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42. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Racine — I »

Racine, né en 1639, à la Ferté-Milon, fut orphelin dès l’âge le plus tendre. […] J’en avois toujours quelque idée assez tendre et assez approchante d’une inclination ; mais je ne la voyois qu’à l’église : car, comme je vous ai mandé, je suis assez solitaire, et plus que mon cousin ne me l’avoit recommandé. […] Cette vie si pleine, où, sur un grand fonds d’étude, s’ajoutaient les tracas littéraires, les visites à la cour, l’Académie à partir de 1673, et peut-être aussi, comme on l’en a soupçonné, quelques tendres faiblesses au théâtre, cette confusion de dégoûts, de plaisirs et de gloire, retint Racine jusqu’à l’âge de trente-huit ans, c’est-à-dire jusqu’en 1677, époque où il s’en dégagea pour se marier chrétiennement et se convertir. […] C’est l’épanchement le plus pur, la plainte la plus enchanteresse de cette âme tendre qui ne savait assister à la prise d’habit d’une novice sans se noyer dans les larmes, et dont madame de Maintenon écrivait : « Racine, qui veut pleurer, viendra à la profession de la sœur Lalie. » Vers ce même temps, il composa pour Saint-Cyr quatre cantiques spirituels qui sont au nombre de ses plus beaux ouvrages. […] Il est à regretter qu’il n’ait pas poussé plus loin cette espèce de composition religieuse, et que, dans les huit dernières années qui suivirent Athalie, il n’ait pas fini par jeter avec originalité quelques-uns des sentiments personnels, tendres, passionnés, fervents, que recelait son cœur.

43. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. John Stuart Mill — Chapitre II : La Psychologie. »

La première des lois d’association, c’est que les idées semblables tendent à s’éveiller les unes les autres. La seconde, c’est que quand deux impressions ou idées ont été éprouvées simultanément ou en succession immédiate, l’une tend à éveiller l’autre. […] Le principe fondamental de l’école utilitaire, c’est que le seul critérium possible de la justice ou de l’injustice des actions consiste dans leurs conséquences calculables, c’est-à-dire dans leurs tendances : « Toujours depuis que l’homme est devenu un être social et moral, l’observation et le raisonnement ont montré constamment que certaines actions — par exemple, dire la vérité — tendent en général à augmenter le bonheur de l’humanité ; et que certaines actions contraires — par exemple, mentir, — tendent à porter atteinte au bonheur de l’humanité. […] De même, la vertu est bonne primitivement parce qu’elle tend à produire le bonheur. […] L’objet de la morale doit donc être de déduire des lois de la vie et de ses conditions d’existence, quelles sont les espèces d’actions qui tendent nécessairement à produire le bonheur et quelles sont les espèces d’actions qui tendent au contraire.

44. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »

C’est ainsi que la sœur du tendre et affectueux poète, Félicia Hemans, a publié Memoir of the life and writings of Mrs Hemans (1840). […] Ce serait un manuel à l’usage de tous les cœurs d’artiste, surtout des cœurs de femmes tendres et fiers, vaillants à la peine, souffrant sans merci et saignant jusqu’à la fin, sans jamais désespérer. […] Tendre, modeste et décente, Mme Valmore était plutôt portée à s’exagérer cette fausseté de position que tout repoussait et démentait si bien dans sa personne ; on aurait cru, à l’entendre, qu’elle en était restée au temps de la Champmeslé. […] Elle était la plus tendre amie de Mlle Mars, dont nous l’entendrons parler tout à l’heure ; Mlle Mars qui, hors du théâtre, était la personne la plus sensée, la plus positive, la mieux ordonnée, pleine de nobles et libérales actions, bien que passant pour être un peu serrée. […] Mme Valmore n’avait point rompu avec la tradition ; elle avait varié la romance, attendri et féminisé l’élégie, modulé sur un ton suave le tendre aveu et la plainte d’un cœur qui s’abandonne.

45. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « DU ROMAN INTIME ou MADEMOISELLE DE LIRON » pp. 22-41

Mais c’est ici le lieu de dire que Mlle de Liron était belle, et comment elle l’était ; car sa beauté va s’altérer avec sa santé jusque-là si parfaite, et quand Ernest la reverra après le terme prescrit, malgré l’amour d’Ernest et ses soins de plus en plus tendres, elle lira involontairement dans ses yeux qu’elle n’est plus tout à fait la même. […] Ce n’est pas un héros de roman qu’Ernest : nous l’avons connu adolescent vif, impétueux, d’une physionomie spirituelle, ni beau ni laid ; il est devenu homme, appliqué aux affaires, modérément accessible aux distractions de la vie, fidèle à sa chère et tendre Justine, mais non pas insensible à Cornélia. […] Il aime Cécile, mais pas en homme fait ni avec de sérieux desseins ; aussi la tendre mère songe-t-elle à guérir sa fille, et cette courageuse fille elle-même va au-devant de la guérison. […] Le Régent la convoita, et, malgré l’officieuse entremise de Mme de Ferriol, il échoua contre la vertu de Mlle Aïssé ; car c’était d’une enfant que M. de Ferriol avait abusé, et il n’avait en rien flétri la délicatesse et la virginité de ce tendre cœur. […] Elle, ses gens, tout ce qu’elle possède, j’en dispose comme elle, et plus qu’elle ; elle se renferme chez moi toute seule et se prive de voir ses amis ; elle me sert sans m’approuver ni me désapprouver, c’est-à-dire elle m’a offert son carrosse pour envoyer chercher le Père Boursault, etc… » Ce qui ne touche pas moins que les sentiments de piété tendre dont Mlle Aïssé présente l’édifiant modèle, c’est l’inconsolable douleur du chevalier à ses derniers moments.

46. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « La Divine Comédie de Dante. traduite par M. Mesnard, premier vice-président du Sénat et président à la Cour de cassation. » pp. 198-214

Sans doute il le sentit plutôt en artiste qu’en philosophe ou en historien ; il le prit plutôt par le style que par l’ordre de ses idées ; il méconnut le théologien ; il négligea le côté tendre, suave même et idéalement amoureux ; il ne l’aborda que par L’Enfer, ne le suivit point au-delà, et y laissa ses lecteurs comme si ç’avait été le vrai but. […] Dante y tient une grande place ; Ginguené l’analyse, l’explique, le loue ou le critique en toute connaissance de cause ; et, sans rompre ouvertement en visière avec la façon légère et irrévérente du xviiie  siècle, il tend à la détruire par l’exposé même des faits, et à nous transporter peu à peu et comme par une montée unie dans l’intelligence de ce difficile poète. […] Ses animosités, ses rancunes personnelles et ses haines, ses indignations patriotiques et généreuses, ses tendres souvenirs des amis, des maîtres et des compagnons regrettés et pleurés, il y introduisit successivement tout cela par une suite d’épisodes coupés et courts, la plupart brusquement saillants avec des sous-entendus sombres, et il était permis à ceux qui restaient en chemin dans la lecture et qui ne la poussaient point au-delà d’un certain terme, de ne pas apercevoir dans l’éloignement la figure rayonnante de Béatrix et de ne pas lui faire la part principale et souveraine qui lui revient. […] Dante fier, sombre, bizarre et dédaigneux dans cette partie de son poème, apparaît différent à mesure qu’on avance ; son côté tendre, affectueux et touché, ses trésors de mélodie et de tendresse, les nombreuses comparaisons d’abeilles, de colombes et d’oiseaux, qui lui échappent si souvent et qui s’envolent sous ses pas, toutes ces grâces plus fraîches à sentir dans un génie grandiose et sévère, appartiennent aux deux dernières parties de son poème et s’y développent par degrés. […] Mais comme Dante est un génie compliqué et qui pense toujours à plus d’une chose à la fois, il n’est pas moins vrai qu’en même temps que l’apothéose de Béatrix, de la femme aimée, est le but principal de La Divine Comédie, le poète, pour mieux parer et honorer cette âme céleste, lui a prêté bien des traits allégoriques par lesquels il tend à la transformer insensiblement et à la confondre dans la plus noble et la plus lumineuse des sciences selon le Moyen Âge, dans la Théologie elle-même.

47. (1904) La foi nouvelle du poète et sa doctrine. L’intégralisme (manifeste de la Revue bleue) pp. 83-87

Nous déclarerons donc qu’à notre sens la Poésie n’est pas l’apanage exclusif de la littérature, et même des vers, mais que les vers constituant la forme de langage qui tend à la plus haute expression du rythme, et le rythme étant la condition essentielle de toute poésie, il s’ensuit que ladite forme est la plus apte à réaliser celle-ci. Elle y tend par des moyens dont ne dispose pas la prose, et qui sont, en français, la numération des syllabes, le jeu des césures, et la rime. […] Elle tend vers toutes les possibilités de l’affirmation, c’est-à-dire vers l’absolu, mais c’est par transcendance, et par les voies du sentiment que son charme opère. […] C’est plus loin, c’est-à-dire plus profondément que doivent tendre ses aspirations. […] Tout poème qui se réalise ne tend qu’à résoudre une part du problème éternel de l’individuation.

48. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Mademoiselle Aïssé »

Faites-lui mes tendres compliments. […] En un mot, le Chevalier paraît plus sensible que tendre. […] Il a dû être beaucoup pardonné à Mme de Parabère pour cette conduite tendre ; dévouée, compatissante, pour cette œuvre de Samaritaine. […] Le tendre souvenir que j’en conserve doit vous être un sûr garant que je vous aimerai, ma chère petite, toute ma vie. […] Elles achèveront l’idée de cette liaison tendre, passionnée, délicate et légère.

49. (1864) Cours familier de littérature. XVII « CIe entretien. Lettre à M. Sainte-Beuve (1re partie) » pp. 313-408

Il a une mère tendre enfin. […] Ou l’œil bleu de la beauté blonde Luisait-il d’un si tendre azur ? […] Aussi je vous aimais d’une amitié plus tendre que toutes mes amitiés d’enfance. […] Moi aussi, me sentant double, je me suis dédoublé, et ce que j’ai donné dans les Consolations était comme une seconde moitié de moi-même, et qui n’était pas la moins tendre. […] Nous nous éloignâmes, mais cela ne changea rien à mon tendre intérêt pour vous.

50. (1900) Le rire. Essai sur la signification du comique « Chapitre III. Le comique de caractère »

Nous nous donnions le métal pur, et nos efforts ne tendaient qu’à reconstituer le minerai. […] Il y en a une troisième, impliquée dans les deux autres, et que toutes nos analyses tendaient jusqu’ici à dégager. […] À quoi peuvent tendre ces contradictions, sinon à nous faire toucher du doigt l’inconscience des personnages ? […] Plus grande est l’œuvre et plus profonde la vérité entrevue, plus l’effet pourra s’en faire attendre, mais plus aussi cet effet tendra à devenir universel. […] Toutes nos analyses tendaient d’ailleurs à le démontrer.

51. (1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxive Entretien. Réminiscence littéraire. Œuvres de Clotilde de Surville »

Elle y était entourée d’un groupe de jeunes amies lettrées et belles parmi lesquelles on remarquait une jeune Italienne du nom de Rocca, sa plus tendre amie. […] Bel amy, cher petiot, que ta pupille tendre Gouste ung sommeil qui plus n’est fait pour moy ! […] Cher petiot, bel amy, tendre fils que j’adore ! […] Oui, desjà cuyde voir ta mère aux cieulx ravie Que tends vers luy tes innocentes mains ! […] Je ne connais rien de plus tendre en aucune langue ancienne ou moderne.

52. (1894) Propos de littérature « Chapitre Ier » pp. 11-22

Il n’osait tendre les bras, celui qui te rêva le mieux, celui qui le mieux te devinait, celui qui t’a le mieux aimée… YELDIS. […] Or, l’homme tend avant tout à se connaître par sa projection dans la race qui continue son devenir, et c’est par sa projection dans l’œuvre que le moi tend à prendre conscience ; c’est en créant qu’il se crée. […] Vielé-Griffin s’éclaire à la haute flamme de la Joie, mais M. de Régnier s’appuie à la stature de la Douleur que la résignation rend encore plus humaine et si la Fatalité n’est plus, dans ses écrits, le geste pétrifiant qui se tendait soudain sur les héros de la tragédie grecque, sa forme lointaine a gagné en mystère ce qu’elle perdait en majesté.

53. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre premier. La solidarité sociale, principe de l’émotion esthétique la plus complexe »

On sait que, comme le remarque Bain, les cordes de deux violons qu’on fait vibrer tendent toujours à prendre l’unisson ou les harmoniques. […] Toute société n’est qu’une tendance à l’équilibre des molécules vivantes qui la constituent, et toute douleur, tout plaisir, qui sont des ruptures d’équilibres sur un point, tendent essentiellement à se propager. […] Pierre Janet, tend à régler ses mouvements sur celui du magnétiseur, et cela à distance, sans l’intervention des sens connus. […] Le mécanisme de la vengeance et celui de la pitié, comme l’a bien vu Spinoza, ont un fond identique ; mais le plaisir de la vengeance tend nécessairement à disparaître par l’effet de l’évolution, car il est constitué par l’excitation du groupe de tous les sentiments antisociaux, que la civilisation tend à dissoudre. […] L’architecture, en premier lieu, organise les matériaux, les met en ordre ; en second lieu, elle les soumet à une sorte d’action d’ensemble qui élève d’un seul mouvement l’édifice au-dessus du sol et, par l’harmonie des lignes, la continuité du jet ascensionnel, rend léger ce qui est pesant, fait monter et tenir debout, dans la position de la vie, ce qui tend à s’affaisser, à s’écraser.

54. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Conclusions »

Les œuvres idéalistes classiques tendent à être belles, elle se plaisent à la description de lieux riches et heureux, elles donnent du corps humain une image pure de lignes et de couleurs, chaste, sobre et saine ; elles montrent des âmes nobles, fort bonnes, et calmes, animées d’émotion simples et liantes d’amour tendre, de courage, de générosité, de patriotisme, de fière ambition, de juste respect des dieux, de vertus sévères, religieuses mais sans outrance modérées, mais tempérées, contenue de raison et sans disgracieux excès. […] Dostoïewski présente au plus haut degré les altérations morales que l’on a constaté chez les épileptiques ; la défiance, la peur irraisonnée, les colères subites ; il était avec cela extrêmement tendre, bon et affectueux. […] Dans la déformation du vrai, l’artiste tendra à atténuer ce qu’il contient d’indifférent et à exagérer ce par où il passionne. […] Que la coïncidence de ces deux termes est fatale, toute cette étude tend à le démontrer. […] On commence à le comprendre ; la répartition des charges de l’état est inégale et tend à le devenir de plus en plus, tandis que les bienfaits publics sont pour tous les mêmes.

55. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Bain — Chapitre III : Les Émotions »

Les émotions tendres : affections bienveillantes, reconnaissance, amour, pitié, vénération. […] Un sentiment tendre, au contraire, donnerait lieu à une manifestation d’un caractère moins tranché, le sourire ; si toutefois il est exact de dire que le sourire est une espèce de rire. […] Elle nous apprend qu’il est de la nature de la force nerveuse de se dépenser, de se décharger de l’une des manières suivantes ; L’excitation nerveuse tend toujours à produire le mouvement musculaire, et elle le produit toujours quand elle atteint une certaine intensité. […] Les émotions et les sensations tendent donc à produire des mouvements corporels, en proportion de leur intensité. […] En son absence, on peut dire que l’uniformité supposée des décisions morales se résout dans les deux éléments suivants : Les devoirs qui tendent à conserver la sécurité publique, laquelle renferme la sécurité individuelle.

56. (1909) Nos femmes de lettres pp. -238

Je sais bien ce qu’elle tend à prouver : qu’Antoine Arnault est un désabusé, revenu de tout. […] Attitude des personnages, style de l’auteur, et ce qu’il y a de tendu en lui, c’est bien influence romantique. […] Et c’est d’abord l’enchantement des premières initiations, tout le côté mystique et tendre, exclusivement tendre, d’une âme vierge qui pour la première fois s’ouvre à l’amour. […] Et nous n’y trouvons pas le moindre frisson tendre de ses vers pour un homme ! […] Les femmes de Mme de Noailles cèdent avec délice au joug du mal sacré, « tendres corps qui se penchent et avancent, tendus vers les mains des hommes ».

57. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre IV. Racine »

Cette âme tendre subit toutes les influences, et reflète tous les milieux : à Port-Royal, il fait des odes pittoresques et pieuses407 ; dans le monde408, où l’introduit son cousin Vitart, intendant du duc de Luynes, lié avec des poètes, des beaux esprits, d’humeur facile et de vie libre, il fait de petits vers, des madrigaux, des sonnets ; il révèle une pointe de malignité fine et meurtrière. […] Hamon, une âme tendre comme la sienne parmi ces durs logiciens. […] Il laissa la tragédie politique, la psychologie des sentiments médiocres et des caractères froids ; mais il chassa de la scène la fade galanterie On lui a reproché d’avoir modernisé tous ses sujets, et l’on n’a voulu voir en lui que le peintre des moeurs de cour, affinées et polies : il est vrai que quelques-uns de ses jeunes premiers, Xipharès ou Bajazet, Tendres, galants, doux et discrets, ont un peu l’air de courtisans français, très idéalisés. […] Ainsi, tandis que Corneille résout le conflit de la volonté et des passions par la victoire de la volonté, Racine conclut au triomphe des passions : et comme Corneille tend à supprimer les passions, il tend à supprimer la volonté. […] Voyez ses jeunes filles, sœurs peut-être, non pas doubles les unes des autres : Junie, pitoyable et protectrice, Iphigénie, douce et fière, Hermione, naïve, abandonnée, emportée ; Monime, pudique, résolue, soucieuse de son devoir, de son honneur, de sa dignité, ferme dans sa volonté comme une héroïne cornélienne, sans raideur pourtant, et toute tendre et gracieuse ; Eriphyle, enfin, déprimée par la misère, envieuse, ingrate, une amoureuse qui avilit l’amour.

58. (1911) La morale de l’ironie « Chapitre IV. L’ironie comme attitude morale » pp. 135-174

Mais, selon l’universelle loi des institutions sociales et des formations psychologiques, né d’une discordance qu’il aggrave d’abord, il tend à y remédier, et par là, il tend indirectement à se supprimer lui-même. […] Les états opposés vers lesquels tendent ces doctrines sont également incompatibles avec l’existence et nous en sommes trop loin. […] Elle ajoutera que chacun de nous ne représente pas seulement lui-même, mais une société entière faite à son image, à l’existence virtuelle, mais qu’il tend à réaliser. […] L’ironie tend, comme toutes les manières de penser, de sentir et d’agir, à devenir automatique, à se figer, et en même temps à se prendre pour la fin suprême. […] Elle tend à la réduire en promettant une harmonie un peu meilleure, par là, elle tend à se supprimer elle-même, selon la loi d’évanescence, et ce sera là, si on le veut bien, une ironie de plus.

59. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Henri de L’Épinois » pp. 83-97

L’Église, fondée par la parole de Jésus-Christ et par les Apôtres, dès les premiers pas faits sur la terre y mettait la main en même temps que le pied, et voici comment elle y mettait la main : elle la tendait et l’aumône y tombait. Elle n’avait pas même besoin de la tendre pour qu’elle y tombât, spontanément offerte qu’elle était, cette aumône, par la foi et l’enthousiasme fraternel des premiers Chrétiens ! […] Si aujourd’hui, par impossible, les atroces Tartuffes qui veulent la mort du Christianisme par l’appauvrissement de la Papauté, et les imbéciles, plus nombreux encore, qui croient que pour la gloire et le renouvellement de la Papauté, avilie, selon eux, dans le pouvoir et les richesses, il faudrait la jeter vivante à la voirie des grands chemins et qu’elle allât tendre sa tiare à l’aumône comme Bélisaire y tendait son casque, avaient une vue juste de la réalité, le sou que la Chrétienté y ferait pleuvoir de toutes parts serait l’atome constitutif d’un pouvoir temporel nouveau, qui — le monde étant différent de ce qu’il était il y a dix-huit siècles — ne se développerait pas comme la première fois, mais trouverait une autre forme de développement.

60. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — V. — article » pp. 433-434

Nous ne pouvons nous refuser au plaisir de citer les Vers qu'elle fit pour répondre aux sollicitations d'un homme aimable & plein d'esprit, qui l'aimoit, & qui la pressoit de le payer d'un tendre retour. […] sur mon cœur cessez de rien prétendre ; Cessez de le faire souffrir : Le Ciel ne l'a pas fait si sensible & si tendre Pour aimer ce qui doit périr.

61. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE RÉMUSAT » pp. 458-491

Elle a senti qu’elle mourait, et cependant, en quittant une vie si heureuse, elle n’a laissé échapper que l’expression d’un regret aussi tendre que touchant : — Ne m’oubliez pas, disait-elle à ses parents et à ses amis en pleurs autour de son lit de mort ; j’aurais plus de courage s’il ne fallait pas vous quitter, mais du moins que je vive dans votre souvenir ! […] La pauvre enfant n’a que le temps de prévenir le voisin aimable et tendre qu’elle n’a jamais vu. […] La Révolution avait changé les conditions des diverses classes de la société, et déplacé, en quelque sorte, le centre des forces : il tendait à se fixer désormais dans les classes moyennes. […] Il lui donna même quelques nouveaux amis ; elle se trouvait naturellement liée avec M. et Mme Guizot, avec M. de Barante : il la lia avec Mme de Broglie, qu’elle a trop peu vue, mais avec qui elle a entretenu, dans ses dernières années, de vraies et tendres relations. […] Ce serait toute une histoire renouvelée du fleuve de Tendre que de dire la feinte pastorale à laquelle il se prêta. — Jeune, riche, il fit semblant d’être malheureux, ruiné, exilé, afin de mieux jouer près d’elle son rôle d’étranger ému, attendri, reconnaissant, et pour que Mme d’Houdetot pût avoir prétexte à se dire dans sa candeur : « Pauvre jeune homme !

62. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre cinquième »

Ils ne manquaient pourtant ni d’esprit ni de goût, et leur admiration de disciples tendres et fidèles donne à leurs pièces le caractère de pieux hommages à la gloire du maître. […] L’âme de Voltaire n’était pas assez tendre pour inventer dans un ordre de sentiments où l’imagination n’est d’aucune aide. […] Il en est un autre pourtant qui lui parle plus intimement : c’est le vrai des sentiments tendres. La même justice qui a donné à Corneille le nom de grand a dit le tendre Racine, non pour le réduire au mérite d’avoir bien exprimé la tendresse, mais parce que c’est sa qualité dominante. […] Voltaire a des vers simples qui ont la précision et la plénitude de sens de ceux de Corneille ; il en a de tendres, il en a de poétiques, comme Racine.

63. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — II » pp. 18-34

Il jouissait d’autant plus, quand son imagination le lui permettait, du calme uni et profond des dernières heures : Le 14 (août). — Après une longue série de jours éclatants, j’aime assez à trouver un beau matin le ciel tendu de gris, et toute la nature se reposant en quelque sorte de ses jours de fête dans un calme mélancolique. […] Un jour, quelques années après, lisant les lettres de Mlle de Lespinasse et y découvrant des flammes à lui inconnues, il s’en émouvait, et il s’étonnait de s’en émouvoir : « En vérité, disait-il, je ne me savais pas une imagination si tendre et qui pût à ce point agiter mon cœur ? […] Quoi qu’il en soit, il avait une peine alors, et en se trouvant transporté, au sortir de la solitaire Chênaie, dans l’intimité tendre d’Hippolyte de La Morvonnais et de sa jeune femme, cette peine se guérit. […] Guérin, sans tant y songer, ressemblait mieux aux lakistes en ne visant nullement à les imiter : il n’est point chez eux de sonnet pastoral plus limpide, il n’est point dans les poétiques promenades de Cowper de plus transparent tableau, que la page qu’on vient de lire, dans sa peinture si réelle à la fois et si tendre, si distincte et si émue. […] Et ici que la piété d’une sœur qui a présidé à ce monument dressé à un tendre génie nous permette une réflexion.

64. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Mémoires de madame Roland »

Convenait-il qu’un livre, publié au profit de la fille de l’auteur, et d’une fille d’un âge si tendre, contînt de semblables passages ? […] C’est ce qu’on s’était dit, et, n’admettant pas qu’elle pût avoir placé tous ses trésors de cœur sur l’ami respectable qu’elle avait agréé, on a cherché quel pouvait être pour elle l’objet d’une affection plus vive et plus tendre. […] Ce genre de vie serait très austère, si mon mari n’était pas un homme de beaucoup de mérite que j’aime infiniment ; mais, avec cette donnée, c’est une vie délicieuse dont la tendre amitié, la douce confiance, marquent tous les instants ; où elles tiennent compte de tout et donnent à tout un prix bien grand. […] À un moment, un ami s’était joint à eux, Lanthenas, une de ces âmes tendres et de ces têtes peu sûres d’elles-mêmes qui ont besoin de s’appuyer et de se donner. […] Dès qu’il vit Buzot plus en pied que lui et plus favorisé, il s’irrita, s’ulcéra et prit la fuite : « C’était un bon et tendre frère, nous dit Mme Roland, parlant de Lanthenas ; mais il ne pouvait être autre pour mon cœur, et ce sentiment me rendait d’autant plus libre et franche dans l’intimité établie entre nous trois.

65. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre II. La première génération des grands classiques — Chapitre I. La tragédie de Jodelle à Corneille »

Il est nerveux, tendu, sentencieux : il trouve dans ses chœurs des strophes d’une belle et ferme allure. […] Naturellement, selon les lois de l’éloquence et du lyrisme, leurs développements des situations particulières et des sentiments individuels tendent à l’universel, au lieu commun : d’autant mieux que, ne comprenant rien à la nature propre du drame, ils sont amenés fort logiquement à le prendre comme une allégorie morale, destinée à l’instruction : pourquoi raconterait-on ces choses extraordinaires, si ce n’est pour l’exemple ? […] Bien au contraire, à qui lira attentivement les tragédies de Hardy, ou la Mélite de Corneille, il apparaîtra que le drame français tendait à se concentrer, et que, laissé à lui-même, il se fût, un peu plus tard peut-être, mais un jour certainement, régularisé. […] Les unités n’ont fait que hâter et servir la définition de la forme où tendaient secrètement les auteurs et le public : et ce ne sont pas les érudits, c’est la raison qui a fait triompher Aristote sur notre scène. […] En leur vrai sens, elles représentent le minimum de convention qu’on ne peut retrancher dans la représentation de la vie : on suppose que le plancher de la scène est un autre lieu quelconque du monde, mais toujours le même lieu, et que les deux heures du spectacle peuvent contenir les événements d’une journée : mais l’idéal où l’on tend, c’est de réduire la durée de l’action à la durée de la représentation.

66. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre deuxième. Rapports du plaisir et de la douleur à la représentation et à l’appétition »

Si la mort d’un ami m’afflige, ce n’est pas parce qu’il y a conflit entre l’idée de ses bienfaits, qui tend à faire subsister son image dans la conscience, et l’idée de sa mort, qui tend à la refouler ; c’est parce qu’il y a conflit de mes inclinations, désirs, habitudes et affections avec la réalité brutale qui les prive de leur objet. […] Au point de vue physiologique, l’opposition actuelle des émotions et des représentations s’explique par ce fait que les représentations sont attachées à des organes déterminés, tandis que le plaisir et la douleur sont généralement produits par une stimulation et un surcroît de vie qui tend à se répandre dans l’organisme entier : c’est un phénomène qui correspond à la diffusion des courants nerveux en un sens favorable ou contraire à nos organes. […] De plus, elle n’explique pas l’action, puisqu’elle la fait dériver tout entière d’une passivité préalable ; la causalité, l’efficacité, la force du sentiment ne se comprennent pas, et on ne sait avec quoi l’être pourra réagir, tendre à une chose ou s’écarter de l’autre. […] Voilà pourquoi nous agissons, et aussi pourquoi notre action tend toujours à du changement intérieur et à quelque mouvement extérieur. […] Nous commençons par peiner, dans tous les sens du mot, avant de tendre vers un plaisir déterminé ; le besoin nous pousse par derrière, avant que le désir nous attire en avant.

67. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « Mme DESBORDES-VALMORE. (Pauvres Fleurs, poésies.) » pp. 115-123

le tendre poëte nous remet sur la mort de sa mère, sur ce legs de sensibilité douloureuse qui lui vient d’elle, et qui, d’abord obscur, puis trop tôt révélé, n’a cessé de posséder son cœur : Comme le rossignol, qui meurt de mélodie, Souffle sur son enfant sa tendre maladie, Morte d’aimer, ma mère, à son regard d’adieu Me raconta son âme et me souffla son Dieu Triste de me quitter, cette mère charmante, Me léguant à regret la flamme qui tourmente, Jeune, à son jeune enfant tendit longtemps sa main, Comme pour le sauver par le même chemin.

68. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « André Theuriet »

Il est amoureux de la préfète, comme Fortunio est amoureux de la belle notairesse ; et, comme Fortunio, il est tendre, naïf et capable d’un dévouement absolu. […] Elles pénètrent mieux en moi que les plus tendres élégies des poètes. […] Parfois, lorsqu’il se regarde dans un miroir, et qu’il voit se refléter dans la glace cette figure ridée et vieillotte, ce dos voûté, ces yeux ternes et ces lèvres chagrines, il a peine lui-même à reconnaître dans ce personnage desséché et décrépit le Séverin d’autrefois  le svelte jouvenceau exalté, tendre et romanesque, qui marchait d’un pas si allègre sous les acacias en fleur de la rue du Baile, et qu’on avait surnommé à Juvigny « l’amoureux de la préfète ».

69. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Merrill, Stuart (1863-1915) »

Les Fastes ont de l’éclat surtout, mais leur beauté procède encore de plusieurs autres qualités parfois opposées, depuis la douceur nacrée de Watteau jusqu’à la force qui tend les muscles. […] On les modulera en soupirs, qui ne sont pas sans charme, en mélodies tendres, en plaintes frêles. […] La nécessité de s’exprimer noblement ne tend-elle point d’ailleurs à la réalisation d’un grand rêve social, puisqu’elle impose la plus grande part de perfection humaine.

70. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Alfred de Musset »

Paul de Musset est à son frère ce que le rose est à la pourpre, et, malheureusement, c’est cette nuance trop tendre qu’il exhale dans sa biographie. […] Alfred de Musset, bien moins orgueilleux que Byron, bien plus rêveur et bien plus tendre, exhale son histoire avec ses soupirs, et quand il a chanté, toute son histoire est finie ! […] Jamais, en effet, l’amer, le sauvage, le strident Byron n’eut, même dans ses œuvres qui voulaient être tendres (comme, par exemple, Parisina et La Fiancée d’Abydos), la tendresse, la pureté, la mélancolie au divin sourire d’Alfred de Musset. […] … C’est cette vie-là d’Alfred de Musset qui nous manque, et puisqu’il ne l’a pas écrite, puisqu’il ne s’est pas appesanti sur elle, qui nous manquera probablement toujours… S’il l’avait écrite, on l’aurait jugé ; et on ne peut que le deviner, ce tendre cœur qui vivait de son cœur quand on le croyait un mondain frivole, et qui mourut de son cœur quand on le croyait un mondain vicié.

71. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Œuvres de Vauvenargues tant anciennes qu’inédites avec notes et commentaires, par M. Gilbert. — I — Vauvenargues et Fauris de Saint-Vincens » pp. 1-16

Il avait mis d’ailleurs dans tout son jour et en pleine lumière le côté tendre, affectueux, de Vauvenargues, ce côté le plus connu, la beauté de sa nature morale, et avait parfaitement marqué le trait dominant de son caractère, la sérénité dans la douleur ; et il concluait en disant que l’espèce de gloire réservée à Vauvenargues était celle qui peut sembler le plus désirable aux natures d’élite, l’amitié des bons esprits et des bons cœurs. […] Dans sa jeunesse, et à l’époque de sa liaison avec Vauvenargues, c’était un jeune homme studieux, aussi lettré que modeste, animé de sentiments délicats et tendres, religieux ou susceptible de revenir à la religion. […] Gilbert a rassemblé à ce propos différents passages de ses maximes et de ses caractères, qui se rapportent évidemment à cette situation personnelle ; on le soupçonnait auparavant, on en est sûr désormais : et par exemple dans ce portrait de Clazomène qui est tout lui : « Quand la fortune a paru se lasser de le poursuivre, quand l’espérance trop lente commençait à flatter sa peine, la mort s’est offerte à sa vue ; elle l’a surpris dans le plus grand désordre de sa fortune ; il a eu la douleur amère de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes, et n’a pu sauver sa vertu de cette tache. » L’amitié si tendre, si familière, que nous voyons établie entre Vauvenargues et Saint-Vincens nous permet de nous figurer en la personne de ce dernier un de ces amis dont La Fontaine avait vu des exemples autre part encore qu’au Monomotapa : Qu’un ami véritable est une douce chose ! […] Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage ; vous connaissez ma tendre amitié pour vous, et je crois pouvoir toujours compter sur la vôtre. […] Cette correspondance, malgré les parties affectueuses et tendres, malgré la sincérité touchante en bien des endroits, a besoin d’être lue par des amis pour être interprétée sans défaveur et tout à l’avantage de l’homme.

72. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Léonard »

Léonard161 Dans mon goût bien connu pour les poëtes lointains et plus qu’à demi oubliés, pour les étoiles qui ont pâli, j’avais toujours eu l’idée de revenir en quelques pages sur un auteur aimable dont les tableaux riants ont occupé quelques matinées de notre enfance, et dont les vers faciles et sensibles se sont gravés une fois dans nos mémoires encore tendres. […] En un mot, dans cette carrière ouverte au commencement du siècle par Racine fils et par Voltaire, et suivie si activement en des sens divers par Le Tourneur et Ducis, par Suard et l’abbé Arnaud, Léonard à son tour fait un pas ; il est de ceux qui tendent à introduire une veine des littératures étrangères modernes dans la nôtre. […] Faut-il que le destin barbare S’oppose aux plus tendres amours ? […] Il faut voir comme le tendre auteur des Deux Ruisseaux s’y évertue. […] Il ne réussit pas à s’en détacher, à laisser mourir ou s’apaiser en lui ses facultés aimantes et tendres ; il mourut avec elles et par elles.

73. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre VI : M. Cousin philosophe »

Ce qui persiste et ce qui tend à persister, ce ne sont pas les individus, c’est l’espèce, c’est-à-dire la forme abstraite ou idéale commune à tous les individus, et les individus ne vivent, ne naissent et ne se remplacent que parce que cette forme tend à subsister. […] « Son caractère est de subordonner les sens à l’esprit, et de tendre, par tous les moyens que la raison avoue, à élever et à agrandir l’homme. » Elle n’est pas seulement une doctrine, elle est « un drapeau. » C’est « une cause sainte », et il y a bientôt quarante ans que « je combats » pour elle. […] Elle soutient le sentiment religieux, elle seconde l’art véritable, la poésie digne de ce nom, la grande littérature ; elle est l’appui du droit ; elle repousse également la démagogie et la tyrannie ; elle apprend à tous les hommes à se respecter et à s’aimer. » Pour mieux prouver que la science m’est indifférente, et que je ne me soucie que de morale, je range avec moi sous le même drapeau des philosophies sans métaphysiques, des métaphysiques opposées entre elles et des religions ; il me suffit qu’en pratique elles tendent au même but, et contribuent à nourrir dans l’homme les mêmes sentiments. […] N’écoutez pas ces esprits superficiels qui se donnent pour de profonds penseurs, parce qu’après Voltaire, ils ont découvert des difficultés dans le christianisme ; vous, mesurez vos progrès en philosophie par ceux de la tendre vénération que vous ressentirez pour la religion de l’Évangile… Ne fléchissez pas le genou devant la fortune, mais accoutumez-vous à vous incliner devant la loi.

74. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Marie-Thérèse et Marie-Antoinette. Leur correspondance publiée par. M. le Chevalier Alfred d’Arneth »

Marie-Antoinette est connue, et tout en gagnant à cette familiarité tendre, respectueuse et soumise, où elle achève de se produire, elle ne se montre à nous par aucun aspect vraiment nouveau. […] Je vous prie donc en amie, et comme votre tendre mère, qui parle par expérience, ne vous laissez aller à aucune nonchalance ni sur votre figure, ni sur les représentations. […] Elle sait certainement, autant et mieux que personne, les heureuses et charmantes qualités de sa fille, de « cette gentille Antoinette », comme elle l’appelle ; est-ce à une mère tendre qu’il faut apprendre ces choses ? […] Les éloges se mêlent aux réprimandes, car on sent qu’elles sortent d’un cœur tendre et qui n’a en vue que le bonheur des siens : « Je suis toujours sûre du succès, si vous entreprenez une chose, le bon Dieu vous ayant douée d’une figure et de tant d’agréments, joint avec cela votre bonté, que les cœurs sont à vous si vous entreprenez et agissez ; mais je ne puis vous cocher pourtant ma sensibilité : il me revient de toutes parts et trop souvent que vous avez beaucoup diminué de vos attentions et politesses à dire à chacun quelque chose d’agréable et de convenable, de faire des distinctions entre les personnes. […] Un tel mot ne passe point sans être relevé et sans donner occasion à toute une tendre mercuriale : « Je suis bien contente que vous n’avez point de part au changement des deux ministres, qui ont pourtant bien de la réputation dans le public et qui n’ont manqué, à mon avis, que d’avoir trop entrepris à la fois.

75. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Herbert Spencer — Chapitre I : La loi d’évolution »

Le vice de la conception courante vient de ce qu’elle est téléologique ; on ne juge les faits que par rapport au bonheur humain ; on ne s’inquiète que de ce qui l’augmente ou tend à l’accroître. […] Cependant, les faits pris ensemble tendent à montrer que les organismes les plus hétérogènes se sont produits les derniers. […] Par un progrès naturel, la classification va des ressemblances grossières à d’autres plus cachées ; dans les classes se forment les sous-classes suivant les degrés de dissemblance ; et l’esprit éliminant toujours le dissemblable, cherchant des ressemblances de plus en plus rigoureuses, tend finalement vers la notion de ressemblance complète qui suppose la non-différence. […] Le processus de classification, par un progrès qui lui est propre, tend vers la ressemblance complète ou égalité ; quand elle l’a atteinte la science est devenue quantitative. […] Quoiqu’il n’y paraisse guère, la recherche intrépide tend sans cesse à donner une base plus ferme à toute vraie religion.

76. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Émile Zola » pp. 70-104

Constamment construits par un minutieux détaillement de faits, d’anecdotes, d’observations, de notes prises sur les lieux, et de spectacles réellement vus, ils tendent à donner de la vie une image adéquate, aussi complexe, aussi variée, abondante en contrastes, sans que le choix, l’idéal personnel de l’auteur restreigne le rayon de son observation et résume la vie et les âmes en des extraits fragmentaires. […] Nana est naturelle, tendre, grossière, écervelée, stupide. […] Sylvère et Miette, l’attachement de ces deux enfants nets, chastes et tendres, sont racontés avec amour. […] Zola tend au démesuré, au typique, à l’incarnation, personnifie, en des êtres devenus tout à coup surhumains, les plus simples et les plus abstraites manifestations de la force vitale. […] Mais il a le don suprême de la vie, il sait souffler sur un être et faire que les tempes battent, que les yeux regardent, que les muscles se tendent.

77. (1858) Cours familier de littérature. V « XXVIe entretien. Épopée. Homère. — L’Iliade » pp. 65-160

C’est la nature dans ses plus tendres et dans ses plus généreux instincts, transfigurée par la poésie et divinisée par le devoir ! […] Ulysse parle en diplomate consommé ; Phénix, vieillard qui a élevé jadis Achille sur ses genoux, parle en vieillard verbeux et en père tendre. […] Mais, quand ce héros égal aux dieux est rassasié de larmes et qu’il a assoupi ses regrets dans son cœur, il se lève de son siége et tend sa main au vieillard ; car il est touché de tendre compassion à la vue de ces cheveux blancs et de cette barbe vénérable. […] Ce fils (Astyanax), encore dans sa tendre enfance, ce fils que nous engendrâmes tous les deux, malheureux que nous sommes ! […] car tu n’es plus, toi qui sauvais les chastes épouses des Troyens et leurs tendres enfants !

78. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — O. — article » pp. 430-432

Si l’Historien semble quelquefois s’écarter de son sujet, ce n’est que pour y répandre un jour plus lumineux, en rappelant des objets qui tendent à l’éclaircissement du sujet principal. […] Il est tant de petits incidens dévoués par leur peu de valeur au silence, qu’on ne peut trop savoir de gré aux Ecrivains substanciels & judicieux, dont la plume rejette tout ce qui ne tend point à développer, à faire saisir & à constater les faits essentiels.

79. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVIe entretien. Biographie de Voltaire »

Le vent et la légèreté de l’âge, la mauvaise renommée de la mère emportèrent ces serments ; mais Voltaire conserva toujours le tendre souvenir de ce premier attachement, et retrouva plus tard avec un tendre intérêt mademoiselle Dunoyer mariée au baron de Winterfeld. […] Voltaire regrettait surtout en elle l’actrice éloquente et tendre à laquelle il destinait le rôle de Zaïre. […] Entre madame du Châtelet et lui, l’amour était éteint, mais l’amitié la plus tendre survivait. […] Ces libelles étaient des armes que ces envieux fournissaient et tendaient au gouvernement pour frapper d’exil ou de prison leur bienfaiteur. […] Le monde tend rationnellement à une indépendance mutuelle absolue de la conscience et du gouvernement, de la foi et de la loi, de Dieu et du prince.

80. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE LA FAYETTE » pp. 249-287

Son mari, après lui avoir donné le nom qu’elle allait illustrer, et qu’une si tendre lueur décorait déjà, s’efface et disparaît de sa vie, pour ainsi dire ; on n’apprend plus rien de lui qui le distingue104. […] Quant à Mlle de Scudéry, il suffit de lire Segrais, Huet et autres, pour voir quel cas on faisait de cette incomparable fille et de l’illustre Bassa, et du grand Cyrus, et de ses vers si naturels, si tendres, que dénigrait Despréaux, mais où il ne saurait mordre ; et ce que Segrais et Huet admiraient en de pareils termes devait n’être pas jugé plus sévèrement dans un monde dont ils étaient comme les derniers oracles. […] La nouveauté particulière à Mme de La Fayette consiste dans l’extrême finesse d’analyse ; les sentiments tendres y sont démêlés dans toute leur subtilité et leur confusion. […] Même cette amitié si tendre avec Mme de Sévigné ne suffisait pas, elle le sentait bien : il y avait trop de partage. […] Du Guet, jeune, s’était essayé au roman tendre et avait fort aimé l’Astrée ; c’était en tout un directeur comme il le fallait à l’auteur de la Princesse de Clèves.

81. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Th. Dostoïewski »

Car le romancier russe ne tend pas non plus au but puéril de terrifier et de maintenir douloureusement suspendue la curiosité d’une foule ; quand on relit ses œuvres, le fantastique qui surprenait d’abord perd toute importance et sans doute Dostoïewski devait ignorer quelle singulière et théâtrale déformation il fait subir à la réalité. […] Criminel instruit, ayant tué par théorie, nerveux, tendre, disposé aux consultations de conscience, farouche cependant et d’une volonté raidie par accès, posé ainsi comme un mécanisme complexe, il est amené successivement aux contacts, qui causeront en lui telle ou telle évolution spirituelle. […] Doué d’une neuve simplicité d’esprit, s’approchant de ses semblables avec une âme à la fois tendre et barbare, et par son ignorance même de toutes les causes, prêt à ressentir des hommes ce qu’ils sont, Dostoïewski est avec eux en d’immédiates et justes communions. […] Dans l’admirable début de Crime et châtiment, Marmeladoff ivre, fait pénitence publique dans l’atmosphère puante d’une gargote, entouré de gros rieurs, et racontant cependant toute la misère d’une âme faible, tendre, salie et torturée par d’inexpiables délits. […] Il n’est pas, dans tout le livre, de crise plus tragique et plus mystérieuse que la nuit précédant ce suicide, coupée de rêves obscènes, bruyante du souffle lourd du vent dans les arbres, et du lointain murmure du fleuve se gonflant ; ces longues heures, qui sont le raccourci de son trouble, de ses crimes et du puissant amour qui l’exalta à le rendre miséricordieux et désespéré, sont celles d’un demi-monstre luxurieux, dissolu, violent, rusé et gai, mais dont la chair aussi est souffrante, et désireuse de jouir et tendre à la douleur.

82. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid (suite.) »

Rien ne relève ce jeune homme comme ces deux femmes qui se disputent son cœur. » La remarque est vraie, mais il n’est pas étonnant toutefois que l’infante, chez Corneille, à la représentation, paraisse inutile, puisque dans la pièce, telle même qu’il l’a conçue, tout tend à la rapidité et au plus grand effet par le resserrement. […] Nous approchons d’une belle scène, de l’entrevue de Rodrigue avec cette maîtresse si irritée et si tendre. […] Dès les premiers mots il ne peut s’en tenir au vous, et il passe au tutoiement, à cette familiarité à la fois héroïque et tendre, qu’elle accepte elle-même aussitôt : « Hélas ! […] Il lui tend son épée pour qu’elle le frappe. […] » C’est doux et tendre ; ils se donnent la main et se rejoignent ; il y a oubli.

83. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre II »

Sa mère, qui déteste en elle l’enfant d’un mari abhorré, la rebute et la maltraite depuis son enfance ; jamais un tendre regard n’a réjoui ses yeux ; jamais un mot d’amour n’a fait battre son cœur ; et pourtant elle se présente aux prétendus avec un million dans chaque main. […] Les propos s’aigrissent, le débat s’envenime, et l’artiste, après avoir livré son œuvre, jette au grand laquais qui le suit la bourse d’or que le baron vient de lui tendre. […] Il rudoie Spiegel, il boude sa fiancée ; il trouve l’un manant et l’autre bourgeoise ; il donne, tête baissée, dans les pièges à paon que le baron et la margrave tendent à sa gloriole remplumée. […] Et l’artiste dévore ces injures qui feraient bondir un laquais, et il baisse la tête sous la savonnette à vilain que le baron lui tend d’une main dédaigneuse, et il renie le nom de son père, et il brocante, à prix d’or, le nom et la paternité ridicule de cet aigrefin blasonné. […] Il ne prend pas même la peine de préparer à son abandon la douce enfant qui ne comprend rien à cette détestable disgrâce ; il la brusque, il la maltraite, il hausse les épaules à ses reproches ingénus et tendres.

84. (1874) Premiers lundis. Tome I « A. de Lamartine : Harmonies poétiques et religieuses — II »

De toutes les poésies de nos jours, aucune n’est, autant que la sienne, selon le cœur des femmes, des jeunes filles, des hommes accessibles aux émotions pieuses et tendres. […] C’est alors que ma paupière Vous vit pâlir et mourir, Tendres fruits qu’à la lumière Dieu n’a pas laissé mûrir ! […] Dieu même n’est plus là pour lui tendre la main comme à un enfant ; Dieu, c’est le grand tout, c’est le flux et le reflux de vie universelle, c’est l’Océan de l’être.

85. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »

Toute petite, dans la vallée de la Scarpe, ayant aperçu à la haute tourelle d’un donjon un vieux prisonnier qui lui avait tendu les bras, elle était partie à pied le jour même avec son frère pour aller à Paris chercher la liberté qu’on lui avait dit résider là-bas pour ce captif. […] Je sais par une triste expérience que ces jeunes et tendres âmes ont besoin de bonheur ou de le rêver, et que leur première nourriture doit être une indulgence inaltérable. […] On dit ma petite pension supprimée, mais je n’ai pas le temps de penser à cela : ce serait interrompre la plus tendre admiration qu’il soit permis à une âme de ressentir. […] Tout est sérieux, tendre et honorable dans le choix réciproque. […] Elle finit par être une fièvre qui tend la mémoire et rend plus douloureuse la fuite des jours loin des lieux qu’on aimait parce qu’on y a beaucoup aimé. — Ne vous ai-je pas dit que souvent je me lève pour aller chercher tel ou tel objet dans telle ou telle chambre où je ne le trouve pas ?

86. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre troisième. Le souvenir. Son rapport à l’appétit et au mouvement. — Chapitre troisième. La reconnaissance des souvenirs. Son rapport à l’appétit et au mouvement. »

Toute idée, toute image a une force de projection et d’objectivation : cette force tend à s’imposer et s’impose en effet quand elle est seule. […] L’image qui, dans telles ou telles circonstances, nous a causé du plaisir ou de la peine, tend à se réaliser de nouveau lorsque les mêmes circonstances sont encore données. […] Puis, quand la voie est ouverte, la conscience ne sent presque plus que les bords du lit où coule le courant nerveux : la forme intellectuelle tend à remplacer le fond sensible ; c’est le second moment de l’évolution. […] C’est en vertu de cette loi que la nature tend à un minimum de complication, que la conscience distincte abandonne progressivement tous les phénomènes physiologiques où elle ne peut plus être d’aucun usage, que la mémoire enfin tend à se convertir en automatisme. […] Tous les actes de la vie physique ou intellectuelle, disent-ils, tendent à se faire d’une façon automatique, et c’est en cela même que consiste le progrès.

87. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre deuxième. Le génie, comme puissance de sociabilité et création d’un nouveau milieu social »

Le génie est une puissance d’aimer qui, comme tout amour véritable, tend énergiquement à la fécondité et à la création de la vie. […] Comme toute créature, l’homme tend, par économie de forces, à persister dans son être, à le modifier le moins possible pour s’adapter aux circonstances physiques ou sociales qui varient autour de lui. […] L’homme ne tend pas moins, et tout naturellement, à persister dans son état moral. […] L’histoire et le roman modernes font voir que les sociétés, par un effet graduel de l’hétérogénéité, tendent à se décomposer en un nombre croissant de milieux indépendants, comme ces derniers en individus de moins en moins semblables. […] A la fin du siècle dernier, on aimait les pastorales, la sentimentalité, les frivolités ; on ne parlait que d’âmes sensibles, d’âmes tendres, de bergers, et de bergères, de retour à la nature ; tout cela était à la surface : la Révolution et la Terreur approchaient.

