; à être les moins exclusifs des esprits, à avoir de tous les côtés des jours ouverts sur la civilisation et la société actuelle et future.

551. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Souvenirs d’un diplomate. La Pologne (1811-1813), par le baron Bignon. (Suite et fin.) »

Il suivit de près son maître et se mit en route pour Dresde le 5 février 1810 : « Il quittait, après un séjour de près de quatre ans, nous dit-il, cette France, pays privilégié du Ciel, à tant de titres, où la civilisation, plus ancienne et plus complète qu’ailleurs, a donné aux lois de l’honneur et de la probité cette fixité d’axiomes qui, sans les faire peut-être observer davantage, ne laisse en problème ni en discussion rien de ce qui appartient aux bases des rapports sociaux et du commerce des hommes entre eux ; pays où le langage a une valeur mieux déterminée, où tous les ressorts de la vie sociale ont un jeu lus aisé, ce qui en fait, non comme ailleurs un combat, mais une source de jouissance. » J’aime de temps en temps ces définitions de la France par un étranger ; elles sont un peu solennelles sans doute et ne sont pas assurément celles que nous trouverions nous-mêmes ; nous vivons trop près de nous et trop avec nous pour nous voir sous cet aspect ; le jugement d’un étranger homme d’esprit, qui prend son point de vue du dehors, nous rafraîchit et nous renouvelle à nos propres yeux : cela nous oblige à rentrer en nous-mêmes et nous fait dire après un instant de réflexion : « Sommes-nous donc ainsi ?  […] Les Saxons envisageaient d’un mauvais œil ce grand-duché érigé par Napoléon, et ils se montraient jaloux de tout ce que leur roi croyait devoir faire de ce côté : toute attention et faveur accordée aux Polonais était considérée comme un larcin fait à eux-mêmes. […] Je ne sais rien de plus significatif à cet égard qu’une lettre du roi de Westphalie Jérôme, à son frère, écrite à la date du 5 décembre 1811, et qui exprime, qui résume la situation vraie, telle qu’elle se dessinait aux yeux d’un frère dévoué de l’Empereur, placé au cœur même de la difficulté, au centre du péril : « Sire, écrivait le roi Jérôme, établi dans une position qui me rend la sentinelle avancée de la France, porté par inclination et par devoir à surveiller tout ce qui peut donner atteinte aux intérêts de Votre Majesté, je pense qu’il est convenable et nécessaire que je l’informe avec franchise de tout ce que j’aperçois autour de moi. […] Bignon, envoyé à Varsovie dès les premiers mois de 1811, n’était pas en mesure de tenir un pareil langage, eût-il observé les choses du même œil. […] Il n’était pas jusqu’à l’observateur du dernier degré qui, au lieu de me donner la simple note de ce qu’il avait vu de ses propres yeux, ne fît un roman d’armée russe à sa façon.

552. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Préface » pp. 1-22

Dans cette recherche, la conscience, qui est notre principal instrument, ne suffit pas à l’état ordinaire ; elle ne suffit pas plus dans les recherches de psychologie que l’œil nu dans les recherches d’optique. […] En cela consiste la principale difficulté de l’analyse. — Pour ce qui est des pures idées et de leur rapport avec les noms, le principal secours a été fourni par les noms de nombre et, en général, par les notations de l’arithmétique et de l’algèbre ; on a pu ainsi retrouver grande vérité devinée par Condillac et qui depuis cent ans demeurait abattue, ensevelie et comme morte, faute de preuves suffisantes. — Pour ce qui est des images, de leur effacement, de leur renaissance, de leurs réducteurs antagonistes, le grossissement requis s’est rencontré dans les cas singuliers et extrêmes observés par les physiologistes et par les médecins, dans les rêves, dans le somnambulisme et l’hypnotisme, dans les illusions et les hallucinations maladives. — Pour ce qui est des sensations, les spécimens significatifs ont été donnés par les, sensations de la vue et surtout par celles de l’ouïe ; grâce à ces documents et grâce aux récentes découvertes des physiciens et des physiologistes, on a pu construire ou esquisser toute la théorie des sensations élémentaires, avancer au-delà des bornes ordinaires jusqu’aux limites du monde moral, indiquer les fonctions des principales parties de l’encéphale, concevoir la liaison des changements moléculaires nerveux et de la pensée. — D’autres cas anormaux, empruntés également aux aliénistes et aux physiologistes, ont permis d’expliquer le procédé général d’illusion, et de rectification dont les stades successifs constituent nos diverses sortes de connaissances. — Cela fait, pour comprendre la connaissance que nous avons des corps et de nous-mêmes, on a trouvé des indications précieuses dans les analyses profondes et serrées de Bain, Herbert Spencer et Stuart Mill, dans les illusions des amputés, dans toutes les illusions des sens, dans l’éducation de l’œil chez les aveugles-nés auxquels une opération rend la vue, dans les altérations singulières auxquelles, pendant le sommeil, l’hypnotisme et la folie, est sujette l’idée du moi. — On a pu alors entrer dans l’examen des idées et des propositions générales qui composent les sciences proprement dites, profiter des fines et exactes recherches de Stuart Mill sur l’induction, établir contre Kant et Stuart Mill une théorie nouvelle des propositions nécessaires, étudier sur une série d’exemples ce qu’on nomme la raison explicative d’une loi, et aboutir à des vues d’ensemble sur la science et la nature, en s’arrêtant devant le problème métaphysique qui est le premier et le dernier de tous. […] À mes yeux, sa sincérité est parfaite : or elle déclare qu’au bout de sa page elle n’a aucune idée de ce qu’elle a tracé sur le papier ; quand elle le lit, elle en est étonnée, parfois alarmée. […] L’œil extérieur n’atteint pas les mouvements moléculaires qui s’exécutent dans les fibres et les cellules de l’encéphale ; seul l’œil intérieur peut servir de guide ; il faut avoir recours à la psychologie pour démêler les sensations et les images dont ces mouvements sont l’aspect physique.

553. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Bain — Chapitre II : L’intelligence »

On peut dire que l’enfant sent tout ce qui entre dans ses yeux ou ses oreilles, qu’il en a conscience ; mais pour faire de tous ces éléments une connaissance, il faut un choix, une classification, une spécialisation. […] Dans un œil dont l’éducation est complète, ces quatre choses : l’ajustement oculaire, l’étendue de l’image sur la rétine, la distance, la grandeur, se suggèrent les unes les autres. […] Wheatstone, ayant modifié son stéréoscope de façon à ce que la distance de l’objet pût être changée, la convergence des yeux restant la même, et vice versa, voici ce qui en résulta. Si la distance reste la même, plus la convergence des yeux augmente, plus l’objet paraît petit ; si on maintient toujours la même inclinaison des axes, plus on rapproche l’objet, plus il paraît grand. […] Grote, par exemple : « On ne peut comprendre, dit-il, la terreur des Athéniens apprenant la mutilation des Hermès, qu’en se rappelant qu’à leurs yeux c’était un gage de sécurité d’avoir les dieux habitant leur sol. » L’association constructive dans les beaux-arts, ou imagination proprement dite, présente une particularité : c’est la présence d’un élément émotionnel dans les combinaisons.

554. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Monsieur Walckenaer. » pp. 165-181

