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454. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Léopold Ranke » pp. 1-14

… « L’Histoire — écrivait-il, dans ce style anglais et whig qui n’est qu’à lui, — l’Histoire, cette province de la littérature, est comme un terrain contesté placé sur la limite de deux territoires différents et sous la juridiction de deux pouvoirs hostiles, et, comme tous les terrains dans ces conditions d’existence, il est nécessairement mal défini, mal cultivé et mal administré.

455. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Crétineau-Joly » pp. 367-380

L’Histoire, qui répercute en détail la nature humaine et ses mystères, a montré souvent de ces races, fatalement prédestinées, chez lesquelles la transmission du mal s’accomplit, de génération en génération, avec une épouvantable exactitude. […] III Car c’est à dater du Régent que le mal fait par les d’Orléans s’élargit et grandit comme un gouffre… Malgré son impuissance politique et ses vices, le Régent, à qui Crétineau-Joly, que j’appelais une coquette de vérité il n’y a qu’un moment, accorde trop généreusement « des éclairs de génie et des conceptions diplomatiques d’une haute portée », le Régent est encore, si on y regarde de près, le meilleur de ces trois hommes que j’ai nommés plus haut et dont le pire est encore le second, mais dont le troisième acheva à son profit le mal commis par les deux autres.

456. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « IV. Saisset »

Saisset est professeur, et je nomme ce respect déplacé le mal de l’école. […] Ôtez, en effet, les vérités indémontrables et nécessaires à la vie et à la pensée humaines, qu’on savait avant les philosophes, et auxquelles ils n’ont pas donné un degré de certitude de plus, — le nombre infini de leurs sophismes laborieux, — les forces d’Hercule perdues par eux pour saisir le faux ou le vide, — le mal social de leurs doctrines qui n’ont pas même besoin d’être grandes pour produire les plus grands maux, — ôtez cela après l’avoir pesé, et dites-moi ce qui reste de tous ces philosophes et de toutes ces philosophies, même de ceux ou de celles qui paraissent le plus des colosses !

457. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Vte Maurice De Bonald »

Elle était la fille légitime de l’Église, qui, pour le chrétien, est Dieu sur la terre, et elle fut la plus grande et la plus puissante de toutes les monarchies du monde tout le temps qu’elle eut le profond respect de sa mère… Pour Maurice de Bonald, le mal qui prit la monarchie et dont elle est absolument morte, si Dieu ne la ressuscite pas par des moyens présentement inconnus à toute prévoyance humaine, n’est pas d’hier. Elle date de la rupture de Philippe le Bel avec Rome et du soufflet de Boniface VIII, et depuis cette époque ce mal intérieur, révélé par beaucoup de symptômes, dont quelques-uns éclatants, n’a pas cessé de la ronger. […] Il se plaignait alors du mal fait à l’Église par le dernier des Napoléon : « Et ils sont tous comme cela, — ajoutait-il. — Je me souviens du pauvre Maximilien.

458. (1864) Cours familier de littérature. XVII « Ce entretien. Benvenuto Cellini (2e partie) » pp. 233-311

Je répondis à don Diego que cet homme était un mal élevé d’avoir repris Ascanio sans m’en prévenir ; que je n’en avais point agi ainsi avec lui, et que j’exigeais qu’il chassât ce petit insolent, qui s’était mal conduit avec moi. […] J’avais défendu à mes gens de faire entrer des filles dans ma maison ; mais cet ordre était mal exécuté. […] Les deux hommes que je soupçonnais de m’avoir mal servi lui dirent que j’étais plus qu’un diable ; car un simple diable n’aurait pu venir à bout de ce que j’avais fait. […] Bandinello jugeait mal du goût public par tout ce qu’on avait dit de son Hercule. […] On se vantait du mal comme du bien.

459. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIe entretien. Conversations de Goethe, par Eckermann (3e partie) » pp. 5-96

Faust, c’est le poème vital de Goethe, c’est la peinture de trois mondes à la fois dont se compose la vie humaine : le bien et le beau dans Marguerite, le mal dans Méphistophélès, la lutte du bien et du mal dans le drame tout entier. […] Des chants infernaux et des cantiques célestes invoquent tour à tour toute la puissance de la nature, puis Marguerite expire, et le pire des maux, le doute satanique, comme une dérision de l’homme, couvre tout. […] Moi-même, j’étais assis devant, près des charbons enflammés, dans de graves pensées, regrettant parfois le mal qu’avaient fait çà et là mes écrits. […] Je ne le cache pas, dans les commencements, il m’a donné bien du mal et bien des inquiétudes. […] Faust devient le nom du mal, Marguerite le nom du bien et du beau réunis dans une femme, Méphistophélès le nom de l’égoïsme indifférent au bien et au mal, et représente la corruption de ce monde vulgaire et pervers.

460. (1866) Nouveaux essais de critique et d’histoire (2e éd.)

Pourquoi cette inégalité primitive dans la répartition des biens et des maux ? […] Qu’ai-je donc fait de mal ? […] Non seulement la vie est un mal, mais c’est un mal où l’on retombe après la mort. […] Le mal, situé et enfoncé au centre et au cœur des choses ; le mal, multiplié et étendu à l’infini dans tout l’au-delà qui entoure la vie humaine ; le mal, agrandi hors de toute limite par les inventions atroces d’une imagination gigantesque et délirante, voilà l’idée maîtresse qui dans la vie spéculative les accable, et dans la vie pratique ils trouvent des maux presque aussi grands. […] Les premiers supprimaient le mal en niant les objets qui le causent ; les seconds suppriment le mal, en niant le canal par lequel il arrive jusqu’à nous.

461. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — I » pp. 139-158

— Mais non, ce qu’ici nous nommons la vie est chose si peu digne d’être aimée, et toi, ma mère, tu m’es si aimable que ce serait te payer bien mal que de contraindre ton esprit délivré à reprendre ses fers… La mort de sa mère livra le jeune enfant aux mains des étrangers ; son père, homme estimable, n’eut point pour ce fils délicat et timide les attentions qu’il aurait fallu. […] Un mal d’yeux interrompit quelque temps ses études ; il fut mis ensuite à l’école de Westminster, où il eut pour amis des condisciples distingués qui se firent connaître depuis ; il y resta jusqu’à dix-huit ans. […] Il fut malade trois jours ; durant ce temps, je le nourris moi-même, je le tins séparé de ses compagnons pour qu’ils ne lui fissent point de mal (car les lièvres, comme plusieurs autres animaux sauvages, tourmentent l’individu de leur espèce, qu’ils voient malade), et, grâce à des soins constants et en le traitant avec des herbes variées, je lui rendis une parfaite santé. […] Timide lui-même et si sujet à la terreur, Cowper faisait de ces animaux à lui un rapprochement naturel : il leur appliquait le mot miséricordieux et humain du poète : « non ignora mali… », et il eût volontiers répété aussi avec un poète de l’Orient : « Ne fais point de mal à une fourmi qui traîne un grain de blé, car elle a une vie, et cette douce vie lui est chère. […] Le ver, avant pris garde à son intention, le harangua ainsi très éloquemment : « Si vous admiriez ma lampe, lui dit-il, autant que moi votre art, ô ménestrel, vous auriez horreur de me faire du mal autant que moi d’attenter à votre chanson ; car c’est la même puissance divine qui nous a appris, vous à chanter et moi à briller, afin que vous avec votre musique, moi avec ma lumière, nous puissions embellir et réjouir la nuit. » Le chanteur entendit cette courte harangue, et, gazouillant son approbation, il le laissa, comme le dit mon histoire, et il alla trouver un souper quelque part ailleurs.

462. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Le président Hénault. Ses Mémoires écrits par lui-même, recueillis et mis en ordre par son arrière-neveu M. le baron de Vigan. » pp. 215-235

Il écrivait des années après à Horace Walpole, qui lui avait fait la galanterie de lui demander cette tragédie pour l’imprimer à son château de Strawborry-HiII : Elle fut assez bien reçue (ou plutôt assez mal reçue), et j’eus du moins la sagesse de ne la pas faire imprimer : cependant j’y pensais souvent, comme on fait à une première passion. […] Ce que j’atteste, c’est que je n’ai jamais fait de mal à personne ; que le peu de crédit que j’avais n’a jamais, par ma volonté, tourné à mon profit ; que je ne l’ai employé qu’au profit de mes parents, de mes amis et de mes connaissances ; et que je n’ai pas laissé de rendre de grands services, dont on s’est souvenu, — si l’on a voulu. […] du moins la religion des païens avait-elle des ressources : Pandore leur avait laissé une boîte au fond de laquelle était l’espérance ; elle était cachée sous tous les maux, comme si elle était réservée pour en être la réparation ; et nous autres, plus barbares mille fois, nous anéantissons tout ; nous n’avons conservé que les malheurs ; nous détruisons toute spiritualité… Adieu, mon cher confrère ; Dieu vous fasse la grâce de couronner tous les dons dont il vous a comblé, par une vérilable gloire qui n’aura point de fin ! […] Il est question (p. 234) d’un mémorable édit du chancelier d’Aguesseau, dont la date est mal donnée, et qui place son auteur « à côté de Gonnelieu, de L’Hôpital. » Probablement il faut lire, au lieu de ce Gonnelieu qui est encore un ministre d’une création toute nouvelle. « à côté du chancelier de L’Hôpital. » Frédéric donne un grand développement à l’Académie de Berlin : Euler quitte Pétersbourg pour y venir ; on lit dans les présents Mémoires (p. 216) : « M.  […] Monmerqué, ce consciencieux éditeur, profite de l’espèce d’occasion qu’ont créée les Mémoires si mal donnés par M. de Vigan, pour publier les siens : l’injure faite à la réputation du président Hénault sera réparée.

463. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le duc de Rohan — II » pp. 316-336

Henri IV était le seul homme qui eût pu calmer, et il y arrivait par son habileté, par sa justice, par sa force si bien tempérée d’adresse ; il mourut trop tôt, et, après lui, il était bien difficile que les ferments mal apaisés, et qu’excitait derechef l’air du dehors, ne se renflammassent pas. […] La conclusion de Richelieu est que « tant que les huguenots auront le pied en France, le roi ne sera jamais le maître au dedans, ni ne pourra entreprendre aucune action glorieuse au dehors » ; qu’il n’y a pas moyen de faire deux affaires considérables à la fois ; que le mal interne, fût-il moindre en soi, est le pire et celui auquel il faut avant tout pourvoir. […] Croire qu’il s’embarquerait dans ses grands desseins de combinaisons étrangères en laissant La Rochelle ouverte à l’Anglais et en communication avec les Cévennes mal soumises et avec le Languedoc à demi rebelle, c’était ne pas le connaître. […] Quelque chose de ce sentiment austère et contristé se réfléchit dans la page suivante, où M. de Rohan, après avoir raconté la reddition de La Rochelle le 28 octobre (1628), ajoute du ton de fermeté et de fierté qui lui est propre : La mère du duc de Rohan et sa sœur4 ne voulurent point être nommées particulièrement dans la capitulation, afin que l’on n’attribuât cette reddition à leur persuasion et pour leur respect, croyant néanmoins qu’elles en jouiraient comme tous les autres ; mais comme l’interprétation des capitulations se fait par le victorieux, aussi le conseil du roi jugea qu’elles n’y étaient point comprises, puisqu’elles n’y étaient point nommées : rigueur hors d’exemple, qu’une personne de cette qualité, en l’âge de soixante-dix ans (et plus), sortant d’un siège où elle et sa fille avaient vécu trois mois durant de chair de cheval et de quatre ou cinq onces de pain par jour, soient retenues captives sans exercice de leur religion, et si étroitement qu’elles n’avaient qu’un domestique pour les servir, ce qui, néanmoins, ne leur ôta ni le courage ni le zèle accoutumé au bien de leur parti ; et la mère manda au duc de Rohan, son fils, qu’il n’ajoutât aucune foi à ses lettres, pource que l’on pourrait les lui faire écrire par force, et que la considération de sa misérable condition ne le fît relâcher au préjudice de son parti, quelque mal qu’on lui fît souffrir. […]  » Envoyée prisonnière à Niort, on essaya d’agir sur elle dans le cours de l’année suivante pour lui faire écrire à M. de Rohan de rentrer dans le devoir ; on mit en avant des tiers, qui, sans employer le nom du roi, l’exhortaient comme d’eux-mêmes et comme s’ils étaient mus par la seule considération de son intérêt et de celui de ses enfants : « Mais cette femme maligne jusques au dernier point, dit Richelieu, ne voulut jamais condescendre à s’y entremettre par lettres, disant pour prétexte que ce n’était pas un moyen assez puissant et qu’il fallait qu'elle y allât elle-même, ce que Sa Majesté refusa, sachant qu’elle ne le désirait que pour rendre le mal plus irrémédiable, et affermir son fils et ceux de son parti dans la rébellion jusqu’à l’extrémité. » Telle était cette mère invincible, qui portait dans la défense de sa foi l’âme des Porcia, des Cornélie, et des anciens Romains.

464. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Vie de Maupertuis, par La Beaumelle. Ouvrage posthume » pp. 86-106

Je crois l’entendre : « Si je lui mettais ici un peu de Montaigne, ça ne ferait pas mal. » Nous l’avons vu qui vient d’en mettre. […] Un peu plus de scepticisme ne fera pas mal, surtout de ce côté-ci du Rhin. » Partout il lui prête des maximes, des bouts de tirade et des sorties, des explications de sa conduite : « Ce qu’il y a de singulier, lui fait-il dire (p. 272), c’est que mon penchant à l’indécision n’influe ni sur ma conduite soit militaire, soit politique, ni sur mon caractère. […] Il ne croit pas mal faire en s’y livrant, il croit faire mieux que son auteur ; il le flatte, il lui rend service : comment ne l’en remercierait-on pas ? […] Je vois le mal et je plains ceux qui sont assez méchants pour le faire. » 16. […] [NdA] Voisenon, bien qu’assez peu qualifié pour juger des autres, n’a pas mal vu en disant de La Beaumelle : « C’est un homme d’esprit sans aucun goût, qui a le maintien du sage et la conduite d’un fou… Il a composé un ouvrage divisé en chapitres sur différents sujets (Mes pensées ou [le] qu’en dira-t-on ?) 

465. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Journal et mémoires du marquis d’Argenson, publiés d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Louvre pour la Société de l’histoire de France, par M. Rathery » pp. 238-259