88. (1892) Boileau « Chapitre III. La critique de Boileau. La polémique des « Satires » » pp. 73-88

Ils ont senti que ce n’était pas là un poète de ruelles, et que le « fin du fin », le galant, le tendre, l’héroïque, tout ce qu’étalaient les auteurs à la mode, et tout ce dont raffolait le « grand monde purifié » d’avant 1660, que tout cela était condamné, jeté au rebut, livré à la dérision. […] Il importait de rappeler que les ennemis de Boileau s’étaient bien défendus : comme leurs diatribes sont parfaitement oubliées aujourd’hui, l’insistance de ses attaques en semble plus cruelle, et il fait l’effet d’avoir massacré des innocents, qui tendaient la gorge au fer. Les personnalités qu’il fait ont scandalisé plus d’une bonne âme, comme Dalembert ou Voltaire : car ceux-ci, comme on sait, ont pratiqué largement le pardon des injures, et tendu toujours l’autre joue, selon la maxime de l’Évangile. […] Et notamment si tout l’effort de la critique depuis Scaliger tendait à fonder en raison le culte, et l’imitation des anciens, le vrai collaborateur et précurseur de Boileau, celui qui est comme l’anneau intermédiaire de la chaîne entre Malherbe et lui, c’est Chapelain.

89. (1860) Cours familier de littérature. IX « Le entretien. Les salons littéraires. Souvenirs de madame Récamier (2e partie) » pp. 81-159

Il se retourna contre ses propres actes, et, ne pouvant supporter ses remords, il tomba aux pieds d’un prêtre et demanda au Dieu de son enfance l’absolution des erreurs de sa jeunesse : âme tendre et meurtrie, il se fit panser par cette piété charitable qui adoucit ses douleurs, corrigea ses légèretés et transforma ses repentirs en vertus. […] Madame Récamier n’aspirait nullement à la gloire des lettres, elle se contentait de jouir du talent : c’est en partager les jouissances sans en avoir les angoisses ; madame de Staël n’avait pas renoncé encore et ne renonça jamais aux affections tendres, besoin de son cœur comme l’éclat était le besoin de son esprit. […] « Cette lettre digne, paternelle et tendre, laissa quelques instants madame Récamier immobile. […] Récamier, vieilli et toujours tendre, pouvait d’autant moins être ainsi répudié que son sort était maintenant tout entier dans ce titre d’époux d’une femme célèbre et européenne : c’était répudier la reconnaissance, le malheur et la vieillesse. […] La correspondance, brève et pleine de réticences, respire encore la tendresse dans les mots, mais les mots, quoique tendres, sont glacés ; on sent qu’ils déguisent bien des distractions et peut-être bien des offenses à l’amitié.

90. (1870) La science et la conscience « Chapitre III : L’histoire »

Or, de même que cette méthode tend à réduire la psychologie à une sorte de physiologie cérébrale où la personnalité individuelle se confond avec l’organe, elle tend aussi à ramener l’histoire à une sorte de physiologie sociale où la personnalité nationale s’efface sous l’action sourde, incessante et irrésistible des causes économiques et naturelles. […] De là un nouveau point de vue qui domine toute l’Histoire des François, et qui tend à la ramener aux lois de l’économie politique. […] Il est vrai qu’elle tend à diminuer l’orgueil de la personnalité humaine, ainsi que sa confiance dans les résultats de ses calculs et de ses efforts. […] Nous avons vu comment l’expérience physiologique tend à en faire une doctrine scientifique. On essaie de nous montrer également comment l’expérience historique tend à en faire une doctrine qui ait la rigueur et la précision d’une science.

91. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Madame de Verdelin  »

Il l’a médité longtemps dès sa tendre jeunesse, il doit le placer au premier rang de ses pères intellectuels ; il le reproduit par quelques traits intimes de ressemblance, par un spiritualisme, un déisme ardent et sincère, par la passion de la nature et de la campagne, par l’enthousiasme et l’ivresse du cœur dans les courses pédestres solitaires. […] Mais auparavant je demanderai à jeter quelques idées qui me sont venues sur ces amitiés passionnées, ou mieux sur ces amitiés dévouées et tendres qu’excitent aisément chez les femmes, depuis deux siècles environ, la plupart des auteurs célèbres, grands poètes ou éloquents philosophes. […] Vouée à ses soins d’épouse garde-malade, à ses devoirs de mère, et les remplissant exactement, elle avait placé ailleurs son plus tendre intérêt, le plus cher de son âme, et elle ne trouvait en retour que refroidissement, scrupules et restrictions de conscience chez ce M. de Margency, déjà plus qu’à demi converti. […] Vous êtes trop jeune encore, vous avez un cœur trop tendre et plein d’une inclination trop ancienne pour n’être pas obligée à compter avec vous-même dans ce que vous devez sur ce point à vos enfants. […] Amie unique, je n’aurai pas assez de tout mon cœur et de toute ma vie pour vous payer le prix d’une si tendre sollicitude.

92. (1859) Cours familier de littérature. VII « XXXVIIe entretien. La littérature des sens. La peinture. Léopold Robert (2e partie) » pp. 5-80

Les deux larges têtes des buffles, dans lesquelles on distingue l’obéissance affectionnée dans l’indépendance naturelle, tendent vers le marais leurs naseaux relevés ; on voit qu’ils aspirent de là l’air salin et marin de leurs mares habituelles, dans le marais au-delà du champ qu’on moissonne ; leurs yeux sont doux et résignés. […] On devine à ses expressions quel intérêt tendre l’attache presque à son insu à ce séjour. […] L’homme souvent traduit mal le cœur de la femme ; souvent aussi l’expression, sous une plume de femme, dépasse la pensée, quand elle écrit à celui par qui elle se sent aimée ; il y a une politesse tendre du cœur qui flatte et qui prolonge l’illusion d’un ami. […] La princesse n’avait donné qu’une tendre amitié au fidèle artiste. […] Elles disent qu’elles affrontent pour la première fois la mer, qu’elles sont toutes tièdes encore des baisers de leur aïeule malade, qu’elles frissonnent au vent froid de la vague salée, et qu’il faut bien écouter et bien regarder le père, leur seule et tendre providence sur les flots pendant la manœuvre.

93. (1859) Cours familier de littérature. VII « XLIe entretien. Littérature dramatique de l’Allemagne. Troisième partie de Goethe. — Schiller » pp. 313-392

C’était un homme tendre, pieux et un peu mystique, qui s’occupait de l’âme de ses malades autant que de leur corps. […] Sa mâle beauté, sa tendre déférence, le prestige de son nom, plus grand que nature dans l’esprit de la jeune fille, enlevèrent le cœur et le consentement de la jeune messagère. […] « Je ne dois pas, dit-il, laisser après moi une femme tendre et fidèle, mère de mon fils, sans nom et sans asile. […] tendre désir ! […] Le rêve se poursuit aussi coloré et aussi tendre pendant deux volumes.

94. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXe entretien. Œuvres diverses de M. de Marcellus (3e partie) et Adolphe Dumas » pp. 65-144

Jules Janin, non pas seulement le plus lettré, mais le plus tendre des hommes ! […] Il me tendit l’ode mouillée d’une de ses larmes ; cette larme ne me fit pas pleurer, mais elle me fera éternellement souvenir. […] » Jugez-en vous-mêmes, âmes tendres, pour qui nulle tendresse de l’âme n’est perdue, quelle que soit la chose qui vous aime. […] Ils s’étaient adoptés l’un et l’autre ; ils ne se quittaient ni la nuit ni le jour ; elle le suivait paisible et roucoulante, et si triste, et si tendre ! […] Triomphe, âme sublime et tendre !

95. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXe entretien. Dante. Deuxième partie » pp. 81-160

« “L’amour, qui s’allume rapidement dans un cœur sensible et tendre, s’alluma dans le cœur de celui-ci pour le corps que j’avais alors, et qui me fut ravi par une mort dont l’horreur irrite encore ma mémoire. […] « “Quand nous lûmes que le sourire entr’ouvert sur les lèvres de l’amante avait été dérobé ainsi par le plus tendre des amants, alors celui qui ne sera jamais désuni de moi pendant l’éternité imprima tout tremblant un baiser sur ma bouche. […] On voit, à sa tendre curiosité sur les secrets de cet amour, combien il avait aimé lui-même Béatrice, et combien il aimait encore cette image au-delà de la vie. […] Mais, après que j’eus compris que ces esprits célestes me témoignaient par leur accent une plus tendre compassion que s’ils avaient dit : “Ô dame, pourquoi le gourmandes-tu ainsi ? […] « Avec un soupir de tendre compassion », dit-il, « elle abaissa ses regards sur moi avec ce visage d’une mère qui se penche sur son petit enfant en délire. » Elle lui explique, dans un admirable langage, les lois de l’ordre matériel et de l’ordre moral.

96. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc, et à ce propos de l’ancien théâtre français »

Magnin, va plus loin : dans ses ingénieuses recherches sur les origines du Théâtre moderne, il tendrait à admettre qu’il y a eu aussi peu d’interruption que possible dans l’exercice de cette faculté dramatique qui est inhérente à l’esprit humain, et il en recueille partout des vestiges. […] Comme cela les accoutumait à ne jamais séparer en idée le beau et le tendre du saint ! […] La scène représente d’abord le Paradis, et le livret donne à cet égard des indications précises : « Que le Paradis soit établi sur un lieu élevé, nous dit l’auteur ou l’ordonnateur du jeu dans le cas prévu où nous voudrions monter la pièce ; qu’on tende tout autour des courtines et des étoffes de soie à une hauteur telle que les personnages qui seront dans le Paradis ne puissent être vus qu’à partir et au-dessus des épaules. […] Tu est faiblette et tendre chose… » Voici les compliments à la femme qui commencent, et ils sont très-délicats : « Tu es plus fraîche que n’est rose ; tu es plus blanche que cristal, que neige qui tombe sur glace en val (dans un vallon). Le Créateur a fait là un triste couple ; tu es trop tendre, et lui trop dur.

97. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire (suite) »

Ce tendre et mélancolique Deleyre, que nous surprenons par la Correspondance de Ducis en pleine crise de sauvagerie et d’hypocondrie vers l’âge de cinquante ans, n’y était pas arrivé d’un coup et sans avoir traversé bien des épreuves. […] Je ne cherche à connaître ni la nature trop vaste pour ma courte durée et ma faible vue, ni les hommes trop remuants et trop impénétrables pour un être qui ne tend qu’au repos. […] Deleyre était de ceux qui aiment mieux pâtir que jouir et prospérer ; il craignait toujours de faire tort aux autres, et de peur d’être heureux aux dépens du grand nombre, il se rangeait volontiers de lui-même du côté des misérables : il avait retourné le proverbe comme trop dur et trop égoïste : « Je trouve le proverbe bien cruel, disait-il, et j’aime encore mieux faire pitié qu’envie, moi. » Nature vraiment pitoyable et tendre, il a la piété sans la religion ! […] Deleyre lui-même, toujours agité de je ne sais quel trouble inconnu, dévoré, comme par émulation, du mal de Rousseau, ne nous rappelle pas moins, tout incrédule qu’il est, l’état du pieux et tendre William Cowper ; il s’accuse sans cesse et se croit rejeté du bonheur. […] Voir la Notice sur la vie et les ouvrages de Deleyre, par Joachim Le Breton, secrétaire de la seconde classe de l’Institut, dans le recueil des Mémoires de cette seconde classe, tome II, page 9 ; et dans la Décade philosophique du 30 mars 1797, page 44, une courte note nécrologique, assez curieuse. — Il faut tout dire, et un moraliste de ma connaissance, qui aime marquer le plus qu’il peut les contradictions de la nature morale, me souffle à l’oreille ce dernier mot : « Allons, convenez-en, ce tendre et mélancolique Deleyre était athée en toute sécurité de conscience, et à la Convention, dans le jugement de Louis XVI, il vota la mort sans biaiser et sans sourciller. » L’aveu qui me coûtait le plus à faire est sorti.

98. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « Figurines »

Car toute son œuvre donne, au plus haut point, l’idée d’un grand esprit et, à la fois, d’une âme mélancolique et tendre. […] Ce qui est tendre paraît plus tendre, ce qui est émouvant plus émouvant, ce qui est humain plus humain, ce qui est simple plus simple, dans une poésie à ce point docte et composite. […] Il avait bien un coeur d’homme, un doux et tendre coeur, ce moine qui écrivait : « C’est faire beaucoup que d’aimer beaucoup. […] Elle pratiquait alors l’amour maternel comme un « sport » quasi tragique, où elle s’employait et se tendait toute. […] Il n’était pas sobre, mais il était doux ; il faisait de petits vers tendres et langoureux, pas très bons.

99. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Poésies d’André Chénier »

Ce n’était pas un jeune cygne au tendre duvet, et duquel on pouvait dire avec sentimentalité ou plutôt sensiblerie : « Il est si beau de mourir jeune ! […] Camille, on le savait déjà, c’est Mme de Bonneuil, « belle et spirituelle personne dont la fille épousa depuis Regnault de Saint-Jean-d’Angely. » Au lieu d’une Daphné, inventée par M. de Latouche qui avait mal lu ou voulu mal lire le chiffre à demi mystérieux, Dr., il faut lire d’Arcy ; l’honneur d’avoir deviné le tendre hiéroglyphe revient à M.  […] En même temps qu’il a été si soigneux de rattacher à chaque page, à chaque vers, tout ce qui s’y rapporte directement ou indirectement chez les Anciens ou même chez les modernes, le nouvel éditeur ne tire point trop son auteur du côté des textes et des commentaires, et il ne prétend point le ranger au nombre des poëtes purement d’art et d’étude ; il relève avec un soin pareil, il sent avec une vivacité égale et il nous montre le côté tout moderne en lui, et comme quoi il vit et ne cesse d’être présent, de tendre une main cordiale et chaude aux générations de l’avenir : « Chénier, remarque-t-il très justement, ne se fait l’imitateur des Anciens que pour devenir leur rival. » À Homère, à Théocrite, à Virgile, à Horace, il essaye de dérober la langue riche et pleine d’images, la diction poétique, la forme, de la concilier avec la suavité d’un Racine, et quand il en est suffisamment maître, c’est uniquement pour y verser et ses vrais sentiments à lui, et les sentiments et les pensées et les espérances du siècle éclairé qui aspire à un plus grand affranchissement des hommes.

100. (1874) Premiers lundis. Tome II « Poésie — Poésie — I. Hymnes sacrées par Édouard Turquety. »

Il y était disciple de l’école de 1828, et quelques vers tendres rappelaient deux ou trois des seules élégies charmantes qu’on connaisse de Charles Nodier. […] Il y en a dans les Hymnes sacrées un certain nombre qui sont comme des feuilles glanées à la suite du Cantique des Cantiques, et qui respirent un parfum d’élégie aussi tendre que des cœurs contrits en peuvent désirer. […] Et dans ce moment-là les colombes des cieux, Avec un cri d’amour, descendaient deux à deux    Pour y baigner leurs tendres ailes ; Et moi je reculai, je partis en pleurant, Hélas !

101. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre IV. La fin de l’âge classique — Chapitre I. Querelle des Anciens et des Modernes »

Il tendit ainsi à généraliser la question, et à faire le procès à toute l’antiquité. […] Il se fit de gros volumes pour et contre l’emploi des deux langues, et là encore la question tendit à se généraliser : on se mit à comparer le latin et le français, à en débattre les mérites respectifs, la capacité et l’illustration448. […] La querelle des anciens et des modernes éclata par son poème du Siècle de Louis le Grand, qu’il lut à l’Académie le 26 janvier 1687, Les Régniers, les Maynards, les Gombauds, les Malherbes, Les Godeaux, les Racans, … Les galants Sarrazins et les tendres Voitures, Les Molières naïfs, les Rotrous, les Tristans, étaient mis au-dessus des poètes grecs et romains.

102. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Riposte à Taxile Delord » pp. 401-403

Jeune homme, qui vous destinez aux lettres et qui en attendez douceur et honneur, écoutez de la bouche de quelqu’un qui les connaît bien et qui les a pratiquées et aimées depuis près de cinquante ans, — écoutez et retenez en votre cœur ces conseils et cette moralité : Soyez appliqué dès votre tendre enfance aux livres et aux études ; passez votre tendre jeunesse dans l’etude encore et dans la mélancolie de rêves à demi-étouffés ; adonnez-vous dans la solitude à exprimer naïvement et hardiment ce que vous ressentez, et ambitionnez, au prix de votre douleur, de doter, s’il se peut, la poésie de votre pays de quelque veine intime, encore inexplorée ; — recherchez les plus nobles amitiés, et portez-y la bienveillance et la sincérité d’une âme ouverte et désireuse avant tout d’admirer ; versez dans la critique, émule et sœur de votre poésie, vos effusions, votre sympathie et le plus pur de votre substance ; louez, servez de votre parole, déjà écoutée, les talents nouveaux, d’abord si combattus, et ne commencez à vous retirer d’eux que du jour où eux-mêmes se retirent de la droite voie et manquent à leurs promesses ; restez alors modéré et réservé envers eux ; mettez une distance convenable, respectueuse, des années entières de réflexion et d’intervalle entre vos jeunes espérances et vos derniers regrets ; — variez sans cesse vos études, cultivez en tous sens votre intelligence, ne la cantonnez ni dans un parti, ni dans une école, ni dans une seule idée ; ouvrez-lui des jours sur tous les horizons ; portez-vous avec une sorte d’inquiétude amicale et généreuse vers tout ce qui est moins connu, vers tout ce qui mérite de l’être, et consacrez-y une curiosité exacte et en même temps émue ; — ayez de la conscience et du sérieux en tout ; évitez la vanterie et jusqu’à l’ombre du charlatanisme ; — devant les grands amours-propres tyranniques et dévorants qui croient que tout leur est dû, gardez constamment la seconde ligne : maintenez votre indépendance et votre humble dignité ; prêtez-vous pour un temps, s’il le faut, mais ne vous aliénez pas ; — n’approchez des personnages le plus en renom et le plus en crédit de votre temps, de ceux qui ont en main le pouvoir, qu’avec une modestie décente et digne ; acceptez peu, ne demandez rien ; tenez-vous à votre place, content d’observer ; mais payez quelquefois par les bonnes grâces de l’esprit ce que la fortune injuste vous a refusé de rendre sous une autre forme plus commode et moins délicate ; — voyez la société et ce qu’on appelle le monde pour en faire profiter les lettres ; cultivez les lettres en vue du monde, et en tâchant de leur donner le tour et l’agrément sans lequel elles ne vivent pas ; cédez parfois, si le cœur vous en dit, si une douce violence vous y oblige, à une complaisance aimable et de bon goût, jamais à l’intérêt ni au grossier trafic des amours-propres ; restez judicieux et clairvoyant jusque dans vos faiblesses, et si vous ne dites pas tout le vrai, n’écrivez jamais le faux ; — que la fatigue n’aille à aucun moment vous saisir ; ne vous croyez jamais arrivé ; à l’âge où d’autres se reposent, redoublez de courage et d’ardeur ; recommencez comme un débutant, courez une seconde et une troisième carrière, renouvelez-vous ; donnez au public, jour par jour, le résultat clair et manifeste de vos lectures, de vos comparaisons amassées, de vos jugements plus mûris et plus vrais ; faites que la vérité elle-même profite de la perte de vos illusions ; ne craignez pas de vous prodiguer ainsi et de livrer la mesure de votre force aux confrères du même métier qui savent le poids continu d’une œuvre fréquente, en apparence si légère… Et tout cela pour qu’approchant du terme, du but final où l’estime publique est la seule couronne, les jours où l’on parlera de vous avec le moins de passion et de haine, et où l’on se croira très clément et indulgent, dans une feuille tirée à des milliers d’exemplaires et qui s’adresse à tout un peuple de lecteurs qui ne vous ont pas lu, qui ne vous liront jamais, qui ne vous connaissent que de nom, vous serviez à défrayer les gaietés et, pour dire le mot, les gamineries d’un loustic libéral appelé Taxile Delord.

103. (1861) Cours familier de littérature. XI « LXVe entretien. J.-J. Rousseau. Son faux Contrat social et le vrai contrat social (1re partie) » pp. 337-416

Jamais il ne m’embrassa que je ne sentisse, à ses soupirs et à ses convulsives étreintes, qu’un regret amer se mêlait à ses caresses : elles n’en étaient que plus tendres. […] Rousseau fut trop l’élève des arbres, des eaux, des vents, du ciel, du soleil, des étoiles ; il lui aurait fallu en même temps l’éducation d’une mère tendre et d’un père laborieux : tout cela lui manqua. […] Elle avait un air caressant et tendre, un regard très doux, un sourire angélique, des cheveux cendrés d’une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très piquante. […] À l’inverse de la première Héloïse, elle se laisse entraîner elle-même à une affection trop tendre pour son élève. […] Thérèse, plus tendre que l’ancien amant, baise cette main et y laisse une larme.

104. (1834) Des destinées de la poésie pp. 4-75

Tribun sublime, au cœur tendre et expansif de la femme ; femme adorable et miséricordieuse avec le génie des Gracques et la main du dernier des Catons ! […] L’une avait un genou en terre et tenait sur l’autre genoux un des enfants qui tendait ses bras du côté où pleurait sa mère ; l’autre avait ses deux jambes repliées sous elle et ses deux mains jointes comme la Madelaine de Canova sur son tablier de toile bleue ; la troisième était debout un peu penchée sur ses deux compagnes, et, se balançant à droite et à gauche, berçait contre son sein à peine dessiné le plus petit des enfants qu’elle essayait en vain d’endormir. […] La poésie de nos jours a déjà tenté cette forme, et des talents d’un ordre élevé se sont abaissés pour tendre la main au peuple ; la poésie s’est faite chanson, pour courir sur l’aile du refrain dans les camps ou dans les chaumières ; elle y a porté quelques nobles souvenirs, quelques généreuses inspirations, quelques sentiments de morale sociale ; mais cependant il faut le déplorer, elle n’a guère popularisé que des passions, des haines ou des envies. […] Le livre n’est point un livre, ce sont des feuilles détachées et tombées presque au hasard sur la route inégale de ma vie et recueillies par la bienveillance des âmes tendres, pensives et religieuses. […]   Maintenant, il ne me reste qu’à remercier toutes les âmes tendres et pieuses de mon temps, tous mes frères en poésie qui ont accueilli avec tant de fraternité et d’indulgence les faibles notes que j’ai chantées jusqu’ici pour eux.

105. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Quelques documents inédits sur André Chénier »

Il guettait de l’œil, comme une tendre proie, les excellents vers de Denys le géographe, où celui-ci peint les femmes de Lydie dans leurs danses en l’honneur de Bacchus, et les jeunes filles qui sautent et bondissent comme des faons nouvellement allaités, … Lacte mero mentes perculsa novellas ; et les vents, frémissant autour d’elles, agitent sur leurs poitrines leurs tuniques élégantes. […] Nina, ou la Folle par amour, ce touchant drame de Marsollier, fut représentée, pour la première fois, en 1786 ; André Chénier put y assister ; il dut être ému aux tendres sons de la romance de Dalayrac : Quand le bien-aimé reviendra Près de sa languissante amie, etc. […] il te tend les bras ; Va trouver ton amant : il ne reviendra pas !  […] Leur voix est pure et tendre, et leur âme innocente, Leurs yeux doux et sereins, leur bouche caressante. […] Alors il prend des fleurs et de jeunes rameaux, et les répand sur cette tombe en disant : Ô jeune infortunée… (quelque chose de tendre et d’antique) ; puis il remonte à cheval, et s’en va la tête penchée et mélancoliquement, il s’en va Pensant à son épouse et craignant de mourir.

106. (1904) En méthode à l’œuvre

À s’aimer, en s’aimant la Matière devient : qui intégrale et possessoirement ne s’aimera, que si, des phénomènes d’attraction, elle tend à prendre sensation d’elle-même, et, en se sentant, se pense, et, en se pensant, intégrale se sait. […] Donc, c’est d’une puissance d’Amour-procréateur, et procréateur du Mieux, dont est pénétrée et mue la Matière, puisqu’elle tend à savoir et par là à sa conscience, — d’où, au plus d’existence-harmonique. […] Et toute son évolution tend donc à opérer l’analyse de tous ses éléments et toutes ses propriétés et déterminer leurs relations, pour de plus en plus en pouvoir une consciente-Synthèse — et de plus en plus re-créer ainsi l’unité, qui devient l’Unité-sciente. […] — Dans cette nécessité, mais aussi en concordance intelligente avec le Tout, l’Homme doit donc tendre à connaître et en toutes relations l’univers et soi-même, et tendre à la Synthèse, — c’est-à-dire à recréer l’Unité devenant l’Unité-sciente. […] Quand, d’autre part, elle s’étend à l’idéal évoluant d’individualités qui ne sauraient que les entraves dont une évoluante Science redevenue sacrée et providentielle, et peut-être occulte, ne les délierait encore, — mais soumises, en le plus ou moins de savoir et de conscience qui est leur récompense et vers quoi toutes tendent leur entendement, aux lois éthiques déduites des lois naturelles.

107. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — La déformation  »

Mais dès que la littérature d’une époque se répand au point de devenir quasi universelle, la transformation de la langue tend à se ralentir, parce que les œuvres écrites dans le ton déjà connu de tous sont celles qui doivent être le mieux accueillies par le plus grand nombre des lecteurs. […] Tout art est déformateur et toute science est déformatrice, puisque l’art tend à rendre le particulier tellement particulier qu’il devienne incomparable, et puisque la science tend à rendre la règle tellement universelle qu’elle se confonde avec l’absolu. […] Ils parlent comme les livres, comme les mauvais livres, et dès qu’ils ont à dire quelque chose de grave, c’est au moyen de la phraséologie de cette basse littérature morale et utilitaire dont on souille leurs cerveaux tendres et impressionnables. […] Fusainniste, c’est fusainiste, lequel tend à fuséniste, lequel était destiné à devenir fusiniste, selon la gamme implacable a e i o u. […] J’ai entendu cette phrase : « Vous avez agi d’une façon cruche. » Le substantif qui implique une idée de qualité, de manière d’être, tend naturellement à devenir un adjectif ; c’est le passage du particulier au général.