Walckenaer, on a vu le savant M. de Chézy, dans ses traductions de poèmes orientaux, chercher à reproduire je ne sais quel modèle d’élégance cérémonieuse et uniforme, plutôt que de calquer avec simplicité et énergie les originaux qu’il avait sous les yeux et qu’il admirait. […] Walckenaer comme biographe du Grand Siècle, c’est de n’avoir point paru soupçonner ces questions-là, et de ne les avoir point laissées se poser et se résoudre aux yeux du lecteur par l’art heureux des citations mêmes. […] Vous espérez triompher de ma paresse en appelant à votre secours les souvenirs de notre enfance : vous me parlez de ce jour où, tous les deux blottis derrière une charmille, je vous lisais la terrible Barbe-Bleue, quand tout à coup apparut à nos yeux avec son tablier et son bonnet blancs, et son large couteau, le grand cuisinier de votre mère, qui venait nous chercher… pour dîner. — Vous demandez si je me rappelle encore la frayeur qu’il nous causa ? […] Je lisais, vous écoutiez, mais avec une telle attention, que vos yeux fixés sur moi semblaient suivre tous les mouvements de mes lèvres. […] Pour moi, je ne puis qu’exprimer un regret qui rentre dans ce que je viens de dire tout à l’heure sur le goût et les urbanités du siècle de Louis XIV, c’est que le biographe, en abordant le siècle d’Auguste, n’ait pas assez senti que le plus grand charme d’une Vie d’Horace, pour le lecteur homme du monde, était l’occasion même de relire le poète peu à peu et sans s’en apercevoir, moyennant des citations bien prises et qui feraient repasser sous les yeux tous ces beaux et bons vers, trésor de sagesse ou de grâce.

555. (1894) Dégénérescence. Fin de siècle, le mysticisme. L’égotisme, le réalisme, le vingtième siècle

Cette brune aux yeux noirs fait pièce à la nature, en encadrant son visage au teint mat de rouge cuivré ou de jaune d’or ; cette belle aux yeux bleus, au teint de lait et de roses, accroît la blancheur de ses joues par une bordure de cheveux artificiellement aile-de-corbeau. […] Le genre d’esprit qu’à Paris on nomme « blague » ou « esprit du boulevard » est, aux yeux du psychologue, de l’imbécillité. […] La « forme idéale » à laquelle aspire chaque objet, le peintre ne la voit pas devant lui avec les yeux du corps. […] Hurel nomme les « bosses énigmatiques », a sauté aux yeux même de l’observateur absolument étranger à la science. […] L’administration ferme les yeux et lui accorde le vivre et le couvert par égard pour son talent poétique.

556. (1817) Cours analytique de littérature générale. Tome IV pp. 5-

Est-ce avec les yeux du corps, touchés des seuls attributs physiques qu’il saisira, qu’il verra l’idéal des objets incréés ? […] « Rien, rien de cette scène en beautés si féconde, « Ne se peint dans ces yeux où se peignait le monde. […] fille des cieux, « Éclaire ma raison au défaut de mes yeux, « Épure tout en moi par ta céleste flamme ; « Mets tes feux dans mon cœur, mets des yeux dans mon âme « Et fais que je dévoile, en mes vers solennels, « Des objets que jamais n’aient vu des yeux mortels. […] C’est ce beau sentiment qui le passionne pour son auteur : c’est cette qualité rare qui le distingue éminemment à ses yeux parmi les autres poètes. […] Dès lors tous les mystères, transformés en êtres agissants, se personnalisent aux yeux des muses, et leur apparaissent sous des attributs immortels.

557. (1907) Propos littéraires. Quatrième série

L’instinct tend alors à l’équivalence, au talion, à œil pour œil et dent pour dent », et nous voilà arrivés à l’idée d’égalité et de justice distributive. […] Musset le regardait d’un très bon œil. […] Je lus dans ses yeux : « Veux-tu donc que je meure ? […] Il faut avoir l’œil fait pour cela. […] Il faudrait qu’elle frappât les yeux.

558. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Racine — I »

La poésie racinienne est construite de telle sorte qu’à toute hauteur il se rencontre des degrés et des points d’appui avec perspective pour les infirmes : l’œuvre de Shakspeare a l’accès plus rude, et l’œil ne l’embrasse pas de tout point ; nous savons de fort honnêtes gens qui ont sué pour y aborder, et qui, après s’être heurté la vue sur quelque butte ou sur quelque bruyère, sont revenus en jurant de bonne foi qu’il n’y avait rien là-haut ; mais, à peine redescendus en plaine, la maudite tour enchantée leur apparaissait de nouveau dans son lointain, mille fois plus importune aux pauvres gens que ne l’était à Boileau celle de Montlhéry : Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue, Sur la cime d’un roc s’allongent dans la nue, Et, présentant de loin leur objet ennuyeux, Du passant qui les fuit semblent suivre les yeux. […] Je ne l’avois jamais vue qu’à cinq ou six pas, et je l’avois toujours trouvée fort belle ; son teint me paroissoit vif et éclatant ; les yeux, grands et d’un beau noir, la gorge et le reste de ce qui se découvre assez librement dans ce pays, fort blanc. […] Mais ce qu’on a droit surtout de reprocher à Racine, c’est d’avoir soustrait aux yeux la scène du festin. […] Appuyé de Sénèque et du tribun Burrhus, Qui, tous deux de l’exil rappelés par moi-même, Partagent à mes yeux l’autorité suprême. […] Quand pourrai-je, au travers d’une noble poussière, Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ?

