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32. (1766) Le bonheur des gens de lettres : discours [graphies originales] « Le Bonheur des gens de lettres. — Seconde partie. » pp. 35-56

Ami, ne te regarde pas comme une victime préparée pour le seul bonheur d’autrui : la Nature n’a pû te sauver les peines inévitables attachées à la condition humaine ; mais vois aussi toutes les qualités dont elle t’a doué avec une magnificence digne d’elle & de toi. […] Qu’est-ce que le bonheur ? Le bonheur est l’ouvrage de la raison, c’est le parfait accord de nos desirs & de notre pouvoir. […] La science est pour l’homme de Lettres un océan immense, où il se plonge avec volupté ; il étend de tout côté la sphere de son bonheur, & devient sensible à des plaisirs qui échapent au reste des hommes. […] Mais l’ombre de la nuit survient, il se dérobe au sommeil ; à la lueur d’un flambeau qui le plonge dans une volupté douce, il converse avec ces morts illustres, ces sages de l’antiquité, réverés & bienfaisans comme les Dieux, héros donnés à l’humanité pour sa gloire & son bonheur.

33. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. John Stuart Mill — Chapitre II : La Psychologie. »

Le principe fondamental de l’école utilitaire, c’est que le seul critérium possible de la justice ou de l’injustice des actions consiste dans leurs conséquences calculables, c’est-à-dire dans leurs tendances : « Toujours depuis que l’homme est devenu un être social et moral, l’observation et le raisonnement ont montré constamment que certaines actions — par exemple, dire la vérité — tendent en général à augmenter le bonheur de l’humanité ; et que certaines actions contraires — par exemple, mentir, — tendent à porter atteinte au bonheur de l’humanité. […] De même, la vertu est bonne primitivement parce qu’elle tend à produire le bonheur. Par suite il se forme dans la pensée une association indissoluble entre la vertu et le bonheur ; puis par la force de l’habitude, nous en venons à pratiquer le devoir pour lui-même, sans préoccupation du bonheur qu’il procure et même au prix du sacrifice conscient et délibéré du bonheur. […] Le bonheur est la fin dernière de la morale, non sa fin prochaine. […] L’objet de la morale doit donc être de déduire des lois de la vie et de ses conditions d’existence, quelles sont les espèces d’actions qui tendent nécessairement à produire le bonheur et quelles sont les espèces d’actions qui tendent au contraire.

34. (1836) Portraits littéraires. Tome I pp. 1-388

L’âme se reposerait avec bonheur dans ce spectacle familier. […] À notre avis, le génie de M. de Lamartine suffit à expliquer ce bonheur singulier. […] Tous les personnages de cette fête respirent le bonheur et la gaîté, mais un bonheur grave, une gaîté pieuse. […] D’où lui vient donc cet étrange bonheur ? […] Elle aime saintement, pour le bonheur d’aimer ; ce qu’elle offre et ce qu’elle demande ?

35. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Madame Sophie Gay. » pp. 64-83

Elle eut, vers le milieu de sa carrière, un bonheur dont toutes les mères qui écrivent ne se seraient pas accommodées : elle eut des filles qui l’égalèrent par l’esprit, et dont l’une la surpassa par le talent. […] Ce fut un moment de grande confusion et de désordre, mais aussi de sociabilité ; la joie d’être ensemble, le bonheur de se retrouver et de se prodiguer les uns aux autres, dominait tout. […] Ne connaissant l’amour que par récit, le premier qui leur en parle émeut toujours leur cœur en leur inspirant de la reconnaissance ; et, dupes de cette émotion, elles prennent le plaisir de plaire pour le bonheur d’aimer. […] On doit passer ce temps au château de Montbreuse dans une demi-solitude, et s’y éprouver l’un l’autre en préludant au futur bonheur. […] s’il sacrifiait quelque chose en s’intéressant ainsi au bonheur de son ami !

36. (1823) Racine et Shakspeare « Chapitre II. Le Rire » pp. 28-42

Maclou de Beaubuisson, fort bien joué par Bernard-Léon, je pensais que j’avais senti, confusément peut-être, que cet être ridicule avait pu inspirer de l’amour à de jolies femmes de province, qui, à leur peu de goût près, auraient pu faire mon bonheur. […] Aristophane au contraire entreprit de faire rire une société de gens aimables et légers qui cherchaient le bonheur par tous les chemins. […] Ne serait-ce point qu’elles voient le bonheur partout ? Voyez cet Anglais morose qui vient déjeuner chez Tortoni, et y lit d’un air ennuyé, et à l’aide d’un lorgnon, de grosses lettres qu’il reçoit de Liverpool, et qui lui apportent des remises pour cent vingt mille francs ; ce n’est que la moitié de son revenu annuel ; mais il ne rit de rien : c’est que rien au monde n’est capable de lui procurer la vue du bonheur, pas même sa place de vice-président d’une société biblique. […] Enfin si l’on veut me faire rire malgré le sérieux profond que me donnent la bourse et la politique, et les haines des partis, il faut que des gens passionnés se trompent, sous mes yeux, d’une manière plaisante, sur le chemin qui les mène au bonheur.

37. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Mademoiselle de Condé »

Le plus grand mérite de La Gervaisais, en fin de compte, fut d’être aimé de Mademoiselle de Condé et de lui obéir quand elle lui demanda, avec de si nobles larmes, de ne pas la revoir ; mais, franchement, je ne puis me faire à l’idée que l’homme à qui une telle femme avait pu donner le bonheur d’un pareil amour se soit prosaïquement marié et ne soit pas resté, comme le chevalier de Malte, d’une fidélité immortelle, avec sa croix, non pas sur le cœur, mais dedans ! […] Il y a, en effet, dans les autres, dans toutes les autres, une éloquence, un style, une langue, une parure de mots quelconque, revêtue, cette parure, pour la gloire de l’amour et pour augmenter son bonheur. […] Dans les siennes, il y a l’immanence du bonheur d’aimer, et puisqu’elle est céleste, le calme de son ciel dans la plus profonde des tendresses. […] … Les bonheurs complets ne peuvent pas durer, et le sien le fut… quelques minutes. […] Le cri d’une femme qui aimait, comme elle, dans la splendeur d’une pureté et d’une sécurité terribles, et qui subitement cria à elle, se sentant entraînée, perdue, fut le coup de tonnerre qui tira Mademoiselle de Condé de l’abîme de son bonheur et qui fit cabrer cette âme de race.

38. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « La comtesse d’Albany par M. Saint-René Taillandier (suite et fin.) »

Il entre de la tranquillité et, par conséquent, de la monotonie à la longue dans le bonheur. […] Il n’y a plus de bonheur pour moi dans ce monde, après avoir perdu à mon âge un ami comme lui, qui, pendant vingt-six an ? […] Il est heureux, il a fini de voir tant de malheurs ; sa gloire va augmenter : moi seule, je l’ai perdu ; il faisait le bonheur de ma vie. […] J’ai perdu mon bonheur, mon soutien, ma consolation dans ce monde horrible que je déteste déjà depuis dix ans, et que je ne supportais que parce que j’étais nécessaire à mon ami. […] Elle avait des maximes pleines de sens : « Il y a un âge où il faut se contenter du bien sans chercher le mieux. » — « Le bonheur est comme chacun l’entend, il est relatif. » — « La santé et les affaires d’intérêt sont les deux bases du bonheur, il faut les soigner et les ménager. » Chez elle la passion était usée et éteinte il y avait beau jour.

39. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre III. De la vanité. »

Dans la plupart des situations, le bonheur même fait partie du faste des hommes vains, ou s’ils avouaient une peine, ce ne serait jamais que celle qu’il est honorable de ressentir. […] Le bonheur des femmes perd à toute espèce d’ambition personnelle. […] Celle qui se vouerait à la solution des problèmes d’Euclide, voudrait encore le bonheur attaché aux sentiments qu’on inspire et qu’on éprouve ; et quand elles suivent une carrière qui les en éloigne, leurs regrets douloureux, ou leurs prétentions ridicules prouvent que rien ne peut les dédommager de la destinée pour laquelle leur âme était créée. […] En étudiant le petit nombre de femmes qui ont de vrais titres à la gloire, on verra que cet effort de leur nature fut toujours aux dépens de leur bonheur. […] Enfin, avant d’entrer dans cette carrière de gloire, soit que le trône des Césars, ou les couronnes du génie littéraire en soient le but, les femmes doivent penser que, pour la gloire même, il faut renoncer au bonheur, et au repos de la destinée de leur sexe ; et qu’il est dans cette carrière bien peu de sorts qui puissent valoir la plus obscure vie d’une femme aimée et d’une mère heureuse.

40. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « A. P. Floquet »

L’histoire des grands hommes, qui, d’ordinaire, est une horrible lutte, contre les choses, la société et eux-mêmes, reçut de Bossuet cet éclatant démenti d’un bonheur égal au génie. […] Goethe peut-être, dans ces derniers temps, eut un bonheur qui rappelle celui de Bossuet par l’éclat soudain et par la constance. Mais le bonheur de Goethe tient surtout à l’insensibilité de son âme, tandis que sous la croix pectorale de Bossuet il y avait un cœur qui pouvait être déchiré… Cette incroyable félicité de Bossuet commença pour lui avec la vie. […] Si Bossuet fit des fautes, du moins il ne les paya pas, comme Louis XIV, à même sa gloire et son bonheur. […] Destiné à un bonheur immuable, aux pompes triomphantes et joyeuses de Versailles et de Saint-Germain, Bossuet, cet homme à la vertu robuste, qui ne devait connaître ni nos passions ni nos douleurs, ce cœur vierge qui n’avait soif et convoitise que du salut des âmes, ce front pur à force de hauteur, cet œil d’aigle qui ne voyait que Dieu dans les choses humaines, s’accomplissait alors jusque dans le fond le plus intime de son génie.

41. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Bossuet. Lettres sur Bossuet à un homme d’État, par M. Poujoulat, 1854. — Portrait de Bossuet, par M. de Lamartine, dans Le Civilisateur, 1854. — II. (Fin.) » pp. 198-216

Mais, malgré ces traits à noter et bien d’autres, ce second sermon pour la Toussaint est pénible, je le répète, un peu obscur, et, si l’on veut retrouver Bossuet tout à fait grand orateur, il faut passer au troisième : ou plutôt, dans une lecture bien faite et bien conseillée de cette partie des œuvres de Bossuet, on devra omettre, supprimer et le premier sermon et le quatrième, qui ne sont que des canevas informes, ne pas s’arrêter à ce second, qui est difficultueux, et alors on jouira avec fraîcheur de toute la beauté morale et sereine de cet admirable troisième sermon prêché en 1669 dans la chapelle royale, et où Bossuet réfutant Montaigne, achevant et consommant Platon, démontre et rend presque sensibles aux esprits les moins préparés les conditions du seul vrai, durable et éternel bonheur. […] ô longueur sans bornes, et inaccessible hauteur (du bonheur céleste) ! […] Jetons-nous avec confiance sur cet Océan… » Quand il veut faire comprendre que le vrai bonheur pour l’être intelligent est dans la vue et dans la possession de la vérité, il sent bien qu’on va lui demander : Qu’est-ce que la vérité ? […] Le bonheur d’un être (grand principe, selon Bossuet) ne doit jamais se distinguer de la perfection de cet être ; le vrai bonheur digne de ce nom est l’état où l’être est le plus selon sa nature, où il est le plus lui-même, dans sa plénitude et dans le contentement de ses intimes désirs. […] Quant au bonheur même dont il voudrait nous donner directement l’idée, bonheur tout spirituel et tout intérieur de l’âme dans l’autre vie, il le résume dans une expression qui termine tout un développement heureux, et il le définit : « la raison toujours attentive et toujours contente ».

42. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Droz. » pp. 165-184

Leur bonheur dura quarante-sept ans, et il a pu dire de son amour pour elle, « qu’il ne dégénéra jamais en amitié ». […] Ainsi, on le voit, dès le principe, dispose à embrasser avec une raisonnable égalité de talent une grande diversité d’études, toutes animées d’un même esprit, — le désir de contribuer au perfectionnement moral, au bonheur et à l’aisance du plus grand nombre possible de ses semblables. […] C’est un aveu, c’est une confidence ; c’est l’harmonieuse et suave effusion d’une âme sage, d’une âme tranquille, élevée, animée d’un zèle pur, qui a trouvé pour elle-même le secret du bonheur, et qui voudrait le communiquer aux hommes. […] Il y a au cap de Bonne-Espérance un oiseau gigantesque, l’albatros, qui, dès que la tourmente soulève l’océan, n’a de bonheur que de se balancer sur la vague immense. […] Le vieux poète a célébré le charme de ces petites réunions dans une épître à Droz, qu’il a représenté dans son intérieur modeste : Goûtez votre bonheur, Couple aimable et sensible ; Dieu rassembla pour vous, sous votre toit paisible, Des trésors de raison, et de grâce et d’esprit ; L’art de se rendre heureux dans vos mœurs fut écrit.

43. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — III » pp. 132-153

Il veut et voit le bonheur à notre portée dès à présent : « Ayant tout bien pesé, je trouve que l’homme est né ici principalement pour son propre bonheur. Y travaillant, l’entendant bien, il sert au prochain autant qu’il doit ; n’y nuisant pas, c’est beaucoup ; le mal ôté, le bien reste. » Ce système de bonheur, qui mènerait aisément à l’égoïsme, est vivifié chez lui par une nature active et une cordialité qui s’étend à l’entour. […] C’est pourtant dans ces choses communes qu’est le bon, le vertueux, le bonheur, et par là le sublime. Que le bonheur et la vertu soient dans les choses communes, cela peut être, mais c’est trop d’y voir le sublime. […] Il a bien jugé les autres et s’est mal jugé lui-même ; il s’est éloigné de son bonheur, et est plutôt le juif errant que le philosophe Socrate, il est tout nerf et tout feu ; il est malheureux pour lui, et délicieux pour ses lecteurs.

44. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Gavarni. »

C’est toute une petite élégie de mystère et de bonheur : MINUIT DANS LE BOIS. […] J’y distingue une nouvelle de fantaisie, Madame A cher, l’histoire d’une jolie fille languedocienne, qui sacrifie tout, sa liberté, son amoureux, son propre bonheur, à l’envie d’avoir le pied mignon et de chausser de petits souliers. […] Chacun en juge à sa guise et en décide selon ses goûts : — « La beauté, c’est, ma mie, a dit l’écolier, le bonheur est dans l’amour. » — « Le bonheur est en campagne, dit le soldat ; rien n’est beau comme un cavalier le sabre au poing. » — « Si ce n’est un coffret plein et bien gardé », répond l’avare. […] point de bonheur sans la pensée. » Le joueur de flûte : — « A quoi bon la pensée ? […] fait le marchand, le bonheur ne joue pas, il calcule. » Le moine vient à son tour : — « L’heureux croit, mes frères, la beauté prie. » Mais tout à coup : — « Malédiction ! 

45. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre IX. De l’esprit général de la littérature chez les modernes » pp. 215-227

Le plus grand pas qu’ait fait l’esprit humain, c’est de renoncer au hasard des systèmes, pour adopter une méthode susceptible de démonstration ; car il n’y a de conquis pour le bonheur général, que les vérités qui ont atteint l’évidence. […] Les principes reconnus par les philosophes modernes contribuent beaucoup plus au bonheur particulier que ceux des anciens. […] Un sentiment plus doux donne aux modernes le besoin du secours, de l’appui, de l’intérêt qu’ils peuvent inspirer ; ils ont fait une vertu de tout ce qui peut servir au bonheur mutuel, aux rapports consolateurs des individus entre eux. […] Ce que chacun doit faire pour son propre bonheur est un conseil, et non un ordre ; la morale ne fait point un crime à l’homme de la douleur qu’il ne peut s’empêcher de ressentir et de témoigner, mais de celle qu’il a causée.

46. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIVe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 257-320

La sérénité limpide de ce beau ciel au commencement de l’automne m’inspira ces mélancolies qui se répandent sur le bonheur même, comme le clair de lune de ces climats sur la nuit d’un beau jour. […] vous pleurer est le bonheur suprême, Mânes chéris de quiconque a des pleurs ! […] Eux qui jadis ont goûté notre joie, Pouvons-nous être heureux sans leur bonheur ? […] Elle m’apporta des raisins, des châtaignes et de l’eau glacée pour ma part de son bonheur ; je remportai, moi, son image. […] — Car les hôtes de ces solitudes sont bien rares, et il faut bien s’en défier, ajouta-t-elle avec grâce ; mais il y en a dont l’arrivée porte bonheur à une maison.

47. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Ernest Feydeau » pp. 106-143

Les douleurs de l’adultère sorties de l’adultère, tenant uniquement à ce fait, que les deux amants sont adultères, et se produisant pour emporter le bonheur qui semble préservé par tous les hasards de la vie, voilà le sujet digne d’un observateur profond dans lequel il fallait plonger, et, pour y plonger mieux, il fallait écarter tout ce qui énervait cette donnée terrible de l’adultère, se frappant lui-même et se retournant contre le bonheur qu’il avait donné. […] Feydeau les laisse dans l’esprit de son lecteur sans y répondre, pour peindre un bonheur du sein duquel il va lancer le tonnerre de la péripétie, qui doit changer ce bonheur en supplice par l’intervention très-naturelle du mari. Il le décrit donc ce bonheur, et nous l’avons dit, ce n’est qu’une vignette, — une vignette à la Tony Johannot, — mais dont la grâce, malheureusement, n’est plus très-neuve. Nous connaissons trop les détails de ce pauvre bonheur qui se cache dans un appartement de garçon, dont on nous donne assez bourgeoisement l’inventaire, pour que M.  […] L’occasion avait vingt fois dû naître, pour elle, qui l’outrageait et qui l’oubliait, de s’en réclamer, et les scènes que l’intervention du mari amène avaient dû être pressenties et gâter déjà leur bonheur.

48. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre II. Amour passionné. — Didon. »

. : on ne peut plus s’occuper que d’elle ; on en est possédé, enivré : on la retrouve partout ; tout en retrace les funestes images ; tout en réveille les injustes désirs : le monde, la solitude, la présence, l’éloignement, les objets les plus indifférents, les occupations les plus sérieuses, le temple saint lui-même, les autels sacrés, les mystères terribles en rappellent le souvenir32. » « C’est un désordre, s’écrie le même orateur dans la Pécheresse 33, d’aimer pour lui-même ce qui ne peut être ni notre bonheur, ni notre perfection, ni par conséquent notre repos : car aimer, c’est chercher la félicité dans ce qu’on aime ; c’est vouloir trouver dans l’objet aimé tout ce qui manque à notre cœur ; c’est l’appeler au secours de ce vide affreux que nous sentons en nous-mêmes, et nous flatter qu’il sera capable de le remplir ; c’est le regarder comme la ressource de tous nos besoins, le remède de tous nos maux, l’auteur de nos biens34… Mais cet amour des créatures est suivi des plus cruelles incertitudes : on doute toujours si l’on est aimé comme l’on aime ; on est ingénieux à se rendre malheureux, et à former à soi-même des craintes, des soupçons, des jalousies ; plus on est de bonne foi, plus on souffre ; on est le martyr de ses propres défiances : vous le savez, et ce n’est pas à moi à venir vous parler ici le langage de vos passions insensées35. » Cette maladie de l’âme se déclare avec fureur, aussitôt que paraît l’objet qui doit en développer le germe. […] Comment s’est-il évanoui, cet édifice de bonheur, dont une imagination exaltée avait été l’amoureux architecte ? […] Elle atteste aussi les lieux témoins de son bonheur, car c’est une coutume des malheureux, d’associer à leurs sentiments les objets qui les environnent ; abandonnés des hommes, ils cherchent à se créer des appuis, en animant de leurs douleurs les êtres insensibles autour d’eux.

49. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre XVI. Le Paradis. »

Le ciel, où règne une félicité sans bornes, est trop au-dessus de la condition humaine pour que l’âme soit fort touchée du bonheur des élus : on ne s’intéresse guère à des êtres parfaitement heureux. […] Pour éviter la froideur qui résulte de l’éternelle et toujours semblable félicité des justes, on pourrait essayer d’établir dans le ciel une espérance, une attente quelconque de plus de bonheur, ou d’une époque inconnue dans la révolution des êtres ; on pourrait rappeler davantage les choses humaines, soit en tirant des comparaisons, soit en donnant des affections et même des passions aux élus : l’Écriture nous parle des espérances et des saintes tristesses du ciel. […] Par ces divers moyens, on ferait naître des harmonies entre notre nature bornée et une constitution plus sublime, entre nos fins rapides et les choses éternelles : nous serions moins portés à regarder comme une fiction un bonheur qui, semblable au nôtre, serait mêlé de changements et de larmes.

50. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance inédite de Mme du Deffand, précédée d’une notice, par M. le marquis de Sainte-Aulaire. » pp. 218-237

Il assure la gloire de mon mari ; il le récompense de douze ans de travaux et d’ennuis ; il le paye de tous ses services ; nous pouvions l’acheter encore à plus haut prix, et nous ne l’aurions pas cru trop payer par le bonheur immense, et d’un genre nouveau, dont il fait jouir. […] Dans un âge si avancé, elle a conservé ardente, comme au premier jour, la soif de bonheur, et elle ne sait aucun moyen de se désaltérer. […] Il y a des moments où elle se flatte du moins qu’on l’aime, et où elle s’écrie : « Je jouis d’un bonheur que j’ai toujours désiré et que j’ai été prête à croire une pure chimère ; je suis aimée ! […] On l’invite à venir à Chanteloup ; on l’assure du plaisir qu’elle y fera, du bonheur qu’on aura à la posséder : elle n’ose y croire, elle manque de foi dans l’amitié comme dans le reste. […] Vous m’avez demandé un jour ce qu’il me faudrait pour me mettre dans mes affaires ; vous m’avez acheté un âne et une charrette ; ça m’a porté bonheur.

51. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — II » pp. 18-34

Il n’y avait pas moins de six ou sept lieues à faire ; mais aller vers un grand but et y aller par un long chemin avec un ami, c’est double bonheur. […] La pure amitié de la chaste épouse et le bonheur dont il était témoin, sans effacer ni abolir l’autre image, la firent passer à l’état d’ombre légère. […] Je veux coucher ici l’histoire du séjour que j’y ferai, car les jours qui se passent ici sont pleins de bonheur, et je sais que dans l’avenir je me retournerai bien des fois pour relire le bonheur passé. […] Hippolyte, nous eûmes ce bonheur hier, nous devons en remercier le ciel. […] Les poètes anglais du foyer, Cowper, Wordsworth, ont-ils jamais rendu plus délicieusement les joies d’un intérieur pur, la félicité domestique, ce ressouvenir de l’Éden, que le voyageur qui s’asseyant un moment sous un toit béni, a su dire : Le Val, 20 décembre. — Je ne crois pas avoir jamais senti avec autant d’intimité et de recueillement le bonheur de la vie de famille.

52. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre XI. L’antinomie sociologique » pp. 223-252

. — La loi d’intégration sociale croissante peut donc amplifier les masses sociales et élargir les courants sociaux ; elle peut amener la formation de vastes groupements d’hommes tels que les États-Unis d’Amérique ou peut-être dans un avenir plus ou moins prochain, les États-Unis d’Europe ; elle peut favoriser la formation de tel grand courant social ou religieux : provoquer peut-être l’avènement du socialisme universel ; tout cela n’augmentera pas nécessairement la somme de liberté ni la somme de bonheur des individus. Car le bonheur, comme la liberté, est chose individuelle. […] Le bonheur suppose, lui aussi, la diversité des goûts et des préférences. Il varie avec les individus, l’un trouve son bonheur où l’autre ne trouve que souffrance et ennui. […] Le mot de Renan est très juste : « Il est devenu trop clair, dit-il, que le bonheur de l’individu n’est pas en proportion de la grandeur de la nation à laquelle il appartient101. » La loi de différenciation sociale croissante, contrepartie de la loi d’intégration, n’est pas non plus un sûr garant de la liberté ni du bonheur des individus.

53. (1880) Une maladie morale : le mal du siècle pp. 7-419

De quelle haute dignité, de quel comble de bonheur, je suis tombé parmi les hommes ! […] Sans compter sur le bonheur, elle cherche du moins à éviter son contraire. […] Là, il reprend avec bonheur ses habitudes de liberté, de rêverie et de contemplation. […] Le bonheur du foyer, la gloire, tout lui sourit. […] Ce bonheur dont il la remercie, quel est-il ?

54. (1910) Muses d’aujourd’hui. Essai de physiologie poétique

C’est un bonheur toujours déçu, et toujours renaissant. Où est le bonheur ? […] Ce bonheur de souffrir, c’est le bonheur des saints et des poètes. […] Et c’est dans cette transposition panthéiste de l’amour qu’elle trouve un vaste bonheur qui la subjugue. […] Ceci explique que les poètes ne chantent jamais le bonheur dans l’amour ; mais, si l’amour les abandonne, si l’illusion qu’ils s’étaient bâtie s’effondre, ils mettent toute leur force nerveuse à reconstruire artistiquement, par le rythme de leurs vers, cet état de bonheur, même illusoire, nécessaire à leur plénitude de vie.

55. (1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxvie entretien. L’ami Fritz »

Est-ce que le bonheur n’est pas notre but à tous ? […] — Oui, c’est mon bonheur. […] Si c’était de bonheur, on ne pouvait le savoir, mais elle pleurait comme une Madeleine. […] Quant à nous, que pouvons-nous désirer de plus pour ton bonheur ? […] Il n’y a pas une larme qui ne soit du bonheur.

56. (1864) Cours familier de littérature. XVII « CIIe entretien. Lettre à M. Sainte-Beuve (2e partie) » pp. 409-488

Notre bonheur n’est qu’un malheur plus ou moins consolé. […] Bonheur vain ! […] Mais ce bonheur ne fut pas sans quelque obstacle ou quelque trouble nouveau. […] Comme eux, accoutumé aux armes dès sa jeunesse, il trouvait enfin le bonheur dans une retraite sauvage, que ses travaux avaient transformée en un lieu de délices.” […] Mais il savait, et il s’en souvenait sans cesse, combien l’infortune pour l’homme est voisine du bonheur, et que c’est entre les calamités d’hier et celles de demain que s’achètent les intervalles de repos du monde.

57. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — Y. — article » pp. 529-575

Ce n’est pas un sentiment passager qui produit la bienfaisance du Chrétien, ce n’est pas la vue seule de l’objet qui excite sa compassion ; c’est la prévoyance, c’est le désir du bonheur général, c’est un amour profond de l’Humanité entiere. […] Son principal objet est d’apprendre aux Hommes de tour rang & de tout âge, que le bonheur ne sauroit consister que dans la pratique de leurs devoirs. […] Rois, jaloux de la durée de votre Empire & du bonheur de vos sujets, n’oubliez jamais que les dogmes du seul Epicure, après avoir corrompu & renversé tous les Etats de la Grece, causerent la ruine de la République Romaine, qui avoir résisté aux armes victorieuses des Gaulois ; n’oubliez jamais que les Gouvernemens les plus sages ont toujours protégé & défendu la Religion, & que de toutes les Religions, la Chrétienne est celle dont les principes & la morale sont les plus propres à soutenir, entre vous & vos peuples, cet amour réciproque qui fait le bonheur de tous. […] Fût-elle plus austere que nos Philosophes le prétendent, son joug n'est-il pas infiniment avantageux, puisqu'elle ne tend qu'à diminuer le nombre des vices, qu'à multiplier les vertus, qu'à établir le bonheur général, en mortifiant les intérêts particuliers ? […] Qu’ils cessent enfin d’être ce qu’ils sont, & la Religion qu’ils déchirent, deviendra le préservatif de leurs doutes, le spécifique de leurs erreurs, le frein de leurs passions, la matiere de leur culte, l’objet de leur amour, & la source de leur bonheur.

58. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Journal et mémoires du marquis d’Argenson, publiés d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Louvre pour la Société de l’histoire de France, par M. Rathery » pp. 238-259

Vous n’avez ni parlements, ni comités, ni états, ni gouverneurs, j’ajouterai presque ni roi ni ministres ; ce sont trente maîtres des requêtes, commis aux provinces, de qui dépend le bonheur ou le malheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité… » Une autre fois, dans le salon de son père, d’Argenson avait entendu Law dire de la France, par opposition à l’Angleterre ; « Heureux le pays où, en vingt-quatre heures, on a délibéré, résolu et exécuté, au lieu qu’en Angleterre il nous faudrait vingt-quatre ans !  […] Il faut aimer le bonheur des peuples et la gloire du royaume, mais, dans la concurrence, il faut que la gloire cède au bonheur ; au lieu qu’un ministre de cette espèce fait toujours céder le bonheur à la gloire. M. le Cardinal (et je pense de même) a une politique plus bourgeoise qui va à la bonne économie, à l’ordre, à la tranquillité ; reste le choix ingénieux des moyens pour ce bonheur, l’activité et la fermeté pour y aller, et malheureusement les hommes n’ont pas tout ; mais, dans ce déficit, on aura toujours raison de préférer les qualités du cœur à celles de l’esprit, et la vertu aux talents, pourvu que la disette des talents n’aille pas à l’imbécillité. […] Chauvelin lui-même et d’obtenir un des portefeuilles qui faisaient partie de sa dépouille, le portefeuille des Affaires étrangères : « Je ne postulai point, mais on postula pour moi… Je vaux peu, mais je brûle d’amour pour le bonheur de mes citoyens, et, si cela était bien connu, certainement on me voudrait en place. » Aux environs de ce temps-là, dans les mois et les années qui suivent, on le voit successivement en passe ou en idée de devenir ou premier président du Parlement, ou secrétaire d’État à la guerre ; — chancelier de France (si M. le Chancelier, qui a soixante-neuf ans, venait à manquer) ; — contrôleur général, ou même surintendant et duc à brevet ; — premier ministre enfin ; car il a toutes ces visées, et il les indique ou les expose au fur et à mesure des occasions. […] Bans l’un de ces remaniements ministériels auxquels il s’amuse à huis clos, on lit cet article, d’une attention touchante : « M. d’Argenson le cadet serait exclu pour toujours de toutes ces places. » C’est ainsi que, comme le loup qui rôde autour de la bergerie, il sonde de tous côtés le ministère par ses conjectures ; il s’y fraye une place, n’importe laquelle ; et, dans les moments où il espère le moins, il se croit assez important et assez dangereux aux cabales pour qu’on cherche à se débarrasser de lui : « On m’éloignera sans doute par des ambassades, et je m’y attends. » Ce Journal, monument d’une personnalité toute crue et naïve, et toute pavoisée d’honnêteté à ses propres yeux, ce singulier et bruyant soliloque d’un ambitieux sans le savoir, qui s’exalte in petto et se préconise, d’un vertueux qui grille d’envie que le pouvoir lui arrive et qui l’attend d’heure en heure pour faire, bon gré mal gré, le bonheur des hommes, est curieux pour le moraliste, non moins qu’instructif pour l’historien.

59. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Émile Zola » pp. 70-104

Nana, Pot-Bouille, le Bonheur des Dames, la Joie de vivre, sont de même brossés en larges scènes, traversées de gens visibles constitués eux-mêmes de linéaments, de notes biographiques, de menues perceptions de mouvements et de couleurs. […] Pot-Bouille, le Bonheur des Dames, Germinal débitent chacun une énorme tranche de la société, dont une Page d’Amour et la Joie de vivre détaillent un point. […] Zola, notamment dans Nana, le Bonheur, Germinal, le romancier, tout en conservant une vue très nette des lieux où se passe son action, et d’excellentes aptitudes descriptives, a si bien simplifié le mécanisme de ses personnages, leur prête des conversations si banales et des caractères si généraux, qu’ils perdent toute individualité nette. […] Le Bonheur des Dames met en opposition Octave Mouret, l’action, et Valagnose, pessimiste inactif. […] Il s’attache à présenter de cruels contrastes où les personnages dignes de bonheur sombrent dans un incident grotesque.

60. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre VIII. De l’invasion des peuples du Nord, de l’établissement de la religion chrétienne, et de la renaissance des lettres » pp. 188-214

Il fallait ce sentiment, qui fait trouver le bonheur dans le sacrifice de soi-même. […] Il faut encore ajouter à cet acte de justice, deux bienfaits dont on doit reconnaître en elle ou la source ou l’accroissement, le bonheur domestique et la sympathie de la pitié. […] La religion et le bonheur domestique fixèrent la vie errante des peuples du Nord, ils s’établirent dans une contrée, ils demeurèrent en société. […] C’est alors aussi que l’on connut véritablement le bonheur domestique. […] Le bonheur des autres n’est point l’objet de la morale des anciens ; ce n’est pas les servir, c’est se rendre indépendant d’eux, qui est le but principal de tous les conseils des philosophes.

61. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Goethe »

Accablé par ce sentiment désespérant, Goethe ne voulut pas être le témoin du bonheur de Kestner et de Charlotte, et il les quitta Il partit. […] Goethe, qui a joui d’un bonheur sans égal durant sa vie, ce Polycrate moderne qui aurait pu jeter toutes ses bagues — sans crainte de les perdre — aux carpes du Rhin ; Goethe, qui n’était pas né sur le trône et qui a montré pour la première fois au monde ébahi la poésie aux affaires, qui a été tout ensemble Richelieu et Corneille ; son Excellence M. de Goethe, qui avait été un beau jeune homme, puis un beau vieillard ; qui fut aimé d’amour dans sa vieillesse comme Ninon de l’Enclos dans la sienne ; qui mourut tard, en pleine gloire, en pleine puissance, que dis-je ? […] Ainsi, après la mort, le bonheur de cet homme ne cesse pas. […] Au bonheur d’une félicité non interrompue il fallait ajouter l’honneur d’avoir souffert quelques jours, et on a inventé cette gloire du malheur pour que le bonheur de Goethe fût plus grand, son illustration plus complète, et que tous les genres d’intérêt, cet enfant gâté de la destinée les inspirât… Après cela, dira-t-on que la Fortune n’est pas une chienne fidèle, — et qu’elle n’a pas payé dans les mains de Goethe tout ce qu’elle doit depuis des siècles aux hommes de génie malheureux ?

62. (1865) Cours familier de littérature. XX « CXVIe entretien. Le Lépreux de la cité d’Aoste, par M. Xavier de Maistre » pp. 5-79

vous connaissez peu ce monde, qui ne m’a jamais donné le bonheur. […] Ce serait la première fois que ce bonheur m’aurait été accordé : ma main n’a jamais été serrée par personne. […] l’envie se glissa pour la première fois dans mon cœur : jamais l’image du bonheur ne s’était présentée à moi avec tant de force. […] L’Éternel a répandu le bonheur, il l’a répandu à torrents sur tout ce qui respire ; et moi, moi seul ! […] Non, non, m’écriai-je enfin dans un accès de rage, il n’est point de bonheur pour toi sur la terre ; meurs, infortuné, meurs !

63. (1887) Discours et conférences « Discours prononcé à Tréguier »

pour cela les recettes ne sont pas nombreuses ; il n’y en a qu’une, à vrai dire : c’est de ne pas chercher le bonheur ; c’est de poursuivre un objet désintéressé, la science, l’art, le bien de nos semblables, le service de la patrie. À part un très petit nombre d’êtres, dont il sera possible de diminuer indéfiniment le nombre, il n’y a pas de déshérités du bonheur ; notre bonheur, sauf de rares exceptions, est entre nos mains.

64. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXIXe entretien. De la littérature de l’âme. Journal intime d’une jeune personne. Mlle de Guérin (2e partie) » pp. 321-384

J’ai ce bonheur que n’ont pas les oiseaux. […] Notre malade est heureuse, et rien n’est plus étonnant que de trouver le bonheur chez une telle créature, dans une pareille demeure. […] J’étais perdue et sans bonheur sur la terre. […] J’envie le bonheur d’une sainte Thérèse, de sainte Paule à Bethléem. […] Si, quand je lisais Prascovie ou le Lépreux, l’espoir d’en voir l’auteur ou de lui parler m’était venu, j’en aurais eu des enthousiasmes de bonheur.

65. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Vernet » pp. 130-167

Nous sommes des malheureux autour desquels le bonheur est représenté sous mille formes diverses. […] … tout être tend à son bonheur, et le bonheur d’un être ne peut être le bonheur d’un autre. […] Se jetter dans les extrêmes, voilà la règle du poëte, garder en tout un juste milieu, voilà la règle du bonheur. […] Baliveau est un homme fait pour son bonheur et pour le malheur des autres. […] J’arrivai à temps pour recevoir quelques plaisanteries sur mes courses, et faire la chouette à deux femmes qui jouèrent les cinq à six premiers rois d’un bonheur extraordinaire.

66. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre III. Mme Sophie Gay »

Elle écrivit ces feuilletons charmants du vicomte de Launay, chef-d’œuvre de la légèreté féminine, qui est pour le dix-neuvième siècle ce que les lettres de Mme de Sévigné sont pour le dix-septième, mais Mme Sophie Gay n’eut pas un pareil bonheur… Mme Sophie Gay, qui a fait une montagne de romans que je ne conseillerai à, personne de gravir, et dans lesquels je retrouve, ensemble ou tour à tour, les influences, déteintes ou mélangées, de Picard, de Droz, de Sénancourt, et surtout de Mme de Genlis, non pour la raison, que Mme de Genlis avait, mais pour l’agrément, que Mme de Genlis n’avait pas, Mme Sophie Gay a, comme sa fille, voulu une fois faire son livre de femme, — un livre dans lequel la prétention virile et l’imitation des littérateurs de son temps qui avaient eu du succès, — ces deux choses qui constituent le bas-bleuisme, — pouvaient n’être absolument pour rien, et ce livre, dont le titre frappe au milieu des autres titres de ses œuvres (la Physiologie du Ridicule), prouve au contraire combien chez Mme Gay, le bas-bleu avait rongé la femme, et combien elle était peu propre à traiter un sujet qui demandait plus qu’aucun autre les qualités naturelles à la femme, c’est-à-dire de la grâce sincère et, à force de finesse de la profondeur. […] Moraliste, c’est-à-dire sensualiste, comme le sont la plupart des femmes qui ne voient le but de la vie que dans cette misère du bonheur terrestre, Mme Gay n’a regardé le ridicule que par son côté extérieur, et peut-être ai-je appelé trop vite une mystification ce qui est pour elle le sérieux de la vie : mais si cela est, Mme Sophie Gay est encore plus médiocre que tout à l’heure je ne le supposais, et c’est le doute dans lequel elle jette l’intelligence de son lecteur, qui est la meilleure raison à donner contre son livre. […] » Et enchantée de cette idée, bonne tout au plus pour une comédie de société, elle ajoute plus bas : « Il n’est pas de grand talent, de grand personnage plus choyé que l’homme ridicule dont la manie doit occuper et divertir une société entière, toute une réunion de moqueurs… » Mais s’il y a d’autres ridicules que des ridicules gais, s’il y en a de tristes, par exemple, sa thèse à l’instant même s’ébrèche sur le bonheur des gens ridicules qui rappelle, du reste, un peu trop un autre livre, le livre de M. Necker, intitulé : le Bonheur des sots !

67. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Œuvres de Louise Labé, la Belle Cordière. »

» C’est charmant, et c’est plus coulant que les vers ; car on ne peut disconvenir que, dans ce sonnet si beau, mon désiré heur pour bonheur ne soit bien dur et heurté. […] Une femme devant qui l’on parlait d’âge lit cette remarque : « Il n’y a qu’un âge pour les femmes, c’est quand elles ne sont plus aimées. » Louise Labé, elle, aurait dit : « Il n’y a qu’un âge fatal pour les femmes, c’est quand elles n’aiment plus. » Elle était de cette famille de poètes dont l’un, et qui était hier encore un d’entre nous, l’Enfant du siècle, s’écriait : « Le bonheur ! le bonheur ! […] » Elle, au lieu du bonheur, elle disait : « La passion ! […] Heur, c’est-à-dire bonheur.

68. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Madame de Krüdner et ce qu’en aurait dit Saint-Évremond. Vie de madame de Krüdner, par M. Charles Eynard »

Dans ce même temps, Mme de Krüdner écrivait à une amie plus simple, à Mme Armand, restée en Suisse, et elle lui parlait sur le ton de l’humilité, de la vertu, en faisant déjà intervenir la Providence : « Quel bonheur, mon amie ! […] Je vous demande pardon de l’excès de mon bonheur ! […] « Il y a des gens qui ont eu presque de l’amour, presque de la gloire, et presque du bonheur. « On cherche tout hors de soi dans la première jeunesse ; nous faisons alors des appels de bonheur à tout ce qui existe autour de nous, et tout nous renvoie au dedans de nous-même peu à peu. […] L’art du bonheur dans la dévotion est de se donner une dernière illusion plus longue que la vie, et dont on ne puisse se détromper avant la mort.

69. (1859) Cours familier de littérature. VII « XXXVIIIe entretien. Littérature dramatique de l’Allemagne. Le drame de Faust par Goethe » pp. 81-160

La terre est déjà un ciel pour ces figures de prédestinés de l’amour, du bonheur et du génie sans obstacles. […] N’as-tu pas senti alors le bonheur le plus pur ? […] car la fin d’un tel bonheur serait le désespoir ! […] Faust, non rassasié, mais ennuyé de son bonheur, est allé se reposer de sa félicité dans la solitude et dans la contemplation extatique de la nature. […] Remplis-en ton cœur aussi grand qu’il est, et, quand tu nageras dans la plénitude de l’extase, nomme ce sentiment comme tu le voudras : nomme le bonheur !

70. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVIIIe entretien. De la littérature de l’âme. Journal intime d’une jeune personne. Mlle de Guérin » pp. 225-319

« Le bonheur de la matinée me pénètre, s’écoule en mon âme et me transforme en quelque chose que je ne puis dire. […] Mon oiseau chantait toute la matinée, et moi aussi, car j’étais contente et je pressentais quelque bonheur pour aujourd’hui. […] non, je ne voudrais pas mourir la dernière ; aller au ciel avant tous serait mon bonheur. […] On croit aussi que ces oiseaux portent bonheur aux troupeaux. […] Ce mariage fut conclu ; il fit quelque temps le bonheur de son frère.

71. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Préface pour les Maximes de La Rochefoucauld, (Édition elzévirienne de P. Jannet) 1853. » pp. 404-421

Sans doute il est vrai que l’homme agit toujours en vue ou en vertu d’un principe qui est en lui et qui le pousse à chercher sa satisfaction, son intérêt et son bonheur. Mais ce bonheur et cet intérêt, où le place-t-il ? […] Ce sacrifice même leur est doux ; cette manière d’être, qui mène souvent à bien des renoncements et des dangers, leur est chère : c’est là leur idéal d’honneur et de bonheur, elles n’en veulent point d’autre. […] N’approchez jamais de saint Vincent de Paul ravissant dans les bras de la charité l’enfant que sa mère abandonne, ou prenant pour lui la chaîne et la rame de l’esclave ; ne le tirez point par son manteau, comme pour lui dire : « Je t’y prends à faire ton bonheur du salut d’autrui, au prix de ta gêne et de ton propre sacrifice, ô égoïste sublime !  […] Bien des gens, après avoir trouvé ce bonheur en chaire, continuent de se donner ce plaisir en conversation.

72. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — II » pp. 435-454

Vous avez en vous un trésor de connaissances, vous avez un ami ; pourquoi ne pas jouir d’un bonheur qui est en votre puissance, au lieu dépasser votre vie dans des intrigues sans intérêt, auxquelles nous sommes, vous et moi, moins propres que personne au monde ? […] rappelle-toi nos anciens amis, les grands hommes que nous avons lus, que nous avons adorés ensemble, le siècle où nous vivons, tes premiers penchants, le caractère de ton esprit, et l’espèce de bonheur qui était l’objet de tes désirs. […] alors encore notre amitié sera éternelle, mais il y aura quelques hommes que j’estimerai autant que toi, parce qu’ils sauront non seulement suivre le même plan avec une habileté très supérieure, mais encore le concilier avec leur bonheur personnel. Si au contraire, au lieu de te traîner lentement sur la route du bonheur et de la gloire, chargé d’un lourd costume d’avoyer, et escorté d’une troupe d’huissiers à baguette, tu veux, dans toute la vigueur de ton esprit, cursu contingere metam, cesse de regarder derrière toi, à droite, à gauche, en haut, en bas, et tiens constamment les yeux fixés sur le but qui t’est offert. […] Dans nos promenades solitaires nous allions quelquefois courir après les eaux d’un ruisseau où nous nous plaisions à lire nos destinées futures. — Vois-tu là-bas le calme des eaux, lui disais-je ; est-ce bonheur ou ennui ?

73. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire (suite) »

Vous ne souhaitez que le bonheur des hommes, et vous leur en montrez la voie par vos écrits. […] … goûtez le bonheur d’influer au loin sur les âmes par l’expansion de la vôtre !  […] mon cher ami, s’écriait-il, vous avez bien raison : sur ce grand fleuve de la vie, parmi tant de barques qui le descendent rapidement pour ne le remonter jamais, c’est encore un bonheur que d’avoir trouvé dans son batelet quelques bonnes âmes qui mêlent leurs provisions avec les vôtres et mettent leur cœur en commun avec vous. […] Deleyre lui-même, toujours agité de je ne sais quel trouble inconnu, dévoré, comme par émulation, du mal de Rousseau, ne nous rappelle pas moins, tout incrédule qu’il est, l’état du pieux et tendre William Cowper ; il s’accuse sans cesse et se croit rejeté du bonheur. […] Ducis n’a pas assez de paroles bonnes et charmantes pour le rassurer et le garantir contre les faiblesses de sa raison : « Pensez que Thomas et moi, nous vous plaignons et vous aimons, et qu’en ne vous interdisant pas le bonheur, vous ranimerez le cœur flétri de votre digne épouse.

74. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre III. Combinaison des deux éléments. »

En outre, à titre de religion ascétique, il condamne, non seulement les mœurs gaies et relâchées que la nouvelle philosophie tolère, mais encore les penchants naturels qu’elle autorise et les promesses de bonheur terrestre qu’elle fait briller à tous les regards. […] La pudeur, comme le vêtement, est une invention et une convention400, il n’y a de bonheur et de mœurs que dans les pays où la loi autorise l’instinct, à Otaïti par exemple, où le mariage dure un mois, souvent un jour, parfois un quart d’heure, où l’on se prend et l’on se quitte à volonté, où, par hospitalité, le soir, on offre ses filles et sa femme à son hôte, où le fils épouse la mère par politesse, où l’union des sexes est une fête religieuse que l’on célèbre en public  Et le logicien poussant à bout les conséquences finit par cinq ou six pages « capables de faire dresser les cheveux401 », avouant lui-même que sa doctrine « n’est pas bonne à prêcher aux enfants ni aux grandes personnes »  À tout le moins, chez Diderot, ces paradoxes ont des correctifs. […] Il lui est aussi impossible d’aimer le bien pour le bien que d’aimer le mal pour le mal404. » — « Les principes de la loi naturelle405, disent les disciples, se réduisent à un principe fondamental et unique, la conservation de soi-même. » « Se conserver, obtenir le bonheur », voilà l’instinct, le droit et le devoir. « Ô vous406, dit la nature, qui, par l’impulsion que je vous donne, tendez vers le bonheur à chaque instant de votre durée, ne résistez pas à ma loi souveraine, travaillez à votre félicité, jouissez sans crainte, soyez heureux. » Mais, pour être heureux, contribuez au bonheur des autres ; si vous voulez qu’ils vous soient utiles, soyez-leur utile ; votre intérêt bien entendu vous commande de les servir. « Depuis la naissance jusqu’à la mort, tout homme a besoin des hommes. » — « Vivez donc pour eux, afin qu’ils vivent pour vous. » — « Soyez bons, parce que la bonté enchaîne tous les cœurs ; soyez doux, parce que la douceur attire l’affection ; soyez modestes, parce que l’orgueil révolte des êtres remplis d’eux-mêmes… Soyez citoyens, parce que la patrie est nécessaire à votre sûreté et à votre bien-être. […] À côté de l’égoïsme, par lequel l’homme cherche son bonheur même aux dépens des autres, il y a la sympathie, par laquelle il cherche le bonheur des autres même aux dépens du sien. […] Avec Rousseau, je vois à portée de ma main un Eden où du premier coup je retrouverai ma noblesse inséparable de mon bonheur.

75. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Parny poète élégiaque. » pp. 285-300

Un critique spirituel et sensé le remarquait à propos de la musique d’Auber, en parlant d’un de ses derniers opéras qui avait fort réussi : « Pour remporter ce succès avec une œuvre si élégante et si claire, un style si aimable et si charmant, il a fallu, disait-il, un très grand talent et un très grand bonheur ; car aujourd’hui, par la pédanterie qui court, par les doctrines absurdes qu’on voudrait accréditer, par l’ignorance et l’outrecuidance de quelques prétendus savants, la clarté, la grâce et l’esprit sont un obstacle plutôt qu’un avantage… Le beau mérite que d’entendre et d’admirer ce que tout le monde admire et comprend !  […] « Le bonheur ! le bonheur ! […] » Beau cri, mais qui dépasse, ce me semble, la portée de l’amour, qui suppose dans le cœur une rage de bonheur antérieure à l’amour, et laquelle aussi lui survivra. […] Deux élégies qui se suivent, après la rupture, l’une dans laquelle l’amant trahi menace l’infidèle de tristesse et de remords au sein de son nouveau bonheur (« Toi qu’importune ma présence… ») ; l’autre dans laquelle il la devine, il la plaint et a peur que sa menace ne s’accomplisse (« Par cet air de sérénité… »), sont d’une tendresse bien délicate et ingénieuse.

76. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre II. De l’ambition. »

Ils ont pour ennemis le hasard, qui a une marche très régulière quand on le calcule dans un certain espace de temps et avec une vaste application ; le hasard qui ramène à peu près les mêmes chances de succès et de revers, et semble s’être chargé de répartir également le bonheur entre les hommes. […] Bientôt celle-là même s’efface, et la meilleure chance de bonheur pour cette situation, c’est la facilité qu’on trouve à se faire oublier : mais par une réunion cruelle, le monde qu’on voudrait occuper, ne se rappelle plus de votre existence passée, et ceux qui vous approchent ne peuvent en perdre le souvenir. […] Les jouissances de la gloire, éparses dans le cours de la destinée, époques dans un grand nombre d’années, accoutument, dans tous les temps, à de longs intervalles de bonheur ; mais la possession des places et des honneurs, étant un avantage habituel, leur perte doit se ressentir à tous les moments de la vie. […] Non : jamais un effort impuissant ne laisse revenir au point dont il voulait vous sortir, la réaction fait redescendre plus bas ; et le grand et cruel caractère des passions c’est d’imprimer leur mouvement à toute la vie, et leur bonheur à peu d’instants. Si ces considérations générales suffisent pour éclairer sur la juste influence de l’ambition sur le bonheur, les auteurs, les témoins, les contemporains de la révolution de France, doivent trouver au fond de leur cœur de nouveaux motifs d’éloignement pour toutes les passions politiques ?

77. (1761) Apologie de l’étude

N’imaginons pourtant pas, car il ne faut point s’exagérer ses propres maux, que le bonheur soit incompatible avec la culture des lettres. […] Mais la même Providence, qui semble avoir attaché le bonheur à la médiocrité du rang et de la fortune, semble aussi l’avoir attaché de même à la médiocrité des talents, apparemment pour nous guérir de l’ambition en tout genre. […] Chacun songeant donc également, et à se tirer de lui-même, et à faire désirer aux autres d’être à sa place, celui-ci aspire aux grandes richesses, celui-là aux grands honneurs ; un troisième espère trouver dans le sein de la méditation et de la retraite un bonheur plus facile et plus pur. […] Une seule espèce d’écrivains m’a paru posséder un bonheur sans trouble ; c’est celle des compilateurs et commentateurs, laborieusement occupés à expliquer ce qu’ils n’entendent pas, à louer ce qu’ils ne sentent point, ou ce qui ne mérite pas d’être loué ; qui pour avoir pâli sur l’antiquité, croient participer à sa gloire, et rougissent par modestie des éloges qu’on lui donne. […] Une partie de votre âme se rassasiait jusqu’au dégoût, tandis que l’autre périssait d’inanition ; vous auriez dû pressentir qu’un plaisir unique, auquel on se livre sans réserve, est trop sujet à s’user, et que le bonheur est comme l’aisance, qui se conserve par l’économie.

78. (1854) Nouveaux portraits littéraires. Tome I pp. 1-402

Après le bonheur d’aimer, le plus grand bonheur est, à coup sûr, de nous révéler tout entier au cœur que nous avons choisi, que nous avons su conquérir. […] Raphaël renonce à la possession de Julie, car il ne peut souhaiter un bonheur que Julie paierait de sa vie. […] Par bonheur son geôlier laisse pénétrer jusqu’à elle les deux fils de Toussaint. […] Le développement de l’humanité n’est pas traité avec moins de bonheur. […] L’astronomie ne porte pas bonheur à M. de Lamartine.

79. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « BRIZEUX et AUGUSTE BARBIER, Marie. — Iambes. » pp. 222-234

Si je l’osais dire, je trouverais dans ces comparaisons de l’artiste quelque secret rapport de conformité avec sa propre et intime organisation, avec ses sauvageries bretonnes, sa pureté un peu farouche, et cette ombrageuse vigilance qu’il nous a lui-même si délicatement accusée : J’aime dans tout esprit l’orgueil de la pensée Qui n’accepte aucun frein, aucune loi tracée, Par delà le réel s’élance et cherche à voir, Et de rien ne s’effraye, et sait tout concevoir : Mais avec cet esprit j’aime une âme ingénue, Pleine de bons instincts, de sage retenue, Qui s’ombrage de peu, surveille son honneur, De scrupules sans fin tourmente son bonheur, Suit, même en ses écarts, sa droiture pour guide, Et, pour autrui facile, est pour elle timide. […] Lui, poëte, il aime le beau et le saint, la pitié et l’harmonie, la noblesse et la blancheur, Sophocle, Dante et Raphaël ; il s’écrierait volontiers avec l’esprit qui le tente, et serait heureux de répéter toujours : Quel bonheur d’être un ange, et, comme l’hirondelle, De se rouler par l’air au caprice de l’aile, De monter, de descendre, et de voiler son front, Quand parfois, au detour d’un nuage profond, Comme un maitre le soir qui parcourt son domaine On voit le pied de Dieu qui traverse la plaine ! Quel bonheur ineffable et quelle volupté D’être un rayon vivant de la divinité ; De voir du haut du ciel et de ses voûtes rondes Reluire sous ses pieds la poussière des mondes, D’entendre à chaque instant de leurs brillants réveils Chanter comme un oiseau des milliers de soleils ! […] quel bonheur de vivre avec de belles choses !

80. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre VIII. Mme Edgar Quinet »

Il n’a pas porté bonheur à Tacite lui-même d’avoir exprimé son immortel mépris sur les hommes et les choses dont il fut le contemporain. […] Philémon-Quinet, et qui, depuis des années, l’adore et l’admire, ce que je trouverais très bien, de moralité édifiante et de difficulté vaincue, si elle ne voulait pas nous le faire admirer, à nous qui n’avons l’honneur ni le bonheur, d’être la femme de M.  […] Cette découverte fait jaillir des yeux les larmes du bonheur. […] Quand elle est à Paris : « Oui, s’écrie-t-elle, le bonheur immense qui ne sera jamais payé trop cher, c’est d’avoir, le 8 septembre, traversé Paris AVEC TOI !

81. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre V. Du jeu, de l’avarice, de l’ivresse, etc. »

Dans cette situation, toutefois, si l’on dépend de la fortune, on n’attend rien de l’opinion, de la volonté, des sentiments des hommes ; et sous ce rapport, comme on a plus de liberté, on devrait obtenir plus de bonheur ; néanmoins ces penchants avilissants ne valent aucune véritable jouissance ; ils livrent à un instinct grossier, et cependant exposent aux mêmes chances que des désirs plus relevés. […] La plupart des hommes cherchent donc à trouver le bonheur dans l’émotion, c’est-à-dire, dans une sensation rapide, qui gâte un long avenir : d’autres se livrent par calcul, et surtout par caractère à la personnalité ; mécontents de leurs relations avec les autres, ils croient avoir trouvé un secret sûr pour être heureux, en se consacrant à eux-mêmes, et ils ne savent pas que ce n’est pas seulement de la nature du joug, mais de la dépendance en elle-même que naît le malheur de l’homme. […] Si l’avare, si l’égoïste sont incapables de ces retours sensibles, il est un malheur particulier à de tels caractères auquel ils ne peuvent jamais échapper ; ils craignent la mort, comme s’ils avaient su jouir de la vie : après avoir sacrifié leurs jours présents à leurs jours avenir, ils éprouvent une sorte de rage, en voyant s’approcher le terme de l’existence ; les affections du cœur augmentent le prix de la vie en diminuant l’amertume de la mort : tout ce qui est aride fait mal vivre et mal mourir : enfin, les passions personnelles sont de l’esclavage autant que celles qui mettent dans la dépendance des autres ; elles rendent également impossible l’empire sur soi-même, et c’est dans le libre et constant exercice de cette puissance qu’est le repos et ce qu’il y a de bonheur.

82. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section II. Des sentiments qui sont l’intermédiaire entre les passions, et les ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre premier. Explication du titre de la seconde section. »

Mais quand l’amitié et les sentiments de la nature seraient sans exigence, quand la religion serait sans fanatisme, on ne pourrait pas encore ranger de telles affections dans la classe des ressources qu’on trouve en soi ; car ces sentiments modifiés rendent cependant encore dépendant du hasard : si vous êtes séparé de l’ami qui vous est cher, si les parents, les enfants, l’époux que le sort vous a donné, ne sont pas dignes de votre amour, le bonheur que ces liens peuvent promettre, n’est plus en votre puissance ; et quant à la religion, ce qui fait la base de ses jouissances, l’intensité de la foi, est un don absolument indépendant de nous ; sans cette ferme croyance, on doit encore reconnaître l’utilité des idées religieuses, mais il n’est au pouvoir de qui que ce soit de s’en donner le bonheur.

83. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE RÉMUSAT » pp. 458-491

Je trouve, dans des papiers et des notes d’un temps un peu postérieur, l’expression et le regret de son bonheur si complet d’alors, auprès d’une mère qu’elle ne devait pas longtemps posséder : « Il me semble la voir encore (écrivait-elle pour son fils) dans cette petite maison que vous vous rappellerez peut-être. […] Il y avait là, nous dit un très-bon juge, un mélange assez pacifique de lumières modernes, de vœux rétrogrades, de goûts d’ancien régime, de mœurs simples amenées par le malheur des temps, de tristes regrets à la suite des douleurs de 93 : il y avait surtout un vif besoin de bonheur, de repos final et de plaisirs de société. […] Don Alphonse a eu le bonheur, dans une chasse, de sauver la vie de la reine ; elle lui en a témoigné sa reconnaissance avec une vivacité qui est sortie une fois de l’étiquette, et voilà dès lors qu’on le suppose amoureux et favorisé. […] Elle avait pris le goût de la vie intérieure et domestique, tout entière adonnée au bonheur des siens, quand elle leur fut enlevée bien prématurément en décembre 1821. […] Votre bonheur est une preuve de l’affection de Dieu pour vous ; et si, en effet, votre âme est aimante, peut-elle se refuser à répondre à la bienveillance divine ?

84. (1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLXIIe entretien. Chateaubriand, (suite.) »

Cependant je sens que j’aime la monotonie des sentiments de la vie, et si j’avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l’habitude. […] J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays, le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. […] Quand le matin, au lieu de me trouver seul, j’entendais la voix de ma sœur, j’éprouvais un tressaillement de joie et de bonheur. […] Oui, il faut que tu renonces à cette vie extraordinaire qui n’est pleine que de soucis ; il n’y a de bonheur que dans les voies communes. […] On dit que, pressé par les deux vieillards, il retourna chez son épouse, mais sans y trouver le bonheur.

85. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Le mariage du duc Pompée : par M. le comte d’Alton-Shée »

comment ne pas être tenté à tout instant et en chaque occasion de retomber, même quand on aurait cru dans un temps, et sous une influence bienfaisante, trouver la guérison morale et le bonheur ? […] Ce n’est pas lui qui raillerait son ami et son élève de dégénérer en père de famille ; il l’y encourage au contraire, il prend intérêt à sa jeune femme et à leur commun bonheur. […] Herman, aussi faible que possible, s’en est tiré avec plus de bonheur que d’honneur, grâce à la seule énergie de Pompéa et à cette fierté de passion qui ne veut rien à demi. […] L’avenir de bonheur du comte Herman et de son Isabelle est désormais assuré, s’il sait être sage et s’il tient compte mieux que par le passé des conseils de Noirmont. […] J’aurais cependant pour ma part, avant de le quitter, un dernier avis à donner au comte Herman, puisque je m’intéresse à son bonheur et à celui d’Isabelle.

86. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — S — Sully Prudhomme (1839-1907) »

. — Le Bonheur (1888). — L’Expression dans les beaux-arts (1890). — Réflexions sur l’art des vers (1892). — Les Solitudes (1894). — Œuvres de prose (1898). — Sonnet à Alfred de Vigny (1898). — Testament poétique (1901) OPINIONS. […] Sully Prudhomme a accompli cette mission délicate avec un bonheur mérité. […] Sully Prudhomme, avec ses poèmes, la Justice, le Bonheur, a voulu, et cet effort mérite tous les éloges, faire entrer dans les solides cadres de ses dogmes moraux et de ses conceptions sociales, la matière frémissante d’une riche sensibilité que tout ébranle, que tout froisse et meurtrit.

87. (1858) Du vrai, du beau et du bien (7e éd.) pp. -492

respecte ton bonheur ; n’en sonde pas trop le mystère. […] L’admiration est à la fois pour celui qui l’éprouve un bonheur et un honneur. C’est un bonheur de sentir profondément ce qui est beau ; c’est un honneur de savoir le reconnaître. […] C’est nous-mêmes, c’est nous seuls que nous aimons, en aimant le plaisir et le bonheur. […] De plus, le bonheur n’est en soi moralement ni meilleur ni pire que le malheur.

88. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVIIIe entretien. Littérature latine. Horace (2e partie) » pp. 411-480

Heureuse la femme qui lui plaît, malheur à celles qui le trahissent, bonheur immortel à ses amis ! […] Honneur aux Didot futurs, bonheur aux poètes qui les auront pour illustrateurs ! […] Écoutez ce chant du départ que lui adresse Horace, son ami, demeuré attaché par son indolence et par son bonheur champêtre au rivage. […] Admirez comme cette béatitude est la même pour tous ceux qui ont le bonheur d’avoir un toit ou un verger à eux sous un ciel clément. […] Vous ajouterez que j’ai eu le bonheur d’être aimé, tant dans les camps que dans la ville, de ce que Rome a de plus élevé et de plus aimable.

89. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Raphaël, pages de la vingtième année, par M. de Lamartine. » pp. 63-78

Dans cette admirable élégie du Lac, qui vaut mieux, à mon sens, que tout Raphaël, le poète ne prenait encore les objets que pour ce qu’ils étaient un peu indistinctement à ses yeux, pour les témoins confus, pour les confidents et les dépositaires de son bonheur : Ô lac, rochers muets, grottes, forêt obscure, Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir, Gardez de cette nuit, gardez, belle Nature,              Au moins le souvenir ! […] Elle est créole de Saint-Domingue ; orpheline, élevée avec les filles de la Légion d’honneur, mariée à dix-sept ans de son plein gré à un vieillard, savant illustre, qui n’est pour elle et ne veut être qu’un père (elle insiste très nettement sur ce point), Julie est atteinte d’un mal singulier qui la consume, et qui lui interdit, même au prix d’une faiblesse, de donner ni de recevoir le bonheur. […] Du moment que la pensée est obligée de s’arrêter sur des circonstances particulières aussi désagréables, on a droit de s’étonner lorsqu’on entend tout à coup cette femme matérialiste déclamer contre l’abjecte nature des sensations, et faire appel à une pureté surnaturelle : « … Vous trouveriez ce que vous appelez un bonheur, dit-elle à son amant ; mais ce bonheur serait une faute pour vous ! […] Dans un dernier pèlerinage d’adieu, qu’avant de quitter leur séjour de bonheur, les deux amants vont faire à tous les sites préférés, montrant de loin du doigt à son ami la petite maison de pêcheur dans laquelle ils se sont rencontrés pour la première fois, et qui est à peine visible à l’horizon, Julie lui dit avec sentiment : « C’est là !