108. (1892) Boileau « Chapitre IV. La critique de Boileau (Suite). Les théories de l’« Art poétique » » pp. 89-120

          Tout doit tendre au bon sens… La raison pour marcher n’a souvent qu’une voie. […] Mais non : tout doit tendre au bon sens, cela veut dire que le poète n’écrit pas par fantaisie, pour se montrer, déployer son agilité ou ses grâces devant le public. […] Faire d’après nature, c’est-à-dire se subordonner à la nature, n’avoir d’esprit et d’art que ce qu’elle en demande pour revivre dans une image fidèle, la prendre, elle, et non soi ni sa gloire, pour unique raison d’être de l’ouvrage, et si l’on s’y met soi-même, s’y mettre sans y songer, naïvement, par accident et par surcroît, voilà, pour un poète, ce que c’est que tendre au bon sens. […] Ils faussaient et corrompaient la nature, qui veut que l’intelligence tende au vrai, et que le langage soit le signe de l’idée : ils faisaient un jeu capricieux de la pensée et de la parole, et ne s’occupaient qu’à surprendre et briller. […] , cette imagination m’irrite plus qu’elle ne m’attire… Voyez nos grands romanciers contemporains : leur talent ne vient pas de ce qu’ils imaginent, mais de ce qu’ils rendent la nature avec intensité… Tous les efforts de l’écrivain tendent à cacher l’imaginaire sous le réel… Vous peignez la vie : voyez-la avant tout telle qu’elle est, et donnez-en l’impression.

109. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre x »

Alfred Cazalis, c’est l’orthodoxie agissante et tendre, c’est le dogme traduit en charité et sentiment, c’est un bon et délicieux enfant qui dit à Dieu : « Je suis à toi et aussi à tous mes frères ». […] »‌ Et cette exaltation tendre s’associe à la plus ferme raison. […] Est-ce beau, cette volonté qui domine ce cœur tendre, aimant la vie ?‌ […] Corps flexibles, âmes molles et tendres, en qui la force précocement s’éveille, véridiques et modestes jusqu’à l’humilité, connaissant leur honneur et leur devoir, ces soldats de dix-sept, dix-huit, vingt ans, sont « les fils de France », comme dit l’univers qui les admire. […] Les mères françaises, les plus tendres, les plus craintives qui soient au monde, ont dit à leurs garçons en 1914 : « Je t’encouragerais de la voix, si je te voyais t’élancer au-devant de l’ennemi ».

110. (1899) Le roman populaire pp. 77-112

Jamais elle ne peut tendre légitimement à un abaissement de l’humanité. […] Tout ce que nous venons de dire tend à prouver, du moins je l’espère, que le roman populaire est possible puisqu’on peut citer des exemples, ici ou là, de livres écrits par de grands artistes, capables d’influer heureusement sur l’esprit des foules, et répandus jusque dans les villages d’Angleterre ou de France. […] Mais l’effort du siècle, et, à mon avis, l’effort généreux, tend à en diminuer le nombre. […] Ne craignez pas d’être tendres, d’être naïfs, de redire de l’éternel. […] Je connaissais les paroles et la musique tendre et grôle qui célébraient la tribu, les tentes rayées de noir, les coups de main audacieux, les razzias et le regard profond des femmes qui voient partir le guerrier.

111. (1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Deuxième partie — Chapitre III. La complication des sociétés »

Il est vrai que l’effort des démocrates devait tendre à briser définitivement les cadres anciens, et non pas seulement à les croiser par des cadres nouveaux ; ils voulaient non pas enchevêtrer deux ordres sociaux, mais substituer l’un à l’autre. […] De même, dans une société très civilisée, les associations deviennent de plus en plus nombreuses, mais chacune tend à préciser sa fin et à n’exiger que les portions des activités individuelles qui sont directement intéressées à cette fin même. […] En ce cas, est-il vrai que la multiplicité des groupes dont un homme fait partie tend à l’égaliser aux autres hommes ? […] Le prestige des « places » tend par là même à diminuer, en même temps qu’augmente l’idée de la valeur propre à l’individu. […] D’une manière générale, par le « roulement » même, l’attention sociale tend à se reporter des fonctions aux hommes, et leurs titres n’empêchent plus de mesurer la valeur qui leur est propre.

112. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Gavarni. (suite) »

Il ne cesse de prêcher, et il le fait d’une façon fine, tendre, poétique et sensée, gaie et légère, qui aurait^dû être pleinement persuasive, si la nature n’était pas plus forte que toutes les raisons. […] Si elle s’avance jusqu’à la passion, c’est pour n’en tirer que l’amertume ; elle se plaît à voir dans l’amour lui-même avec ses félicités « une couronne d’épines. » Michel épuise avec elle toutes les nuances de l’affectueux et du tendre : « Que n’êtes-vous, Marie, une pauvre fille habitant quelque mansarde ! […] Rêvez, rêvez alors… » Mais voici un dernier passage qui sort du ton sentimental et tendre, et qui, ce me semble, est éloquent, élevé, poétique à la fois et philosophique, tout un jet brillant de hardiesse et de libre fantaisie. […] On a pu remarquer dans tout ce qui précède quantité de pensées qui feraient des légendes tendres et en sens inverse de celles que l’on connaît. […] Derrière tout misanthrope, il y a eu un ami des hommes, ami trop tendre le plus souvent et qui a reçu de trop sensibles blessures.

113. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre IV. L’Histoire »

Mais les orléanistes faisaient servir leur vue de l’histoire aux intérêts d’un parti : Tocqueville, plus philosophe en restant strictement historien, se contente d’établir la continuité du développement de nos institutions et de nos mœurs : la Révolution s’est faite en 1789, parce qu’elle était déjà à demi faite, et que, depuis des siècles, tout tendait à l’égalité et à la centralisation ; les dernières entraves des droits féodaux et de la royauté absolue parurent plus gênantes, parce qu’elles étaient les dernières. […] Michelet833 eut ses erreurs, ses préjugés, ses haines ; âme infiniment tendre, il a détesté furieusement certaines idées, et les hommes aussi qui les représentaient. […] Ce style de Michelet, âpre, saccadé, violent, ou bien délicat, pénétrant, tendre, en fait un des deux ou trois écrivains supérieurs de notre siècle. […] En lisant l’Imitation, tout enfant il avait « senti Dieu » : il resta toute sa vie un inspiré, et les livres qui parlèrent le plus à son cœur furent toujours les livres des voyants et des prophètes, l’Imitation, la Bible, les Mémoires de Luther ; même il sera tendre à Mme Guyon. […] Là, son âme de poète, plus tendre, plus enthousiaste, plus juvénile que jamais, s’ouvre à la grande et divine nature, qui toujours, du reste, avait été la religion de son intelligence, la joie de ses sens.

114. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Parny poète élégiaque. » pp. 285-300

Un tel poème, qui n’aurait pas eu d’inconvénient lu entre incrédules, aux derniers soupers du grand Frédéric, et qui aurait fait sourire de spirituels mécréants, prit un tout autre caractère en tombant dans le public : il fit du mal ; il alla blesser des consciences tendres, des croyances respectables, et desquelles la société avait encore à vivre. […] La pièce de Parny (trente-deux vers en tout) est pure, tendre, égale, d’un seul souffle, d’une seule veine. […] Une mère tendre, un frère délicat, s’ils avaient à choisir entre les trois pièces, sur la tombe d’une morte chérie, pourraient-ils hésiter un seul instant ? […] Mais les tendres et fragiles poètes, quel triste quantième vous leur proposez là en perspective !

115. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Ernest Renan »

Sa digne mère, dont il est le portrait, continue de vivre pour jouir d’un tel fils, et il suffit d’avoir eu l’honneur de la voir une fois pour sentir tout ce qui a dû présider de pieux, de tendre et d’antique à cette première éducation du foyer. […] Sa tendre sœur, dans cette crise pénible, vint à son aide et lui épargna les soucis de la vie matérielle : il put être tout entier du moins à ses idées et aux nobles soins de progrès et d’avancement intérieur auxquels il s’était voué. […] Il était timide, il était neuf de manières ; cet homme que nous entendons aujourd’hui s’exprimer avec tant de fermeté, de vigueur, de finesse, et sans jamais hésiter dans la nuance de son expression, avait alors à surmonter bien des hésitations de forme et des pudeurs ; il avait le front tendre, comme on le disait de Nicole. Et puis son cœur de Breton était tendre aussi et ne pouvait rester tout à fait insensible dans ce divorce lentement amené, mais décisif et sans retour, avec des croyances du berceau et de l’enfance qui lui échappaient.

116. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre XIII. Conclusions » pp. 271-291

. — Pris au sens relatif, le mot antinomie signifie que deux choses sont dans un rapport tel que le développement de l’une se fait aux dépens du développement de l’autre, que la pleine affirmation de l’une contrarie la pleine affirmation de l’autre, que l’une tend à détruire ou du moins à amoindrir et à affaiblir l’autre. […] Nous sentons très bien ces deux âmes opposées vivre côte à côte en nous, se mêler, se pénétrer, ruser l’une avec l’autre, se tendre des pièges, se jouer de mauvais tours. […] D’après Comte, l’humanité tendu réaliser de plus en plus ses virtualités altruistes. […] L’irrespect à l’égard des décisions des groupes est un sentiment qui tend à prédominer citez des âmes très cultivées et très délicates.

117. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Bain — Chapitre IV : La Volonté »

En amenant en nous certaines idées, nous pouvons nous exciter aux sentiments tendres. […] C’est là que tendent les divers motifs qui nous font agir et que l’on peut classer sous les titres suivants : Tous les phénomènes de plaisir et de douleur dérivant du système musculaire, des sensations organiques, des cinq sens proprement dits, des diverses émotions. […] La rétentivité et la répétition tendent à donner de la force à ces motifs qui n’ont pas pour but un objet actuel. […] Aujourd’hui il n’est plus qu’un embarras, et les mots qu’on tend à y substituer, comme uniforme, conditionnel, inconditionnel, séquence, antécédent, conséquent, ont un sens précis et ne permettent pas d’associations confuses.

118. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXVI » pp. 279-297

D’ailleurs ce mystère, ce profond secret qu’on exige de moi, sans m’en donner positivement la clef, peuvent faire penser à mes amis qu’on me tend un piège. […] Il me paraît donc évident que madame Scarron n’avait nullement la crainte qu’elle exprime, celle qu’on lui tendit un piège. […] Le nouveau bienfait qu’elle recevait, la confiance et l’estime dont ce bienfait était le témoignage, ne durent pas affaiblir la reconnaissance qu’elle avait gardée du premier, et le roi n’eut pas besoin de donner à ses paroles un accent d’affection extraordinaire pour accroître ce tendre sentiment dans l’âme de madame Scarron. […] Voulant être distinguée du roi, lui être agréable, parce qu’elle l’aimait, mais voulant son estime et conserver le respect d’elle-même, pouvait-elle employer des moyens à l’usage des femmes ordinaires, mettre en pratique cet art de plaire, cet art de la cour, qui comprend l’art de nuire à tout ce qui n’est pas soi ; à intriguer contre une favorite a qui et le doit sa place ; à lui tendre des pièges, à lui opposer d’autres femmes dont elle pourra avoir bon marché, à rechercher les occasions de s’introduire près du maître, de surprendre ses regards, de les attirer par des soins et des parures qui déguisent son âge ; à se faire vanter, célébrer par des prôneurs ; à se distinguer tantôt par la finesse de la louange, tantôt par son enthousiasme, toujours par l’à-propos ; à rappeler d’une dis tract ion, à faire revenir d’un caprice par des bouderies, par des querelles, par des minauderies ; en un mot, à pratiquer le manège d’une coquetterie subalterne ?

119. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XV, l’Orestie. — les Choéphores. »

Vois cette toile tissée par les mains, et les figures de lions qui y sont brodées. » — La sœur embrasse avec de tendres transports ce frère retrouvé, le seul amour qui survive aux pertes affreuses de son âme, toute autre affection en elle étant morte ou dénaturée. — « Ô douce lumière de mes yeux, toi qui as quatre parts dans mon cœur ! Car il me faut te nommer mon père, et c’est à toi que va l’amour que j’eus pour ma mère détestée si justement aujourd’hui, et pour ma sœur cruellement sacrifiée. » — Passage d’effusion unique dans ce drame âprement aride, en qui la haine, dévorante comme une idée fixe, tarit alentour tous sentiments tendres. […] Elle a rêvé qu’elle enfantait un dragon, et qu’elle tendait le sein au reptile emmailloté dans des langes, comme un nouveau-né. […] Comme la servante de Judith, elle tendrait volontiers le sac où roulerait sa tête.

120. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. LOUIS DE CARNÉ. Vues sur l’histoire contemporaine. » pp. 262-272

Comme toute la politique du Correspondant et comme celle de la Revue européenne, le livre de M. de Carné s’adresse particulièrement aux hommes qui formaient le parti de droite ; c’est d’eux surtout et des lumières propres à les ramener qu’il se préoccupe ; c’est à leurs préjugés historiques ou théoriques qu’il oppose, en chacune de ses pages, une plus juste raison des faits ou une argumentation qui tend à concilier avec les grands principes de la tradition catholique et romaine les résultats acquis de la civilisation moderne et de la révolution de 89. […] Voici la profession de foi politique du siècle, suivant M. de Carné, et nous la ratifierions en tout point, sous la réserve de l’expliquer et de la préciser : 1° Tout pouvoir tire sa légitimité de sa conformité à la loi morale et à l’utilité du plus grand nombre : son droit est subordonné à cette utilité reconnue par les corps politiques auxquels le pays a confié mission de la constater ; 2° aucune classification permanente de la société n’est désormais possible, et une aristocratie mobile et personnelle tend à remplacer l’aristocratie héréditaire légale ; 3° les idées tendent, selon les progrès graduels des mœurs, à faire prévaloir le principe électif pour les fonctions publiques ; 4° la publicité est désormais la condition essentielle du pouvoir, en même temps qu’elle deviendra son principal appui.

121. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « EUPHORION ou DE L’INJURE DES TEMPS. » pp. 445-455

Je ne sais si tous ces exemples, et celui d’Euphorion en particulier, le tendre et gracieux poëte (car j’aime à le croire gracieux et tendre), de ce poëte tout entier enseveli, ne m’ont point un peu trop frappé l’imagination, mais je voudrais bien être le docteur Néophobus 138 pour oser lancer d’un air d’exagération certaines petites vérités. […] Quelques-unes, qui semblaient plus impatientes et plus désespérées que les autres, s’avançaient jusque dans les flots de ce Styx d’oubli, et elles tendaient les bras vers la barque, déjà lointaine, qui emmenait un petit nombre de nobles figures immobiles et sereines sous le rayon ; on aurait dit que les délaissés prenaient tous les hommes et tous les Dieux à témoin d’une injustice criante qu’elles étaient seules, hélas !

122. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Loutherbourg » pp. 224-226

En sortant de ce bois, et vous avançant vers la droite, voyez ces masses de rochers, comme elles sont grandes et nobles, comme elles sont douces et dorées dans les endroits où la verdure ne les couvre point, et comme elles sont tendres et agréables où la verdure les tapisse encore ! […] S’il ne fallait, pour être artiste, que sentir vivement les beautés de la nature et de l’art, porter dans son sein un cœur tendre, avoir reçu une âme mobile au souffle le plus léger, être né celui que la vue ou la lecture d’une belle chose enivre, transporte, rend souverainement heureux, je m’écrierais en vous embrassant, en jetant mes bras autour du cou de Loutherbourg ou de Greuze : Mes amis, son pittor anch’io.

123. (1923) L’art du théâtre pp. 5-212

Le premier théorique ou, si l’on aime mieux, intellectuel est essentiel : un art qui ne tend pas vers l’absolu se nie. […] Qu’il tende au maximum possible de gratuité et d’absolu, d’accord ! […] Un théâtre trop raffiné, trop littéraire tend nécessairement à s’éloigner de son objet. […] L’ère démocratique commence et, comme le public, les auteurs tendent vers l’irréparable scission. […] Durant un siècle, on ne cessera pas d’y tendre.

124. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Madeleine, Jacques (1859-1941) »

. — Brunette, ou petits airs tendres (1892). — À l’orée (1899). — Le Sourire d’Hellas (1899). — Un jour tout de rêve (1900). — La Petite Porte feuillue (1900). […] Certes, il lui doit préférer, de beaucoup, la note émue et tendre de l’idylle éternelle, mais de là à en faire fi et à ne point la faire figurer dans ses productions (voir le Conte de la Rose, page 2), il y a un monde.

125. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — T — Theuriet, André (1833-1907) »

. — Contes tendres (1895). — Flavie (1895). — Madame Véronique (1895). — Contes de la Primevère (1895) […] Adolphe Brisson On pourrait, à ce qu’il me semble, rapprocher le talent descriptif d’André Theuriet du génie limpide, gracieux et tendre de Jules Breton.

126. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre IV. Suite des précédents. — Julie d’Étange. Clémentine. »

Il faudrait être insensé pour repousser un culte qui fait sortir du cœur des accents si tendres, et qui a, pour ainsi dire, ajouté de nouvelles cordes à l’âme. […] Je demeurerai dans une paix profonde (elle se leva ici avec un air de dignité, que l’esprit de religion semblait encore augmenter) ; et lorsque l’ange de la mort paraîtra, je lui tendrai la main.

127. (1896) Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit « Chapitre II. De la reconnaissance des images. La mémoire et le cerveau »

Il est le récipient vide, déterminant, par sa forme, la forme où tend la masse fluide qui s’y précipite. […] À mesure que ces souvenirs prennent la forme d’une représentation plus complète, plus concrète et plus consciente, ils tendent davantage à se confondre avec la perception qui les attire ou dont ils adoptent le cadre. […] Le second, laissé à lui-même, tend à donner un souvenir actualisé, de plus en plus actuel à mesure que le courant s’accentuerait. […] Le souvenir pur, à mesure qu’il s’actualise, tend à provoquer dans le corps toutes les sensations correspondantes. Mais ces sensations virtuelles elles-mêmes, pour devenir réelles, doivent tendre à faire agir le corps, à lui imprimer les mouvements et attitudes dont elles sont l’antécédent habituel.

128. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Abailard, et saint Bernard. » pp. 79-94

Et quel temps choisit-on pour le décrier ; le temps où il devoit être à l’abri de toute médisance ; où il avoit souffert le dernier outrage pour un amant ; où le chanoine Fulbert avoir épuisé les rafinemens de sa vengeance ; où la tendre Héloïse, ce modèle des amantes, désespérée, & brûlant de plus de feux que jamais, avoir porté dans un cloître, avec tous les agrémens de sa jeunesse & de son esprit orné de mille connoissances, les charmes d’une figure adorable ; où ces amans n’avoient, contre leur fatale destinée, d’autre ressource que l’illusion, l’image de leur ivresse passée, le souvenir de ces transports dont ils étoient pénétrés, lorsque le prétexte de l’étude favorisoit l’intelligence du maître amoureux & de l’écolière passionnée*. […] A peine eut-il fermé les yeux à la lumière, que le premier soin du zélé confident de tous ses secrets fut de ménager à la tendre Héloïse le coup qu’elle alloit ressentir. […] De nos amours passés, de notre vive ardeur La tendre impression règne encore dans mon cœur.

129. (1799) Jugements sur Rousseau [posth.]

Rousseau, une nature gigantesque et imaginaire ; c’est la nature telle qu’elle est, à la vérité, dans des âmes tout à la fois tendres et élevées, fortes et sensibles ; en un mot, d’une trempe peu commune. […] L’auteur a cru sans doute qu’une personne aussi honnête et aussi bien née que Julie, ne devait employer aucune sorte de déguisement ; il n’a pas songé que le lecteur ne pouvait jamais se mettre assez parfaitement à la place de l’amant, pour ne pas blâmer un ton si libre ; c’est peut-être celui du véritable amour ; mais ce ton paraît affaiblir l’amour même dans la bouche d’une femme, dont il faut que l’expression, pour être tendre et vive, ait toujours l’empreinte de la modestie. […] Peut-être serait-on fondé à lui reprocher de n’avoir pas mis assez de variété dans le genre d’intérêt qu’il inspire : c’est toujours l’expression d’un sentiment vif et violent ; il l’aurait pu montrer vif et doux, et passer de l’amour effréné à l’amour tendre, de l’amour timide à l’amour heureux.

130. (1865) Cours familier de littérature. XX « CXXe entretien. Conversations de Goethe, par Eckermann (2e partie) » pp. 315-400

Vous avez donc choisi un chêne tendre ? […] Je l’essayai, il se tendait très suffisamment. […] Nous retournâmes dans le jardin et je tendis l’arc. […] La flèche n’arriva pas loin du but, mais elle s’enfonça tellement dans ce bois tendre, que je ne pus la retirer. […]  » Goethe me tendit le livre, et resta près du poêle.

131. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Histoire de la maison royale de Saint-Cyr, par M. Théophile Lavallée. » pp. 473-494

Voilà où je tends, voilà ma passion, voilà mon cœur. […] Mme de Maintenon, toute gagnée qu’elle était par eux, reconnaissait avec son bon sens qu’il fallait y remédier et ne pas laisser abonder dans cette veine de jeunes et tendres esprits dont quelques-uns avaient commencé à s’éprendre. […] En présence de ce monde qu’elle connaissait si bien, ne croyez pas que Mme de Maintenon voulût former des plantes trop tendres, des femmes frêles, ingénument ignorantes et d’une morale de novices, elle avait plus que personne un sentiment profond de la réalité. […] Parlant des hommes, elle les jugeait rudes et durs, « peu tendres dans leur amitié sitôt que la passion ne les mène plus ». En ce qui est des femmes, elle n’avait aussi sur elles que des idées très arrêtées et médiocrement flatteuses : « Les femmes, disait-elle, ne savent jamais qu’à demi, et le peu qu’elles savent les rend communément fières, dédaigneuses, causeuses, et dégoûtées des choses solides. » L’éducation de Saint-Cyr, après la réforme, et dans le plein et véritable esprit de Mme de Maintenon s’il avait été constamment suivi, n’eût donc point péché par trop de timidité, de faiblesse et de grâce tendre ; l’austérité seulement en était voilée.

132. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « MME DESBORDES-VALMORE. (Les Pleurs, poésies nouvelles. — Une Raillerie de l’Amour, roman.) » pp. 91-114

Elle est un poëte si instinctif, si tendre, si éploré, si prompt à toutes les larmes et à tous les transports, si brisé et battu par tous les vents, si inspiré par l’âme seule, si étranger aux écoles et à l’art, qu’il est impossible près d’elle de ne pas considérer la poésie comme indépendante de tout but, comme un simple don de pleurer, de s’écrier, de se plaindre, d’envelopper de mélodie sa souffrance. […] Dans ces Idylles en vers libres, pleines de moutons à la Des Houlières, d’agneaux volages ou gémissants qu’enchaînent des rubans fleuris ; dans ces premières élégies où voltige l’Amour en bandeau et où il est tant question de tendres feux, de doux messages et de fers imposteurs, on est, en souriant, reporté à cette génération sentimentale nourrie de Mme Cottin, de Mme Montolieu, que Misanthropie et Repentir attendrissait sans réserve, que Vingt-quatre Heures d’une Femme sensible n’exagérait pas, et qui lors du grand divorce de 1810, s’apitoya avec une exaltation romanesque sur la pauvre châtelaine de la Malmaison. […] ressemble à quelque épître amicale et tendre de Voltaire. […] » Lamartine a merveilleusement exprimé comment, de tous ces fragments brisés d’une vie si douloureuse, il résultait une plus touchante harmonie ; ce tendre et bienfaisant consolateur, que nul désormais ne consolera38, a dit en s’adressant à Mme Valmore : Du poëte c’est le mystère : Le luthier qui crée une voix Jette son instrument à terre, Foule aux pieds, brise comme un verre L’œuvre chantante de ses doigts Puis d’une main que l’art inspire, Rajustant ces fragments meurtris, Réveille le son et l’admire, Et trouve une voix à sa lyre Plus sonore dans ses débris ! […] L’avenir, nous le croyons, ne l’oubliera pas ; tout d’elle ne sera pas sauvé sans doute ; mais, dans le recueil définitif des Poetæ minores de ce temps-ci, un charmant volume devra contenir sous son nom quelques idylles, quelques romances, beaucoup d’élégies ; toute une gloire modeste et tendre.

133. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre IV »

Mais l’air est si pur, le ciel si bleu, l’accueil de la jeune fille si délicat et si tendre, que l’enfant prodigue renonce au mariage d’argent et revient à cet amour pur que les Grecs disaient fils de la pauvreté. […] A peine tend-elle, d’un mouvement sec, son front poudré de riz au tendre baiser du vieillard. […] Il faut étouffer ses cris, réprimer ses larmes, faire bonne contenance, et baiser, avec des lèvres que le dégoût soulève, le front impudent que la drôlesse vient lui tendre sans sourciller. […] La plainte le soulage, il s’attendrit, il serre Thérèse contre sa poitrine, puis il tend les bras à Léon, en l’appelant son ami, son fils.

134. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Œuvres de Barnave, publiées par M. Bérenger (de la Drôme). (4 volumes.) » pp. 22-43

Si délicate et si tendre, un rien porte sur son cœur et réveille ses émotions. […] En allant, nous chantâmes des airs tendres et mélancoliques ; nous parlâmes des talents de Saint-Huberty. […] Le second système, qui ne réunissait encore qu’un petit nombre d’adeptes, tendait déjà à substituer au pouvoir monarchique le gouvernement républicain. […] Barnave fut transféré des prisons du Dauphiné à Paris, en novembre 93 ; pendant le trajet, et prévoyant le terme prochain, il écrivait de Dijon à l’une de ses sœurs une lettre qui est comme le testament de cette âme grave, noble et stoïquement tendre : Je suis encore dans la jeunesse, écrivait-il, et cependant j’ai déjà connu, j’ai déjà éprouvé tous les biens et tous les maux dont se forme la vie humaine ; doué d’une imagination vive, j’ai cru longtemps aux chimères ; mais je m’en suis désabusé, et, au moment où je me vois près de quitter la vie, les seuls biens que je regrette sont l’amitié (personne plus que moi ne pouvait se flatter d’en goûter les douceurs), et la culture de l’esprit, dont l’habitude a souvent rempli mes journées d’une manière délicieuse. […] Que, peu à peu, mon idée devienne tendre sans être douloureuse.

135. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand (1846-1853). — I. » pp. 455-475

La conversation de M. de Suhm avait un charme particulier qui nous arrive jusque dans ses lettres, quelque chose d’affectif et de pénétrant : Frédéric y était sensible autant qu’esprit peut l’être : « Si désormais vous alliez vous résoudre à ne parler et à n’écrire qu’en chinois, lui disait-il, je serais homme à l’apprendre pour profiter de votre conversation. » Quant à M. de Suhm, il a, dès les premiers instants, deviné et senti la grandeur de Frédéric ; il lui a voué une admiration tendre, ardente, perspicace, qui lui révèle à l’avance la gloire du prochain règne, et qui déborde prophétiquement en toutes ses paroles. […] Cette modestie chez Frédéric est sincère ; on sent qu’il rougit, en effet, d’être si loué, si admiré par son ami ; il se rabat toujours, en lui parlant, à n’être qu’un individu marqué au coin de la plus commune humanité, digne de lui pourtant par le cœur, et capable d’apprécier un ami « qui fait revivre les temps sacrés d’Oreste et de Pylade, du bon Pirithoüs, du tendre Nisus… » À la manière et à l’accent dont tout cela est dit, on ne peut supposer que ce soient des lieux communs. […] Voilà pourquoi, Sire, je me fais un devoir et m’empresse à vous écrire encore une fois, afin de vous recommander ma pauvre famille… Suivent les recommandations du plus tendre père en faveur de ses quatre enfants et de sa sœur qui leur sert de mère ; après quoi il poursuit : Il me suffit sans doute, Sire, de vous avoir témoigné ces derniers souhaits d’un cœur paternel pour pouvoir espérer avec confiance qu’ils seront exaucés. […] daignez la regarder, grand roi, comme un gage du tendre et inaltérable attachement avec lequel votre fidèle Diaphane vous fut dévoué jusqu’à son dernier soupir. […] Ainsi écrivait le roi honnête homme au fils de celui qui avait été son meilleur et son plus tendre ami.

136. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre premier. Causes physiologiques et psychologiques du plaisir et de la douleur »

En même temps, un mécanisme fonctionnant d’une manière automatique tendait à s’établir. […] Si nous examinons le sens vers lequel se dirigent, en dernière analyse, les mouvements continuels dont l’organisme est le siège, nous voyons que les uns tendent à la conservation de la substance, les autres à sa destruction ; par conséquent, les uns tendent à la vie, les autres à la mort. […] En un mot tout ce qui tend à arrêter et à anéantir une fonction des sens produit gêne ou peine. […] La prolongation même de l’exercice des nerfs et de leur stimulation agréable tend à en diminuer l’effet, par cette loi d’usure dont nous avons déjà parlé. […] L’être vivant ne tend plus seulement à tout ramener vers soi, comme par une gravitation dont il serait le seul centre ; il tend aussi à se répandre, à se donner, à s’unir.

137. (1909) De la poésie scientifique

Par la succession de son divers phénomène elle tend éternellement à prendre conscience de tous ses éléments et de toutes ses propriétés. […] Venir à savoir, c’est venir à être, c’est-à-dire tendre à recréer en soi l’unité devenant l’Unité-consciente… L’homme a donc pour loi morale, d’accord avec l’univers, la loi du Plus-d’effort… Nous sommes au monde pour tendre à notre unité pensante et morale. […] Nous mesurons ainsi la valeur humaine individuelle : La Matière, la Vie, tendent à se conserver (Instinct de conservation. […] — En concordance avec le Tout, tout homme doit donc s’évertuer en le plus-d’effort, à connaître l’univers et lui-même, et tendre à sa Synthèse, — c’est-à-dire re-créer en lui consciemment un peu de l’Unité devenu ainsi conscient. […] Et, il se doit à l’Avenir  Donc, il doit tendre, si sa valeur morale est plus grande, à entraîner les autres hommes au partage de sa Connaissance.

138. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre XIV : Récapitulation et conclusion »

Il suit de là que, durant le cours longtemps continué de leurs modifications successives, les légères différences, qui caractérisent les variétés de la même espèce, tendent à s’accroître jusqu’aux différences plus grandes qui caractérisent les espèces du même genre. […] Cette théorie rend aisé à comprendre l’axiome : Natura non facit saltum, dont chaque nouvelle conquête de la science tend à prouver de plus en plus la vérité. […] Le défaut d’exercice, quelquefois aidé par la sélection naturelle, tend souvent à réduire les proportions d’un organe que le changement des habitudes ou des conditions de vie a peu à peu rendu inutile. […] Les débris des êtres fossiles tendent quelquefois à remplir de bien larges lacunes entres les ordres existants. […] Et comme la sélection naturelle agit seulement pour le bien de chaque, individu, tout don physique ou intellectuel tendra à progresser vers la perfection.

139. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc, et à ce propos de l’ancien théâtre français (suite et fin.) »

Le caractère de Madeleine se peint dans ses paroles, non pas tout à fait tel qu’on aime à se le figurer d’après la tradition ordinaire, non pas celui d’une femme tendre, passionnée et abandonnée. […] Plus tard, d’ans l’admirable sermon pour le jour de sainte Madeleine, prêché par Massillon, ce maître des cœurs, il y aura quelques traits, quelques intentions qui, de loin, rappelleront ce même motif : c’est quand la pécheresse qui chez Massillon est aussi une femme de qualité, après avoir entendu Jésus une première fois, déjà touchée et à demi pénitente, se dit en elle-même : « Ses regards tendres et divins m’ont mille fois démêlée dans la foule… Il a eu sur moi des attentions particulières ; il n’a, ce me semble, parlé que pour moi seule… » Et la voilà déjà à demi gagnée ; sa coquetterie même sert à sa conversion. […] Mais Jésus a refusé cette dernière requête elle-même : quand le fils souffre d’une telle mort, il convient qu’une mère douce et tendre le ressente ; il est juste que le glaive de douleur la transperce. […] Les questions, les répliques s’entre-croisent ; c’est un vrai dialogue et sur le sujet le plus sensible, le plus émouvant, le plus tendre au cœur des chrétiens.

140. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XVII. De la littérature allemande » pp. 339-365

Goethe voulait peindre un être souffrant par toutes les affections d’une âme tendre et fière ; il voulait peindre ce mélange de maux, qui seul peut conduire un homme au dernier degré du désespoir. […] Tous les hommes sensibles et généreux se sont sentis quelquefois prêts d’en être atteints ; et souvent peut-être des créatures excellentes que poursuivaient l’ingratitude et la calomnie, ont dû se demander si la vie, telle qu’elle est, pouvait être supportée par l’homme vertueux, si l’organisation entière de la société ne pesait pas sur les âmes vraies et tendres, et ne leur rendait pas l’existence impossible. […] lui dit-il, il est vrai que vous connaissez un pays où le fils peut être pour jamais séparé de celle qui lui a prodigué les plus tendres marques d’affection pendant les premières années de sa vie ! […] On ne doit pas se mettre au niveau du plus grand nombre, mais tendre au plus haut terme de perfection possible : le jugement du public est toujours, à la fin, celui des hommes les plus distingués de la nation.

141. (1936) Réflexions sur la littérature « 6. Cristallisations » pp. 60-71

Mais si la cristallisation amoureuse et la cristallisation artistique sont deux espèces d’un même genre, chacune de ces espèces tend à réaliser sur son plan des virtualités de ce genre particulières et qui s’excluent. […] Le but essentiel de ceux qui s’aiment est de créer et de connaître ensemble, par la conjonction physique et charnelle, l’élan vers la mort, vers la dépersonnalisation intense : et comme leurs forces physiques leur défendent la constance de cet élan vers lequel ils tendent sans cesse, leurs existences ne sont que des conversations reliant quelques instants de vertige suprême. " le caractère tragique de Don Juan implique une grande puissance de cristallisation instantanée jointe à une impuissance à cristalliser dans le temps. […] Montaigne, devant un grave président au parlement, se donnait à part soi la comédie en l’imaginant dans l’entretien le plus tendre avec sa femme. […] Le mieux, auquel atteigne alors l’amour le plus fidèle et le plus tendre ne consiste-t-il pas à amnistier, à pardonner, à tout reporter sur l’être fondamental et préhistorique du sexe, brutalité de l’un et perfidie de l’autre, qui doivent bien montrer çà et là comme des os sous la chair leur résistance afin d’être amollis et réduits sous l’amour mutuel ?

142. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Bataille, Henry (1872-1922) »

Ses paroles sont murmurées ou minaudées, ses phrases emmaillotées par d’anciennes mains tendres de nourrices, ses poèmes étendus dans des lits frais et bordés où ils sommeillent à demi, rêvant de pastilles, de princesses, de nattes blondes et de tartines au miel. […] Bataille ne semblent pas contrarier cette impression : il y demeure le rêveur nerveusement triste, passionnément doux et tendre, ingénieux à se souvenir, à sentir, à souffrir… La Lépreuse est bien le développement naturel d’un chant populaire ; tout ce qui est contenu dans le thème apparaît à son tour, sans illogisme, sans effort.

143. (1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — III »

L’intervention de la mémoire, élément indispensable du fait de conscience, a pour effet de resserrer dans la minute présente et de maintenir unis ensemble deux tronçons de la durée qui tendent à se séparer l’un de l’autre, s’enfuyant vers les directions opposées de l’avenir et du passé. […] Il faut donc conclure que la réalité consiste en un état d’équilibre entre deux forces, dont l’une tend à disjoindre et à diviser sans cesse le continu et l’homogène, dont l’autre s’oppose à ce travail de disjonction, s’efforce de maintenir assemblés, de soustraire à la possibilité d’une division nouvelle les états fragmentaires déterminés déjà par la force adverse parmi la trame du continu.

144. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre VI. Amour champêtre. — Le Cyclope et Galatée. »

Le Cyclope, assis sur un rocher, aux bords des mers de Sicile, chante ainsi ses déplaisirs, en promenant ses yeux sur les flots : Ὦ λευκὰ Γαλάτεια, etc45… Charmante Galatée, pourquoi repousser les soins d’un amant, toi dont le visage est blanc comme le lait pressé dans mes corbeilles de jonc ; toi qui es plus tendre que l’agneau, plus voluptueuse que la génisse, plus fraîche que la grappe non encore amollie par les feux du jours ? […] Oui, je te porterais ou des lis blancs, ou de tendres pavots à feuilles de pourpre : les premiers croissent en été, et les autres fleurissent en hiver ; ainsi je ne pourrais te les offrir en même temps… C’était de la sorte que Polyphème appliquait sur la blessure de son cœur le dictame immortel des Muses, soulageant ainsi plus doucement sa vie, que par tout ce qui s’achète au poids de l’or.

145. (1830) Cours de philosophie positive : première et deuxième leçons « Première leçon »

L’explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n’est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre. […] Pareillement, la perfection du système positif, vers laquelle il tend sans cesse, quoiqu’il soit très probable qu’il ne doive jamais l’atteindre, serait de pouvoir se représenter tous les divers phénomènes observables comme des cas particuliers d’un seul fait général, tel que celui de la gravitation, par exemple. […] Il est urgent de s’en occuper sérieusement ; car ces inconvénients, qui, par leur nature, tendent à s’accroître sans cesse, commencent à devenir très sensibles. […] Le véritable moyen d’arrêter l’influence délétère dont l’avenir intellectuel semble menace, par suite d’une trop grande spécialisation des recherches individuelles, ne saurait être, évidemment, de revenir à cette antique confusion des travaux, qui tendrait à faire rétrograder l’esprit humain, et qui est d’ailleurs aujourd’hui heureusement devenue impossible. […] J’ai donc marqué le terme vers lequel ont toujours tendu et tendront sans cesse tous mes travaux, soit dans ce cours, soit de toute autre manière.

146. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre dixième. »

L’esprit de comparaison se forme insensiblement dans leurs tendres intelligences. […] Les autres genres nous tendent plus ou moins l’esprit ; c’est même là leur propriété et leur puissance. Mais si cette ardeur d’attention est trompée, qu’il est à craindre que l’esprit trop tendu ne revienne sur lui-même avec déplaisir ! […] Il ne s’y trouve rien pour justifier sa vie d’époux trop peu rangé et de père trop peu tendre. […] C’est le même tour aimable et facile ; rien de tendu ni de didactique ; je vois des sentiments qui se succèdent plutôt que des pensées qui s’enchaînent : il se plaint de l’injure qu’on fait aux anciens ; il les admire, il s’en veut de ne les avoir pas admirés assez tôt ; il ne prétend rien démontrer.

147. (1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Deuxième partie — Chapitre II. La qualité des unités sociales. Homogénéité et hétérogénéité »

L’étude des croyances propres aux sociétés primitives, que leur grande homogénéité distingue des civilisées, tendrait à prouver que leurs membres se considèrent comme faisant en quelque sorte partie d’une seule chair108. […] Nous avons déduit alternativement les conséquences de l’homogénéité, puis de l’hétérogénéité ; force nous est de conclure que l’une ou l’autre, prise isolément et poussée à l’extrême, tendrait à ruiner l’égalitarisme, qui semblait pourtant, à un certain moment de cette dialectique, avoir besoin de l’une comme de l’autre. […] Il est vrai que le même observateur qui attire notre attention sur les progrès de la mode nous fait aussi remarquer que toute mode tend, par une nécessité intime, à se contracter et à se cristalliser en coutume. Un rythme, rendu sensible par une histoire à vol d’oiseau des gouvernements des législations, des religions, de la technique, tend, suivant M.  […] Elles aussi tendent vers l’universalité ; les dogmes précis, apanages d’une secte, d’une cité, ou d’une nation font place peu à peu à des croyances vagues qui embrassent le monde, et, en même temps qu’elles s’élargissent, se fondent d’ailleurs les unes dans les autres ; c’est l’âge des « congrès de religions ».

148. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre II. Les formes d’art — Chapitre II. La tragédie »

Il s’emportait contre les comédiens qui voulaient montrer un échafaud tendu de noir dans Tancrède. […] Zaïre est tendre, Orosmane est tendre ; tous les deux sont « sympathiques ».

149. (1824) Notes sur les fables de La Fontaine « Livre neuvième. »

Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre : Cette fable est célèbre et au-dessus de tout éloge. […] C’est l’épanchement d’une âme tendre, trop pleine de sentimens affectueux, et qui les répand avec une abondance qui la soulage. […] La seule moralité qui en résulte, ne tend qu’à épargner au malheureux opprimé quelques prières inutiles que le péril lui arrache.

150. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [1] Rapport pp. -218

Au contraire, cette œuvre est faite, non pas de la glorification de la débauche, mais de l’ingénu et tendre remords de s’être laissé aller à mal. […] Il fut grand, nous ne savons pas s’il fut tendre. […] Il n’y eut jamais d’âme plus tendre ni de cœur plus ému. […] En même temps qu’un cœur tendre, il fut un esprit plein de mystiques rêveries et sans cesse tourmenté des éternels problèmes de l’existence et du trépas. […] Il pouvait à peine nous tendre la main quand nous entrions ; il restait assis sur le canapé, parlant bas, d’une voix très rauque.

151. (1906) La rêverie esthétique. Essai sur la psychologie du poète

Et cette préoccupation tendra à limiter son inspiration. […] Le drame tend à se rapprocher toujours davantage de la réalité et de la vie. […] Mais bientôt la suggestion poétique tend à se produire. […] Toute émotion tend à accentuer encore cette périodicité. […] Ce sont donc les formes typiques auxquelles doit plutôt tendre la poésie.

152. (1911) Psychologie de l’invention (2e éd.) pp. 1-184

Tous les hommes ont des muscles aux bras, mais les uns portent quarante kilogrammes à bras tendu, et les autres n’en portent pas douze. […] Mais il faut aller plus loin ; le raisonnement tend à produire l’invention parce que les idées qu’il présente à l’esprit tendent naturellement, conformément à la loi de l’association systématique, à évoquer des idées qui s’adaptent à elles et les achèvent. […] C’est là, en somme, ce qui caractérise une évolution et la distingue des changements quelconques avec lesquels on tend quelquefois à la confondre. […] Ils tendent à transformer l’œuvre, à substituer une étude d’archéologie à un roman. […] Le développement qui tend presque toujours à déformer une pensée, tend donc aussi dans une certaine mesure à la reformer.

153. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Saint-Martin, le Philosophe inconnu. — I. » pp. 235-256

Il avait le corps débile bien que sain, une organisation chaste, tendre et aisément timorée. […] Le poète anglais William Cowper, âme tendre et mystique comme l’était Saint-Martin, obligé par le devoir de sa charge de se produire un jour en public devant la Chambre des lords, en reçut un ébranlement de terreur qui égara quelque temps sa raison50. […] Voilà donc le tendre et pieux Saint-Martin fourvoyé, on peut le dire, et tombé dans le souterrain de ses débuts. […] Si cette tendre plante était mieux cultivée, la jeunesse ne serait-elle pas pour elle le plein exercice de cette vertu ? […] Ce n’était pas, comme l’avait été Vauvenargues, un jeune stoïque croyant fermement aux vérités morales et se fondant sur les points élevés de la conscience pour fuir le mal et pour pratiquer le bien, ce n’était point une âme héroïque condamnée par le sort à la souffrance et à la gêne de l’inaction : c’était une âme tendre, timide, ardente, pleine de désirs pieux et fervents, inhabile au monde et à ces scènes changeantes où elle ne voyait que des échelons et des figures, avide de se fondre dans l’esprit divin qui remplit tout, de frayer sans cesse avec Dieu, de le faire passer et parler en soi, une âme née pour être de la famille des chastes et des saints, de l’ordre des pieux acolytes, et à qui il ne manquait que son grand-prêtre.

154. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « HISTOIRE DE LA ROYAUTÉ considérée DANS SES ORIGINES JUSQU’AU XIe SIÈCLE PAR M. LE COMTE A. DE SAINT-PRIEST. 1842. » pp. 1-30

Le fort de son livre, qui embrasse une très-vaste étendue historique, porte principalement sur l’origine de la royauté moderne et tend à débrouiller encore une fois les époques mérovingienne et carlovingienne. […] Brunehaut, pour triompher des difficultés intérieures et se donner un point d’appui au dehors, tend la main au pape saint Grégoire, qui reprenait, de son côté, l’œuvre d’agrandissement du saint-siége. Elle aide la mission que ce pape envoie en Grande-Bretagne, et obtient de Rome des conditions qui, favorables aux priviléges des monastères, tendent à restreindre le pouvoir des évêques diocésains. […] sLa tradition populaire tend à imprimer un certain caractère de débonnaireté et de bonhomie à ce qu’elle touche de longue main familièrement, même quand ce quelque chose a été d’abord héroïque et redoutable. […] Il peut nous être déjà très-sensible combien ce genre d’adoucissement pénètre de toutes parts dans la tradition populaire grossissante autour du héros d’hier, qui n’était pas tendre précisément.

155. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Anatole France »

Et c’est dans une école ecclésiastique qu’il a passé son enfance, ce qui est, je crois, un grand avantage, car souvent les exercices de piété y font l’âme plus douce et plus tendre ; la pureté a plus de chance de s’y conserver, au moins un temps, et (sauf le cas de quelques fous ou de quelques mauvais cœurs), quand plus tard la foi vous quitte, on demeure capable de la comprendre et de l’aimer chez les autres, on est plus équitable et plus intelligent. […] Son âme avide et tendre, Que le siècle brutal fatigua sans retour, Cherche entre ces esprits indulgents à qui tendre L’ardente et lourde fleur de son dernier amour… Et Leuconoé goûte éperdument les charmes D’adorer un enfant et de pleurer un dieu… Et nous aussi nous les aimons, ces femmes, et, parce qu’elle les a consolées et qu’elle console encore les âmes en peine, la religion de Jésus continue d’inspirer à beaucoup de ceux qui ne croient plus une tendresse incurable. […] Il séduira les âmes tendres, car il est plein de tendresse. […] Anatole France sont, avant tout, les contes d’un grand lettré, d’un mandarin excessivement savant et subtil ; mais, parmi tout le butin offert, il a fait un choix déterminé par son tempérament, par son originalité propre ; et peut-être ne le définirait-on pas mal un humoriste érudit et tendre épris de beauté antique.

156. (1902) L’œuvre de M. Paul Bourget et la manière de M. Anatole France

Cela tendrait à démontrer que l’activité intellectuelle de M.  […] Les choses prennent donc à ses yeux une apparence linéaire, géométrique et non pas évidente, à laquelle leur essence comprimée doit de tendre sans cesse à déborder le dessin où elle se voit réduite. […] Bourget pour avoir tendu à dénaturer ainsi le caractère du roman, il serait injuste néanmoins de ne pas lui savoir tenir compte de cette circonstance, qu’il a su faire qu’on en prit son parti, à son égard, non sans plaisir ; sans compter qu’il n’aurait pas trouvé différemment l’occasion de ces formules, dont on doit dire que le nombre est grand, parmi elles, qui pourrait servir à un recueil de pensées détachées d’une saveur unique. […] Pour un esprit incapable de séparer un fait de sa signification abstraite, le présent n’a normalement pu être senti qu’éphémère, et l’avenir illusoire et passager ; et si, dans les premiers temps de sa carrière, il a vu sincèrement, dans chacune de ses sensations, autant de points de départ et d’aboutissement de sa raison d’être, et tendu de toute son ardeur volontaire à en analyser perpétuellement l’essence, on sent ce qu’il a dû entrer pour lui, dans une telle poursuite, d’entêtement et presque d’autosuggestion. […] France d’avoir su mettre dans son œuvre autant de symétrie, et d’ordre que d’esthétique, après avoir observé que, si la propension au vrai qui tend à assimiler aux énergies actives les objets, les formes, les degrés et les idées, et à laquelle ceux-ci paraissent devoir d’être assujettis aux mille réfrangibilités modales de l’expression et de l’attitude, — les rend, à notre image, aptes à persuader, — comme nous aussi, au préalable, elle les condamne à ne recevoir d’éclat que de certains accidents, et même à ne parler que dans certains bonheurs d’harmonie.

157. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Madame de La Vallière. » pp. 451-473

La beauté de Mlle de La Vallière était d’une nature, d’une qualité tendre et exquise, sur laquelle il n’y a qu’une voix parmi les contemporains. […] Née modeste et vertueuse, elle eut une grande confusion de son amour, tout en s’y abandonnant, et elle résista le plus qu’elle put à tous les témoignages d’honneur et de faveur qui tendaient à le déclarer. […] Que se passait-il, durant ce temps-là, dans l’âme sincère et tendre, dans l’âme repentante qui s’abreuvait ainsi comme à plaisir de l’amertume du calice, afin de se laisser punir par où elle avait péché ? […] On reconnaît vers la fin des Réflexions les vifs élans de cet amour tendre qui est en voie de se transformer en passion divine et en charité. […] Et montrant l’âme qui se dépouille peu à peu des ornements extérieurs, colliers, bracelets, anneaux, parure, et qui commence à être plus proche d’elle-même, il ajoutait : « Mais osera-t-elle toucher à ce corps si tendre, si chéri, si ménagé ? 

158. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Vien » pp. 74-89

Pour se faire une idée de cette foule qui occupe le côté gauche du tableau, imaginez vue par le dos, accroupie sur les dernières marches, une femme en admiration les deux bras tendus vers le saint. […] La femme assise sur les marches, avec ses bras tendus vers le saint, est fortement coloriée ; la touche en est belle, et sa vigueur renvoye le saint à une grande distance. […] On dit que la femme aux bras tendus a le bras droit trop court, qu’elle belute et qu’on n’en sent pas le racourci. […] Ce n’est qu’un long tems, une longue pratique, un travail opiniâtre, le concours d’un grand nombre d’hommes successivement appliqués qui amènent ces qualités qui ne sont pas du génie, qui l’enchaînent au contraire, et qui tendent plutôt à éteindre qu’à irriter, allumer la verve. […] Si au milieu d’une représentation par exemple, le feu prend à la salle ; alors chacun songeant à son salut, le préférant ou le sacrifiant au salut d’un autre, toutes ces figures, le moment précédant attentives, isolées et tranquilles s’agiteront, se précipiteront les unes sur les autres, les femmes s’évanouiront entre les bras de leurs amants ou de leurs époux ; des filles secoureront leurs mères, ou seront secourues par leurs pères, d’autres se précipiteront des loges dans le parterre où je vois des bras tendus pour les recevoir, il y aura des hommes tués, étouffés, foulés aux pieds, une infinité d’incidents et de grouppes divers.