559. (1911) La valeur de la science « Première partie : Les sciences mathématiques — Chapitre IV. L’espace et ses trois dimensions. »

Je suppose qu’entre les instants α et β, je n’aie bougé ni mon corps, ni mon œil, ce dont je suis averti par mon sens musculaire. […] Pour reconnaître si B occupe à l’instant β, le point occupé par A à l’instant α, je puis me servir d’une foule de critères différents ; dans l’un intervient mon œil, dans l’autre mon premier doigt, dans l’autre mon second doigt, etc. Eh bien, il suffit que le critère relatif à l’un de mes doigts soit satisfait pour que tous les autres le soient, mais il ne suffit pas que le critère relatif à l’œil le soit. […] Il est probable que nous n’en aurions aucun si l’œil était immobile. Ce sont les mouvements de l’œil qui nous ont appris qu’il y a la même relation entre la sensation de bleu au point A et la sensation de bleu au point B de la rétine qu’entre la sensation de rouge au point A et la sensation de rouge au point B.

560. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — I. (Dialogues inédits.) » pp. 1-28

M. de Saint-Mauris, pourtant, n’avait cessé d’avoir l’œil sur l’étrange historiographe qu’il s’était donné, et la manière dont il l’avait vu accueilli chez Mme de Monnier pendant la fête ne l’avait pas du tout rassuré. […] Ce que je connais de votre esprit ce que j’ai pénétré de votre âme, a fait naître en moi des sentiments que vos yeux, tout beaux qu’ils sont, n’auraient jamais produits. […] Je l’assurai de plus qu’il était indigne d’un honnête homme de regarder la confiance de son ami comme une facilité pour le tromper, et que cette façon de penser suffirait pour m’éloigner de celui qui était capable de l’avouer, fût-il à mes yeux le plus beau et le plus aimable des mortels. […] J’ai sous les yeux une espèce de lettre d’elle à Mirabeau, écrite à ce moment, et de sa meilleure écriture, d’une écriture d’enfant, sans orthographe, mais avec un caractère visible d’ingénuité. […] Elle avait de la déesse. » Son nez pourtant était celui de Roxelane, un peu retroussé par conséquent, mais sans être malin ; ses yeux étaient doux et traînants et modestes.

561. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre IX. Eugénie de Guérin »

Tiré à quelques exemplaires pour être placé sous des yeux choisis, discret, pudique et presque mystérieux, ce petit volume n’était pas un livre, dans le sens retentissant du mot. […] C’était déjà, pour elle, ce Maurice dont elle devait dire avec cette manière de parler qui n’appartient qu’à elle et qui crée : « Lui et moi, c’étaient les deux yeux d’un même front !  […] Les âmes basses ne comprendront rien à la beauté cachée de ce récit, dont celle qui le fait et qui a les yeux attachés sur la source de la Beauté éternelle, ne se doute, certes, pas non plus ! […] Byron allait tuer ses chevaux sous lui comme Alfieri avait tué les siens, pour fatiguer et forcer à dormir cette âme immortelle qui ne voulait pas fermer l’œil et qui lui causait le même mal qu’un glaive faussé dans une blessure. […] Or ce que les autres ne voyaient pas dans les joies et les entraînements de ce jour, elle le vit, elle, de ces yeux tristement prophètes, qui voient tout quand on aime !

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