Ainsi, parlant des colonies anglaises de l’Amérique du Nord, et prédisant leur émancipation future et leur séparation de la métropole, prophétisant avec un enthousiasme anticipé la grandeur gigantesque de ces nouveaux États-Unis dès qu’ils travailleront pour eux et non plus pour d’autres : « Quelle supériorité, s’écrie-t-il, sur toutes les autres colonies de mercenaires, gouvernants intéressés, troupes mal disciplinées, recrues lentes, ordres lents, peu de force, peu de zèle, puisqu’il faut tirer son âme de si loin !  […] Le maniement des hommes, le tact, ne fut jamais sa qualité distinctive : Moi qui écris ceci, dit-il quelque part, j’ai pensé être détrôné en intendance, ou du moins j’ai été dégoûté de gouverner davantage par un hôtel de ville d’une grande ville où je voulais leur plus grand bien ; mais j’y allais, étant jeune alors, sans flegme ni expérience, avec brutalité et offense contre le torrent ; je respectais mal leurs usages ; je ne regardais pas leur bien patrimonial comme étant à eux ; je maltraitais le prévôt qui était l’homme du peuple, quoiqu’un coquin. […] ) Je ne trouve pas grand mal qu’il ne soit plus notre ministre, car je n’aime qu’une politique bourgeoise, où on vit bien avec ses voisins et où on n’est que leur arbitre, afin de travailler une bonne fois et de suite à perfectionner le dedans du royaume et à rendre tous les Français heureux. […] Les Français se livrent volontiers aux étrangers, et même plus volontiers qu’à leurs compatriotes ; ils font à l’étourdie les honneurs d’eux-mêmes, « de sorte que ce goût frondeur, qui domine principalement dans la bonne compagnie, ayant porté nos Français à dire mille maux de la faiblesse de la nation, de la nonchalance insurmontable du ministère pour se porter à la guerre, de l’état prétendu désespéré de nos finances, de la mollesse de nos jeunes gens », en un mot de l’abaissement de la France, il n’était pas extraordinaire que les étrangers eussent rapporté dans leur pays ces impressions puisées dans la meilleure compagnie de Paris, et eussent répandu l’idée qu’on pouvait nous braver impunément, ne plus compter avec nous. […] Chauvelin) combien c’était une chose étonnante et à jamais mémorable que cette valeur française qui, contre l’opinion de tout le monde, rendait nos soldats et officiers plus braves que les vieux soldats de M. de Turenne, et d’une constance opiniâtre inconnue au caractère attribué à notre nation, dans le moment où l’on croyait qu’ils feraient très mal les premières campagnes.

466. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « La comtesse de Boufflers (suite.) »

Plein de la leçon que je venais de donner aux barbons dans ma Lettre à d’Alembert, j’eus honte d’en profiter si mal moi-même. […] Enfin, mal guéri peut-être encore de ma passion pour Mme d’Houdetot, je sentis que plus rien ne la pouvait remplacer dans mon cœur, et je fis mes adieux à l’amour pour le reste de ma vie… « Mme de Boufflers, s’étant aperçue de l’émotion quelle m’avait donnée, put s’apercevoir aussi que j’en avais triomphé. […] « J’apprends, Monsieur, par une lettre de Milord-Maréchal, que vous craignez que je ne sois fâchée contre vous, et que, par un effet de votre amitié pour moi, cette crainte, toute mal fondée qu’elle est, vous cause de la peine et de l’inquiétude. […] Ce serait donc seulement le plaisir de faire le mal et de se déshonorer gratuitement qui lui aurait inspiré les noirceurs dont vous l’accusez. […] Une vanité mal entendue, une trop haute opinion de soi-même peut seule éloigner de la société.

467. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ALFRED DE MUSSET. » pp. 177-201

celui-là vit mal qui ne vit que pour lui. […] Le plus beau passage du volume, ces stances du milieu de Namouna, que nul ne se chantera sans larmes, ce Don Juan vraiment nouveau, réalisé d’après Mozart, qu’est-ce encore, je le demande, sinon l’amas de tous les dons et de tous les fléaux, de tous les vices et de toutes les grâces ; l’éternelle profusion de l’impossible ; terres et palais, naissance et beauté ; trois mille71 noms de femmes dans un seul cœur ; le paradis de l’enfer, l’amour dans le mal et pour le mal, un amour pieux, attendri, infini, comme celui du vieux Blondel pour son pauvre roi ? […] Il a voulu rompre avec l’école dite de la forme, et, en rimant mal exprès, il a cru donner une ruade au Cénacle. […] Sans croyance aux doctrines générales du passé, sans confiance aux vagues pressentiments d’avenir ni aux inductions d’une critique conjecturale, s’il abordait des actes et des passions tenant par leur milieu à une époque organique, il les verrait mal et les peindrait incomplétement.

468. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série «  Paul Bourget  »

Un pessimiste n’est pas nécessairement un homme qui affirme la prédominance du mal sur le bien dans l’univers, ni un misanthrope, un hypocondre ou un désespéré. […] Son style même a comme un timbre auquel on ne se trompe pas : il rend un son plaintif, gémissant, éploré… Sans doute l’absence de croyance positive et l’esprit d’analyse peuvent, chez quelques-uns, se tourner en nonchalance (voyez Montaigne), mais non pas chez ceux dont la sensibilité au bien et au mal moral est exceptionnellement développée. […] Qui n’a connu cette impuissance, soit pour en jouir (car du moins elle nous laisse tranquilles et de sang-froid et elle a des airs de distinction intellectuelle), soit, à certains moments, pour en souffrir, quand on sent le vide de la vie incroyante, détachée et uniquement curieuse, et comme il serait bon d’aimer, et comme on peut faire du mal en n’aimant pas ? […] Il devrait la croire et, même en la croyant, ne pouvoir pas l’aimer — et n’en pas souffrir autrement  Mais je comprenais mal. […] Il le faut, afin qu’un jour, devant le mal qu’il a fait, il soit pris d’épouvante et touché jusqu’au fond du cœur, et qu’il sente s’éveiller en lui le chrétien, et que la question de la responsabilité morale et toutes les autres du même ordre se posent de nouveau pour lui, et qu’il voie, dans un éclair, toute la misère de la vie — et tout son mystère.

469. (1887) Discours et conférences « Réponse au discours de M. Louis Pasteur »

La claire vue de la nature du mal vous indique le remède ; on guérit bientôt la maladie dont on connaît la cause. […] C’est la rage, Monsieur, qui est en ce moment l’objet de vos études ; vous en cherchez l’organisme microscopique, vous le trouverez ; l’humanité vous devra la suppression d’un mal horrible, et aussi d’une triste anomalie, je veux parler de la défiance qui se mêle toujours un peu pour nous aux caresses de l’animal dans lequel la nature nous montre le mieux son sourire bienveillant. […] Il a l’air de redouter son succès ; il se repent presque ; je dis mal ; non, il ne se repent pas ; mais il devient le sage accompli ; il se fait le conseiller, le modérateur de ses compagnons de lutte, si bien que les esprits superficiels cessèrent de le comprendre, et peu s’en fallut qu’il ne fût aussi appelé traître à son jour. […] Mais cette marâtre nature qui récompense si mal ici-bas ce qu’on fait pour coopérer à ses fins montra, en ce qui le concerne, sa noire ingratitude. […] Dans un écrit intitulé : Pour la dernière fois, il fit entendre sa plainte doucement résignée : « Je ne suis pas stoïcien, dit-il, et je n’ai jamais nié que la douleur fût un mal.

470. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Œuvres de Barnave, publiées par M. Bérenger (de la Drôme). (4 volumes.) » pp. 22-43

Comme son estomac lui faisait mal, je lui proposai du café, elle le prit. Pendant le reste du jour, elle ne sentit plus de mal, mais nous lui trouvâmes une certaine mélancolie. […] Mais, pendant le reste de la promenade, nous ne pûmes plus parler, et l’objet qui avait fait son mal nous occupait tous. […] C’est alors que, voulant montrer tout le danger qu’il y avait pour la liberté même à rendre la personne du monarque responsable à ce degré soit en mal, soit en bien, il s’écria : « À ceux qui s’exhalent avec une telle fureur contre l’individu qui a péché, je dirai : Vous seriez donc à ses pieds si vous étiez contents de lui ! […] Barnave fut transféré des prisons du Dauphiné à Paris, en novembre 93 ; pendant le trajet, et prévoyant le terme prochain, il écrivait de Dijon à l’une de ses sœurs une lettre qui est comme le testament de cette âme grave, noble et stoïquement tendre : Je suis encore dans la jeunesse, écrivait-il, et cependant j’ai déjà connu, j’ai déjà éprouvé tous les biens et tous les maux dont se forme la vie humaine ; doué d’une imagination vive, j’ai cru longtemps aux chimères ; mais je m’en suis désabusé, et, au moment où je me vois près de quitter la vie, les seuls biens que je regrette sont l’amitié (personne plus que moi ne pouvait se flatter d’en goûter les douceurs), et la culture de l’esprit, dont l’habitude a souvent rempli mes journées d’une manière délicieuse.

471. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Monsieur de Bonald, (Article Bonald, dans Les Prophètes du passé, par M. Barbey d’Aurevilly, 1851.) » pp. 427-449

« Depuis l’Évangile jusqu’au Contrat social, dit-il et répétera-t-il depuis en maint endroit, ce sont les livres qui ont fait les révolutions. » Les révolutions, qui ont changé en bien ou en mal l’état de la société, n’ont eu d’autre cause que la manifestation des vérités ou la propagation des erreurs. […] Semblable à une eau qui se perd dans le sable si elle n’est arrêtée par une digue, l’homme n’est fort qu’autant qu’il est retenu. » Se croyant déjà revenu à Lycurgue ou à Moïse, il proposait sérieusement à l’administration de faire faire des éditions châtiées et exemplaires des auteurs célèbres : on extrairait de chaque auteur ce qui est grave, sérieux, élevé, noblement touchant, et on supprimerait le reste : « Tout ce qui serait de l’écrivain social serait conservé, tout ce qui serait de l’homme serait supprimé ; et si je ne pouvais faire le triage, dit-il, je n’hésiterais pas à tout sacrifier. » Telle est la pensée que M. de Bonald énonçait en 1796, qu’il continuera d’énoncer et d’exprimer pendant toute la Restauration, et qu’il voudra réaliser tant bien que mal en 1827, comme président du dernier Comité de censure : peut-on s’étonner de la suite d’après le début ? […] D’autres parties subséquentes s’y joignent, qui n’y tiennent que par voie de digression ; je ne sais pas d’ouvrage si étroitement raisonné et si mal composé57. […] L’irréligion sied mal aux femmes ; il y a trop d’orgueil pour leur faiblesse. […] Barbey d’Aurevilly, que M. de Bonald soit à la veille de trouver beaucoup de disciples ; mais les adversaires, ceux qui pousseront le plus par leurs systèmes vers les formes encore mal définies de la société nouvelle, croiront s’honorer eux-mêmes en le respectant, et en saluant en lui un champion du moins qui a eu jusqu’au bout l’intrépidité de sa croyance et qui n’a jamais fléchi.

472. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Henri Heine »

Éclatante réplique au fameux axiome : Mens sana in corpore sano, de l’École de Salerne, qui renvoie si fièrement à l’école cette École… Heine, à travers la sympathique pitié qu’il est impossible de ne pas sentir pour des maux si grands, inspire pourtant je ne sais quelle joie orgueilleuse à ceux-là qui croient à la spiritualité humaine et qui pensent que, dans la créature de Dieu, les organes ne doivent pas être les maîtres, mais les serviteurs. […] Un jour, Henri Heine, dans sa floraison de jeunesse, écrivit, comme s’il eût senti les murmures en lui de cet horrible mal sous lequel il devait succomber, que « tout homme de génie était nécessairement malade et même que le génie n’était qu’à ce prix », et les gens qui se portaient bien trouvèrent la chose insolente et lui en firent la guerre. […] Aussi passa-t-il quatre-vingts ans à se droguer, vivant de café, de médecines et de clystères, dont il parlait souvent, comme Scarron, et dont il tirait des effets d’une bonhomie ou d’une hypocrisie comique… Mais ces maux qui ne tuèrent pas Voltaire, tandis que Henri Heine est mort des siens, sont aussi différents des maux de Heine que sa pâle poésie est différente de la poésie du grand poète allemand, lequel reste supérieur à Voltaire autant par la beauté de son génie poétique que par la sincérité tragique de ses douleurs. […] En vain nous dit-il, entre deux morsures du mal sous lequel il a succombé, que « malgré ses souffrances, il est gai, et que les pensées joyeuses le hantent », je ne connais, moi, rien de plus navrant que ces lettres dans lesquelles l’enchanteur intellectuel qu’il était, en conversation aussi animé, aussi éclatant, aussi poète que dans ses livres, sent la paralysie lui infliger l’affreux mutisme de l’impuissance, et se peint tête à tête avec sa femme deux heures durant, sans pouvoir rien lui dire, lui qui l’adore !

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