159. (1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIIe entretien. Vie et œuvres de Pétrarque (2e partie) » pp. 81-155

J’ai des amis que je regarde comme mon bien le plus précieux, pourvu que leurs conseils ne tendent pas à me priver de ma liberté. […] Connaissez-vous une plus belle âme, un cœur plus tendre et qui vous aime davantage ? […] Comme on reconnaît au naturel et à la simplicité cet homme qui n’a jamais tendu son style une seule fois dans sa vie, et qui n’a cherché, en écrivant, que le charme d’écrire ! […] Le regard s’étend de là sur la rive éloignée de l’Adriatique ; l’horizon y est vaste et lumineux comme les horizons que reflète la mer ; l’œil y nage dans un ciel bleu tendre. […] Il y fit graver une tendre et modeste épitaphe latine dans laquelle il ne demande point la gloire, mais la miséricorde et la paix.

160. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Histoire littéraire de la France. Ouvrage commencé par les Bénédictins et continué par des membres de l’Institut. (Tome XII, 1853.) » pp. 273-290

On y aura un tableau vivant et animé, non des faits d’une nation policée, puissante, belliqueuse, qui se borne à former des politiques, des héros, des conquérants, mais des actions d’un peuple savant, qui tendent à former des sages, des doctes, de bons citoyens, de fidèles sujets. […] Ce qui fait la grâce et la naïveté en ces sortes de fables, c’est quand, tout en représentant quelque vice humain, les animaux restent un peu eux-mêmes, c’est quand il y a, de la part du poète, des instants de confusion et d’oubli, et que d’heureux détails, d’une vraisemblance naturelle, viennent ôter à l’ensemble ce qu’une allégorie trop constante y introduirait de minutieux et de tendu. […] Et il fait le serment (et puisse-t-il aussi sûrement trouver un chardon tendre en la pâture !) […] Et vous qui ici gisez dans cette bière, ma douce sœur, mon amie chère, comme vous étiez tendre et grasse !

161. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le buste de l’abbé Prévost. » pp. 122-139

Manon s’amusant gaiement à coiffer de ses mains le chevalier, et choisissant ce singulier moment pour recevoir le prince italien qu’elle veut berner et à qui elle montre le miroir en disant : « Voyez, regardez-vous bien, faites la comparaison vous-même… » ; cette tendre et folâtre espièglerie n’était pas dans le premier récit, et c’est un petit épisode que Prévost a voulu ajouter après coup, un souvenir sans doute qui lui sera revenu. […] Nous nous embrassâmes avec cette effusion de tendresse qu’une absence de trois mois fait trouver si charmante à de parfaits amants… » Et ce qui suit : « Tout le reste d’une conversation si désirée ne pouvait manquer d’être infiniment tendre… » Quand des écrivains de talent ont voulu depuis paraître aussi simples, ils ne l’ont pas été sans quelque manière. […] Homme bon, entraînant, fragile, cœur tendre, esprit facile, talent naturel, langue excellente, plume intarissable, inventeur invraisemblable et hasardeux, qui sut être une fois, comme par miracle, le copiste inimitable de la passion, tel fut l’abbé Prévost, qu’il ne faut point juger, mais qu’on relit par son meilleur endroit et qu’on aime. […] Quiconque a, dans sa jeunesse, conçu un idéal romanesque et tendre, et l’a vu se flétrir devant soi et se briser sous ses pieds en avançant ; quiconque a plus ou moins connu, en tout genre, les écarts, les engagements téméraires et les difficultés sans issue, et n’a pas cherché à se faire de ses fautes une théorie ni un trône d’orgueil ; quiconque (et le nombre en est grand) a connu les assujettissements pénibles de la vie littéraire et le poids des corvées même honorablement laborieuses, au lieu du joug léger des muses ; ceux-là auront pour l’abbé Prévost un culte particulier comme envers un ancêtre et un patron indulgent.

162. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Louis XIV et le duc de Bourgogne, par M. Michelet »

L’historien reconnaît, en effet, ses bonnes intentions, sa tendre pitié pour le peuple et toutes ses vertus chrétiennes, mais il marque en même temps les étroitesses et les limites d’esprit de ce vénérable enfant, et il trouve, pour peindre le contraste de cette manière d’être individuelle avec les vertus publiques et les lumières étendues si nécessaires à un souverain, des expressions qui se fixent dans la mémoire et des couleurs qui demeurent dans les yeux. […] Je veux, dit-il, qu’il dorme : le sommeil rafraîchira son sang, apaisera sa bile, lui donnera la santé et la force dont il aura besoin pour imiter les travaux d’Hercule, lui inspirera je ne sais quelle douceur tendre qui pourrait seule lui manquer. […] Qu’il soit bon, qu’il soit sage, bienfaisant, tendre pour les hommes, et aimé d’eux ! […] Les autres ont la corde pieuse, sensible et tendre : c’est au chantre d’Énée de les émouvoir et de les conduire en les ennoblissant.

163. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre I. La lutte philosophique »

N’ayant plus d’espoir d’être employé, réduit bientôt après à l’inaction par la maladie, alors l’ambition qui bout en lui prend un autre cours, et tend à la gloire par d’autres efforts. […] Cette âme tendre, fière, ferme, généreuse, ambitieuse, n’a jamais parlé que d’elle-même, ou des autres par rapport à elle-même, et pour déterminer l’action qui lui donnerait prise sur eux. […] Optimiste malgré les déboires de sa vie, il croit à la bonté de la nature ; il estime qu’au total l’effort de l’humanité tend au bien. […] C’est lui, en effet, et lui seul, dans la première moitié du xviiie  siècle, qui, par la nature tendre et passionnée de son âme, par le rôle qu’il assigne dans la vie au sentiment, à la passion, semble continuer Fénelon et annoncer Rousseau ; et l’on pourrait dire que son rôle a été de déchristianiser les idées, les tendances de Fénelon.

164. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre IX. Seconde partie. Nouvelles preuves que la société a été imposée à l’homme » pp. 243-267

Ainsi l’amour, tel qu’il est peint dans une poésie chaste, l’amour tendre et sérieux est le véritable amour de la nature. […] Ainsi, dans les révolutions, il y a un certain nombre d’hommes qui forment la multitude, et qui tendent à se débarrasser de toute forme sociale. […] Sitôt que le principe de l’égalité recule les barrières, il tend toujours à les reculer de plus en plus. […] Il a fallu partir de l’existence de la société pour raisonner avec certitude sur le nouvel ordre de choses qui tend à s’établir, quelque indépendant qu’il soit d’ailleurs de tout ce qui a précédé, comme il a fallu partir du don primitif de la parole pour arriver à expliquer l’émancipation graduelle de la pensée : c’est ce qui nous reste à faire pour achever le tableau de l’âge actuel de l’esprit humain.

165. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — F. — article » pp. 272-292

Or, quel Peintre tout à la fois plus vigoureux, plus tendre, plus animé, plus fécond, plus varié, plus naturel & plus vrai que Fénélon ! […] Télémaque est, sans interruption, d’accord avec lui-même, courageux sans férocité, politique sans artifice, tendre sans foiblesse, ferme sans opiniâtreté, sage sans ostentation, passionné sans excès. […] Elle tend à former un Prince guerrier, législateur, équitable, vertueux, & par lui, des Peuples dociles, laborieux, vaillans, fideles, & heureux.

166. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre V : La religion — Chapitre III : Le problème religieux »

Sans entrer ici dans le débat assez compliqué de la morale dite indépendante, nous nous contenterons de rappeler qu’il y a dans l’homme deux tendances : l’une par laquelle il tend à tomber au-dessous de lui-même, l’autre à s’élever au dessus. […] Tout ce qui tend à élever l’âme est donc favorable à la morale ; c’est ainsi que les arts, la science, la liberté politique, la philosophie, sont des forces qui tendent à maintenir un niveau élevé dans l’humanité.

167. (1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — II »

La réalité est donc bien ici un compromis entre deux forces dont l’une tend à convertir en objet — matière inanimée, spontanéité inconsciente ou automatisme — toute la substance de l’Être ou du moi, dont l’autre tend à transformer en sujet — miroir, œil, regard, contemplation — toute cette même substance de l’Être ou du moi.

168. (1889) L’art au point de vue sociologique « Préface de l’auteur »

La conception de l’art, comme toutes les autres, doit faire une part de plus en plus importante à la solidarité humaine, à la communication mutuelle des consciences, à la sympathie tout ensemble physique et mentale qui fait que la vie individuelle et la vie collective tendent à se foudre. […] Mais, pour distinguer la religion de l’art même, il importe de comprendre que la religion a un but, un but à la fois spéculatif et pratique : elle tend au vrai et au bien.

169. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre II. La poésie lyrique » pp. 81-134

Nervat et Marie Caussé) publiaient vers ce temps Les Cantiques du Cantique, dont Henri de Régnier disait qu’ils contiennent de fort jolis vers où alternent deux voix, l’une plus grave, l’autre plus tendre. […] Despax une douleur tendre et voluptueuse, une souffrance cachée et hautaine, un cœur ardent qui se répand, s’exalte. […] Ses strophes sont des frises de vases où jouent des bergers tendres et tristes, vivants et rêveurs, rieurs et sérieux. […] « Baudelaire l’avait prophétisé : “Au vent qui soufflera demain, nul ne tend l’oreille ; et pourtant l’héroïsme de la vie moderne, nous entoure et nous presse. […] Mais on sent et espère en elle un poète voluptueux et tendre qui comptera parmi les meilleurs.

170. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « [Appendice] » pp. 417-422

Arrivé dans ce bas séjour, Comme j’ai le cœur assez tendre, Je résolus d’abord d’apprendre Comment on y traitait l’amour. […] Cependant Fléchier sentit bientôt qu’il convenait de mettre fin à ces tendres jeux, bien qu’ils fussent purement platoniques ; car, ainsi qu’il en convient lui-même dans un dialogue en vers entre Climène et Tircis, À force de le dire en vers.

171. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — Q. — article » pp. 572-580

On a reproché à sa versification trop de mollesse, sans faire attention qu’une versification serrée & énergique auroit été déplacée dans des Drames, dont les sentimens tendres & efféminés font le charme principal. […] A force de tendre au naturel, il tombe dans une simplicité froide ou rampante.

172. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Méry »

Beaucoup d’aperçus de son livre indiquent bien cette phase suprême d’un talent qui tend à rajeunir, comme les autres talents tendent à s’épuiser.

173. (1813) Réflexions sur le suicide

Le moindre sentiment de douleur peut révolter l’âme, s’il ne tend pas à la perfectionner ; car il y a plus d’injustice dans un léger mal, s’il est inutile, que dans la plus grande peine, si elle tend vers un noble but. […] -C. dans ses discours remonte plutôt aux principes des actions qu’à l’application détaillée de la loi : mais ne suffit-il pas que l’esprit général de l’Évangile tende à consacrer la résignation ? […] -C. est descendu sur la terre ; et ces trois vertus tendent toutes également à soulager les malheureux. […] L’élévation de l’âme tend sans cesse à nous affranchir de ce qui est purement individuel, afin de nous unir aux grandes vues du Créateur de l’univers. […] Quoi, me disais-je, l’éternelle durée des sentiments vaudra-t-elle cette succession de crainte et d’espoir qui renouvelle si vivement les affections les plus tendres ?

174. (1864) Cours familier de littérature. XVII « CIIe entretien. Lettre à M. Sainte-Beuve (2e partie) » pp. 409-488

Je ne sais si je me trompe, mon cher Sainte-Beuve ; mais ce ton me semble aussi nouveau dans l’épître que tendre et amical. […] Une âme tendre, amante de l’étude, d’un doux et calme paysage, éprise de la campagne et de la muse pastorale de Sicile ; une âme modeste et modérée, née et nourrie dans cette médiocrité domestique qui rend toutes choses plus senties et plus chères ; — se voir arracher tout cela, toute cette possession et cette paix, en un jour, par la brutalité de soldats vainqueurs ! […] Le cri de tendre douleur qui lui échappa alors, il l’a mis dans la bouche de son berger Mélibée, et ce cri retentit encore dans nos cœurs après des siècles : « Est-ce que jamais plus il ne me sera donné, après un long temps, revoyant ma terre paternelle et le toit couvert de chaume de ma pauvre maison, après quelques étés, de me dire en les contemplant : “C’était pourtant là mon domaine et mon royaume ! […] Après les déchirements de la spoliation et de l’exil, ayant reconquis, et si pleinement, toutes les jouissances de la nature et du foyer, il n’oublia jamais qu’il n’avait tenu à rien qu’il ne les perdît : un voile légèrement transparent en demeura sur son âme pieuse et tendre. […] « À ce que je viens de dire que Virgile était décoré de pudeur, il ne serait pas juste d’opposer comme une contradiction ce qu’on raconte d’ailleurs de certaines de ses fragilités : “Il fut recommandable dans tout l’ensemble de sa vie, a dit Servius ; il n’avait qu’un mal secret et une faiblesse, il ne savait pas résister aux tendres désirs.”

175. (1857) Cours familier de littérature. III « XVe entretien. Épisode » pp. 161-239

Les bras tendus vers vous, je crois vous ressaisir, Comme on croit dans les eaux embrasser des visages Dont le miroir trompeur réfléchit les images, Mais glace le baiser aux lèvres du désir. […] La jument privée, depuis longtemps oisive, voyant la selle que le jardinier portait sur sa tête, secoua sa crinière, enfla ses naseaux, tendit le nerf de sa queue en panache, galopa un moment autour du verger, en faisant partir les alouettes et jaillir la rosée de l’herbe sous ses sabots ; puis, s’approchant joyeusement de la barrière, elle tendit d’elle-même ses beaux flancs luisants à la selle, et ouvrit sa petite bouche au mors, comme si elle eût été aussi impatiente de me porter que j’étais impatient de la remonter moi-même. […] Je l’aspirais comme des lèvres qui se collent à l’embouchure d’une fontaine d’eau pure ; je lui tendais mes deux mains ouvertes, mes doigts élargis, comme un mendiant qu’on a fait entrer au foyer d’hiver, et qui prend, comme on dit ici, un air de feu. […] Un seul vieux chien invalide se traîna péniblement à ma rencontre, et poussa quelques tendres gémissements en léchant les mains de son maître. […] La bonne fille descendit, en boitant, l’escalier en spirale, et m’accueillit avec une triste et tendre familiarité dans la cuisine basse, où la cendre tiède recouvrait le foyer.

176. (1874) Premiers lundis. Tome II « Chronique littéraire »

Ils ont enfin à ne pas laisser dépérir, dans ces routes pénibles, les facultés délicates, brillantes ou tendres, oublieuses d’ici-bas, l’imagination, l’âme, l’art et toutes les cultures qu’il suggère. […] Bien des cœurs avides, des imaginations tendres d’adolescents, en essayèrent. […] Aujourd’hui bien plus vaste est ta course nouvelle, Le rivage où tu tends doit être le meilleur ; Car tu saignas beaucoup à rajeunir ton aile.

177. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre III. Association des mots entre eux et des mots avec les idées »

L’idée à laquelle le mot correspond exactement, a des affinités naturelles ou habituelles avec d’autres idées : chaque fois qu’elle est présente, elle tend à les rendre présents ; elle les évoque et les suscite. […] Quand un long usage l’a accouplé à un autre mot, ou enchaîné dans une phrase, il tend toujours à tirer après lui sa compagnie. […] Chaque phrase d’un écrivain crée une liaison de mots, qui tendra à se reproduire avec plus ou moins de fréquence ou de force selon la célébrité de l’écrivain et de la phrase.

178. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre V. Chanteuses de salons et de cafés-concerts »

D’autres jours, il se plaint d’une voix enfantine, ou se réfugie en quelque amour qu’il voudrait plus tendre que passionné, qu’il désirerait pensif, câlin et maternel. […] Ici il lamente d’un accent pénétrant et sur le rythme de symboles harmonieux son âme tendre et frêle. […] Quand le reste de ce groupe, riche en versificateurs et pauvre en poètes, sera effacé, deux resteront quelque temps reconnaissables : l’un, éclatant de force et de passion contenue, viril de puissance immobile, grand d’impassibilité apparente et de profondeur désespérée ; l’autre, triste, délicat et tendre ; l’un stoïquement beau d’une sévérité sans défaillance ; l’autre, charmant et un peu décevant comme un sourire de femme.

179. (1902) L’humanisme. Figaro

Mais, bien qu’ils y revinssent toujours comme en leur citadelle inexpugnable, les parnassiens sortirent souvent de la belle tour close où ils adoraient à l’écart l’idole hiératique : témoin Leconte de Lisle, dont la poésie, si impassible qu’elle veuille être, laisse souvent deviner la pensée généreuse et entendre le cœur palpitant ; témoin Sully Prudhomme, si préoccupé de justice et de bonheur, et qui loua André Chénier d’avoir uni Le laurier du poète à la palme du juste ; et Anatole France, dont les Noces corinthiennes ont pu sembler, vingt ans après avoir été écrites, une pièce d’actualité ; et le tendre et nostalgique Dierx, et Catulle Mendès, dont la fantaisie est si moderne, et Coppée, penché sur les humbles, et Heredia enfin, le somptueux conquistador épris des époques reculées et des rivages lointains, qui un jour, se souvenant qu’il était un homme d’aujourd’hui et appartenait à un « peuple libre », consentit à dresser un beau « trophée » en plein Paris, sur le pont Alexandre. […] Nous qui venons après eux, instruits par leur exemple, nous rêvons un art plus enthousiaste à la fois et plus tendre, plus intime et plus large, un art direct, vivant, et d’un mot qui résume tout : humain. […] Si votre religion n’est pas jeune, vous êtes jeunes vous-mêmes et « la jeunesse est présomptueuse ; elle n’a pas encore été humiliée par la vie ; elle tend ses voiles de toutes parts à l’espérance qui l’enfle et la conduit ! 

180. (1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre II. Mademoiselle Mars a été toute la comédie de son temps » pp. 93-102

Ni les uns ni les autres ne songent même à posséder cette belle : ce qu’ils veulent avant tout, c’est une bonne parole et devant témoins ; c’est un tendre regard, en public ; ce sont des lettres qu’ils puissent montrer à tout venant ; et quant au reste, le reste viendra, si veut Célimène. — Et justement voilà pourquoi Célimène, fidèle au rôle qu’elle s’est imposée, est si prodigue envers les uns et les autres de bonnes paroles, de tendres regards, de billets doux ; là est sa force, et elle a besoin d’être forte pour se défendre. […] Rare esprit, âme plus rare encore ; âme tendre et forte qui n’a peur de rien, pas même du ridicule ; dévouement sincère, amour passionné, bonne foi complète, Alceste, en un mot.

181. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Deshays » pp. 208-217

Il tend vers le Dieu qui lui a rendu la vie, ses bras encore embarrassés de son linceul. […] Ses parents penchés vers lui, lui tendent les bras d’un endroit élevé où ils sont placés. […] Quelle différence encore entre ces amis qui tendent les mains au ressuscité de Deshays et cet homme prosterné qui éclaire avec un flambeau la scène de Jouvenet !

182. (1811) Discours de réception à l’Académie française (7 novembre 1811)

Tour à tour naïve, tendre, morale, et guerrière, elle fait éclore les idées les plus riantes et les sentiments les plus élevés ; elle inspire l’amour, cimente l’amitié, frappe le ridicule, enflamme le courage ; enfin, est à la fois l’interprète du cœur et l’organe de l’esprit. […] Nous l’avons vue choisir ses personnages parmi les individus de conditions différentes, qui tendaient sans cesse à se confondre ; ne peut-elle pas aujourd’hui se diriger vers le but opposé, et les hommes forcés de reprendre leur rang sont-ils moins dignes de ses pinceaux, que les hommes tourmentés du désir de quitter leur place ? […] Non, Molière, tu ne l’implorerais pas en vain ce monarque invincible ; il entendrait tes plaintes jusque dans le tumulte des camps ; et, du haut de son char de triomphe, il te tendrait une main protectrice.

183. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXVI. Des éloges académiques ; des éloges des savants, par M. de Fontenelle, et de quelques autres. »

Fléchier louait en antithèses, La Bruyère en portraits, Massillon en images, Montesquieu en épigrammes, et l’auteur de Télémaque en phrases tendres et harmonieuses. […] Je ne puis finir cet article sur les éloges des gens de lettres et des savants, sans parler encore d’un ouvrage de ce genre, qui porte à la fois l’empreinte d’une imagination forte et d’un cœur sensible ; ouvrage plein de chaleur et de désordre, d’enthousiasme et d’idées, qui tantôt respire une mélancolie tendre, et tantôt un sentiment énergique et profond ; ouvrage qui doit révolter certaines âmes et en passionner d’autres, et qui ne peut être médiocrement ni critiqué ni senti : c’est l’éloge de Richardson, ou plutôt, ce n’est point un éloge, c’est un hymne. […] Plus heureux cependant, ceux qui ont reçu de la nature une âme ouverte à toutes les impressions, qui suivent avec plaisir un enchaînement d’idées vastes ou profondes, et ne s’en livrent pas avec moins de transport à un sentiment impétueux ou tendre.

184. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre IV. L’âge moderne. — Chapitre I. Les idées et les œuvres. » pp. 234-333

Les cœurs de pierre se sont fondus, les voilà devenus aussi tendres que de la chair. […] La débauche avait presque gâté la belle imagination « qui auparavant était la source principale de son bonheur », et il avouait qu’au lieu de rêveries tendres il n’avait plus que des désirs sensuels. […] C’était un enfant délicat, craintif, d’une sensibilité frémissante, passionnément tendre, et qui, ayant perdu sa mère à six ans, fut soumis presque aussitôt au fagging et aux brutalités d’une école publique. […] Quelqu’un, depuis Shakspeare et Spenser, a-t-il trouvé des extases aussi tendres et aussi grandioses ? […] Puis la naïade de la vallée, le muguet : — la jeunesse le fait si beau, et la passion si pâle, —  que l’éclat de ses clochettes tremblantes se laisse entrevoir — à travers leurs pavillons de verdure tendre.

185. (1907) L’évolution créatrice « Chapitre III. De la signification de la vie. L’ordre de la nature et la forme de l’intelligence. »

Mais, en même temps, nous sentons se tendre, jusqu’à sa limite extrême, le ressort de notre volonté. […] Toutes les opérations de notre intelligence tendent à la géométrie, comme au terme où elles trouvent leur parfait achèvement. […] Quoi qu’il en soit, c’est toujours à du vital qu’on a ici affaire, et toute la présente étude tend a établir que le vital est dans la direction du volontaire. […] Mais il se saisit de cette matière, qui est la nécessité même, et il tend à y introduire la plus grande somme possible d’indétermination et de liberté. […] Une partie n’est pas plutôt détachée qu’elle tend à se réunir, sinon à tout le reste, du moins a ce qui est le plus près d’elle.

186. (1857) Cours familier de littérature. IV « XIXe entretien. Littérature légère. Alfred de Musset (suite) » pp. 1-80

— Je ne sais ; — mais bientôt, Comme une tendre fleur que le vent déracine. […] Tels sont les vers adressés par Alfred de Musset à Ulric Guttinger, poète jeune, tendre et pathétique alors comme Musset lui-même, mais déjà touché au cœur par cette pointe salutaire de la première douleur, qui guérit ceux qu’elle blesse. […] Le poème finit par un dévouement enfantin et tendre de la jeune fille et par un baiser du jeune homme sur la croix de son collier. […] Il serre, désolé, ses fils sur sa poitrine ; Il ne lui reste plus, s’il ne tend pas la main, Que la faim pour ce soir, et la mort pour demain. […] Les juvénilités de ta vie et de tes vers, les gracieuses mollesses de ta nature ne m’auraient pas écarté de toi, au contraire ; il y a des faiblesses qui sont un attrait de plus, parce qu’elles mêlent quelque chose de tendre, de compatissant et d’indulgent à l’amitié, et qu’elles semblent inviter notre main à soutenir ce qui chancelle et à relever ce qui tombe.

187. (1896) Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit « Chapitre III. De la survivance des images. La mémoire et l’esprit »

Le souvenir-image, à son tour, participe du « souvenir pur » qu’il commence à matérialiser, et de la perception où il tend à s’incarner : envisagé de ce dernier point de vue, il se définirait une perception naissante. […] Peu à peu il apparaît comme une nébulosité qui se condenserait ; de virtuel il passe à l’état actuel ; et à mesure que ses contours se dessinent et que sa surface se colore, il tend à imiter la perception. […] Sans doute un souvenir, à mesure qu’il s’actualise, tend à vivre dans une image ; mais la réciproque n’est pas vraie, et l’image pure et simple ne me reportera au passé que si c’est en effet dans le passé que je suis allé la chercher, suivant ainsi le progrès continu qui l’a amenée de l’obscurité à la lumière. […] Plus je fais effort pour me rappeler une douleur passée, plus je tends à l’éprouver réellement. […] Au contraire, plus nous nous détachons de l’action réelle ou possible, plus l’association par contiguïté tend à reproduire purement et simplement les images consécutives de notre vie passée.

188. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Massillon. — II. (Fin.) » pp. 20-37

À force de répéter au jeune roi : « Soyez tendre, humain, affable », Massillon, comme Fénelon lui-même, poussait un peu à la chimère ; il semblait croire à cet amour de nourrice que les peuples n’ont pas, et auquel les grands rois et les plus réputés débonnaires, les Henri IV même12, n’ont jamais cru. […] L’accueil plein de bonté que nous lit ce vieillard illustre, la vive et tendre impression que firent sur moi sa vue et l’accent de sa voix, est un des plus doux souvenirs qui me restent de mon jeune âge. […] C’était ainsi que, parmi les rides de ce visage déjà flétri et dans ces jeux qui allaient s’éteindre, je croyais démêler encore l’expression de cette éloquence si sensible, si tendre, si haute quelquefois, si profondément pénétrante, dont je venais d’être enchanté à la lecture de ses Sermons. […] [NdA] La tendre liaison et l’amitié de Massillon et de l’abbé de Louvois datait de dix-huit ou vingt ans.

189. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Léopold Robert. Sa Vie, ses Œuvres et sa Correspondance, par M. F. Feuillet de Conches. — I. » pp. 409-426

En se séparant d’eux pour longtemps, en se disant qu’il rompait avec les habitudes domestiques régulières, qu’il avait reprises depuis son retour, il éprouvait une de ces douleurs tendres et pénétrantes que savent tous ceux qui ont vécu intimement de la vie de famille ; douleur recouverte, que la plupart dissipent bientôt et évaporent, mais que, lui, il couva toujours et concentra, au point de la sentir plutôt augmenter avec les années. […] Ce serait faire tort à la pensée et au vrai style de Léopold Robert que d’en citer certaines phrases textuelles : ce qu’il faut y voir plutôt, c’est le point où il commence à se distinguer et où il tend à sortir du ton et des habitudes d’alentour : Je ne vois plus ces messieurs aussi souvent, écrivait-il le 25 septembre 1823 ; je vais rarement à l’Académie, mais tous les jours nous nous voyons avec Schnetz et Beauvoir ou chez lui ou chez moi. […] Marcotte la première glace et qu’il se sera débarrassé du trop de cérémonie en lui écrivant, lorsqu’il se sera accoutumé à voir en lui ce qu’il était véritablement, bien moins un protecteur que le plus tendre et le plus délicat ami, il aura des choses charmantes à lui dire, et il s’y complaira plume en main, et même en oubliant pour des heures son pinceau. […] Marcotte, et l’assurant que son amitié et les tendres preuves continuelles qu’il en recevait étaient pour lui le plus puissant des motifs, il disait : Tous les avantages que les autres recherchent, je les comprends, mais ils ne sont pas capables d’agir sur moi, ils ne sont pas un stimulant assez fort ; il me faut une autre chose que vous avez trouvée : c’est votre affection, cette amitié qui m’émeut et qui me fera continuer ma carrière avec la même persévérance et le même désir.

190. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Études de politique et de philosophie religieuse, par M. Adolphe Guéroult. »

Israël et le Magnificat ; que tout ce qu’il y a de poésie dans le culte chrétien, l’encens, les chasubles brodées d’or, les longues processions avec des fleurs, léchant, le chant surtout aux fêtes solennelles, grave ou lugubre, tendre ou triomphant, l’a vivement exalté ; qu’il a respiré cet air, vécu de cette vie, et que, par conséquent, il a dû pénétrer plus avant dans le sens et l’intelligence de la musique chrétienne que beaucoup de jeunes gens qui, nourris des traditions de collège et ne voyant dans la messe qu’une corvée hebdomadaire, ne se seraient jamais avisés d’aller chercher de l’art et de la poésie dans les cris inhumains d’un chantre à la bouche de travers. » Et plus loin, insistant, sur le caractère propre, à ces chants grandioses ou tendres, et qu’il importe de leur conserver sans les travestir par trop de mondanité ou d’élégance, devançant ce que MM. d’Ortigue et Félix Clément ont depuis plaidé et victorieusement démontré, il dira (qu’on me pardonne la longueur de la citation, mais, lorsque je parle d’un écrivain, j’aime toujours à le montrer à son heure de talent la plus éclairée, la plus favorable, et, s’il se peut, sous le rayon) : « J’ai dit tout à l’heure, en parlant du Dies iræ, que je ne connaissais rien de plus beau ; j’ai besoin d’y revenir et de m’expliquer. […] Je n’appelle pas petites des libertés à l’usage de tout le public qui est bien aussi le peuple ; il en est une plus grosse et qui me paraît être l’essentielle en effet : c’est celle qui appelle à discuter et à voter le budget les représentants de la nation : et cette dernière en suppose d’autres avec elle ; elle amène comme conséquence la publicité, elle tend à amener la liberté plus ou moins directe de toucher aux éléments de cette même discussion par la presse. […] Je ne sais si je fais injure à mes semblables, mais il me semble que les premiers progrès des hommes en société se sont opérés et accomplis de la sorte : je me figure des peuplades, des réunions d’hommes arrêtés à un degré de civilisation dont ils s’accommodaient par paresse, par ignorance, et dont ils ne voulaient pas sortir, et il fallait que l’esprit supérieur et clairvoyant, le civilisateur, les secouât, les tirât à lui, les élevât d’un degré malgré eux, absolument comme dans le Déluge de Poussin, celui qui est sur une terrasse supérieure tire à lui le submergé de la terrasse inférieure : seulement dans le tableau de Poussin, le submergé se prête à être sauvé et tend la main, et, souvent, au contraire, il a fallu, en ces âges d’origine et d’enfance, que le génie, le grand homme, le héros élevât les autres d’un degré de société malgré eux et à leur corps défendant, en les tirant presque par les cheveux : tel et non pas moindre je me figure qu’a dû être son effort.

191. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Lamartine, Recueillements poétiques (1839) »

Sans doute, aux cœurs surtout tendres et discrets, les Méditations, et les premières, restaient les plus chères toujours : on en aimait le délicieux et imprévu mystère, l’élévation inaccoutumée et facile, la plainte si nouvelle et si douce, le roman à demi voilé auquel on avait foi, et que chaque imagination sensible ne manquait pas de clore. […] Adolphe Dumas, reprenant les idées de la préface, les redouble agréablement, et tend à consacrer tout à fait cette théorie de négligence et de laisser aller indéfini que trop d’autres pièces confirment sans en parler. […] Ambitieux et négligent à la fois, il a voulu y ajouter des cordes en tous sens ; au lieu d’une lyre, c’est-à-dire un instrument chéri, à soi, qu’on serre sur son cœur, qui palpite avec vous, qu’on élève au-dessus des flots au sein du naufrage, qu’on emporte de l’incendie comme un trésor, il a fait une espèce de machine-monstre qui n’est plus à lui, un corridor sans fin tendu de cordes disparates, à travers lequel passant, courant nonchalamment, et avec la baguette, avec le bras, avec le coude autant qu’avec les doigts, il peut tirer tous les sons imaginables, puissants, bronzés, cuivrés, mais sans plus d’harmonie entre eux, sans mélodie surtout. […] Sujets, style, composition et détail, il a raison peut-être de tout lâcher ainsi au courant de l’onde, satisfait de son flot puissant ; car la génération qui nous jugera n’est pas la génération qui déjà finit : ceux qui auront le dernier mot sur nos œuvres auront appris à lire dans nos fautes ; ils brouilleront un peu tout cela, et nos barbarismes même entreront avec le lait dans le plus tendre de leur langue. 

192. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Histoire de la Restauration, par M. de Lamartine. (Les deux premiers volumes. — Pagnerre.) » pp. 389-408

Cette Histoire des Girondins, qui a si fatalement réussi, était un grand piège que le poète se tendait à lui-même avant de le tendre aux autres. […] Placé sur le devant du navire, il lui tend les bras, et mille cris de joie ont répondu à ce signe de tendresse. M. de Lamartine ne s’en tient pas là, et ne voit dans ce peu de lignes qu’un motif à une composition pittoresque qui occupe chez lui deux ou trois belles pages : Debout sur la proue élevée du vaisseau, appuyé sur les fidèles compagnons de sa proscription, entouré de la France nouvelle qui s’était portée à sa rencontre, il tendait les bras au rivage et les refermait sur son cœur, en élevant ses regards au ciel comme pour embrasser sa patrie.

193. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre II : Variations des espèces à l’état de nature »

Mais tant de causes tendent à contrebalancer ce résultat que je m’étonne de ce que mes tables montrent même une faible majorité du côté des plus grands genres. […] Mais lorsque nous en viendrons à discuter le principe que j’ai nommé de la divergence des caractères, nous verrons comment on peut l’expliquer, et comment les moindres différences qui distinguent les variétés tendent à s’accroître pour former les différences plus profondes qui séparent les espèces. […] Nous avons vu aussi que ce sont les espèces les plus florissantes, c’est-à-dire dominantes, des plus grands genres dans chaque classe qui, en moyenne, varient le plus ; et leurs variétés, ainsi que nous le verrons plus tard, tendent à se convertir en espèces nouvelles et distinctes. […] Mais, comme nous l’expliquerons plus tard, par suite des phases successives de ce mouvement d’accroissement, les plus grands genres tendent aussi à se briser en des genres moindres.

194. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre V. Seconde partie. Des mœurs et des opinions » pp. 114-142

Plus d’une fois, sans doute et surtout en dernier lieu, on a voulu dénaturer cet esprit militaire, en le faisant servir à la conquête ; mais il sera toujours l’amour de la gloire acquise par le danger, car le Français ne se laisse pas conduire seulement par le sentiment du devoir, trop sec et trop métaphysique pour lui ; enfin cet esprit militaire est protecteur avant tout ; il doit donc toujours tendre à redevenir de la chevalerie. […] Une telle unanimité est assez étrange ; mais elle s’accorde avec notre propre assertion, que le principe intellectuel tend à prendre l’ascendant sur le principe moral, pour la direction de la société. […] L’esprit de société, à mesure que le régime féodal s’affaiblissait parmi nous, créait une aristocratie factice et arbitraire, qui tend à son tour à devenir moins exclusive, et qui doit finir par s’éteindre, puisqu’elle n’est pas assise sur la force des choses. […] En généralisant cette idée, nous trouverons que les divers peuples continueront de différer entre eux par les mœurs, parce que c’est par les mœurs que doivent se conserver les individualités nationales ; mais qu’ils tendront continuellement à se rapprocher et à se ressembler par les opinions : cette demi-sympathie doit atténuer, par la suite, ce qu’il y a de trop exclusif dans le patriotisme, et multiplier par conséquent les liens de la bienveillance parmi les hommes.

195. (1910) Variations sur la vie et les livres pp. 5-314

Mais disons quelques mots sur le génie de Marceline, en citant ses vers si tendres. […] Amour avait pris la docte et tendre Lyonnaise, sans débats, sans défense. […] Weber-Laodice, inflexible et tendre à la fois, fut le rythme même. […] Il se montra aimable et tendre. […] Cependant, ils n’avaient pas oublié d’échanger, entre les vers tendres du poète, toutes sortes d’injures en prose.

196. (1874) Premiers lundis. Tome I « Anacréon : Odes, traduites en vers française avec le texte en regard, par H. Veisser-Descombres »

Par la grâce naïve, par l’inspiration spirituelle et tendre, par l’émotion voluptueuse et philosophique à la fois qui animent ses pièces légères, le génie d’Anacréon se rapproche du génie français, tel surtout que nous le retrouvons dans nos vieux rimeurs. […] Du sein de son loisir, il ne prend d’autre soin que de saisir au passage et d’écrire en vers ses pensées riantes ou tendres, à mesure qu’elles traversent son âme ; et la plupart de ses pièces sont des impromptus de volupté, qui, au milieu de ses jeux, lui échappent sans plus d’effort que les roses effeuillées de sa guirlande.

197. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Les legs de l’exposition philosophie de la danse »

Le tutu et la jupe forment un nuage blanc, comme celui dont s’enveloppait la pudique Junon, où disparaissent le ventre et la croupe, toute la partie massive et brutale de ce « corps féminin qui tant est tendre, poly, souëf, si prétieux ». […] L’attitude de l’un et de l’autre y répond exactement à leurs fonctions respectives dans les sociétés occidentales : elle, pliante, à demi blottie, se prêtant avec une soumission volontaire aux mouvements qu’il imprime ; lui, plus ferme sur ses jarrets, la tête plus droite, commandant et dirigeant les évolutions, enfermant sa compagne dans une étreinte qui à la fois la détient et la défend, et, là comme au foyer, jouant son rôle de protecteur respectueux et tendre.

198. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Philosophie du costume contemporain » pp. 154-161

Les étoffes sont tendues sur des armatures rigides qui modifient très notablement la forme de la poitrine. […] Je ne regrette pas non plus les habits mauves, bleu tendre, zinzolin ou gorge-de-pigeon.

199. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Lutèce » pp. 28-35

Ô jardins alignés où roucoulait Léandre, Que l’amour emplissait de sa voix douce et tendre, Je ne sais quoi de triste à vous voir me revient, Et ma mélancolie évoque sous vos arbres Où dort enseveli le peuple blanc des marbres Un menuet conduit sur un rythme ancien. […] Dès l’âge le plus tendre, j’y passais mes vacances d’écolier, chez le brave Morineau, chef des gardes, ami de mon père, dans son logement de Trianon-sous-bois.

200. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »

Mais le seul point qu’il importe bien de marquer, c’est que dans ses croyances les plus tendres elle resta indépendante, et qu’elle n’introduisit jamais un tiers, un homme, comme truchement entre Dieu et elle. […] Rien n’humilie, avec la foi dans ce juge équitable et tendre. […] Tout ce qui est resté gravé dans ma mémoire, c’est que nous avons été bien heureux et bien malheureux, et qu’il y avait pour nous bien du soleil à Sin75, bien des fleurs dans les fortifications ; un bien bon père dans notre pauvre maison, une mère bien belle, bien tendre et bien pleurée au milieu de nous !  […] C’est toujours là ma plus tendre inquiétude sur elle. […] Toi si bonne, si tendre, comment peux-tu ne pas l’aimer ?

201. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Introduction »

Le philosophe veut rendre durable la volonté passagère de la réflexion ; l’art social tend à perpétuer l’action de la sagesse ; enfin ce qui est grand se retrouve dans ce qui est petit, avec la même exactitude de proportions : l’univers tout entier se peint dans chacune de ses parties, et plus il paraît l’œuvre d’une seule idée, plus il inspire d’admiration. […] Mais quand cette théorie métaphysique serait impossible, au moins, il est vrai, que plus l’on travaille à calmer les sentiments impétueux qui agitent l’homme au-dedans de lui, moins la liberté publique a besoin d’être modifiée ; ce sont toujours les passions qui forcent à sacrifier de l’indépendance pour assurer l’ordre, et tous les moyens qui tendent à rendre l’empire à la raison, diminuent le nombre nécessaire des sacrifices de liberté. — J’ai à peine commencé la seconde partie politique, dont je ne puis donner une idée par ce peu de mots. […] Dans l’étude de certains États, qui par leurs circonstances, encore plus que par leur petitesse, sont dans l’impossibilité de jouer un grand rôle au-dehors, et n’offrent point au-dedans de place qui puisse contenter l’ambition et le génie, il faudrait observer comment l’homme tend à l’exercice de ses facultés, comment il veut agrandir l’espace en proportion de ses forces. […] Sans s’arrêter longtemps sur les motifs de la préférence que la sagesse conseillerait, peut-être, de donner aux États comme aux destinées obscures, il est aisé de prouver que par la nature même des hommes, ils tendent à sortir de cette situation, qu’ils se réunissent pour multiplier les chocs, qu’ils conquièrent pour étendre leur puissance ; enfin, que voulant exciter leurs facultés, reculer en tout genre les bornes de l’esprit humain, ils appellent autour d’eux d’un commun accord les circonstances qui secondent ce désir, et cette impulsion. […] L’homme qui se vouerait à la poursuite de la félicité parfaite, serait le plus infortuné des êtres ; la nation qui n’aurait en vue que d’obtenir le dernier terme abstrait de la liberté métaphysique, serait la nation la plus misérable ; les législateurs doivent donc compter et diriger les circonstances, et les individus chercher à s’en rendre indépendants ; les gouvernements doivent tendre au bonheur réel de tous, et les moralistes doivent apprendre aux individus à se passer de bonheur.

202. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XIV, l’Orestie. — Agamemnon. »

Et comme j’étais étendu mourant, je tendis les mains vers mon épée ; mais la femme aux yeux de chien s’éloigna, et ne voulut point fermer mes yeux et ma bouche, au moment où je descendais dans la demeure d’Hadès. […] Chaque cime semble un bras de géant allongeant sa main flamboyante à travers l’espace, pour allumer la torche que lui tend le sommet voisin, La reine proclame pompeusement la victoire, mais de sourdes réticences démentent la joie qu’elle fait éclater. — « S’ils ont respecté les dieux et les temples de la ville conquise, les vainqueurs ne seront point vaincus au retour… Puisse la cupidité ne point les entraîner aux actions impies ! […] Il proclame en quelques mots la victoire, il montre, à l’horizon de l’Asie, la fumée qui dissipe Ilion dans les airs. — « Nous avons tendu des rêts inévitables, et, pour la cause d’une femme, le « monstre argien, ce peuple en armes sorti d’un cheval a détruit la ville. […] De même il refuse, avec un effroi religieux, de fouler les tapis splendides tendus sous ses pas : « Qu’on ne me fête point comme un roi barbare, par des prosternements et des cris. […] Mais sans doute Iphigénie, sa fille, viendra, comme il convient, au-devant de son père, avec un tendre baiser, sur la rive du Fleuve des douleurs, et elle le serrera dans ses bras. » Entre ces fureurs et ces ironies, un sombre enthousiasme saisit Clytemnestre ; elle se proclame surhumaine par l’excès même de son crime, irresponsable à force d’être atroce.

203. (1817) Cours analytique de littérature générale. Tome I pp. 5-537

Il soumet avec une sage réserve les opinions qui restent en doute, et ce qu’il déduit des principes de l’art ne tend qu’à en faciliter l’application. […] Elle diffère de la première par ses aventures dont le dénouement tend au bonheur de ses héros ; elle se sépare de la seconde par le rang et le ton noble de ses personnages. […] On pourrait mettre dans cette classe la tendre Bérénice, dont le fonds est élégiaque plus que tragique. […] L’intérêt du drame tend à émouvoir nos cœurs sur les infortunes de nos maisons et à nous en faire pleurer ; l’effort du genre comique est au contraire de nous porter à rire. […] On descendait, pour la fondre, la statue équestre de Louis XIV, érigée sur la place Vendôme ; de gros câbles soutenus par de longues perches, étaient tendus de haut en bas.

204. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre quatrième. Les émotions proprement dites. L’appétit comme origine des émotions et de leurs signes expressifs. »

Le chien prend une forme onduleuse, se couche, s’aplatit ; le chat tend son corps, grossit son dos, se frotte contre son maître. Selon Darwin, ces mouvements bienveillants sont l’antithèse des mouvements agressifs, qui se trouvent être différents chez le chien et le chat : en effet, le chien tend et raidit son corps pour attaquer et courir sur l’ennemi ; le chat se couche, s’aplatit, fait onduler son corps pour prendre son élan. — Cette explication de Darwin est peu satisfaisante. […] En voyant les mouvements et attitudes d’autrui, nous tendons à réaliser nous-mêmes ces mouvements ou attitudes, car toute idée tend à se réaliser ; puis, par contre-coup, le mouvement et l’attitude réalisés par nous reproduisent en nous les sentiments qui leur correspondent. […] Ainsi tendent à se produire, avec le désintéressement, la moralité et l’art. […] Voir le tableau dressé par Sully-Prudhomme : touchant, dur, tendre, pesant, ferme, solide, poli, sec, âpre, pénétrant, poignant, piquant, écrasant, etc.

205. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre V. Les contemporains. — Chapitre II. Le Roman (suite). Thackeray. »

la tendre Blanche ! La tendre Blanche est une jeune fille sentimentale et littéraire, obligée de vivre avec des parents qui ne la comprennent pas. […] Si l’on préfère la bonté dévouée et les affections tendres, on prend en aversion l’arrogance et la dureté ; la cause de l’amour est aussi la cause de la haine, et le sarcasme, comme la sympathie, est la critique d’une forme sociale et d’un vice public. […] Thackeray lui a donné cette bonté tendre, presque féminine, qu’il élève partout au-dessus des autres vertus humaines, et cet empire de soi qui est l’effet de la réflexion habituelle. […] On ne peut en parler, si pleine que soit la reconnaissance, excepté à Dieu, et à un seul cœur, à la chère créature, à la plus fidèle, à la plus tendre, à la plus pure des femmes qui ait été accordée à un homme.

206. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre second. Poésie dans ses rapports avec les hommes. Caractères. — Chapitre X. Suite du Prêtre. — La Sibylle. — Joad. — Parallèle de Virgile et de Racine. »

Ne serait-ce point que les âmes tendres et tristes sont naturellement portées à se plaindre, à désirer, à douter, à exprimer avec une sorte de timidité, et que la plainte, le désir, le doute et la timidité, sont des privations de quelque chose ? […] Cependant dans les peintures douces et tendres, Virgile retrouve son génie : Évandre, ce vieux roi d’Arcadie, qui vit sous le chaume, et que défendent deux chiens de berger, au même lieu où les Césars, entourés de prétoriens, habiteront un jour leurs palais ; le jeune Pallas, le beau Lausus, Nisus et Euryale, sont des personnages divins.

207. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre septième. Les altérations et transformations de la conscience et de la volonté — Chapitre deuxième. Troubles et désagrégations de la conscience. L’hypnotisme et les idées-forces »

Nous avons donc, en définitive, outre la sensation musculaire du bras tendu, admise par M.  […] Celle-ci enfin, une fois produite, tend à persister et à s’exprimer au dehors. […] L’idée du mal, au contraire, tend à produire et à aggraver le mal. […] Je veux que vous leviez la jambe », et plus il veut donner cet ordre, plus il tend à articuler des mots. […] En réalité, ce sont des mémoires alternantes, qui tendent chacune à prendre la forme d’une personnalité particulière.

208. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « MÉLEAGRE. » pp. 407-444

Tout ce qui tend à élargir, à aiguiser du même coup et à simplifier le goût public, est favorable à cette régénération poétique dans laquelle il s’agit d’introduire, de combiner le plus de naturel et de vérité avec le plus de beauté. […] Il est jaloux de tout auprès d’elle, de la mouche qui vole, même du sommeil : « Tu dors, Zénophila, tendre tige ! […] Il nous a dit en six vers dont le rhythme seul pourrait figurer la légèreté, l’entrelacement et l’abondance : « Je tresserai la violette blanche, je tresserai le tendre narcisse avec les myrtes, je tresserai les lis riants, je tresserai le safran suave, et encore l’hyacinthe pourpré, et aussi je tresserai les roses chères à l’amour, afin que, sur les tempes d’Héliodora aux grappes odorantes, la couronne frappe de ses fleurs les belles boucles de sa chevelure. » — J’aime à croire que ce ne fut que dans les débuts de sa liaison qu’il doutait assez de cette chère Hélio-dora pour s’écrier, tandis qu’il se dirigeait le soir vers sa demeure : « Astres, et toi, Lune qui brilles si belle aux amants, Nuit, et toi, petit instrument compagnon des sérénades, est-ce que je la trouverai encore l’amoureuse, sur sa couche, tout éveillée et se plaignant à sa lampe solitaire ? […] Buvant la tendre rosée de l’Aurore qui fait germer, les prairies s’égayent, à mesure que s’ouvre la rose. […] Tryphéra, en effet, veut dire tendre.

209. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIe entretien. Vie du Tasse (1re partie) » pp. 5-63

C’est là que naquit, en effet, Torquato Tasso ; peut-on s’étonner qu’un enfant d’un tel père et d’une telle mère, né et élevé dans un tel séjour, au sein d’une telle félicité et d’une telle poésie, soit devenu le poète le plus tendre et le plus mélodieux de son siècle ? […] Logée dans une petite maison peu éloignée du collège des jésuites, elle conduisait elle-même, avant le lever du jour, le jeune Torquato, âgé de treize ans, une lanterne à la main, à la porte du collège ; les progrès de l’enfant répondaient à la tendre sollicitude de la mère. […] Nous n’avons plus d’amis à Naples, nos parents y sont nos ennemis ; et, à cause de ces circonstances, chacun craint de nous tendre la main… Mon angoisse est telle, excellente dame, que le désordre de mon esprit se communique à mes paroles ; c’est à Votre Excellence à se représenter l’excès des peines qu’il m’est impossible d’exprimer !  […] L’ombre de la mélancolie, planant sur ses traits, mêlait un intérêt tendre et une pitié vague à l’admiration que son nom et sa personne inspiraient partout où il paraissait. […] Torquato était arrivé à temps à Ostie pour recevoir les adieux et les bénédictions de ce tendre père.

210. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXVIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 385-448

CXV À ces coups de feu, à ces cris, à cette vue, monsieur, nous nous étions tous levés en sursaut, comme à un coup de feu du ciel, pour courir au-devant de notre enfant ; la mère nous devançait les bras tendus, les cheveux épars ; moi-même je courais au bruit sans mon bâton, comme si j’y avais vu clair, à la seule lueur de mon cœur ; Hyeronimo, s’élançant du toit d’un seul bond, avait décroché du mur, en passant, l’espingole de son père, qui n’avait pas été déchargée depuis sa mort ; il courait comme le feu du ciel au secours de Fior d’Aliza, à la fumée des six coups de feu, flottant comme un brouillard sur les cannes de maïs. […] Hyeronimo arracha avec ses dents les six gros grains de plomb qui étaient entrés sous sa peau, aussi tendre qu’une seconde écorce de châtaigne ; sa mère lava les filets de sang qui en sortaient et pansa ses bras avec des feuilles de larges mauves bleues, retenues sur la blessure avec des étoupes fines. […] Ma tante et mon père vous diront que nous nous étions appris dès notre tendre âge, Hyeronimo et moi, à jouer aussi bien l’un que l’autre de cet instrument, et que mes doigts connaissaient les trous du chalumeau aussi bien que les doigts de l’organiste des Camaldules connaissent, sans qu’il les regarde, les touches obéissantes de son orgue. […] En te voyant dans ce costume et avec la zampogna, dont tu sais jouer, sous le bras, tout le monde te prendra pour le fils d’un de ces pifferari qui viennent dans la saison de la Notre-Dame de septembre donner la sérénade aux Madones des carrefours ou aux jeunes fiancées sur leurs balcons, indiqués secrètement par les amoureux, qui leur font la cour avec l’aveu de leurs mères ; les âmes pieuses ou les cœurs tendres me jetteront quelques baïoques dans mon chapeau, ce sera assez pour me nourrir d’un peu de pain et de figues ; les marches des églises ou les porches des Madones me serviront bien de couche pour la nuit, enveloppée que je serai dans le lourd manteau de mon oncle ; car j’ai oublié de vous dire, monsieur, que j’avais trouvé aussi dans le coffre, et que j’avais emporté sur mon bras le manteau de peau de chèvre brune, qui sert de lit l’été, ou de couverture l’hiver aux pifferari. […] J’y mêlais des soupirs et des paroles tout bas dans mon cœur, tout en jouant ; cela allait bien tant que l’air du couplet était sérieux, dévot et tendre comme mon idée ; mais à la fin du couplet, quand il fallut jouer la ritournelle, la ritournelle gaie, folle et sautillante comme les éclats de voix du pinson ivre de plaisir, au bord de son nid sur les branches, oh !

211. (1830) Cours de philosophie positive : première et deuxième leçons « Deuxième leçon »

(3) J’ai cru devoir signaler expressément dès ce moment une considération qui se reproduira fréquemment dans toute la suite de ce cours, afin d’indiquer la nécessité de se prémunir contre la trop grande influence des habitudes actuelles, qui tendent à empêcher qu’on se forme des idées justes et nobles de l’importance et de la destination des sciences. […] Bien loin de mettre en évidence la véritable histoire de la science, il tendrait à en faire concevoir une opinion très fausse. […] (4) La discussion précédente, qui doit d’ailleurs, comme on le voit, être spécialement développée plus tard, tend à préciser davantage, en le présentant sous un nouveau point de vue, le véritable esprit de ce cours. […] Si l’on ne tient pas compte dans l’usage de la loi de cette progression nécessaire, on rencontrera souvent des difficultés qui paraîtront insurmontables, car il est clair que l’état théologique ou métaphysique de certaines théories fondamentales a dû temporairement coïncider et a quelquefois coïncidé en effet avec l’état positif de celles qui leur sont antérieures dans notre système encyclopédique, ce qui tend à jeter sur la vérification de la loi générale une obscurité qu’on ne peut dissiper que par la classification précédente. […] Aussi parle-t-on souvent encore, quoique moins que jadis, de l’inégale certitude des diverses sciences, ce qui tend directement à décourager la culture des sciences les plus difficiles.

212. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire. »

Ducis faisait une pièce comme il fait une scène, il serait notre premier tragique70. » Et dans ses moments de plus grande franchise La Harpe ajoutait encore : « C’est bien heureux que cet homme n’ait pas le sens commun, il nous écraserait tous. » Je voudrais insister sur les beautés de ces lettres de Ducis, dont la collection ferait un trésor moral et poétique ; on y joindrait les lettres de Thomas fort belles, fort douces et bien moins tendues de ton qu’on ne le suppose. […] On me reproche déjà le choix du sujet de Macbeth comme une chose atroce. « Monsieur Ducis, me dit-on, suspendez quelque temps ces tableaux épouvantables ; vous les reprendrez quand vous voudrez : mais donnez-nous une pièce tendre, dans le goût d’Inès, de Zaïre, une pièce qui fasse couler doucement nos larmes, qui vous concilie enfin les femmes, cette belle moitié de votre auditoire qui entraîne toujours l’autre. […] Je n’ai su qu’aimer et me donner sans réserve. » Et comme son ami lui avait écrit qu’il s’était mis à relire l’Ariane de Thomas Corneille, « cette pauvre Ariane abandonnée par un ingrat », Ducis achève, à ce propos, de caractériser la passion chez Racine : « Personne sans doute n’approche de cette pureté élégante et soutenue de Racine ; mais il y a dans ce rôle admirable d’Ariane, où toute la passion de l’amour est rassemblée, un fonds de tendresse, d’abandon d’âme, d’ivresse et de désespoir, qu’on ne trouve point dans Racine, parce que Racine n’est pas très naïf, et qu’il est très possible, je crois, d’être plus tendre encore que lui. […] Pour bien le définir, je dirai que s’il y avait au xviiie  siècle les femmes de Jean-Jacques, tant celles de la noblesse que de la bourgeoisie, — les Boufflers, les d’Houdetot, les d’Épinay, les La Tour-Franqueville, plus tard Mme Roland, — qui étaient plus ou moins d’après la Julie ou la Sophie de l’Émile, il y eut aussi les hommes à la suite de Rousseau, les âmes tendres, timides, malades, atteintes déjà de ce que nous avons depuis appelé la mélancolie de René et d’Oberman.

213. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « JASMIN. » pp. 64-86

… Et quand j’allais l’attendre, Il me donnait toujours le morceau le plus tendre. […] Si Jasmin avait vécu au temps des troubadours, s’il avait écrit en cette littérature perfectionnée dont il vient, après Goudouli, Dastros et Daubace, et, à ce qu’il paraît, plus qu’aucun d’eux, embellir encore aujourd’hui les débris, il aurait cultivé la romance sans doute, et quelques heureux essais de lui en font foi ; mais il aurait, j’imagine, préféré le sirvente, et, en présence des tendres chevaliers, des nobles dames, des Raymond de Toulouse et des comtesses de Die, il aurait introduit quelque récit railleur d’un genre plus particulier aux trouvères du Nord, quelque novelle peu mystique et assez contraire au vieux poëme de la vie de sainte Fides d’Agen. […] Quoi qu’il en dise, il n’a pas tout à fait quitté la guitare pour le flageolet ; et Marot, qui parle aussi de son flageolet, n’avait-il pas, au milieu de sa verve badine, de tendres accents, que le contraste fait mieux sentir encore ? […] Le discours simple et naïf où se déroule son tendre ennui, finit en ces mots : « On dit qu’on aime mieux quand on est dans la peine ; et quand on est aveugle, donc ! 

214. (1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre II. Littérature dramatique — Chapitre I. Le théâtre avant le quinzième siècle »

Sa tentation est une tentation, conduite vraiment avec délicatesse, et l’on a eu raison de louer la caresse du couplet dont le démon enveloppe la pauvre et naïve Ève : « Tu es faiblette et tendre chose — Et es plus fraîche que n’est rose », etc. […] En rapport aussi avec lui étaient les déclamations des jongleurs un peu plus relevés ; nous n’avons qu’à interroger les mœurs contemporaines pour saisir le lien qui unit à la comédie des chansons, des contes ; en général toute pièce destinée à la récitation publique tend vers la forme dramatique, par le surcroit sensible d’effet qu’on obtient en caractérisant les personnages et en les costumant. […] Vous aurez une idée légère de l’inénarrable pièce où Adam le Bossu a jeté tout à la fois ses rancunes et ses observations, toute son individualité, et la vie de cette ardente commune picarde, et jusqu’aux superstitions légendaires qui, à côté de la religion, maintenaient une idée du surnaturel dans ces natures matérielles : outre le dessin de l’œuvre, outre la verve des scènes populaires, il y a des coins de vraie poésie, tendre ou fantaisiste, où l’on n’accède parfois qu’à travers d’étranges et plus que grossières trivialités. […] Au reste, il contient des parties touchantes, et la douce soumission de Griselidis s’exprime par des traits quelquefois bien délicats : ainsi, quand la pauvre femme demande à son mari de traiter mieux sa nouvelle épouse qu’il ne l’a traitée elle-même : elle est, dit-elle, « plus délicieusement nourrie », plus jeune, plus tendre que moi, et ne pourrait souffrir « comme j’ai souffert ».

215. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre II. Les formes d’art — Chapitre III. Comédie et drame »

Ce que Racine a fait pour l’amour tragique, principe de folie, de crime et de mort, Marivaux le fait pour l’amour qui n’est ni tragique ni ridicule, principe de souffrance intime ou de joie sans tapage, pour l’amour simplement vrai, profond, tendre. […] Il a posé en face l’un de l’autre ces deux êtres destinés à s’aimer, qui se sentent disposés à s’aimer avant de se connaître, et qui font effort pour se connaître avant de s’aimer, qui s’observent, s’étudient, se tendent des pièges, tâchent de forcer le mystère de l’âme par laquelle ils se voient pris irrésistiblement. […] Marivaux est un peintre délicieux de la femme : ses Silvia, ses Araminte, ses Angélique sont exquises de sensibilité et de coquetterie, d’abandon ingénu et d’égoïsme en défense, de grâce tendre et d’esprit pétillant. […] Autour de ses couples d’amoureux, Marivaux groupe diverses figures : les unes qui ont un air de réalité, sans être tout à fait prises dans la vie contemporaine, des pères indulgents et bonasses, des mères parfois tendres, plus souvent, et plus exactement, dures, grondeuses, acariâtres, des paysans trop spirituellement finauds et lourdauds ; les autres, types de fantaisie, des Arlequins, et des Trivelins, des Martons, et des Lisettes, valets et soubrettes délurés, à peine fripons, diseurs de phébus, et parodiant en bouffonneries quintessenciées le fin amour des maîtres.

216. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Mémoires d’outre-tombe, par M. de Chateaubriand. Le Chateaubriand romanesque et amoureux. » pp. 143-162

M. de Chateaubriand a la prétention de s’y être montré tout entier : « Sincère et véridique, dit-il, je manque d’ouverture de cœur ; mon âme tend incessamment à se fermer ; je ne dis point une chose entière, et je n’ai laissé passer ma vie complète que dans ces Mémoires. » Eh ! […] Or, j’ouvre les Mémoires de Chateaubriand à l’endroit de son retour de Palestine, et je cherche vainement un détail, une révélation tendre, fût-elle un peu en désaccord avec l’Itinéraire, enfin de ces choses qui peignent au vrai un homme et un cœur dans ses contradictions, dans ses secrètes faiblesses. […] il supprime d’un trait tant de femmes tendres, dévouées, qui lui ont donné les plus chers et les plus irrécusables gages. […] Opposons vite ce divin tableau d’Ève encore innocente aux flammes quelque peu infernales qu’on trouve sous le faux christianisme de René : Ainsi parla notre commune mère, dit le chantre du Paradis, et, avec des regards pleins d’un charme conjugal non repoussé, dans un tendre abandon, elle s’appuie, en l’embrassant à demi, sur notre premier père ; son sein demi-nu, qui s’enfle, vient rencontrer celui de son époux, sous l’or flottant des tresses éparses qui le laissent voilé.

217. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Vauvenargues. (Collection Lefèvre.) » pp. 123-143

Il y a eu, au milieu du xviiie  siècle, un homme jeune et déjà mûr, d’un grand cœur et d’un esprit fait pour tout embrasser, qui s’était formé lui-même et qui ne s’en était pas enorgueilli, fier à la fois et modeste, stoïque et tendre, parlant le langage des grands hommes du siècle précédent, ce langage qui semblait n’être ici que l’expression naturelle et nécessaire de ses propres pensées ; sincèrement et librement religieux sans rien braver, sans rien prêcher ; réconciliant, en un mot, dans sa personne bien des parties opposées de la nature en montrant l’harmonie. […] Si les vices vont quelquefois au bien, c’est qu’ils sont mêlés de vertus, de patience, de tempérance, de courage ; c’est qu’ils ne procèdent pas en certains cas autrement que la vertu même ; mais, réduits à eux seuls, et s’ils se donnent carrière, ils ne sauraient tendre qu’à la destruction du monde. […] Aussi, quoique aucun écrivain n’ait plus agi sur lui que Pascal, quoiqu’il l’ait étudié et quelquefois imité quant au style, qu’il l’ait célébré magnifiquement comme le plus étonnant génie et le plus fait pour confondre, « comme l’homme de la terre qui savait mettre la vérité dans un plus beau jour et raisonner avec le plus de force », il se sépare de lui à l’origine sur un point capital, et l’on peut dire qu’il tend à être le réformateur de Pascal bien plus encore que son élève. […] Ces passions aimables dont parle Vauvenargues, et qui, à son sens, dominent le Vertueux même, nous avertissent du rôle que ne cessa de réserver aux passions ce stoïcien aimable et tendre, tourné à l’activité et attentif à nourrir dans l’homme tout foyer d’affection.

218. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) «  Œuvres et correspondance inédites de M. de Tocqueville — I » pp. 93-106

Pour moi, je l’ai tout d’abord comparé dans sa recherche de la démocratie future vers laquelle il tend et s’achemine, mais d’un visage si pensif qu’il en est triste, au pieux Énée qui allait fonder Rome tout en pleurant Didon : Mens immota manet, lacrymae volvuntur inanes. […] On apprend à l’y bien connaître, à ne pas le surfaire (car lui-même, si ambitieux, mais en même temps si modeste, ne se surfaisait pas), et aussi à lui voir dans leur juste degré tous ses mérites de philosophe politique, de citoyen passionné pour le bien, d’ami tendre et d’homme aimable dans l’intimité. […] Dans ses lettres à M. de Kergorlay on le voit de bonne heure tracer le plan de sa vie, s’assigner un but élevé et se confirmer dans la voie dont il n’a jamais dévié : « À mesure que j’avance dans la vie, écrivait-il (6 juillet 1835) âgé de trente ans, je l’aperçois de plus en plus sous le point de vue que je croyais tenir à l’enthousiasme de la première jeunesse : une chose de médiocre valeur, qui ne vaut qu’autant qu’on l’emploie à faire son devoir, à servir les hommes et prendre rang parmi eux. » Il est déjà en plein dans l’œuvre politique, au moins comme observateur et comme écrivain, et malgré tout, en présence du monde réel, il maintient son monde idéal ; il se réserve quelque part un monde à la Platon, « où le désintéressement, le courage, la vertu, en un mot, puissent respirer à l’aise. » Il faut pour cela un effort, et on le sent dans cette suite de lettres un peu tendues, un peu solennelles.

219. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ALFRED DE MUSSET (La Confession d’un Enfant du siècle.) » pp. 202-217

Mme Pierson, durant toute cette première situation attachante, est une personne à part, à la fois campagnarde et dame, qui a été rosière et qui sait le piano, un peu sœur de charité et dévote, un peu sensible et tendre autant que Mlle de Liron ou que Caliste : « Elle était allée l’hiver à Paris ; de temps en temps elle effleurait le monde ; ce qu’elle en voyait servait de thème, et le reste était deviné. » Ou encore : « Je ne sais quoi vous disait que la douce sérénité de son front n’était pas venue de ce monde, mais qu’elle l’avait reçue de Dieu et qu’elle la lui rapporterait fidèlement, malgré les hommes, sans en rien perdre ; et il y avait des moments où l’on se rappelait la ménagère qui, lorsque le vent souffle, met la main devant son flambeau76. » Pour bien apprécier et connaître cette charmante Mme Pierson, il faudrait, après avoir lu la veille les deux premières parties de la Confession, s’arrêter là exactement, et le lendemain matin, au réveil, commencer à la troisième partie, et s’y arrêter juste sans entamer la quatrième : on aurait ainsi une image bien nuancée et distincte dans sa fraîche légèreté. […] Je me figure que si le livre de M. de Musset s’arrêtait à cet endroit, si sa Confession expirait, en quelque sorte, en s’exhalant dans cet hymne triomphal et tendre, il aurait bien plus fait pour le but qu’il semble s’être proposé que par tout ce qu’il a mis ensuite. […] La manière dont Octave effeuille dans l’âme de Brigitte et dans la sienne cette fleur tout à l’heure si belle, son art cruel d’en offenser chaque tendre racine est à merveille exprimé ; mais si la façon particulière appartient à Octave, cette défaite successive de l’amour, après le triomphe enivrant, n’est-elle pas à peu près l’histoire de tous les cœurs ?

220. (1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — IV »

Que l’on se place au point de vue de l’intellectualisme tenant la vie pour un moyen dont la connaissance est le but, ou que l’on se place au point de vue de l’illusion vitale tenant la connaissance pour un moyen, dont la vie heureuse est le but, ce que l’on se proposait de mettre ici en évidence, c’est, d’une part, que selon la rigueur du principe bovaryque, chacune de ces conceptions, qui tend à envahir tout le champ du réel, ne reçoit elle-même sa réalité que des limites que lui inflige la conception contraire ; c’est, d’autre part, que dans l’une et l’autre hypothèse, toute l’activité dépensée dans le monde a pour principe unique l’utilité humaine sous l’un ou l’autre de ses deux aspects, qu’il lui faut en sorte toujours supposer pour but de satisfaire une utilité de connaissanceou de satisfaire une utilité vitale. […] Les vérités morales, c’est-à-dire celles qui, dans l’ordre vital, semblent aussi les dernières venues et se sont constituées, comme les vérités scientifiques, avec la collaboration ou tout au moins sous le regard de la conscience humaine, les vérités morales vont aussi nous laisser voir, malgré le masque rigoureusement dogmatique qu’elles affectent durant le temps de leur règne, leur caractère éphémère et leur rôle secondaire de moyens pour procurer des fins très différentes des buts vers lesquelles elles ordonnent de tendre. […] On y montrait comment l’idée chrétienne, en prêchant le renoncement à la vie immédiate, le détachement des biens terrestres, la fraternité, l’égalité entre les hommes et le mépris du savoir, en modérant par cette doctrine absolue, sans la réduire toutefois, l’énergie excessive du monde, barbare, qui sans ce frein ne fût pas parvenue à se coordonner, a rendu possible l’organisation des sociétés modernes que l’on voit fondées sur le principe de hiérarchie, qui sanctionnent le droit de propriété, qui, par l’accroissement du savoir, tendent à l’accroissement du bien-être, qui, sur tous les points et dans toutes leurs conclusions, contredisent et renient le principe chrétien, ce principe chrétien qui aida à les fonder et qui, développé avec outrance, aboutirait à les supprimer.

221. (1895) Les règles de la méthode sociologique « Chapitre I : Qu’est-ce qu’un fait social ? »

Cette pression de tous les instants que subit l’enfant, c’est la pression même du milieu social qui tend à le façonner à son image et dont les parents et les maîtres ne sont que les représentants et les intermédiaires. […] Un fait social se reconnaît au pouvoir de coercition externe qu’il exerce ou est susceptible d’exercer sur les individus ; et la présence de ce pouvoir se reconnaît à son tour soit à l’existence de quelque sanction déterminée, soit à la résistance que le fait oppose à toute entreprise individuelle qui tend à lui faire violence. […] Si leurs rapports sont traditionnellement étroits, les segments tendent à se confondre ; à se distinguer, dans le cas contraire.

222. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Le comte de Gasparin » pp. 100-116

Le moindre grimaud sans mandat et sans autorité, ou la moindre grimaude, — car nous avons vu des femmes conférencer, leur éventail à la main, — se hisse sur un amphithéâtre ou sur un perchoir de quelque chaire, et la curiosité badaude, et l’oisiveté ennuyée, et la paresse, ennemie des lectures attentives et longues, viennent tendre leurs oreilles aux connaissances faciles qu’on leur égruge et qu’on leur jette. […]tend par sa nature, si elle a vécu ou si elle veut vivre seulement deux jours. […] Elle n’avait pas le droit de prendre un corps, de devenir Église, de s’organiser comme tout être vivant qui tend à sa fin.

223. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Léon Gozlan » pp. 213-230

À une époque où la vie privée tend à devenir monstrueusement une vie publique et où la vanité de chacun fait crier le plus fort qu’il peut sa crécelle, Léon Gozlan, un des esprits les plus brillants du siècle, de la race en ligne droite et courte des Chamfort et des Rivarol, ne faisait nul tapage de ses facultés. […] Homme d’esprit comme il était artiste, sans bonhomie, sans naïveté, sans abandon, mais intensément, avec une ardeur fulgurante, fiévreuse et concentrée, il eut un idéal d’esprit vers lequel il tendit infatigablement. Il courbait l’arc à le casser pour mieux le tendre, et il ne le cassait pas !

224. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Le Comte de Gobineau »

C’est le contraire des moutons qui faisaient rêver Fontenelle, et parmi lesquels il n’y en avait peut-être pas un de tendre. […] Après un si terrible passage : Il faisait des passages, Moins content qu’aucun des sept sages, vous ne pouvez plus douter, j’imagine, qu’il y ait un misanthrope, et le plus corsé, et le plus bronzé et le plus carabiné des misanthropes, dans l’auteur singulier de ces singulières Pléiades, dans le berger de ces Pléiades qui a cessé d’être tendre, dans le stoïque de ces Pléiades qui a cessé d’être impassible, et un misanthrope par-dessus et par-dessous toutes les autres choses qu’il est dans son livre, ce kaléidoscospe qui tourne tout seul ! Jamais la misanthropie d’Alceste, qui n’est après tout qu’une boutade de salon laquelle n’a jamais crevé le plafond, jamais celle de La Rochefoucauld, qui n’est que de l’égoïsme aux caillots biliaires dans le ventre, ni celle de La Bruyère qui n’est qu’un chagrin d’homme vieilli, faisant payer au monde le regret caché de n’être plus jeune, ni celle de Rousseau qui n’est que la révolte d’un laquais contre sa livrée, ni celle plus cruelle de Chamfort qui hachait, avec les couteaux à dessert des soupers qu’il faisait chez les grands seigneurs de son temps, la gorge d’une société assez bête pour la lui tendre, comme il se la hacha à lui-même avec son rasoir pour s’éviter l’échafaud, ni enfin aucune des misanthropies célèbres qui ont laissé leur empreinte sur notre littérature et l’ont marquée ou du sillon brûlant de la colère ou du sillon froid du mépris, n’ont l’étoffe, l’étendue, le complet, et, qu’on me permette ce mot !

225. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Et Lamartine ? »

« En peignant ainsi la nature à grands traits et par masses, en s’attachant aux vastes bruits, aux grandes herbes, aux larges feuillages, et en jetant au milieu de cette scène indéfinie et sous ces horizons immenses tout ce qu’il y a de plus vrai, de plus tendre et de plus religieux dans la mélancolie humaine, Lamartine a obtenu du premier coup des effets d’une simplicité sublime, et a fait, une fois pour toutes, ce qui n’était qu’une seule fois possible. » Loué soit-il à jamais ! […] Mais, comme si le destin avait voulu lui faire expier cette heure extraordinaire  tout de suite après, l’abandon, l’oubli, la ruine amenée par l’ancien faste et par les charités royales, le travail forcé, une vieillesse attelée, pour vivre, à des tâches de librairie et finissant par tendre la main au peuple… Cette vie si grande le paraît encore plus, s’étant achevée dans tant de douleur.

226. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — S — Sully Prudhomme (1839-1907) »

Théophile Gautier Dans son premier volume, qui date de 1865 et qui porte le titre de : Stances et poèmes, les moindres pièces ont ce mérite d’être composées, d’avoir un commencement, un milieu et une fin, de tendre à un but, d’exprimer une idée précise… Dès les premières pages du livre, on rencontre une pièce charmante, d’une fraîcheur d’idée et d’une délicatesse d’exécution qu’on ne saurait trop louer et qui est comme la note caractéristique du poète : Le Vase brisé… C’est bien là, en effet, la poésie de M.  […] On chercherait en vain un confident plus noble et plus doux des fautes du cœur et de l’esprit, un consolateur plus austère et plus tendre, un meilleur ami.

227. (1895) Les règles de la méthode sociologique « Conclusion »

Puisque la loi de causalité a été vérifiée dans les autres règnes de la nature, que, progressivement, elle a étendu son empire du monde physico-chimique au monde biologique, de celui-ci au monde psychologique, on est en droit d’admettre qu’elle est également vraie du monde social ; et il est possible d’ajouter aujourd’hui que les recherches entreprises sur la base de ce postulat tendent à le confirmer. […] Par principe, elle ignorera ces théories auxquelles elle ne saurait reconnaître de valeur scientifique, puisqu’elles tendent directement, non à exprimer les faits, mais à les réformer.

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