90. (1868) Cours familier de littérature. XXV « CXLVIIe entretien. De la monarchie littéraire & artistique ou les Médicis »

. — Je présume que vous l’aurez déjà traduit en latin, comme vous me l’aviez promis ; car il n’y a pas d’occupation à laquelle je me dévoue avec autant d’ardeur qu’à celle qui peut me découvrir la route du vrai bonheur. […] Après avoir préparé son âme à attendre avec calme ce grand et terrible événement, ses inquiétudes se portèrent sur le bonheur des personnes de sa famille qu’il laissait après lui ; il désirait leur communiquer d’une manière solennelle le résultat de l’expérience d’une vie longue et toujours active. […] Il appuie son opinion par une telle variété d’exemples, qu’il est aisé d’apercevoir que, bien que le but de Landino, sous le nom d’Alberti, fût d’établir les purs dogmes du platonisme, c’est-à-dire que la contemplation abstraite de la vérité constitue seule l’essence du vrai bonheur, Laurent avait élevé des objections auxquelles l’ingénuité du philosophe, dans la suite de l’entretien, n’ôte presque rien de leur force. […] Il la signala à cette époque par un poëme sur le vrai bonheur, sous la forme d’un entretien champêtre entre un pasteur de Toscane et un philosophe. […] — Je lui répondis : Je ne sais s’il est des trésors plus précieux, un bonheur plus doux et plus touchant que celui qu’on goûte ici, loin des discordes civiles.

91. (1913) La Fontaine « III. Éducation de son esprit. Sa philosophie  Sa morale. »

A la fin, grâce aux dieux, Horace, par bonheur, me dessilla les yeux. […] La médiocrité de condition, d’état, de fortune, etc., c’est le bonheur. […] Comme Horace, La Fontaine considère la médiocrité comme étant d’or, comme étant le métal même du bonheur. […] Voilà donc les principaux textes de La Fontaine relativement au bonheur de la médiocrité et au grand avantage qu’elle a sur les autres états sociaux. […] Si cette définition est exacte, la morale n’a pas commencé là même où nous en sommes, car le bonheur de la médiocrité, c’est de la morale, si vous voulez, mais de la morale d’intérêt bien entendu.

92. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (3e partie) » pp. 193-271

Il a bien vu le mystère dans toute sa grandeur, et il a eu le courage d’en chercher l’explication, si d’ailleurs il n’a pas eu plus qu’un autre le bonheur de la rencontrer. […] Il en avait vraisemblablement hérité d’Hippocrate, son aïeul, le premier médecin du monde ; mais de plus il eut le bonheur d’avoir pour collaborateur le plus vaste des conquérants, Alexandre. […] « Ce n’est pas, comme on l’a dit, et Kant en particulier, qu’il y ait en ce monde un désaccord inique entre la vertu et le bonheur. […] Mais si le rapport du bonheur et de la vertu est suffisant dès ici-bas, ce qui ne l’est point, c’est le rapport moral de l’âme à Dieu. […] S’il n’est pas facile déjà de faire parler la raison au cœur de l’homme, c’est une tâche bien autrement ardue de la faire parler au cœur des peuples, en supposant qu’on ait soi-même le bonheur de l’entendre.

93. (1865) Cours familier de littérature. XX « CXIXe entretien. Conversations de Goethe, par Eckermann (1re partie) » pp. 241-314

Souvent je le voyais seulement tous les huit jours, le soir ; souvent j’avais le bonheur de le voir à midi tous les jours, tantôt en grande compagnie, tantôt tête à tête, à dîner. […] Alors quel bonheur de l’écouter ! […] Le bonheur de le voir, d’être près de lui, me troublait, je ne savais presque rien ou rien lui dire. […] C’était un vrai bonheur de le regarder. […] À mes rêveries et à mes créations poétiques je dois mon vrai bonheur.

94. (1865) Cours familier de littérature. XX « CXXe entretien. Conversations de Goethe, par Eckermann (2e partie) » pp. 315-400

Que celui qui a la foi en une durée future jouisse de son bonheur en silence, et qu’il ne se trace pas déjà des tableaux de cet avenir. […] On apporta bientôt de la lumière, et j’eus le bonheur de voir Goethe devant moi plein de vivacité et de gaieté. […] Ordinairement ces personnes n’ont pas joui du bonheur de l’amour, et elles cherchent un dédommagement du côté de l’esprit. […] J’avais un bonheur que je ne peux dire à voir ainsi Goethe tirer avec l’arc et la flèche. […] Je vous demandais, je vous cherchais, quelque chose me disait que certainement je vous trouverais ; quel bonheur !

95. (1863) Cours familier de littérature. XV « XCe entretien. De la littérature de l’âme. Journal intime d’une jeune personne. Mlle de Guérin (3e partie) » pp. 385-448

Morte à tout bonheur, à toute espérance ici-bas. […] quel bonheur que tout ne soit pas ici ! […] Au lieu de cela, c’est moi qui pleure ; c’est moi qui vois une tombe, où est renfermé tout ce que j’ai eu d’espérance, de bonheur en affection humaine. […] J’ai des liens de cœur, plus aucun de bonheur, de fête. […] que cela me serait doux si je ne pensais pas à Maurice, à qui je dois ce bonheur dont je jouis après sa mort !

96. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — III » pp. 178-197

Un sentiment de bonheur circule dans ces descriptions aimables ou savantes, et montre Cowper sous son jour le plus riant : « Si j’avais le choix d’un bien terrestre, que pourrais-je souhaiter que je ne possède ici ? […] Ainsi béni du ciel, je fais le tableau de mon bonheur. » Mais c’est dans le chant du Soir d’hiver qu’il achève de se peindre à nous en son cadre favori, aux moments les plus heureux, et dans tout le charme d’un raffinement social innocent et accompli. […] Thomas Moore posait en principe que génie et bonheur domestique sont deux éléments antipathiques et qui s’excluent. […] Une aimable cousine, une compagne d’enfance, qu’il avait retrouvée avec bonheur et dont la fortune était considérable, lady Hesketh, lui fit arranger dans les environs d’Olney, à Weston, l’un des plus jolis villages d’Angleterre, une maison commode pour lui et Mme Unwin, et elle-même y venait passer chaque année plusieurs mois. […] C’est du sein de cette habitude intérieure désolée qu’il se portait si vivement, pour se fuir lui-même, à ces occupations littéraires et poétiques où il a trouvé le charme et où il nous a rendu de si vives images du bonheur.

97. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Vie de Maupertuis, par La Beaumelle. Ouvrage posthume » pp. 86-106

Il a fait un petit traité sur le bonheur, qui est le plus sec et le plus désagréable du monde ; on n’a jamais parlé du bonheur d’une manière plus maussade. […] Si nos passions sont des espèces de magiciens, qui, par leurs prestiges, nous font trouver le bonheur, il faut avouer, d’un autre côté qu’ils nous font acheter ces charmes bien cher. […] Ces passions sont des espèces de magiciennes qui, par leur prestige, nous font trouver le bonheur, mais ne nous découvrent pas la vérité. […] Vous avez eu un bon père, c’est un bonheur que n’ont pas eu tous vos amis. […] Il y a même à la fin une pensée fort délicate : « Vous avez eu un bon père, c’est un bonheur que n’ont pas eu tous vos amis.

98. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XV. De l’imagination des Anglais dans leurs poésies et leurs romans » pp. 307-323

Ce n’est pas le bonheur des jouissances vives, c’est le calme qu’il met en contraste avec le crime, et l’opposition est bien plus forte ! […] En France, les personnes distinguées par leur esprit ou par leur rang, avaient, en général, beaucoup de gaieté ; mais la gaieté des premières classes de la société n’est point un signe de bonheur pour la nation. […] Les femmes n’ont joui nulle part, comme en Angleterre, du bonheur causé par les affections domestiques. […] Jusqu’à ce qu’enfin, après le long jour printanier de la vie, arrive le soir serein et doux ; toujours plus amoureux, puisque leur cœur renferme plus de souvenirs, plus de preuves de leur amour mutuel, ils tombent dans un sommeil qui les réunit encore ; affranchis ensemble, leurs paisibles esprits s’envolent vers des lieux où règnent l’amour et le bonheur immortel.

99. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XVII. Romans d’histoire, d’aventures et de voyages : Gebhart, Lemaître, Radiot, Élémir Bourges, Loti » pp. 201-217

Parmi les conjonctures les plus extrêmes, d’un îlot de déportés jusqu’à un trône de l’Europe orientale et jusqu’à un radeau de naufragés, de définitives figures se mesurent à la vie, apprennent pour les avoir entiers sentis le désastre et le bonheur, et reviennent désemparés et las du jeu d’enfer dont ils ont épuisé toutes les émotions. […] Des circonstances adviennent en son impériale famille à l’occasion desquelles il est avoué, recherché, trouvé dans les bagnes français, ramené en Orient, dans sa gloire, ses honneurs, avec, miracle, la princesse Isabelle, jadis aperçue à Rugen, dès lors adorée sans espoir, qu’une mère chérie lui retrouve et lui donne : le bonheur sans phrase, le bonheur des mains jointes, des extases, de l’impuissance à remercier le Créateur que crée le flux de notre félicité, à qui la vertu de notre reconnaissance veut une personnalité… La vie s’attaque à ce bonheur.

100. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Le roi René »

Où aurait-il jamais rencontré un homme plus complètement vaincu que ce René, qui méritait tous les bonheurs et toutes les victoires, et qui est un exemple de cette fatalité incompréhensible, trop cachée dans les profondeurs de la Providence pour que nous puissions la découvrir. […] Le hasard seul d’une trouvaille de bibliothèque, le bonheur de quelque carton à renseignements découvert, a pu lui faire mettre la main précisément sur ce sujet d’étude, si éloigné des préoccupations de ce temps, et travaillé, du reste, je le reconnais, avec une conscience qui devrait être du talent, pour sa peine, mais qui malheureusement ne l’est pas toujours… L’auteur de cette récente histoire du roi René l’a proprement nettoyée de tous les récits légendaires qui l’obstruaient, car la Légende s’était enroulée comme une liane autour de ce vieux chêne qu’elle avait fini par cacher. […] Bonheur pour un autre, que de telles femmes autour de soi, mais pour lui cela tournait au malheur encore. […] Tous ces bonheurs, qui ressemblent à des moqueries du hasard, tous ces royaumes que Dieu lui jette dans les jambes et qui finissent par le faire tomber, ne mettent en lumière que son impuissance à les garder.

101. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre III. Buffon »

Indépendant, paisible, il s’est fait de l’exclusion des passions, de la vie intellectuelle et contemplative une philosophie, une morale, un bonheur : sa carrière nous offre l’unité d’une belle existence de savant, tout dévoué à la science et à son œuvre. […] Il le montrait seul capable de progrès, ayant seul le privilège du génie individuel qui est l’agent actif du progrès, seul fait pour la moralité, et pour trouver le bonheur dans l’exercice continu de ses facultés intellectuelles. […] Son esprit de savant accoutumé à considérer l’immensité des périodes géologiques et la lenteur des transformations de l’univers n’avait pas la fièvre, l’impatience, les révoltes, les illusions puériles, les faciles espérances qui échauffaient les esprits de ses contemporains : il ne croyait pas aux brusques renversements qui renouvellent le monde, il ne croyait pas surtout toucher de la main l’ère de la raison universelle et du bonheur parfait.

102. (1913) Le bovarysme « Troisième partie : Le Bovarysme, loi de l’évolution — Chapitre II. Bovarysme essentiel de l’être et de l’Humanité »

Chaque individu perd de vue la valeur représentative de ses actes et de ses passions pour ne s’attacher qu’au bonheur ou à la douleur qu’il en retire. C’est cet espoir d’un bonheur à conquérir pour sa propre personne ou d’une douleur à s’épargner, qui donne à tout son jeu cette sincérité, cette variété et cette ardeur par où le spectacle s’anime d’un intérêt si fort. […] Quant à l’illusion selon laquelle l’homme se flatte d’agir sur le monde pour augmenter son bonheur en pénétrant ses lois et en les exploitant à son profit, on a dit tout ce qu’il en fallait mettre en évidence au cours des développements consacrés au Bovarysme scientifique.

103. (1864) Cours familier de littérature. XVII « CIe entretien. Lettre à M. Sainte-Beuve (1re partie) » pp. 313-408

Mais, au détour de la première rue, il rencontra deux amants du voisinage qui sortaient également pour jouir de la campagne, et qui, tout en regardant le ciel, se souriaient l’un à l’autre avec bonheur. […] Il méprise l’opinion ou plutôt la néglige, et sait surtout que le bonheur vient du dedans. […] Printemps si beau, ta vue attriste ma jeunesse ; De biens évanouis tu parles à mon cœur ; Et d’un bonheur prochain ta riante promesse M’apporte un long regret de mon premier bonheur. […] On rouvre les yeux au jour ; on essuie de son front sa sueur froide ; on s’abandonne tout entier au bonheur de renaître et de respirer. […] Que le bonheur vous inspire aussi bien que les chagrins et la pénitence : ce sera une double satisfaction pour ceux qui vous aiment. » Lamartine.

104. (1858) Du roman et du théâtre contemporains et de leur influence sur les mœurs (2e éd.)

La passion est bonne, légitime et sainte ; en se livrant à elle sans contrainte, l’homme atteint à la fois le bonheur et la vertu. […] Mais le bonheur de tous se composant du bonheur de chacun, il est clair que chacun se préoccupera avant tout et par-dessus tout de se l’assurer pour son compte personnel. […] Bien plus : à l’en croire, le bonheur et l’estime sociale dont jouit un homme sont toujours en raison directe de sa corruption. […] Toujours, depuis quinze ans, je vous ai trouvé à côté de moi, opposant votre bonheur à ma souffrance. […] » « Qu’ai-je donc fait après tout, que je doive être privé ainsi de la vie, de l’amour, du bonheur ?

105. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — I » pp. 39-56

Le bonheur presque constant qui l’accompagna ne saurait se séparer du mérite réel et des parties de capitaine que Saint-Simon lui-même est bien forcé de lui reconnaître. […] À travers tout ce brillant de jeune homme et cette ardeur de s’avancer qui pouvait sembler un peu aveugle et téméraire, il y eut donc de la suite, de l’étude, de l’observation, ce qui se trouve toujours au fond de ces grands bonheurs, que, de loin, on se plaît à attribuer au seul hasard. Le bonheur, ce n’est le plus souvent que le bon sens hardi et adroit. […] L’année suivante (1675), il continua de servir en Flandre sous Condé encore, puis sous Luxembourg, l’un de ses maîtres pour le brillant et le hardi comme pour le bonheur. […] Il croyait en son bonheur, et il tenait à ce qu’on y crût.

106. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Guillaume Favre de Genève ou l’étude pour l’étude » pp. 231-248

Et toutefois, après qu’on a bien envié ce bonheur d’une étude libre, ornée, active et oisive, ayant à elle une belle galerie bâtie tout exprès, remplie de livres, décorée de tableaux, de statues, et en vue d’un lac magnifique, on reconnaît tout bas, à la manière même dont il a usé de ses dons et de ses avantages, qu’il y a autre chose à faire encore qu’à jouir ainsi ; que, si noble et utile qu’ait été son exemple parmi ses compatriotes et pour ceux, qui le consultaient de près, il n’a pas donné tout ce qu’il aurait pu, et qu’un peu de contrainte, un peu de nécessité ne nuit pas ; que c’est sous ces rudes conditions seulement que l’homme, moitié de bon gré, moitié à son corps défendant, tire de lui-même, de son foyer et de ses couches intérieures, tout l’art, toute l’industrie dont il est capable, et le peu d’or qu’il doit à tous. […] Il entra donc en possession, pour n’en plus sortir, de toute sa sérénité définitive et de tout son bonheur. […] À l’âge où le bonheur s’enfuit pour plusieurs, il trouva le sien et le prolongea pendant près de trente années encore. […] À quoi bon ces paradis terrestres quand on n’a plus à y placer le bonheur ? » Pour Guillaume Favre le bonheur n’était point si court qu’un brûlant été, ni si passager qu’un jour d’orage ; il sut le fixer autant qu’on le peut ici-bas, et il se serait plu sans nul doute à répéter et à s’appliquer à lui-même, s’il l’avait connue, cette page riante et modérée que je lisais dernièrement dans le journal familier d’un homme de son âge, et qui y est inscrite sous ce titre assez naïf, Le Paradis sur terre 42 : En faisant ce matin, de bonne heure, une promenade agréable et par le temps le plus délicieux, respirant l’air le plus pur et admirant la tranquille et paisible gaieté du paysage, je me disais : Un homme de Moyen Âge, jouissant d’une bonne santé et d’une fortune un peu au-dessus de ses besoins stricts, et par là dans une situation sociale indépendante, pouvant se donner le séjour de la campagne en été, celui d’une grande ville en hiver, ayant quelque goût pour la littérature et les beaux-arts, usant de tous ces avantages qui peuvent cependant se trouver réunis assez facilement, et les appréciant avec un peu de philosophie, ne pourrait-il pas dire qu’il serait ingrat de penser avec le sage Salomon : Vanité des vanités, tout n’est que vanité ?

107. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. » p. 232

Que ce monde renferme de bonheur quand on possède en soi le sens le plus humble et le plus grand tout ensemble, l’admiration ! […] Quel bonheur de croire à notre immortalité pour la voir aussi, comme je l’ai rêvée une fois98 ! […] Je suis heureuse du bonheur pur que tu ressens. […] J’aurais un bonheur infini de la revoir triomphante… Je veux tous les biens du monde à Mme Dorval, mais non pas de sa reconnaissance. […] Dans les orages de ma vie, c’était comme une chapelle silencieuse où ma pensée allait s’abattre, et j’avais le bonheur de le sentir heureux, exempt des luttes avec le besoin qui brûle l’honneur » ; — et M. 

108. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. EUGÈNE SCRIBE (Le Verre d’eau.) » pp. 118-145

Il y aurait bonheur à la critique, dans un sujet aussi brillant et aussi populaire que M. […] Scribe redoubla de verve et de bonheur au Gymnase ; dans Malvina ou le Mariage d’inclination, dans Avant, Pendant et Après, il parut même agrandir ses dimensions, et vouloir prouver qu’il donnait à son tour carrière à ses tableaux. […] Scribe, a pu paraître chez lui, dans les années premières, un métier eu même temps qu’un talent ; mais depuis, à voir le nombre croissant et le bonheur soutenu, il faut reconnaître que c’est désormais son plaisir et sa fantaisie, que c’est devenu sa nécessité et sa nature. […] Décidément ce petit Masham si adoré est un personnage sacrifié : en niaiserie et en bonheur il reproduit l’Edmond de Varennes de la Camaraderie. […] Il ne s’agit plus que de pourvoir au bonheur des petits amants, et cela sans que la reine se doute qu’elle est trompée et qu’ils s’aiment.

109. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE PONTIVY » pp. 492-514

» Mme de Pontivy, qui allait consentir, rougit subitement, et sans trop savoir pourquoi, répondit avec bonheur : « Il serait peu convenable, j’imagine, de voir moi-même M. le Régent ; » et l’avis de Mme de Tencin, qui allait passer tout d’une voix, se retira et tomba de lui-même comme indifféremment. […] Elle n’était pas moins heureuse divinement, quand elle l’avait vu une demi-heure de soirée au milieu d’une compagnie qui empêchait toute confidence, et ce bonheur dû au seul regard et à la présence de la personne chérie la possédait tout entière sans qu’elle crût manquer de rien. […] M. de Murçay était aussi bien comblé ; mais le bonheur dans chacun a ses teintes ; elles étaient pâlissantes chez lui. […] Ils étaient bien d’accord à former ensemble ces vœux, sur lesquels ils reportaient et variaient sans cesse leur présent bonheur. […] Cet amour durait depuis des saisons et composait, après tout, un rare bonheur dans une exacte fidélité, sans aucune des coquetteries du monde, ni aucun échec du dehors ; il n’était troublé que de lui-même et par des torts légers.

110. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — Deuxième cours des études d’une Université » pp. 489-494

Il est donc à propos que l’enseignement de ses sujets se conforme à sa façon de penser et qu’on leur démontre la distinction des deux substances, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme et la certitude d’une vie à venir, comme les préliminaires de la morale ou de la science qui fait découler de l’idée du vrai bonheur, et des rapports actuels de l’homme avec ses semblables, ses devoirs et toutes les lois justes ; car on ne peut, sans atrocité, m’ordonner ce qui est contraire à mon vrai bonheur, et on me l’ordonnerait inutilement. […] On pourrait terminer ces leçons par une démonstration rigoureuse, qu’à tout prendre, il n’y a rien de mieux à faire pour son bonheur en ce monde, que d’être un homme de bien, ou par un parallèle des inconvénients du vice, ou même de ses avantages avec ceux de la vertu.

111. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Satire contre le luxe, à la manière de Perse » pp. 122-126

Est-ce là le bonheur ? […] Où trouverai-je un état de bonheur constant ? […] Où est la demeure qui me promette et à ma postérité un bonheur durable ?

