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364. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Appendice. Discours sur les prix de vertu »

Et c’est l’auteur de l’Histoire de la Grande Armée, c’est un brave et éloquent guerrier dont la jeunesse s’est prodiguée sur les champs de bataille, c’est lui-même qui, depuis vingt ans et plus, a donné ainsi ses soins scrupuleux, minutieux, à compulser, à peser les actions d’humbles filles, de pauvres domestiques, à tâcher que rien d’essentiel n’échappe, que chaque mérite atteigne juste à son degré de rémunération. […] Ses premières années nous échappent. […] En France, dans le pays de la sociabilité, il est tout simple, je le répète, que la plus aimable, la plus bienfaisante des vertus soit couronnée ; mais la vertu, sous ses formes réelles, elle est à chaque pas ; elle échappe aux couronnes, de même qu’elle se rencontre à qui la cherche, à qui sait l’observer, virile, courageuse, terrestre, travailleuse, contribuant à la civilisation et à la richesse générale, à la sueur de son front et par ses peines ; s’appliquant à tout, vaillante au progrès, servant la société dans l’humilité, la docilité et le silence, parfois aussi dans la lutte et le combat ; — oui, parfois (si l’on se transporte dans l’ordre de la pensée et des idées), sachant et osant protester contre la société même, lui résister en face, et résignée dès lors à tous les sacrifices, à toutes les privations et aux ignominies peut-être, en vue de la vérité.

365. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres inédites de F. de la Mennais (suite et fin.)  »

La France lui apparaissait comme un gouffre, « comme un épouvantable enfer » ; il y échappe et arrive sur la terre étrangère sans ressources, cherchant à gagner le pain de chaque jour. […] Bruté, le 28 octobre 1815 : « Reposez-vous sur mon cœur et bien spécialement sur ma conscience du sort de ce bien-aimé Féli ; il ne m’échappera point, l’Église aura ce qui lui appartient. » L’influence personnelle de l’abbé Carron sur La Mennais était trés-secondée et favorisée à ce moment par les circonstances. […] Mais en même temps (car les extrêmes s’appellent et se touchent), pour échapper aux épouvantes infinies de ses propres conjectures, il se rangeait d’autant plus comme un humble enfant et en véritable aveugle sous la houlette du saint homme auquel il s’était abandonné.

366. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Chateaubriand — Chateaubriand, Vie de Rancé »

Une partie de l’Ordre de Citeaux s’était réformée, et prétendait assez naturellement échapper à la juridiction du général qui n’admettait pas cette réforme ; mais il y avait là aussi une question de  régularité et de discipline ; Rome était saisie de l’affaire et paraissait, selon son usage, plus favorable à la chose établie qu’à l’innovation, même quand cette innovation pouvait n’être dite qu’un retour. […] À un certain moment, comme il jugea l’affaire perdue, il se crut inutile, et, laissant le reste de la conclusion à son confrère, il s’échappa dans l’impatience de retrouver sa chère solitude. […] » Ce saint qui ne retourne jamais la tête, qui la cache sous le froc et sous la cendre, qui s’abîme, qui s’humilie et s’accuse, mais à qui il n’échappe jamais une confidence ni un aveu, il le contemple, il l’admire par moments, il ne peut se décider à l’aimer : « Tel fut Rancé, dit-il en finissant ; cette vie ne satisfait pas : il y manque le printemps… » Et encore, parlant de la Correspondance de Rancé et de ses Lettres de piété, dont la monotonie est frappante, il a écrit ces pages qu’on nous pardonnera de tirer du milieu du livre, pour les offrir ici, à demi profanes, dans leur vérité durable et dans tout leur charme attristé ; on n’ira pas bien avant sans avoir retrouvé la touche immortelle, incomparable :  « Rancé a écrit prodigieusement de lettres.

367. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE BALZAC (La Recherche de l’Absolu.) » pp. 327-357

L’auteur y rajeunit à la moderne un sujet usé ; il n’échappe pourtant pas toujours à des plaisanteries devenues vulgaires. […] Son sang-froid d’observateur lui échappe ; une détente lui part, pour ainsi dire, au dedans du cerveau et enlève à cent lieues les conclusions : ainsi dans sa Recherche de l’Absolu, dont nous aurons tout à l’heure à parler ; ainsi dans ces excellents Célibataires, où son chanoine Troubert se grossit et s’exagère vers la fin au point de nous être donné comme un petit Richelieu. […] Mme Claës nous touche encore quand, voyant dans les premiers temps son mari qui lui échappe, sans en comprendre la cause, « elle attend un retour d’affection et se dit chaque soir : — Ce sera demain !

368. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. EUGÈNE SUE (Jean Cavalier). » pp. 87-117

M. de Balzac certes, en de curieuses parties d’observation chatoyante et fine, offre un échantillon incomparablement exquis du genre (bon ou mauvais) du moment ; mais ce n’a été que par endroits qu’il a paru saisissable, et il échappe vite par des écarts et des subtilités qui ne sont qu’à lui. […] Plus tard, en avançant dans la vie, on voit qu’on ne peut dire assez que le fond échappe toujours, que c’est inutile de trop presser. […] Si je m’échappe à dire d’un roi qu’il est expérimenté par l’infortune, si je dis d’un voyageur que l’aspect de certains lieux sauvages l’impressionne désagréablement, j’ai déjà blasphémé : me voilà rejeté à cent lieues du siècle que je veux aborder, et qui me renvoie les échos de ma voix qu’il ne connaît pas62.

369. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « M. MIGNET. » pp. 225-256

Au point de vue élevé où il se plaçait, et dans le regard sommaire sous lequel il embrassait et resserrait une longue suite d’événements, il arrivait à y saisir les points fixes, les nœuds essentiels, les lois, et déjà il laissait échapper de ces mots, de ces maximes, chez lui familières et fondamentales, qui exprimaient ce qu’on a pu appeler son système. […] Quant à ces neveux si vite consolés dont parle De Maistre, et que l’inexorable écrivain n’a pas craint de montrer dansant sur les tombes ; quant à ceux dont Béranger avec plus de sensibilité disait : Chers enfants, dansez, dansez, Votre âge Échappe à l’orage ! […] Antonio Perez, jeté en prison, retenu captif durant onze années, traité avec des alternatives de ménagement et de rigueur, selon ce qu’on craignit ou qu’on espéra de ses aveux ; puis, quand on le crut dessaisi de tous papiers et de tous gages, livré à la justice secrète de Castille, poursuivi pour un acte dans lequel il n’avait été que l’exécuteur d’un ordre royal, mis à la torture, Perez parvint, à force d’adresse, et par le dévouement de sa femme 81, à s’échapper en Aragon ; et là, devant un libre tribunal, le duel s’engagea à la face du soleil, entre le sujet sacrifié et le monarque.

370. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre IV. La fin de l’âge classique — Chapitre II. La Bruyère et Fénelon »

Désireux de plaire à tout le monde, il proposa une dizaine de raisons pour et contre l’une et l’autre opinion, encouragea les modernes en approuvant les anciens, et finit par s’échapper sans conclure. […] Il m’échappe, il me paraît changer à toute heure. […] Dès qu’une âme a l’air de se libérer, ou simplement de se retrancher, il s’échappe de cette douceur une dureté écrasante, qui se dissimule aussitôt le coup porté.

371. (1890) L’avenir de la science « XXII » pp. 441-461

Les seules choses qui échappent au ridicule sont les choses médiocres et vulgaires, en sorte que celui qui a la faiblesse de s’interdire tout ce qui peut y prêter s’interdit par là même tout ce qui est élevé. […] Vive le penseur olympien qui, poursuivant en toute chose la vérité critique, n’a pas besoin de se faire rêveur pour échapper à la platitude de la vie bourgeoise, ni de se faire bourgeois pour éviter le ridicule des rêveurs. […] Boileau se moque de Clélie, « cette admirable fille, qui vivait de façon qu’elle n’avait pas un amant qui ne fût obligé de se cacher sous le nom d’ami ; car autrement ils eussent été chassés de chez elle. « Certes la subtilité n’est pas le vrai : mieux vaut pourtant être ridicule que vulgaire, et c’est un moyen trop commode pour échapper au ridicule que de se réfugier dans la banalité.

372. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre VIII »

Ce premier acte est un peu froid et tourne un peu court ; le joli passage où Fanny laisse échapper son chaste secret l’a un instant ranimé : il y jette la chaleur et la clarté d’un rayon. […] On ne se tue pas pour échapper aux menaces d’un M.  […] Fourchambault a deux enfants, un fils et une fille dont la conduite lui échappe, aussi bien que le gouvernement de sa maison et de sa fortune.

373. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — I. (Dialogues inédits.) » pp. 1-28

Les plaisirs vifs donnent des secousses ; et plus on les ressent, moins les intervalles où ils nous échappent sont supportables. […] Souvent il se contenait devant moi ; mais quelquefois il s’échappait. […] L’intelligence établie entre la marquise et lui n’avait pas échappé au commandant Saint-Mauris, qui avait hâte de ressaisir et de confiner celui qu’il avait trop laissé s’émanciper.

374. (1913) La Fontaine « IV. Les contes »

Ce sont les plus beaux vers du monde, qui échappaient déjà à la nonchalance de La Fontaine. […] Elle est endormie par la vapeur qui s’échappe de la boîte qu’elle a ouverte. […] Où il y a de la vivacité, c’est dans les saillies qui échappent à l’auteur, soit au commencement, soit à la fin, soit, comme je vous l’ai indiqué, même au milieu du récit.

375. (1767) Sur l’harmonie des langues, et en particulier sur celle qu’on croit sentir dans les langues mortes

Mais dans ce mélange même, combien de nuances doivent nous échapper, attendu notre ignorance de la vraie prononciation ? […] Ils sont certainement nos modèles à beaucoup d’égards, ils ont des beautés que nous sentons parfaitement ; mais ils en ont beaucoup plus qui nous échappent, que leurs contemporains savaient apprécier, et sur lesquelles leurs admirateurs modernes se récrient sans aucune connaissance de cause. […] Et croit-on que s’ils revenaient au monde, ils ne se moquassent pas des vers latins de leurs imitateurs, comme nous nous moquons des vers français que ces imitateurs ont quelquefois eu la sottise de laisser échapper ?

376. (1896) Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit « Résumé et conclusion »

Aucune doctrine philosophique, pourvu qu’elle s’entende avec elle-même, ne peut d’ailleurs échapper à cette conclusion. […] Précisément parce qu’il attribue à la conscience, dans la perception, un rôle spéculatif, de sorte qu’on ne voit plus du tout quel intérêt cette conscience aurait à laisser échapper entre deux sensations, par exemple, les intermédiaires par lesquels la seconde se déduit de la première. […] Mais supposons que ma perception consciente ait une destination toute pratique, qu’elle dessine simplement, dans l’ensemble des choses, ce qui intéresse mon action possible sur elles : je comprends que tout le reste m’échappe, et que tout le reste, cependant, soit de même nature que ce que je perçois.

377. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le président Jeannin. — II. (Suite.) » pp. 147-161

Bien que le détail de cette action, qui de sa nature est secrète, échappe nécessairement, il est possible encore aujourd’hui de suivre dans la conduite du président une certaine ligne générale, et d’expliquer les circonstances même où il sembla s’en écarter. […] Les Seize et la faction des zélés, déjoués d’abord et matés par le duc de Mayenne, avaient repris pendant ses absences et ses campagnes toute leur audace et beaucoup de leur influence ; depuis surtout que le jeune duc de Guise, neveu de Mayenne, s’était échappé de prison et qu’ils croyaient avoir un autre chef lorrain à lui opposer, ils redoublaient d’insolence et affectaient, comme auparavant, la tyrannie dans la cité.

378. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « MADAME TASTU (Poésies nouvelles.) » pp. 158-176

Victor Hugo les vers suivants : Heureux qui, dans l’essor d’une verve facile, Soumet à ses pensers un langage docile ; Qui ne sent point sa voix expirer dans son sein, Ni la lyre impuissante échapper à sa main, Et, cherchant cet accord où l’âme se révèle, Jamais n’a dû maudire une note rebelle ! […] Les bonnes qualités, chez la femme-poëte surtout, sont comme des mères tendres et prévoyantes qui retiennent à temps l’enfant prodigue près de s’échapper, et cet enfant prodigue s’en irait sans cela par le monde, accroissant son renom et gagnant la gloire.

379. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Le Brun »

D’un côté comme de l’autre, c’est avant tout une protestation contre le mauvais goût régnant, une gageure d’échapper aux fades pastorales et aux opéras langoureux, aux Amours de Boucher et aux abbés de Watteau, aux descriptions de Saint-Lambert et aux vers musqués de Bernis. […] On lui tiendra compte de ses efforts, de ses veilles, de sa poursuite infatigable de la gloire, de la tradition lyrique qu’il soutint avec éclat, de cette flamme intérieure enfin, qui ne lui échappait que par accès, et qui minait sa vie.

380. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « M. Rodolphe Topffer »

Avoir vécu, dès l’enfance et durant la jeunesse, de la vie de famille, de la vie de devoir, de la vie naturelle ; avoir eu des années pénibles et contrariées sans doute, comme il en est dans toute existence humaine, mais avoir souffert sans les irritations factices et les sèches amertumes ; puis s’être assis de bonne heure dans la félicité domestique à côté d’une compagne qui ne vous quittera plus, et qui partagera même vos courses hardies et vos généreux plaisirs à travers l’immense nature ; ne pas se douter qu’on est artiste, ou du moins se résigner en se disant qu’on ne peut pas l’être, qu’on ne l’est plus ; mais le soir, et les devoirs remplis, dans le cercle du foyer, entouré d’enfants et d’écoliers joyeux, laisser aller son crayon comme au hasard, au gré de l’observation du moment ou du souvenir ; les amuser tous, s’amuser avec eux ; se sentir l’esprit toujours dispos, toujours en verve ; lancer mille saillies originales comme d’une source perpétuelle ; n’avoir jamais besoin de solitude pour s’appliquer à cette chose qu’on appelle un art ; et, après des années ainsi passées, apprendre un matin que ces cahiers échappés de vos mains et qu’on croyait perdus sont allés réjouir la vieillesse de Goëthe, qu’il en réclame d’autres de vous, et qu’aussi, en lisant quelques-unes de vos pages, l’humble Xavier de Maistre se fait votre parrain et vous désigne pour son héritier : voilà quelle fut la première, la plus grande moitié de l’existence de Topffer. […] Les horribles douleurs qu’il endurait n’altéraient en rien son égalité d’humeur, et, entre deux plaintes sur ce qu’il souffrait, il laissait échapper une de ces adorables saillies qui en faisaient un homme tout à fait à part. » La fin du séjour à Vichy fut triste, le retour fut lamentable : après quelques jours pourtant, il sembla que le mal avait un peu cédé, et l’ardeur du malade pour le travail aurait pu même donner à croire qu’il était guéri.

381. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre III. De la vanité. »

Sa conversation est composée de parenthèses, principal objet de toutes ses phrases ; il voudrait laisser échapper ce qu’il a le plus grand besoin de dire ; il essaye de se montrer fatigué de tout ce qu’il envie ; pour se faire croire à son aise, il tombe dans les manières familières ; il s’y confirme, parce que personne ne compte assez avec lui pour les repousser, et tout ce dont il est flatté dans le monde est un composé du peu d’importance qu’on met à lui, et du soin qu’on a de ménager ses ridicules pour ne pas perdre le plaisir de s’en moquer. […] Le hasard amène quelques exceptions, s’il est quelques âmes entraînées, ou par leur talent, ou par leur caractère, elles s’écarteront, peut-être, de la règle commune, et quelques palmes de gloire peuvent un jour les couronner ; mais elles n’échapperont pas à l’inévitable malheur qui s’attachera toujours à leur destinée.

382. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre V. De la lecture. — Son importance pour le développement général des facultés intellectuelles. — Comment il faut lire »

Et s’il vous faut jamais en parler, vous ne le ferez point avec puérilité — Racine vous en sauvera — ni avec banalité — vous y échapperez par le sentiment personnel. […] La préface de Cromwell, les chapitres littéraires du Génie du christianisme, les critiques de Lessing, de Schlegel sur nos classiques, sont d’excellents appuis pour l’intelligence, qui en tirera des principes pour penser autrement, et qui, pour échapper à des conclusions blessantes, apprendra à raisonner.

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