112. (1868) Cours familier de littérature. XXV « CXLVIIIe entretien. De la monarchie littéraire & artistique ou les Médicis (suite) »

Ses complices s’étaient égarés dans le vaste palais ; ils étaient, par bonheur, fourvoyés dans une autre salle. […] Tu connais par expérience le prix de ce que le vulgaire appelle des biens ; biens aussi éloignés du véritable bonheur, que l’orient l’est de l’occident. Ces attraits de la beauté qu’Amour présentait à tes yeux, et qui te séduisirent dès tes plus jeunes ans, t’ont privé de toute la paix et de tout le bonheur dont tu devais jouir. […] de quel bonheur nous jouirions si la raison, qui doit régler toutes nos actions, avait eu sur nous plus d’empire ! […] Tâchez donc de vous rendre tel que, si tous les autres vous ressemblaient, on pût goûter ce bonheur universel.

113. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Léopold Robert. Sa Vie, ses Œuvres et sa Correspondance, par M. F. Feuillet de Conches. — [Note.] » pp. 444-445

Robert a cru trouver le bonheur dans la gloire et la réputation. […] Mais, comme tous ceux qui ont eu le bonheur ou le malheur de respirer cet encens dangereux, Robert sentait, tout en le méprisant et en reconnaissant son néant, qu’il ne pouvait plus s’en passer.

114. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre XV. Du Purgatoire. »

Il n’y a peut-être rien de plus favorable aux Muses, que ce lieu de purification, placé sur les confins de la douleur et de la joie, où viennent se réunir les sentiments confus du bonheur et de l’infortune. […] Dans l’Élysée antique le fleuve du Léthé n’avait point été inventé sans beaucoup de grâce ; mais toutefois on ne saurait dire que les ombres qui renaissaient à la vie sur ses bords, présentassent la même progression poétique vers le bonheur que les âmes du purgatoire.

115. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « MME DESBORDES-VALMORE. » pp. 124-157

Puisse-t-elle, suivant l’expression d’un poëte aimable50, se racquitter en bonheur pour tout le passé ! […] Tu sais quel bonheur je trouve à remplir ma mission, et je te remercie d’avoir également rempli la tienne. […] Il y a au fond de moi-même une prière incessante qui demande à Dieu du bonheur qui puisse s’envoyer à ceux que j’aime. […] Juge donc si nous avons le bonheur de revoir ceux que nous avons tant aimés ! […] Je sais par une triste expérience que ces jeunes et tendres âmes ont besoin de bonheur ou de le rêver, et que leur première nourriture doit être une indulgence inaltérable.

116. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Additions et appendice. — Treize lettres inédites de Bernardin de Saint-Pierre. (Article Bernardin de Saint-Pierre, p. 420.) » pp. 515-539

Le bonheur a voulu que j’aie rencontré un roulier de Königsberg qui part demain pour cette ville. […] C’était peu de m’avoir donné un ami, l’amour ne m’a laissé rien à désirer ; c’est dans votre sein que je répands mon bonheur. […] Si le sentiment d’une bonne conscience nous rend heureux, vous devez jouir d’un bonheur inaltérable. […] Le premier degré du bonheur est de ne pas souffrir, et voilà où je m’efforce d’atteindre. […] D’ailleurs j’ai actuellement de nouvelles espérances sur mon horizon, et j’ai eu encore le bonheur de voir les bienfaits du roi se répandre sur ma sœur et un de mes frères.

117. (1874) Premiers lundis. Tome II « Mémoires de Casanova de Seingalt. Écrits par lui-même. »

., avec la belle Henriette, avec ces divinités sans nombre qu’il a aimées et qu’il déclare toutes suaves, c’est la facilité, l’insouciance mêlée de tendresse, le plaisir dominant, le bonheur, l’amour à l’antique, nu, comme les Grecs ioniens, comme Horace l’entendaient, comme Courier de nos jours et Béranger, un amour vif, tendre, jouissant, successif et oublieux, l’âme n’y étant que pour orner les sens, les délasser et leur sourire, non pour les torturer de ses jalousies ou de ses remords. […] Aussi le bon Casanova, quand il rencontre sur le chemin de son récit toutes ces tendres aventures, s’y repose comme au premier jour, les développe avec un nouveau bonheur, et sur un ton de Boccace ou d’Arioste, en style de Pétrone et d’Apulée, sans ironie ni amertume de vieillard ; et, bien qu’il prétende en un endroit, épicurien qu’il est, que l’homme vieux a pour ennemi la nature entière, il n’a pas l’air de trop maudire sa vie ni d’en rien rejeter depuis le jour où son père, comme il dit, l’engendra dans une Vénitienne. […] A cette vue, Casanova convient qu’il eut peur, et que son premier mouvement fut d’éloigner son amie ; mais elle, qui, d’ordinaire, avait peur de la moindre couleuvre, ne craignant rien à cette heure et en ce moment, continuait : « Son aspect me ravit, te dis-je, et je suis sûre que cette idole n’a de serpent que la forme, ou plutôt que l’apparence. » Et elle redoublait de bonheur et d’oubli. […] Et comme Lucrezia avait une plus jeune sœur, qui, s’apercevant de son amour, la blâmait et la plaignait ; comme cette sœur, qui n’aimait pas le jeune abbé, allait se marier et se fixer à Rome, la belle amante dit un jour : « Mon ami, mon bonheur ne saurait durer longtemps ; nos affaires se terminent, je touche au moment cruel où il faudra que je me sépare de toi.

118. (1890) L’avenir de la science « Préface »

Ce progrès implique de grands sacrifices du bonheur individuel. […] Un état qui donnerait le plus grand bonheur possible aux individus serait probablement, au point de vue des nobles poursuites de l’humanité, un état de profond abaissement. […] Il est devenu trop clair, en effet, que le bonheur de l’individu n’est pas en proportion de la grandeur de la nation à laquelle il appartient, et puis il arrive d’ordinaire qu’une génération fait peu de cas de ce pour quoi la génération précédente a donné sa vie. […] Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que le bonheur et la noblesse de l’homme reposent sur un porte-à-faux.

119. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Madame de Verdelin  »

Il eût trouvé en Mme de Verdelin plus de raison, moins de vague sentimentalité qu’en Mme d’Houdetot ; mais cela ne l’eût point avancé pour son bonheur, en supposant même qu’il eût permis au bonheur de lui venir. […] Je vous assure que je ne cherche plus d’amis ; ceux que j’ai eus m’ont trompée : je n’ai que vous qui pouviez faire le bonheur et la douceur de ma vie, dont les conseils étaient si nécessaires à ma pauvre tête, et vous m’êtes enlevé ! […] Bref, elle fit bon marché de son bonheur personnel et dissimula ce qu’elle continuait de sentir tout bas, en remerciant courageusement Margency et le laissant libre de contracter d’autres engagements. […] Vous savez qu’il ne tient point à votre génie sublime, à la réputation dont vous jouissez ; je ne m’élève pas jusque-là : la bonté de votre âme, cette courageuse patience que je n’ai connue qu’à vous, l’amour de la vertu pour la vertu même, voilà mon lien, voilà ce qui me fait désirer votre bonheur pour l’honneur de l’humanité autant que pour le bonheur de ceux qui vous connaissent. […] Mon voisin, qui a sacrifié son bonheur à la liberté, à la vérité, n’est pas fait pour vivre à Berlin.

120. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Le Comte Léon Tolstoï »

La nature, le problème de cette âme se rétrécissant au point de s’exclure du domaine même, énorme et multiple, qu’elle était apte, parmi de rares, à régir ; le long enfantement de cette faculté de mécontentement, d’inquiétude, de souci, d’égarement, de passion, trouble et précipitée qui ne fit plus juger louable au comte Tolstoï que d’amender en vue de plus de bonheur bien bas, cette humanité décrite et montrée dans ses larges œuvres : cet essor et ce déclin seront considérés dans les pages qui suivent avec l’étonnement douloureux, mais aussi avec le vif désir de comprendre que mérite la transformation si complète d’un esprit si haut. […] Que l’on rapproche ce salut par la simplification de l’esprit et par l’innocence de la vie, de la conversion do Lévine, à ces pauvres paroles d’un paysan, qu’il faut vivre pour autrui ; que l’on relise la série de récits moraux, publiés sous le titre : La Recherche du Bonheur, Les Trois Morts, La Mort d’Ivan Iliitch, La Puissance des Ténèbres, Ivan l’Imbécile, ce sera encore l’humilité d’esprit, la pureté de cœur, la frugalité et la pauvreté que les œuvres de Tolstoï paraîtront recommander et suggérer avec une onction communicative et une insistance ouverte qui sont le fait, non plus d’un artiste, mais d’un prédicant. […] Le problème allait se dresser dont on ne se tire pas avec quelques vagues gestes de malaise ; la pensée de la mort se présentait, et là, sentant que la vie des hommes est faite d’autant de malheur que de bonheur, le monde d’autant de bien que de mal, jugeant l’existence des individus insensée de durer en cette condition pour s’éteindre dans le noir de l’inconnu, Tolstoï dut répondre à la voix de son angoisse et choisir entre son adhésion au réel qu’il ne pouvait rendre sincèrement complète, et son amour du bien et de bonheur, son besoin d’explication du mal et du malheur, qu’il lui fallait satisfaire sous peine de désespérer. […] Mais la vie de tous et la sienne propre n’est point un sujet dont on puisse se détacher quand on l’a considérée ; il faut, sous peine de malheur, de folie ou de suicide, que l’on arrive à s’en satisfaire, car elle est courte et l’occasion de bonheur qu’elle présente paraît être la seule. […] Il ne lui restait donc qu’à se retirer de la société telle qu’elle existe, à proclamer que le bonheur réside dans une réforme pratique du genre de vie de chacun, dans le renoncement à cette intelligence qui le torturait, à formuler enfin du fond de sa retraite une doctrine, qui contenait les préceptes pour atteindre le bonheur et qui, crue instantanément persuasive et applicable, jetait même sur ce monde, qu’il avait délaissé, un éclat au moins imaginaire de paix et de bonté.

121. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre II. De l’Allégorie. »

Nous savons que notre bonheur ici-bas est coordonné à un bonheur général dans une chaîne d’êtres et de mondes qui se dérobent à notre vue ; que l’homme, en harmonie avec les globes, marche d’un pas égal avec eux à l’accomplissement d’une révolution que Dieu cache dans son éternité.

122. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre second. Poésie dans ses rapports avec les hommes. Caractères. — Chapitre III. Suite des Époux. — Adam et Ève. »

Satan, caché sous la forme d’une de ces bêtes, contemple les deux époux, et se sent presque attendri par leur beauté, leur innocence, et par la pensée des maux qu’il va faire succéder à tant de bonheur : trait admirable. […] Un bonheur absolu nous ennuie ; un malheur absolu nous repousse : le premier est dépouillé de souvenirs et de pleurs ; le second, d’espérance et de sourires. […] Il faut donc toujours, dans nos tableaux, unir le bonheur à l’infortune, et faire la somme des maux un peu plus forte que celle des biens, comme dans la nature.

123. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre II. Des éloges religieux, ou des hymnes. »

Dans la suite, et chez les peuples même les plus policés, toutes les fois qu’il arriva un bonheur inattendu ou un fléau terrible, on s’empressa partout à louer les dieux qu’on adorait. […] ils cherchent le bonheur, et ils n’aperçoivent point la loi universelle qui, en les éclairant, les rendrait tout à la fois bons et heureux : mais tous s’écartant du beau et du juste, se précipitent chacun vers l’objet qui l’attire ; ils courent à la renommée, à de vils trésors, à des plaisirs qui, en les séduisant, les trompent. […] une fête établie pour la révolution des siècles, l’idée de la divinité pour qui tous les siècles ensemble ne sont qu’un moment, la faiblesse de l’homme que le temps entraîne, ses travaux qui lui survivent un instant pour tomber ensuite, les générations qui se succèdent et qui se perdent, les malheurs et les crimes qui avaient marqué dans Rome le siècle qui venait de s’écouler, les vœux pour le bonheur du siècle qui allait naître ; il semble que toutes ces idées auraient dû fournir à un poète tel qu’Horace, une hymne pleine de chaleur et d’éloquence ; mais plus un peuple est civilisé, moins ses hymnes doivent avoir et ont en effet d’enthousiasme.

124. (1925) Dissociations

Le bonheur est entré dans l’imagination des hommes. […] Son bonheur était-il d’une qualité analogue ? […] Qu’est-ce qu’un bonheur qui se déroulerait en opposition au vrai ? […] Pour aller plus avant, il faut nécessairement croire qu’on va enfin trouver le bonheur. […] On en envoie à qui l’on aime, on en reçoit de qui vous aime, car le muguet porte bonheur et on ne saurait que vouloir le bonheur des êtres que l’on aime.

125. (1925) Promenades philosophiques. Troisième série

Ma philosophie du bonheur s’y oppose absolument. […] Autant le bonheur est expansif et généreux, autant la douleur est avare et taciturne. […] On s’habitue à l’ennui et même, si paradoxal que cela semble, on y peut trouver une sorte de bonheur résigné. […] Heureux lui-même, il n’eut qu’une passion : le bonheur de l’humanité. […] Le bonheur, comme la richesse, a ses parasites.

126. (1911) Études pp. 9-261

comme le bonheur saura ruser avec cette âme ! […] En quelle région du bonheur sommes-nous conduits ? […] La Porte Étroite est l’histoire de deux âmes timides qui font leur bonheur de leur impuissance même à atteindre le bonheur. […] Gardez-moi d’un bonheur que je pourrais trop vite atteindre ! […] Ah, dur bonheur, je te souffre plutôt que je ne jouis de toi.

127. (1892) Sur Goethe : études critiques de littérature allemande

Ou plutôt poésie, bonheur, vertu, sont trois termes identiques et inséparables. […] À la vérité, Robert ajoute que ce bonheur parfait n’est que dans les biens idéaux. […] Le bonheur, il est là-bas dans le manoir désolé et non dans cette maison florissante. […] contre la méchanceté des hommes le bonheur de ceux que nous aimons. […] un bonheur, une majesté, un charme dans les moindres choses !

128. (1882) Types littéraires et fantaisies esthétiques pp. 3-340

Le bonheur, tous le désirent, mais combien peu connaissent son vrai visage ! […] Il avait souhaité le succès, il a obtenu la sagesse ; il avait souhaité la gloire, il a obtenu le bonheur. […] Je voudrais vous faire comprendre le bonheur dont je jouis, et en vérité c’est une tâche difficile. […] Si le bonheur existe, je n’en veux rien savoir ; si la vérité existe, elle ne m’est plus nécessaire. […] Comment exprimer ce bonheur de l’insensibilité absolue, cette plénitude du néant ?

129. (1913) La Fontaine « VI. Ses petits poèmes  son théâtre. »

Il est victorieux, et il est puissant, et, ce qui vaut mieux, il est producteur, il a créé de la paix, du bonheur et de la vie tout autour de lui. […] Ce sont les exclamations de La Fontaine sur le bonheur de ces deux amants, j’allais dire divins  il n’y en a qu’un qui soit divin  mais sur le bonheur de ces deux amants élyséens. […] Tout ce qui naît de doux en l’amoureux empire, Quand d’une égale ardeur l’un pour l’autre on soupire, Et que, de la contrainte ayant banni les lois, On se peut assurer au silence des bois, Jours devenus moments, moments filés de soie, Agréables soupirs, pleurs enfants de la joie, Vœux, serments et regards, transports, ravissements, Mélange dont se fait le bonheur des amants, Tout par ce couple heureux fut lors mis en usage. […] Sur la fragilité du bonheur, nous avons deux ou trois vers que je tiens à mettre en relief. […] « Sur le point de jouir, tout s’enfuit de nos mains. » Ceci est un souvenir mythologique, c’est Tantale ; et en même temps cela nous fait songer aux beaux vers de Musset sur le bonheur : Et le peu de bonheur qu’on rencontre en chemin.

130. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville »

Aux États-Unis, on n’a ni guerre, ni peste, ni littérature, ni éloquence, ni beaux-arts, peu de grands crimes, rien de ce qui réveille l’attention en Europe ; on jouit ici du plus pâle bonheur qu’on puisse imaginer. […] avec quel bonheur je me représentais sa joie en me serrant de nouveau dans ses bras ! […] Et puis, mon cher ami, jamais je n’ai été sûr du bonheur éternel de personne comme du sien. […] Comme vous, comme tous les hommes, je sens en dedans de moi une passion ardente qui m’entraîne vers un bonheur sans limite, et me fait considérer l’absence de ce bonheur comme la plus grande infortune. […] j’ai fini par me convaincre que la recherche de la vérité absolue, démontrable, comme la recherche du bonheur parfait, était un effort vers l’impossible.

131. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Discours préliminaire » pp. 25-70

Je vais examiner d’abord la littérature d’une manière générale dans ses rapports avec la vertu, la gloire, la liberté et le bonheur ; et s’il est impossible de ne pas reconnaître quel pouvoir elle exerce sur ces grands sentiments, premiers mobiles de l’homme, c’est avec un intérêt plus vif qu’on s’unira peut-être à moi pour suivre les progrès, et pour observer le caractère dominant des écrivains de chaque pays et de chaque siècle. […] La consacrer à l’espoir toujours trompé du bonheur, c’est la rendre encore plus infortunée. […] De la littérature dans ses rapports avec le bonheur On a presque perdu de vue l’idée du bonheur au milieu des efforts qui semblaient d’abord l’avoir pour objet ; et l’égoïsme, en ôtant à chacun le secours des autres, a de beaucoup diminué la part de félicité que l’ordre social promettait à tous. […] Dans le calme, dans le bonheur, la vie est un travail facile ; mais on ne sait pas combien, dans l’infortune, de certaines pensées, de certains sentiments qui ont ébranlé votre cœur, font époque dans l’histoire de vos impressions solitaires. […] L’espoir d’atteindre à des idées utiles, l’amour de la morale, l’ambition de la gloire, inspirent une force nouvelle ; des impressions vagues, des sentiments qu’on ne peut entièrement se définir, charment un moment la vie, et tout notre être moral s’enivre du bonheur et de l’orgueil de la vertu.

132. (1883) Souvenirs d’enfance et de jeunesse « Appendice »

Plus pour moi de bonheur pur. […] Quand je songe au bonheur si pur dont je jouissais autrefois, à pareille époque, je suis pris d’une grande tristesse, surtout quand je songe que j’ai dit à ces jours un adieu éternel. […] Il faut se garder, mon cher ami, de croire sur le bonheur certaines généralités très fausses, supposant toutes qu’on ne peut être heureux que conséquemment et avec un système intellectuel parfaitement harmonisé. […] Le bonheur n’est pas quelque chose d’assez saint pour qu’il ne faille l’accepter que d’une parfaite raison. […] Et je ne m’en repens pas, mon ami, et je répète sans cesse avec bonheur ces douces et suaves paroles : Dominus pars… et je crois être tout aussi agréable à Dieu, tout aussi fidèle à ma promesse, que celui qui croit pouvoir les prononcer avec un cœur vain et un esprit frivole.

133. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire. »

On aura remarqué dans ces lettres de Ducis de beaux mots et une large touche ; il n’en est aucune des siennes qui n’offre ce caractère : et j’ai souvent pensé que si, par bonheur pour lui, et dans quelque naufrage pareil à celui de l’Antiquité, toutes ses tragédies étaient perdues et que s’il ne restait que ses lettres, on aurait d’éternels regrets ; on croirait avoir affaire en lui à un génie complet dont il faudrait déplorer les chefs-d’œuvre. […] » Mais combien il a plaisir à apprendre que son ami a des jours de calme et qui ressemblent presque à du bonheur ! […] Cela est horrible : « tout le bonheur dont l’homme est susceptible n’est que dans la consolation. » Ailleurs il dira d’un mot plus court et définitif : « Notre bonheur n’est qu’un « malheur plus ou moins consolé. » Avant d’aller mourir dans le Midi, Thomas est installé à Auteuil. Deleyre vient y passer quelques jours en tiers avec Ducis et s’en trouve bien ; une lettre qu’il a écrite au retour respire un certain calme, une certaine paix de l’esprit qui prouve que le bonheur n’est pas chose tout à fait étrangère à sa nature ; Ducis lui répond : « Vous voilà bien, mon cher Deleyre, conservez-vous dans cet état.

134. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Gavarni (suite et fin.) »

On remarquera que dans les Petits bonheurs et dans les Toquades se retrouvent quelques-uns des mêmes motifs et des mêmes sujets. […] Sa nomination, proclamée avec d’autres en séance solennelle au Louvre, fut accueillie par une double salve d’applaudissements, Quelque temps après, Gavarni, qui s’entend peu aux compliments, alla chez M. de Nieuwerkerke : « J’ai voulu voir, lui dit-il, celui qui a eu l’idée de décorer Gavarni. » Arrivé à la plénitude de la vie, à la conscience du talent satisfait qui désormais peut indifféremment continuer ou se reposer, et qui a fait sa course, — après bien des traverses et une de ces douleurs cruelles qui éprouvent à fond le cœur de l’homme35, — Gavarni ne formait plus qu’un souhait : rêver, travailler encore, et trouver son dernier bonheur, comme Candide, à cultiver son jardin. […] Adieu la tranquillité et le bonheur ! […] comment évaluer l’ombrage, la fraîcheur matinale, les longues heures amusées, tant de petits bonheurs tout le long du jour, et le vœu final exaucé, la douce manie satisfaite, si vous voulez l’appeler de la sorte, la chimère, enfin ? Tout en n’étant pas insensible au progrès de la grandeur publique, il m’est bien souvent arrivé, je l’avoue, à l’aspect de ces abatis de maisons qui prenaient en écharpe de vieux quartiers de Paris et des faubourgs tout entiers, de regretter et de recomposer une dernière fois en idée ce que démasquait tout d’un coup le prodigieux ravage, ces petites maisons cachées, blotties dans la verdure et toutes revêtues de lierre, qui avaient été longtemps l’asile du bonheur ; mais jamais je ne me suis mieux rendu compte de ce genre de regret qu’en voyant menacé d’une coupe prochaine le jardin de Gavarni.

135. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Les Confessions de J.-J. Rousseau. (Bibliothèque Charpentier.) » pp. 78-97

Lorsque, quittant sa patrie, à la fin du premier livre des Confessions, il se représente le tableau simple et touchant de l’obscur bonheur qu’il aurait pu y goûter ; quand il nous dit : J’aurais passé dans le sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille et de mes amis, une vie paisible et douce, telle qu’il la fallait à mon caractère, dans l’uniformité d’un travail de mon goût et d’une société selon mon cœur ; j’aurais été bon chrétien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose ; j’aurais aimé mon état, je l’aurais honoré peut-être, et, après avoir passé une vie obscure et simple., mais égale et douce, je serais mort paisiblement dans le sein des miens ; bientôt oublié sans doute, j’aurais été regretté du moins aussi longtemps qu’on se serait souvenu de moi. […] Le premier livre des Confessions n’est pas le plus remarquable, mais Rousseau s’y trouve déjà renfermé tout entier, avec son orgueil, ses vices en germe, ses humeurs bizarres et grotesques, ses bassesses et ses saletés (on voit que je marque tout) ; avec sa fierté aussi et ce ressort d’indépendance et de fermeté qui le relève ; avec son enfance heureuse et saine, son adolescence souffrante et martyrisée, et ce qu’elle lui inspirera plus tard (on le pressent) d’apostrophes à la société et de représailles vengeresses ; avec son sentiment attendri du bonheur domestique et de famille qu’il goûta si peu, et encore avec les premières bouffées de printemps et ces premières haleines, signal du réveil naturel qui éclatera dans la littérature du xixe  siècle. […] Aussi n’oubliera-t-il jamais, même dans le tableau idéal qu’il donnera plus tard de son bonheur, de faire entrer ces choses de la vie réelle et de la commune humanité, ces choses des entrailles. […] Le rêve de ce jour-là, il le réalisa quelques années après dans son séjour aux Charmettes, dans cette promenade du jour de la Saint-Louis, qu’il a décrite comme rien de pareil n’avait été peint jusque-là encore : Tout semblait conspirer, dit-il, au bonheur de cette journée. […] Le vrai bonheur de Rousseau, celui que personne, pas même lui, ne sut lui ravir, ce fut de pouvoir évoquer ainsi et se retracer, avec la précision et l’éclat qu’il portait dans le souvenir, de tels tableaux de jeunesse jusqu’au sein de ses années les plus troublées et les plus envahies.

136. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Saint-Bonnet » pp. 1-28

Quand on les ouvrira un jour, ces œuvres, fermées aux plates et indignes préoccupations de ce temps, on s’apercevra avec étonnement de la hauteur d’un pareil socle, encore moins haut cependant pour les yeux que pour la pensée… Le livre de la Douleur que j’en détache aujourd’hui, — au moment où les folies — furieuses à froid — de Schopenhauer et de Hartmann, au lieu de rencontrer en France, dans le spirituel pays de Rabelais, le violent fouailleur, armé du fouet de toutes les Furies de la gaieté, qu’elles méritaient pour tout critique ont eu le bonheur d’y rencontrer ce vulgarisateur respectueux et d’un sérieux… de luxe, en cette occurrence, M.  […] Ce ne sont pas des moralistes ordinaires, quel que soit l’extraordinaire de leur talent, ce n’est ni Montaigne, par exemple, ni La Rochefoucauld, ni Vauvenargues, ni Chamfort, ni madame de Staël (la madame de Staël du sombre livre de l’Influence des passions sur le bonheur individuel), ni même le religieux et platonicien Joubert, qui auraient pu écrire ce traité de « la Douleur », tracé d’une main si attendrie, mais si ferme, pour nous la faire comprendre et pour nous la faire accepter… On sent, en le lisant, qu’on n’a plus affaire ici à un moraliste au détail, inspiré par le spectacle isolé de la misère humaine, étudiée peut-être sur son âme, mais à une tête d’ensemble qui a une nette et transcendante conception de la vie et de la destinée, et qui fait rentrer la douleur dans la notion la plus profonde des choses et dans le pian providentiel de la Création. […] Il doit sortir de l’Infini pour prendre place dans l’éternelle béatitude, car le bonheur est la fin suprême de l’Être. Mais il faut rentrer dans l’Infini sans s’y confondre, et cependant il faut en avoir la nature, pour en posséder le bonheur. […] — Mais on lit avec goût et avec empressement, par exemple, Hartmann et Schopenhauer, qui ne sont ni beaux ni vrais, mais qui ont le bonheur d’être dans le faux — un faux affreux ! 

137. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Étude sur la vie et les écrits de l’abbé de Saint-Pierre, par M. Édouard Goumy. L’abbé de Saint-Pierre, sa vie et ses œuvres, par M. de Molinari. — I » pp. 246-260

Il fut pris, à dix-sept ans, de ce que son compatriote Segrais appelait la petite vérole de l’esprit, c’est-à-dire qu’il voulut se faire religieux ; par bonheur pour ses lecteurs futurs et pour le bien du genre humain (c’est lui-même qui nous le dit aussi naïvement qu’il le pense), on le jugea trop faible de santé pour soutenir les exercices du chœur, et sa fièvre de vocation eut le temps de se dissiper. […] Cet arrangement fait, il se mit à profiter de toutes les ressources que fournissait ce savant quartier pour l’étude et l’instruction dans toutes ses branches : Mes études du collège étant achevées, j’eus le bonheur, dit-il, de passer trois ou quatre années à l’étude de la physique. […] Après trois ou quatre ans donnés à la physique, à laquelle il eût été propre peut-être plus qu’à aucun autre objet, désirant surtout faire servir ses progrès personnels au bonheur des hommes, il suivit l’exemple de Pascal et de Socrate, il passa à l’étude de la morale ; et comme celle-ci ne trouve guère son application en grand et son développement qu’à l’aide des lois et des institutions civiles, il fut conduit nécessairement à s’occuper de politique : car nul esprit n’était plus docile que le sien à mettre en pratique et à suivre jusqu’au bout la série de conséquences qui s’offraient comme justes. […] Oui, pour qui ne le connaissait que sur une première vue, l’abbé de Saint-Pierre était bien celui qui, se souciant le plus du bonheur des hommes en général (ce qu’on n’était pas obligé de savoir), s’inquiétait le moins de la commodité de son interlocuteur et de son plaisir.

138. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Verlaine, Paul (1844-1896) »

— Bonheur (1891). — Les Uns et les Autres (1891). — Chansons pour elle (1891). — Mes hôpitaux (1891). — Liturgies intimes (1892). — Odes en son honneur (1893). — Mes prisons (1893). — Élégies (1893). — Dans les limbes (1893). — Dédicaces (1894). — Épigrammes (1894). — Confessions (1895). — Chair (1896). — Invectives (1896). — Correspondance (1897). […] Cette figure populaire, nous n’aurons plus le bonheur de la rencontrer. […] Il y a du bon dans les Poèmes saturniens et jusque dans Bonheur. […] Hugues Rebell J’aime le génie gracieux, subtil et sensuel qui apparaît dans l’œuvre de Paul Verlaine, des Poèmes saturniens à Bonheur, surtout dans les premiers recueils et dans Parallèlement.

139. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre VI. Le charmeur Anatole France » pp. 60-71

La joie des sens n’est pas à dédaigner, puisque des vins, des femmes, des paysages et des musiques nous offrent des bonheurs fragiles mais renouvelables. […] Prenez-y garde encore : mourir, c’est accomplir un acte d’une portée incalculable. » Ne calculons pas, vivons pour le mieux, au petit bonheur de la fatalité, disait Laforgue. […] Et c’est un bonheur non discontinu d’expression.

140. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 140-155

Le comble de l’illusion dans les Philosophes, est de se croire réservés à des découvertes pour le bonheur des hommes ; & le comble du crime est de nous ravir le bonheur présent, sous l’espoir de cette chimere. […] Y a-t-on vu renaître la franchise, la droiture, la générosité, le bonheur, & la paix ; ou plutôt, malgré ces cris hypocrites d’humanité, de bienfaisance, les cœurs ne paroissent-ils pas s’être rétrécis, desséchés, & avoir perdu leur énergie ?

141. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Paul Nibelle »

Nous avons rarement lu quelque chose de plus froid, de plus exsangue, que ces récits dans lesquels traînent, au milieu de leurs roses éternelles, ces vieilles idées communes de bonheur tel que les Anciens le concevaient, et l’ennui, l’horrible ennui que ce bonheur, qui ne prenait pas le fond de l’âme, devait nécessairement engendrer !

142. (1874) Premiers lundis. Tome II « Jouffroy. Cours de philosophie moderne — I »

« Le caillou, la plante, ne sentent pas dans quel but ils existent ; ils n’ont ni bonheur ni malheur quand on favorise ou que l’on arrête leur développement ; brisez ou polissez le caillou, coupez ou arrosez la plante, ils ne souffrent ni ne jouissent, du moins nous le croyons. […] Or si la philosophie seule est appelée à donner pour l’avenir cette solution, c’en est fait de l’humanité, et de son bonheur, et de ce repos, de ce calme après lequel elle soupire avec tant d’ardeur, car la philosophie est impuissante pour la faire croire, pour lui donner de la foi à ses destinées. […] Mais il nous semble que de tout cela on devrait conclure, au contraire, ou qu’il est trop tard pour chercher, et que l’humanité est perdue, ou bien que la solution dont dépend le bonheur de l’humanité est trouvée, et existe quelque part.

143. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre IV. De la philosophie et de l’éloquence des Grecs » pp. 120-134

Je ne crois pas que le mot de bonheur soit une fois prononcé dans les écrits des Grecs, selon l’acception moderne. […] Platon, dans sa République, propose comme un moyen d’accroître le bonheur de la race humaine, la destruction de l’amour conjugal et paternel, par la communauté des femmes et des enfants. Le gouvernement monarchique et l’étendue des empires modernes ont détaché la plupart des hommes de l’intérêt des affaires publiques : ils se sont concentrés dans leurs familles, et le bonheur n’y a pas perdu ; mais tout excitait les anciens à suivre la carrière politique, et leur morale avait pour premier objet de les y encourager.

144. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XVI. De l’éloquence et de la philosophie des Anglais » pp. 324-337

Je n’examine point ce qui est préférable pour le bonheur national ; mais l’art d’écrire et la méthode de composer ne peuvent se perfectionner, en Angleterre, jusqu’au point où l’on devait arriver en France, lorsque les écrivains visaient toujours et presque exclusivement au suffrage des premiers hommes de leur pays. […] En France, on est si jaloux de l’admiration qu’on accorde, que si l’orateur voulait l’obtenir deux fois pour le même sentiment, pour le même bonheur d’expression, l’auditoire lui reprocherait une confiance orgueilleuse, lui refuserait un second aveu de son talent, et reviendrait presque sur le premier. […] L’importance politique de chaque citoyen est telle dans un pays libre, qu’il attache plus de prix à ce qui lui revient du bonheur public, qu’à tous les avantages particuliers qui ne serviraient pas à la force commune.

145. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — R — Rostand, Edmond (1868-1918) »

Quel bonheur ! quel bonheur ! […] Un personnage providentiel est là pour intervenir sans cesse en faveur des amants ; ainsi qu’il sied, d’ailleurs, il est lui-même amoureux de l’héroïne, mais comme il est laid et comme son amour est sans espoir, il ne cherche qu’à faire le bonheur de celle qui ne le comprend pas.

146. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. De Pontmartin. Causeries littéraires, causeries du samedi, les semaines littéraires, etc. »

On devine bientôt le secret : la mère d’Aurélie, séparée de son mari par incompatibilité d’humeur et par ennui de se voir incomprise, est une personne célèbre, qui a fait le contraire de ce que Périclès recommandait aux veuves athéniennes, qui a fait beaucoup parler d’elle, qui a demandé à ses talents la renommée et l’éclat, à ses passions les émotions et l’enivrement à défaut de bonheur. […] Tout d’un coup, au tournant d’une allée, Aurélie pousse un cri de joie ; elle vient d’apercevoir sa mère, qui, ne l’ayant pas trouvée au parloir, s’est dirigée vers le jardin ; mais la présence de Mme d’Ermancey apporte à l’instant du trouble dans tout ce bonheur. […] . » Et avec cette antithèse de bon ange et de mauvais génie, avec cette métaphore qu’il paraît prendre tout à fait au pied de la lettre, le magistrat brise le rêve de bonheur des deux jeunes gens ; et la jeune fille, acceptant à l’instant cette solution extrême et s’y résignant, ne pense plus qu’à aller au plus vite chercher son père, qui vit retiré depuis des années dans une terre en Dauphiné, et qu’elle se reproche d’avoir méconnu jusque-là dans son ingratitude, comme si, ignorant tout, elle était en rien coupable. […] — Et en conséquence de ce beau raisonnement et de cette idolâtrie superstitieuse pour le renom et le blason immaculé des d’Auberive, voilà le bonheur de deux êtres sacrifié à un honneur faux et à un préjugé de race. Ce père qui refuse sa fille5, qui fait si bon marché de son bonheur, qui la déclare punie pour les fautes d’une autre, et la réduit de gaieté de cœur à l’état de paria pour toute sa vie, M. de Pontmartin l’estime sans doute sublime d’honneur et de délicatesse ; à mes yeux il ne vaut pas mieux que la mère, et il fait pis à sa manière : il fait le mal par préjugé et par orgueil, comme l’autre par abandon.

147. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « M. de Sénancour — M. de Sénancour, en 1832 »

Tout dévoués au réel, à l’effectif, au vrai, ils ne sont pas privés pour cela d’une manière de beauté et de bonheur ; beauté nue, rigide, sentencieuse, expressive sans mobilité, assez pareille au front vénérable qui réunit les traits sereins du calme et les traits profonds des souffrances ; bonheur rudement gagné, composé d’élévation et d’abstinence, inviolable à l’opinion, inaccessible aux penchants, porté longtemps comme un fardeau, pratiqué assidûment comme un devoir, et tenant presque en entier dans l’origine à cette âpre et douloureuse circoncision du cœur, dont on reste blessé pour la vie. […] L’athéisme et le fatalisme dogmatique des Rêveries ont fait place à un doute universel non moins accablant, à une initiative de liberté qui met en nous-même la cause principale du bonheur ou du malheur, mais de telle sorte que nous ayons besoin encore d’être appuyés de tous les points par les choses existantes. […] L’activité d’une passion profonde est pour lui l’ardeur du bien, le feu du génie : il trouve dans l’amour l’énergie voluptueuse, la mâle jouissance du cœur juste, sensible et grand ; il atteint le bonheur, et sait s’en nourrir… Je ne condamnerai point celui qui n’a pas aimé, mais celui qui ne peut pas aimer. […] Les idées de suicide lui reviennent en ce moment et l’obsèdent sous un aspect plus froid mais non moins sinistre, non plus avec la frénésie d’un désespoir aigu, mais sous le déguisement de l’indifférence : il en triomphe pourtant ; il devient plus calme, plus capable de cette régulière stabilité qui n’est pas le bonheur au fond, mais qui le simule à la longue, même à nos propres yeux.

148. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « UN DERNIER MOT sur BENJAMIN CONSTANT. » pp. 275-299

Quant à moi, qui suis loin d’un tel bonheur, je veux profiter du moins des bénéfices de l’expérience en même temps que des amertumes, et je ne me croirai jamais réduit à un point de vue exclusif, comme on m’en accuse, parce que je m’appliquerai de mon mieux à voir réellement les choses et les hommes tels qu’ils sont. […] On croirait, quand il vous parle du bonheur conjugal et de la dignité d’un mari, que ce sont des choses on ne peut pas plus sérieuses, et qui doivent nous occuper éternellement. […] qu’est-ce que le bonheur ou la dignité ?  […] Qu’un jeune homme dise : Qu’est-ce que le bonheur ? […] Ce qui l’est davantage, c’est qu’il ajoute : le bonheur ou la dignité !

149. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre IV »

Cette offre, c’est la fortune, c’est le bonheur, c’est Cyprienne épousée la tête haute, le cœur rassuré… Un mot le dégrise de cette belle ivresse. […] Par exemple, une mère est chez eux une femme Dont la maternité ne fait qu’étendre l’Ame : Elle ne lui prend rien de son premier bonheur Et le double, au contraire, en lui doublant le cœur. […] Le bonheur est là ; il n’y a que madame Huguet qui n’en soit pas convaincue. […] Ainsi, celle qui détruit son bonheur est la femme de l’homme qui a été son bienfaiteur et son père, et son mari est celui qui le déshonore ! […] On ne peut porter plus noblement le deuil du bonheur.

150. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « M. Necker. — II. (Fin.) » pp. 350-370

Necker avait compris quelque chose de l’immense danger social qui était prêt à sortir de toutes les doctrines irréligieuses du xviiie  siècle, et il venait montrer les avantages publics de la religion, l’appui efficace, l’achèvement qu’elle seule apporte à l’ordre général, en même temps qu’il parlait avec persuasion du bonheur intime et de la consolation intérieure qu’elle procure à chacun. […] Courez-vous après les honneurs, après la gloire, après la reconnaissance, partout il y a des erreurs, partout il y a des mécomptes… Si vous laissez votre vaisseau dans le port, les succès des autres vous éblouissent ; si vous le mettez en pleine mer, il est battu par les vents et par la tempête : l’activité, l’inaction, l’ardeur et l’indifférence, tout a ses peines ou ses déplaisirs… Rien n’est parfait que pour un moment… Tout ce motif est développé avec bonheur, et vraiment comme l’eût fait un Bourdaloue. […] Il dira encore : Je souhaiterais que les hommes d’un esprit étendu, et qui découvrent mieux que personne comment tout se tient dans l’ordre moral, n’attaquassent jamais qu’avec prudence, et dans un temps opportun, tout ce qui communique de quelque manière avec les opinions les plus essentielles au bonheur. […] tandis qu’avec un peu de retenue dans ses systèmes, avec un peu d’égards envers les opprimés, avec un peu de ménagement pour les antiques opinions, surtout avec un peu d’amour et de bonté, c’est par des liens de soie qu’on eût conduit au bonheur toute la France. […] disait-il, tous les hommes sans doute sont égaux devant vous, lorsqu’ils communiquent avec votre bonté, lorsqu’ils vous adressent leurs plaintes, et lorsque leur bonheur occupe votre pensée ; mais, si vous avez permis qu’il y eût une image de vous sur la terre, si vous avez permis du moins à des êtres finis de s’élever jusqu’à la conception de votre existence éternelle, c’est à l’homme dans sa perfection que vous avez accordé cette précieuse prérogative ; c’est à l’homme parvenu par degrés à développer le beau système de ses facultés morales ; c’est à l’homme enfin, lorsqu’il se montre dans toute la gloire de son esprit.

151. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand (1846-1853). — I. » pp. 455-475

Ici, à ce moment, en Allemagne, c’était Wolff qui remplissait cet office de maître à penser, et qui, à travers les systèmes très contestables et le roman métaphysique dont il était l’interprète, faisait sentir du moins les avantages d’une raison plus libre et d’un bon sens plus dégagé : « C’est le bonheur des hommes quand ils pensent juste, disait Frédéric, et la philosophie de Wolff ne leur est certainement pas de peu d’utilité en cela. » La reconnaissance de Frédéric envers M. de Suhm « qui lui a débrouillé le chaos de Leibniz, éclairci par Wolff », est donc très sincère et très vive ; il a pour lui une de ces amitiés idéales, passionnées, enthousiastes, telles qu’en conçoivent les nobles jeunesses. […] Le comte de Münnich paraît vouloir faire l’Alexandre de ce siècle… Il y a un bonheur à venir à propos dans le monde, sans quoi on ne fait jamais rien. […] Nous allons représenter l’Œdipe de Voltaire, dans lequel je ferai le héros de théâtre ; j’ai choisi le rôle de Philoctète ; il faut bien se contenter de quelque chose… M. de Suhm, qui l’a compris, et qui lit, à travers cette indifférence soi-disant philosophique, le regret et le tourment d’une âme amoureuse des grandes choses, lui va toucher la fibre secrète et le rassure en lui disant : La réflexion que vous faites, Monseigneur, sur le bonheur qu’il y a à venir à propos dans le monde est des plus justes, et serait très propre à consoler le héros (le prince d’Anhalt) dont Votre Altesse Royale a une si haute opinion, si à ses qualités guerrières il savait joindre votre philosophie, Monseigneur. […] Rendre quelqu’un heureux est une grande satisfaction ; mais faire le bonheur d’une personne qui nous est chère, c’est le plus haut point où puisse atteindre la félicité humaine. […] Sans doute que le bonheur dont j’allais jouir était trop parfait pour pouvoir devenir ici-bas mon partage, et c’est (oui, je l’espère fermement, mourant en bon chrétien, et avec la tranquillité que m’inspire le témoignage de ma conscience), c’est pour m’en rendre participant dans une autre vie que le Maître suprême de nos destinées va me retirer de celle-ci.

152. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre VII. Mme de Gasparin »

Mme de Staël a dit le mot, le fameux mot que tous les sots, depuis, ont fait tinter comme une clochette : « La gloire pour une femme est un deuil éclatant du bonheur. » Pour nous, c’est bien pis ; c’est une indécence. […] D’une simplicité toute féconde, cette conception a du moins pour elle l’innocence, si elle n’a pas le réel de la vérité, L’Église, en laquelle nous croyons, nous ; l’Église qui a tiré le voile du mystère sur le bonheur réservé à ses Justes, n’a pas défendu, que je sache, à l’imagination des hommes de se figurer cette félicité des élus, pourvu qu’on n’altérât jamais la pureté sans tache de cette félicité divine. […] du bonheur de sentir le lien de l’orthodoxie autour de sa gerbe mystique, qui peut se rompre tout à l’heure et s’en aller, comme les épis au vent, à l’erreur, — Mme de Gasparin l’a fait, comme elle s’en croyait le droit, et le Paradis qu’elle a vu, comme Dante a vu le sien, est, autant que celui du Dante, une vision chrétienne ; mais splendide encore plus d’intelligence et de pureté que splendide de sa splendeur même. […] Ce qui distingue l’auteur des Horizons célestes de tous les grands inventeurs chrétiens, c’est que le paradis de sa pensée est le paradis, du moi intégral, de ce moi qui a aimé et qui a vu mourir ce qu’il aimait, et qui ne veut pas accepter la notion affreuse d’un ciel terrible où le moi serait mutilé dans son bonheur même. […] Mme de Staël, dans son livre d’un sensualisme noir, intitulé de l’Influence des passions sur le bonheur, a aussi un chapitre sur la séparation par la mort, et Mme de Staël est aussi une grande âme et une enivrée de ses larmes ; mais comparez ce cruel chapitre aux pages adorables de Mme de Gasparin, et vous aurez mesuré la distance qui sépare la femme pieuse de la philosophe, même pour le bien qu’elles font à l’âme avec un livre, toutes les deux !

153. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Henri Heine »

Henri Heine est un génie éminemment tendre, nuancé des plus ravissantes et (dans le sens religieux) des plus divines mélancolies, chez qui le sourire et même le rire trempent dans les larmes, et les larmes se rosent de sang… C’est une âme d’une si grande puissance de rêverie et d’un désir si amoureux du bonheur, que l’on peut dire qu’elle est faite pour le Paradis tel que les chrétiens le conçoivent, comme les fleurs sont faites pour habiter l’air et la lumière. […] … Nous l’annonçons avec bonheur, Henri Heine en a fini avec l’hégélien, l’athée, la philosophie ! […] Il est de la race du grand poète, impie au stoïcisme, qui disait : « Je les attends, les plus enragés stoïques, à leur première chute de cheval. » Ce n’est qu’un épicurien, sentant trop la douleur pour la nier, — mais un épicurien de la Pensée, un voluptueux de l’Idéal et de la Forme, ayant la sensibilité nerveuse de la femme et l’imagination des poètes qui s’ajoute à cette sensibilité terrible… Et, dans les livres où il parle de ses souffrances avec une expression tout à la fois délicieuse et cruelle, il ne songe pas une minute à se poser comme un résistant de force morale et de volonté héroïque… En ces livres, parfumés de douleur, il n’est que ce qu’il a été toute sa vie, dans ses livres de bonheur et de jeunesse, — c’est-à-dire bien moins une créature morale qu’une charmante créature intellectuelle, intellectuelle jusqu’au dernier soupir. […] Et, en effet, cloué qu’il fût par la douleur, crispé, raccourci par de hideuses crampes à la colonne vertébrale, presque aveugle, il était — est-ce un bonheur ou un malheur qu’il faut dire ?  […] … Et pour la pardonner aux éditeurs, il faut penser qu’après tout c’est peut-être mieux comme cela, que le monde, si indifférent aux poètes, sache bien ce qu’un grand poète — l’un des plus grands de tous — a pu souffrir pour tout le bonheur qu’il nous a donné !

154. (1904) En lisant Nietzsche pp. 1-362

Voici son processus : « L’homme sent sa puissance, son bonheur, comme on dit. […] Or, comment voulez-vous qu’ils n’en aient pas conscience et qu’ils ne sentent pas leur bonheur ? […] Un bonheur du déclin et du soir, un bonheur de bergers, prêché à des Barbares, à des Germains ! […] À ceux qui trouvaient tout le bonheur dans la guerre ! […] Un peu moins de beauté et un peu plus de bonheur.

155. (1782) Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur la vie et les écrits de Sénèque pour servir d’introduction à la lecture de ce philosophe (1778-1782) « Essai, sur les règnes, de Claude et de Néron. Livre second » pp. 200-409

Mais ce bonheur des hommes anciens n’est-il pas chimérique ? […] Les richesses font-elles le bonheur ? […] Il ne faut pas calomnier la prospérité ; le bonheur n’est pas toujours un signe du mépris des dieux. […] Pour être heureux, il faut être libre : le bonheur n’est pas fait pour celui qui a d’autres maîtres que son devoir. […] Mais qu’est-ce que le bonheur, au jugement du philosophe ?

156. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. RODOLPHE TÖPFFER » pp. 211-255

Combien n’y a-t-il pas eu, autour de ce Léman de Genève ou de Vaud, de jeunes cœurs poétiques dont la voix n’est pas sortie du cadre heureux, étroit pourtant, et qui, en face des doux et sublimes spectacles, au sein même du bonheur et des vertus, et tout en bénissant, se sont sentis parfois comme étouffés ! […] Si l’on aime les lieux où l’on a goûté le bonheur ; si les arbres, le verger, les bois, si les plus humbles objets qui furent témoins de nos heureuses années ne se revoient pas sans une tendre émotion, pourquoi refuserais-je ma connaissance à ce bâton qui, non-seulement fut le témoin, mais aussi l’instrument de mes plaisirs ? […] Lui, tout allégé, épouse la jeune fille et trouve le bonheur. […] Par bonheur, l’orgue (Charles s’en ressouvient à temps) est en réparation et ne doit pas jouer ce jour-là ; il s’y cache. […] O vous qui êtes sage, ne mettez nulle part votre idéal de bonheur sur cette terre, ou, si vous le mettez, ne le dites pas !)

157. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XVII. De la littérature allemande » pp. 339-365

Il est reconnu, je crois, que la fédération est un système politique très favorable au bonheur et à la liberté, mais il nuit presque toujours au plus grand développement possible : des arts et des talents, pour lesquels la perfection du goût est nécessaire. […] Ils respectent leur propre bonheur ; ils ménagent de certains préjugés, comme l’homme qui aurait épousé la femme qu’il aime serait enclin à soutenir l’indissolubilité du mariage. […] Mais quelle serait l’utilité des lumières pour le bonheur des nations, si ces lumières ne portaient avec elles que la destruction, si elles ne développaient jamais aucun principe de vie, et ne donnaient point à l’âme de nouveaux sentiments, de nouvelles vertus à l’appui d’antiques devoirs ? […] que les nations encore honnêtes, que les hommes doués de talents politiques, qui ne peuvent se faire aucun reproche, conservent précieusement un tel bonheur !

158. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Mercier » pp. 1-6

Figurez-vous quel bonheur ce serait pour nous s’il y avait eu autrefois un Mercier à Herculanum et qu’on retrouvât son Tableau ?… Sans doute, nous sommes aujourd’hui bien près du xviiie  siècle pour apprécier le bonheur d’avoir le daguerréotype de cette époque.

159. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXIXe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 129-192

Quel bonheur ! […] et je le ferai de bon cœur encore, car ne devrai-je pas plus de bonheur que de malheur à ceux qui m’auront donné ainsi une éternité avec Fior d’Aliza pour quelques misérables années sur la terre ! […] Hyeronimo nous confessa que son bonheur, s’il devait vivre, et son salut éternel, s’il devait mourir, tenait au refus ou au consentement que nous lui donnerions de laisser consacrer avant son dernier jour son union avec sa cousine (sorella, comme nous disons, nous) ; sachant combien sa sorella le chérissait de tous les amours et n’ayant pas nous-mêmes de plus cher désir que ce mariage, comment aurions-nous pu refuser au pauvre mourant ? […] Voyons, parle au monsieur avec confiance ; c’est ton tour maintenant d’ouvrir ton cœur, maintenant que le jour du bonheur est proche, et de le vider de tout ce qu’il contenait de rêves et de larmes, pour n’y laisser place qu’au bonheur et à la reconnaissance que tu vas goûter pendant le reste de ta vie. […] Et comment jouiras-tu en paix de la liberté et de ton bonheur avec Hyeronimo, en pensant que d’autres versent autant de larmes de douleur éternelle que tu en verses de bonheur dans les bras d’Hyeronimo ?

160. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Benjamin Constant et madame de Charrière »

« Je vous souhaite tous ces bonheurs et mets le mien dans votre indulgence. […] Vous deux, au contraire, j’ai à vous remercier de tout ce que je goûte de bonheur. […] qu’est-ce que le bonheur ou la dignité ? […] J’y avais trouvé le repos, la santé, le bonheur. […] Puissent tous les bonheurs vous suivre !

161. (1911) La morale de l’ironie « Chapitre IV. L’ironie comme attitude morale » pp. 135-174

L’homme qui se complaît le plus béatement dans ses idées et ses satisfactions prend aisément l’attitude ironique quand il juge le bonheur des autres. […] Le bonheur de l’homme est toujours pour les autres, même s’ils en profitent, un vol et une menace. Aussi leur joie de ce bonheur n’est jamais pure ou bien elle est très superficielle et passagère. […] Le bonheur, le succès d’un indifférent est moins offensant et passera inaperçu. […] Ainsi l’homme s’attache, au petit bonheur, à quelque idéal restreint et borné, à quelque honneur particulier.

162. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « II »

L’adoption des « motifs conducteurs » n’a pas, semble-t-il jusqu’ici, porté bonheur à la jeune école moderne. […] Ernst reproche d’aller chercher à Bayreuth « quelle dose de demi-vérité et d’émotion moyenne, un compositeur pourrait offrir sans trop de risques au public parisien » a, dans Manon, appliqué avec bonheur le procédé wagnérien de l’union intime de la musique et de la parole, et même tenté une expérience assez délicate pour déterminer les limites où l’une finit et où l’autre commence. […] Par le plus grand des bonheurs, le public semble aimer à présent la musique de ce maître ; il serait peut-être utile de montrer que derrière ce drame et cette musique il y a un Art, dont Wagner a énoncé les principes, et qui n’a rien de commun avec les autres. » Il n’en fallut pas plus. […] Elle pose la question fatale ; tout est fini, le bonheur ne peut exister désormais. […] Ainsi, le bonheur reposait sur la confiance, sur la foi ; mais le doute est venu : le doute a tué l’amour, et avec l’amour le bonheur.

163. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1870 » pp. 321-367

» Je ne répondais presque pas, tout occupé à savourer mon bonheur, et hébété, comme si j’assistais à un miracle. […] Dimanche 12 juin Ayant besoin de dévorer à l’aise mon désespoir, je l’ai abandonné, un instant, dans le jardin, et me suis promené dans les allées de la villa ; mais bientôt le bruit joyeux des assiettes, le rire des enfants, la gaîté perçante des femmes, le bonheur de ces dîneurs en plein air, m’ont chassé chez moi. […] Dans quelques jours, dans quelques heures va entrer dans ma vie si remplie de cette affection, et qui, je puis le dire, était mon seul et unique bonheur, va entrer l’épouvantable solitude du vieil homme sur la terre. […] Il aurait eu un petit bonheur de cela. […] Ravaut est l’antique cocher de mes vieilles cousines de Villedeuil : brave homme, qui, il y a près de trente ans, — et je ne l’avais pas revu depuis ce temps, — faisait le bonheur de mon Jules, en le prenant à côté de lui sur son siège, et lui mettant les rênes de ses chevaux, entre ses petites mains.

164. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE STAEL » pp. 81-164

L’auteur, en effet, qui n’a traité au long que de l’influence des passions sur le bonheur des individus, avait dessein d’approfondir en une seconde partie l’influence des mêmes mobiles sur le bonheur des sociétés, et les questions principales que présageait cette immense recherche sont essayées et soulevées dans une introduction éloquente. […] Cette idée du bonheur dans le mariage a toujours poursuivi Mme de Staël, comme les situations romanesques dont ils sont privés poursuivent et agitent d’autres cœurs. […] Necker, en son Cours de Morale religieuse, aime aussi à traiter ce sujet du bonheur garanti par la sainteté des liens. […] Que signifie ce triste avant-coureur dont la nature fait précéder la mort, si ce n’est l’ordre d’exister sans bonheur et d’abdiquer chaque jour, fleur après fleur, la couronne de la vie ?  […] Mme la duchesse de Broglie, si prématurément ravie à ce bonheur de famille, mais restée à jamais présente à la vénération de tous ceux qui l’ont une fois connue.

165. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La marquise de Créqui — II » pp. 454-475

Le président de Longueil, en ces endroits, devient tout à fait le président de Montesquieu, même pour le bonheur de l’image et le trait du talent. […] Il n’est personne à qui l’on doive confier des secrets dont la publication peut compromettre la vie et le bonheur : il faut donc séparer d’avance dans sa pensée tout ce qui doit être l’objet d’un profond silence avec le plus intime ami, et s’abandonner à lui pour tout le reste. […] Il faut voir comme, dans les prétendus Mémoires d’Anne de Gonzague, elle goûte l’épisode romanesque de la comtesse de Moret que M. de Meilhan avait ajouté à la seconde édition ; elle y revient sans cesse : cette vie à deux, toute d’union, d’amitié et de sacrifice, au milieu de la forêt des Ardennes, dans une profonde solitude, lui paraît réaliser l’idéal du parfait bonheur et lui arrache des larmes : « Quel dommage, s’écrie-t-elle, que ce ne soient là que des songes !  […] Il lui fait l’effet d’être plus jeune qu’il ne l’était, et M. de Meilhan passa longtemps dans le monde pour être plus jeune que son âge : elle le plaint et elle compatit à le voir ainsi désabusé comme un vieillard, et il semble qu’en mettant son propre désenchantement en commun avec le sien, elle ait quelque désir de le consoler : « Vous êtes destiné, monsieur, lui disait-elle au début, à passer une vie douloureuse : vous voyez le jeu des machines, et alors plus de bonheur. […] [NdA] En voici la dernière, qui résume le système avec une rare énergie : « À mesure que l’on vieillit, il faut se concentrer davantage dans soi-même, se réduire au bonheur sensuel, et restreindre ses rapports avec les autres, parce qu’on n’en peut attendre que des marques du mépris inné dans le cœur de l’homme pour tout ce qui décèle l’impuissance, et que la vieillesse est la plus grande des impuissances. » al.

166. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Histoire du règne de Henri IV, par M. Poirson » pp. 210-230

Ainsi en jugeait le duc de Rohan quand il écrivait : « Philippe II poussa ses affaires si avant, que le royaume de France n’est échappé de ses mains que par miracle. » De loin, quand les événements ont tourné d’une certaine façon, on ne se représente pas aisément à combien peu il a tenu qu’ils ne tournassent dans un sens tout autre ; on voit des nécessités et des dénoûments tout simples là où il y a eu des bonheurs et de merveilleux secours. […] Un des insignes bonheurs de Henri IV fut (et je parle toujours d’après des contemporains), que Henri III, un peu avant de mourir et depuis son attentat de Blois, dans l’extrémité où il se vit réduit par la révolte des principales villes, eut besoin de lui, fut contraint, au vu et su de toute la France, de capituler avec lui, de le rappeler à son service, d’en faire son bras droit et son chef d’avant-garde. […] » Henri IV a plus que le bon sens qui plante ses jalons sur la route ; il a l’éclair et l’illumination dans les périls, le rayon qui semble venir d’en haut : Les ignorants, conclut Du Fay, appelaient cela bonheur et félicité ; mais nous qui savons la vérité le devons nommer grâce et faveur de Dieu le grand monarque, le Dieu des batailles, et en tirer de là une conclusion nécessaire, que ce grand ouvrier ne fait rien à demi, et que, puisqu’il a si heureusement commencé son ouvrage en ce petit berger, il l’achèvera entièrement à sa gloire. […] En manquant cet établissement honnête et fait pour contenter un bon sens secondaire, la France de l’Ancien Régime a perdu peut-être en bonheur, mais non en gloire. […] Moins de bonheur et plus d’honneur.

167. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Madame Émile de Girardin. (Poésies. — Élégies. — Napoline. — Cléopâtre. — Lettres parisiennes, etc., etc.) » pp. 384-406

Représentez-vous à une grande soirée de la duchesse de Duras, ou mieux à une brillante matinée du château de Lormois, chez la duchesse de Maillé, en plein soleil d’été, cette enfant rieuse, avec sa profusion de cheveux blonds et ce luxe de vie qui donne la joie, échappée dans le parc, bondissant et courant, puis rappelée tout à coup, et dans le plus élégant des salons, devant le plus recherché des mondes, récitant des vers d’un air grave, avec un front d’inspirée, un profil légèrement accusé de Muse antique, avec un timbre de voix précis et sonore, récitant ou un chant de Madeleine, ou son élégie (tant de fois refaite) sur Le Bonheur d’être belle, et dites s’il n’y avait pas de quoi rendre les armes et de quoi être ébloui. […] Napoline déclare qu’elle ne veut pas de tous ces petits bonheurs secondaires, qu’elle pourrait grouper ensemble pour se composer un bonheur total et compenser celui qu’elle a perdu. « Je pensai un moment, dit-elle, que je pourrais arriver à un bonheur négatif qui ne serait pas sans douceur. […] Le grand moment est celui du troisième acte, lorsque Cléopâtre, saisie d’un sentiment de jalousie et de remords à la vue de ce qu’elle croit le bonheur de la chaste Octavie, s’en prend à cette nature de feu qui l’a égarée, et lance son apostrophe au soleil d’Afrique, sa longue invective en l’honneur de la vertu.

168. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Hégésippe Moreau. (Le Myosotis, nouvelle édition, 1 vol., Masgana.) — Pierre Dupont. (Chants et poésies, 1 vol., Garnier frères.) » pp. 51-75

J’ai rêvé le bonheur, mais le rêve fut court. […] Ceux qui nous ont connu et qui nous ont aimé sous cette forme première continuent de nous voir ainsi, et si l’on a le bonheur d’avoir une sœur qui ait continué elle-même de vivre d’une vie simple et uniforme, d’une vie fidèle aux souvenirs, elle nous conserve à jamais présent dans cette pureté adolescente, elle nous garde un culte dans son cœur, elle nous adore tel que nous étions alors sous ces premiers traits d’un développement aimable et pudique. […] Hégésippe Moreau a eu ce bonheur au milieu de toutes ses infortunes, et aujourd’hui, si l’on interroge sur le compte du poète celle qu’il appelait alors sa sœur, elle répond en nous montrant au fond de son souvenir ce Moreau de seize ans, « de l’âme la plus délicate et la plus noble, d’une sensibilité exquise, ayant des larmes pour toutes les émotions pieuses et pures ». […] Je haïssais alors, car la souffrance irrite ; Mais un peu de bonheur m’a converti bien vite. […] Mon seul beau jour a dû finir,     Finir dès son aurore ; Mais pour moi ce doux souvenir     Est du bonheur encore : En fermant les yeux je revois     L’enclos plein de lumière, La haie en fleur, le petit bois,     La ferme et la fermière !

169. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame Necker. » pp. 240-263

Tout en sentant d’abord ce qui lui manquait à Paris, elle en jugeait pourtant très bien le séjour en ce qu’il a bientôt d’indispensable pour ceux qui en ont une fois goûté : « Il est certain, écrit-elle, qu’on peut et qu’on doit être plus heureux ailleurs, mais il faut pour cela ne pas connaître un enchantement qui, sans faire le bonheur, empoisonne à jamais tous les autres genres de vie. » En écrivant ces paroles, elle était encore à demi sous le charme (1773). […] Peignant le bonheur de deux époux fidèles, et celui du père en particulier qui, se revoyant tout vivant dans les traits de ses enfants, y lit la pudicité de son épouse, la vérité de son émotion la fait arriver à l’expression parfaite et au coloris : Quelquefois même, un époux tendrement aimé se voit seul tout entier dans les traits de ses enfants. […] Mais ces défauts se rachètent ici plus aisément qu’ailleurs : le sujet l’inspire ; c’est élevé, c’est ingénieux ; et quand elle en vient à la considération du mariage dans la vieillesse, à ce dernier but de consolation et quelquefois encore de bonheur dans cet âge déshérité, elle a de belles et fortes paroles : « Le bonheur ou le malheur de la vieillesse n’est souvent que l’extrait de notre vie passée. » Et montrant, d’après son expérience de cœur et son idéal, le dernier bonheur de deux époux Qui s’aiment jusqu’au bout malgré l’effort des ans, elle nous trace l’image et nous livre le secret de sa propre destinée ; il faut lire toute cette page vraiment charmante : Deux époux attachés l’un à l’autre marquent les époques de leur longue vie par des gages de vertus et d’affections mutuelles ; ils se fortifient du temps passé, et s’en font un rempart contre les attaques du temps présent.

170. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — Post-scriptum » pp. 154-156

Et comme le marquis d’Argenson dit en terminant : « Mon imagination aime les images, et le bonheur coule de là chez moi par les sens », au lieu de cette parole expressive, l’éditeur de 1825 lui fait dire : « Mon imagination aime les images ; il me semble qu’à la lecture de nos vieux romanciers le bonheur me pénètre par tous les pores » ; transportant ainsi à la lecture des romans ce qui est dit, au sens physique, de la seule vue des images et des estampes.

171. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section III. Des ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre premier. Que personne à l’avance ne redoute assez le malheur. »

Enfin, les caractères passionnés ne sont jamais susceptibles de ce qu’on appelle l’égoïsme, c’est bien à leur propre bonheur qu’ils tendent avec impétuosité ; mais ils le cherchent au-dehors d’eux, mais ils s’exposent pour l’obtenir, mais ils n’ont jamais cette personnalité prudente et sensuelle qui tranquillise l’âme, au lieu de l’agiter. […] Sans doute, si le désespoir décidait toujours à se donner la mort, le cours de l’existence ainsi fixé, pourrait se combiner avec plus de hardiesse, l’homme pourrait se risquer, sans crainte, à la poursuite de ce qu’il croit le bonheur parfait ; mais qui peut braver le malheur, ne l’a jamais éprouvé !

172. (1912) L’art de lire « Chapitre XI. Épilogue »

En revanche, la lecture, certaines précautions prises, est un des moyens de bonheur les plus éprouvés. Elle conduit au bonheur, parce qu’elle conduit à la sagesse et elle conduit à la sagesse parce qu’elle en vient et que c’est son pays même, ou naturellement elle aime à mener ses amis.

173. (1893) Alfred de Musset

Le poète y est revenu plus d’une fois, et cela lui a toujours porté bonheur. […] Le 19, il prie son amie de ne plus lui écrire sur ce ton, et de lui parler plutôt de son bonheur présent ; c’est la seule pensé qui lui rende le courage. […] George Sand ne parvenait pas à cacher que le souvenir de l’amour tumultueux et brûlant d’autrefois lui rendait fade le bonheur présent. […] Elle croit maintenant à l’amour, à la vie, au bonheur, à Perdican. […] Tout cela est oublié, et c’est un bonheur, car ce n’était pas une famille enviable.

174. (1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLe entretien. L’homme de lettres »

Le bonheur vint tard, mais il vint, aux doux sourires de sa femme, la gloire à l’appel de son disciple et de son ami. […] Ce fut un soir, en sortant de table, qu’il annonça à M. de Saint-Pierre le bonheur dont il devait jouir le lendemain. […] Mais que cet éclair de bonheur fut rapide ! […] Chaque jour était pour ces familles un jour de bonheur et de paix. […] Il disait, du fond de son cœur: « Mon Dieu, pardonnez-moi de ne m’être point fié à vous. » Ce jour fut pour lui un jour de bonheur.

175. (1860) Cours familier de littérature. X « LVIe entretien. L’Arioste (2e partie) » pp. 81-160

Des scènes de bonheur sont les perspectives de la vie : vous en faites peindre sur les murs de vos villas et de vos palais ; ne craignez pas d’en peindre sur la toile vivante de l’imagination fraîche et chaste de la jeunesse. Ces perspectives du cœur sont les beaux rêves de la vie : rêver beau, c’est le bonheur. — Et c’est aussi la vertu, dit le chanoine. — Rêvons donc », dit Léna. […] Léon y consent, décidé à se laisser vaincre et tuer plutôt que d’attenter aux jours et au bonheur de son ami Roger. […] Roger, toujours héros au milieu de son bonheur, tue le jour même de ses noces le féroce Rodomont. […] Notre bonheur, bonheur vague, indéterminé, indécis comme l’horizon du soir sur l’Adriatique, allait finir avec le volume.

176. (1861) Cours familier de littérature. XI « LXIVe entretien. Cicéron (3e partie) » pp. 257-336

Il attribue ces maladies de l’âme à la mauvaise éducation qui nous nourrit de préjugés et de superstitions avec le lait de nos nourrices ; il les attribue aux fausses idées du grand nombre (le vulgaire), imbu lui-même d’idées fausses sur la gloire et sur le bonheur, et qui nous fait vivre ainsi dans une atmosphère de mensonge, d’erreur et de corruption. […] » Le principe que l’exercice de la vertu est la seule chose qui puisse s’appeler bonheur sur la terre est développé avec le même élan de conviction dans toute cette œuvre. […] Or, si le bonheur de chaque espèce consiste dans la sorte de perfection qui lui est propre, le bonheur de l’homme consiste dans la vertu, puisque la vertu est sa perfection. » X Les Entretiens sur la nature des dieux suivirent les Tusculanes. […] « Dans cinq autres livres de dissertations, les Tusculanes, j’ai recherché quelles étaient, pour l’homme, les principales conditions du bonheur : le premier traite du mépris de la mort ; le second, du courage à supporter la douleur ; le troisième, des moyens d’adoucir les peines ; le quatrième, des autres passions de l’âme ; et le cinquième enfin développe cette maxime, qui jette un si vif éclat sur l’ensemble de la philosophie, que la vertu seule suffit au bonheur. […] n’y respire-t-on pas la résignation chrétienne, bonheur des malheureux ?

177. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Léopold Robert. Sa Vie, ses Œuvres et sa Correspondance, par M. F. Feuillet de Conches. — II. (Fin.) » pp. 427-443

Ils seront vus en même temps avec plus d’intérêt que si je les expose séparément ; car le caractère de celui qui m’occupe paraîtrait triste et monotone, si on ne pouvait faire de comparaison avec un autre où j’aimerais à exprimer le bonheur. Cette idée de bonheur, que Léopold Robert avait pensé d’abord à faire entrer dans le tableau de Venise, il la reportait maintenant dans son projet du tableau futur de Toscane : le bonheur reculait et fuyait devant lui. […] « Je ne désirerais pas pour mon bonheur d’avoir la main des grands brosseurs, mais je craindrais d’exiger trop de mon talent et de vouloir faire mieux qu’on ne peut faire. » Il était tout à fait dans ce cas, et s’y est usé.

178. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Correspondance de Voltaire avec la duchesse de Saxe-Golha et autres lettres de lui inédites, publiées par MM. Évariste, Bavoux et Alphonse François. Œuvres et correspondance inédites de J-J. Rousseau, publiées par M. G. Streckeisen-Moultou. — II » pp. 231-245

Après le témoignage de force et d’intrépidité qu’il venait de donner, il reprit son discours avec la même douceur qu’auparavant ; il peignit l’amour des hommes et toutes les vertus avec des traits si touchants et des couleurs si aimables que, hors les officiers du temple, ennemis par état de toute humanité, nul ne l’écoutait sans être attendri et sans aimer mieux ses devoirs et le bonheur d’autrui. […] » Et cependant Rousseau eut jusqu’à la fin des moments de bonheur et d’intime jouissance ; il aimait, il sentait trop vivement la nature pour haïr la vie ; et s’il était besoin d’un témoignage pour prouver que la vie, somme toute, est bonne, si après le bûcheron de La Fontaine, après l’heureux Mécénas, après l’ombre d’Achille qu’Homère nous a montrée dans la prairie d’Asphodèle redésirant à tout prix la lumière du jour, il fallait quelqu’un qui renouvelât ce même aveuaa, ce n’est pas à un autre qu’à Rousseau, à cet aîné de Werther, à cet oncle de René, que nous l’irions demander. […] Aussi est-ce la France, est-ce Paris, le lieu du monde où il est le plus aisé de se passer de bonheur, qu’il avait choisi pour y achever de vieillir et de souffrir. […] Un jour il se présente : ô bonheur !

179. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre I. La littérature pendant la Révolution et l’Empire — Chapitre III. Madame de Staël »

Elle a l’égoïsme généreux, une soif furieuse de bonheur pour elle et pour les autres ; de là, pour les autres, la pitié, l’appel énergique à la justice, la haine de l’oppression ou du despotisme ; pour elle, l’expression violente de l’individualité, la révolte contre toutes les contraintes et les limites ; elle veut le plus possible se développer en tout sens ; elle veut jouir d’elle-même. […] Là est le bonheur, et ce n’est que faute de ce bonheur qu’elle se rabattra sur la gloire : elle le fera dire à Corinne, et elle est Corinne. […] Dieu lui est nécessaire, afin que son effort vers le bonheur n’ait pas été vain.

180. (1785) De la vie et des poëmes de Dante pp. 19-42

Dante se maria en 1291, et eut plusieurs enfants ; mais il ne trouva pas le bonheur avec sa femme et fut contraint de l’abandonner. […] Alors il monte avec elle de sphère en sphère, de vertus en vertus, par toutes les nuances du bonheur et de la gloire, jusque dans les splendeurs du Ciel empyrée ; et Béatrix l’introduit au pied du trône de l’Éternel. […] Il est difficile de se figurer qu’on puisse faire un beau poëme avec de telles idées, et ce qui doit nous mettre en garde contre ces sortes d’explications, c’est qu’il n’est rien qu’on ne puisse plier sous l’allégorie avec plus ou moins de bonheur. […] Sans doute elle n’acquerra jamais ce principe d’unité qui fait la force et la richesse du grec ; mais elle pourra peut-être un jour s’approcher de la souplesse et de l’abondance de la langue italienne, qui traduit avec tant de bonheur.

181. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Ducis. » pp. 456-473

Tout en s’accommodant avec bonheur de cette condition bourgeoise, il y faisait entrer sans trop d’effort de hautes pensées, et sa modestie domestique prenait un caractère de grandeur morale : Mon père, dit-il quelque part, à propos de je ne sais quel détail de conduite, mon père, qui était un homme rare et digne du temps des Patriarches, le pratiquait ainsi ; et c’est lui qui, par son sang et ses exemples, a transmis à mon âme ses principaux traits et ses maîtresses formes. […] Thomas, malade de la poitrine, était allé prolonger sa vie aux rayons du soleil de Provence ; Ducis, pendant ce temps, et au lendemain du succès du Roi Léar, était cruellement frappé dans son bonheur domestique : il perdait ses deux filles, il avait perdu sa première femme ; il ne lui restait plus que sa mère, et il remarquait à ce sujet, en faisant un retour sur lui-même et en se comparant à son ami Thomas, soigné par sa sœur : Il y a une espèce d’hymen tout fait entre les sœurs qui ne se marient pas et les frères libres et poètes, un recommencement de maternité et d’enfance entre les mères veuves et leurs fils poètes, sans engagements. […] La Providence est visiblement sur les berceaux… Le bonheur d’une famille vertueuse est un chef-d’œuvre de la Providence. […] il n’y a point de fruit qui n’ait son ver, point de fleur qui n’ait sa chenille, point de plaisir qui n’ait sa douleur : notre bonheur n’est qu’un malheur plus ou moins consolé.

182. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) «  Poésies inédites de Mme Desbordes-Valmore  » pp. 405-416

Mais la poésie, de tout temps, a plus profité des orages que du calme, et des infortunes que du bonheur. […] Ne m’aimez pas si vous êtes sensible ; Jamais sur moi n’a plané le bonheur. […] renonce au bonheur !

183. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre X. Mme A. Craven »

Craven11 I L’auteur de ce roman, couronné par l’Académie, est coutumier du fait des romans couronnés par l’Académie… Il n’était pas, dans l’origine, une femme de lettres… Mme Augustus Craven avait le bonheur et l’honneur de n’être pas un bas-bleu. […] et elle eut la chance de ne pas sentir son bonheur ! […] Mme de Staël a dit que la gloire était pour les femmes « un deuil éclatant du bonheur ».

184. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Si j’avais une fille à marier ! » pp. 215-228

III Tels sont les enseignements de ce catéchisme pour l’instruction présente et le bonheur futur des filles à marier. […] Ce qui importe, et ce qui nous attriste dans ce livre, c’est la méconnaissance profonde de tout ce qui est religieux, — de tout ce qui est plus pratique et plus puissant que de la physiologie et de l’idéal pour faire des filles fidèles et heureuses ; car elles seraient résignées, le seul bonheur qu’on puisse se créer ici-bas ! […] Qu’a-t-elle besoin de Dieu, en effet, puisqu’elle peut inventer son bonheur et sa vertu à elle seule, et, le croirez-vous !

185. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Alexis de Tocqueville »

On lui savait gré, de part et d’autre, de tout ce qu’il faisait et de tout ce qu’il ne faisait pas… Marié à une femme qu’il aimait, indépendant par la fortune quand son talent ne lui aurait pas constitué une indépendance, A. de Tocqueville convient de son bonheur dans sa correspondance. […] Lacordaire, mettant par-dessus la sienne sa célébrité… C’est là pourtant ce bonheur constant et posthume qu’on n’a pas craint d’endommager par cette publication ! […] Pourquoi donc être venu, par une publication imprudente, rappeler l’impertinence d’un tel bonheur ?

186. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Athanase Renard. Les Philosophes et la Philosophie » pp. 431-446

I Un des bonheurs de la Critique, qui n’en a pas immensément, la pauvre chère fille ! […] Ce bonheur-là, je l’ai eu un jour, si on se le rappelle, quand je signalai l’un des premiers, si ce n’est le premier, le livre d’un inconnu (Revelière), intitulé magnifiquement : Les Ruines de la Monarchie française, sous lesquelles, par parenthèse, il pourrait bien rester enseveli… Eh bien, je vais avoir ce bonheur encore en parlant d’un autre livre, non moins substantiel, non moins fort d’observation et de raison que celui de Revelière, et aussi non moins ignoré… Ce livre s’appelle : Les Philosophes et la Philosophie, et il est d’un écrivain à peu près aussi inconnu que Revelière, c’est M. 

187. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Alfred de Musset »

Nous avons déjà joué du frère et de la sœur, — du tambourin et de la flûte, — en des histoires entreprises dans l’intérêt des éditeurs charmants sous lesquels nous avons le bonheur de vivre. […] Alfred de Musset, cet amoureux immortel de femmes mortes maintenant, heureux par toutes, malheureux par une seule, a fini par mourir de celle-là… mais il a vécu par les autres, et vous n’empêcherez jamais l’imagination humaine, éprise de ses poètes, de s’intéresser à toutes celles qui ont doublé, par le bonheur qu’elles lui ont donné, les facultés du poète qu’elle a peut-être aimé le plus, et d’en désirer obstinément l’histoire. […] … Vous n’avez pas percé leur mystère, et peut-être ne le pouviez-vous pas… Cependant vous écriviez la Vie d’Alfred de Musset, et ces femmes ont fait sa Vie, comme elles ont fait son bonheur, sa fierté, et, qui sait ?

188. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XII. Des panégyriques ou éloges des princes vivants. »

Chez un ancien peuple, il y avait une loi qui ordonnait de graver sur un monument public, toutes les grandes actions que faisait le prince ; on élevait une colonne dans le temple, on la montrait au prince le premier jour de son règne, et on lui disait : « Voici le marbre où l’on doit graver le bien que tu feras ; voilà le burin dont on doit se servir ; que la postérité vienne lire ici ton bonheur et le nôtre. » D’abord on n’y grava rien que de vrai ; un prince eut le malheur de ne faire aucun bien à ses peuples, il mourut sans qu’un seul caractère fût tracé. […] Quand un prince avait régné vingt-quatre ans, il fallait célébrer le bonheur de l’empire ; c’était alors des jeux pour le peuple et un panégyrique pour le prince.

189. (1854) Nouveaux portraits littéraires. Tome II pp. 1-419

Son devoir lui est plus cher que mon bonheur ; ai-je le droit de lui reprocher sa résolution ? […] Son bonheur ne sera pas complet tant qu’ils ne seront pas réunis. […] Si la douleur est féconde, le bonheur n’a-t-il pas inspiré au génie des hymnes éloquents ? […] J’aime à penser que Pétrarque eût trouvé dans le bonheur un thème poétique d’une richesse inépuisable. […] Il change la date, et substitue mon à votre mariage en deux passages, de telle sorte qu’Ernest a l’air de douter de son propre bonheur, et non du bonheur de Castruccio.

190. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIIIe entretien. Balzac et ses œuvres (3e partie) » pp. 433-527

Un jour vous saurez que l’on est bien plus heureux de leur bonheur que du sien propre. […] Mais pourquoi suspecter les soudaines et longues rêveries qui me saisissent parfois en plein bonheur ? […] Ce contraste entre mon abandon et le bonheur des autres a souillé les roses de mon enfance, et flétri ma verdoyante jeunesse. […] En montant le chemin qui côtoie Clochegourde, j’admirais ces masses si bien disposées, j’y respirais un air chargé de bonheur. […] Oui, bonheur inespéré !

191. (1753) Essai sur la société des gens de lettres et des grands

Quelque soin que j’aie apporté dans cet écrit pour y dire la vérité de la manière la moins offensante qu’il m’a été possible, sans l’affaiblir, je doute qu’il ait le bonheur de plaire à tout le monde. […] Plusieurs ne sont encore que du seizième siècle, et ont le bonheur de ne pas connaître le nôtre. […] Quoique redevable de ses talents à ses compatriotes, il l’est encore plus à lui-même de son bonheur, et il doit alors dire comme Milon : Si je n’ai pu jouir des bienfaits de ma patrie, j’éviterai du moins les maux qu’on me veut faire, et j’irai chercher le repos dans un État libre et juste. […] On a dit que pour le bonheur des États les rois devraient être philosophes ; il suffirait qu’ils fussent environnés de sages ; mais la philosophie fuit la cour ; elle y serait ou misanthrope ou mal à son aise, et par conséquent déplacée. […] Tels sont les vœux d’un citoyen qui s’intéressera toujours à votre bonheur, et qui se trouve pour la première fois à plaindre de la médiocrité de son état, par le désir qu’il aurait de donner plus d’éclat à son hommage. »

192. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE KRÜDNER » pp. 382-410

La naissance de cet amour, ses progrès, ce souffle de tous les sentiments purs qui y conspirent, remplissent à souhait toute la première moitié : des scènes variées, des images gracieuses, expriment et figurent avec bonheur cette situation d’un amour orageux et dévorant à côté d’une amitié innocente et qui ignore. […] Comme on retrouve là cette frêle et tendre adolescence jetée au bord de l’abîme, cette nature d’âme aimable, mystique, ossianesque, parente de Swedenbourg, amante du sacrifice, ce jeune homme qui, comme René, a dépassé son âge, qui n’en a su avoir ni l’esprit, ni le bonheur, ni les défauts, mais que le Comte, d’une voix moins austère que le Père Aubry pour Chactas, conviait seulement à ces douces affections qui sont les grâces de la vie, et qui fondent ensemble notre sensibilité et nos vertus ! […] Je voudrais le lire avec vous : il m’a fait du bien ; il ne contient pas des choses très-nouvelles ; ce que tous les cœurs éprouvent, ou comme bonheur ou comme besoin, ne saurait être bien neuf ; mais il a été à mon âme en plus d’un endroit…Il y a des vérités qui sont triviales, et qui tout d’un coup m’ont déchiré. […] Il écrivait : « Je me dis qu’il faut que je sois ainsi pour vous ramener à la sphère d’idées dans laquelle je n’ai pas le bonheur d’être tout à fait moi-même ; mais la lampe ne voit pas sa propre lumière et la répand pourtant autour d’elle… J’avais passé ma journée tout seul, et je n’étais sorti que pour aller voir Mme de Krüdner. […] Et lui, comme un ami tendre, L’enlaçoit d’un air d’entendre Ce bonheur qu’on me défend.

193. (1858) Cours familier de littérature. V « XXVIIe entretien. Poésie lyrique » pp. 161-223

C’est l’ivresse de l’âme qui ne raisonne plus ses impressions, mais qui crie et qui fait crier ou gémir le cœur et la voix sous le poids de bonheur, d’amour, de tristesse ou d’admiration qui le surcharge. […] VI Mais ce n’est pas seulement le loisir, le bien-être, le travail, le bonheur qui font chanter l’homme ; ce sont toutes les grandes émotions du cœur. […] Va dire à Didier qu’il remette son aiguillon à son petit frère, que je lui donne une charrue à conduire, cent vingt francs de gage, quatre paires de sabots, une paire de souliers, six chemises de toile, et que de plus je me charge de faire la noce au château, et que tu y danseras tant que tu voudras avec la Jumelle. » Tout fut fait avec la promptitude et l’entrain que cet excellent homme, toujours pressé du bonheur d’autrui, mettait à une bonne action. […] Tout le monde, à l’exception des rivaux un peu jaloux, se récriait sur le bonheur du toucheur de bœufs. […] On se promettait de rire du fiancé à son retour, et, comme la nuit était tiède, la lune éblouissante dans le ciel, on voulut devancer ce retour de Didier en allant en masse, filles et garçons, au-devant de lui par le sentier d’Arcey, les uns pour le féliciter, les autres pour le railler, ceux-ci pour jouir de son bonheur, celles-là pour lui faire un de ces enfantillages par lesquels on éprouve, dans les campagnes, la crédulité ou le courage des jeunes gens.

194. (1860) Cours familier de littérature. X « LVIIIe entretien » pp. 223-287

Il est doux, même pour les misérables, de contempler ces félicités complètes ; elles leur prouvent que, si le bonheur est rare, au moins il est possible en ce triste monde, et que, parmi tant de mauvais rêves, il y a aussi de phénoménales réalités. Cependant la pensée fait partie du bonheur. […] Dans un tel état de l’âme en équilibre sur son bonheur, on aimerait assez la gloire, autant qu’elle pourrait s’associer au repos et à l’amour : ce serait une décoration domestique qui ornerait le fronton du foyer, comme ces plantes grimpantes et aromatiques qui festonnent l’humble toit de chaume ou d’ardoise, qui font pénétrer leurs bouffées enivrantes par les fenêtres de la chambre à coucher et qui font envier au passant cette paix. […] Il avait ajourné son bonheur au ciel. […] Quand tu veux, quel fuseau de bonheur tu dévides, Ô cœur !

195. (1857) Cours familier de littérature. III « XVe entretien. Épisode » pp. 161-239

Pourtant le soir qui tombe a des langueurs sereines Que la fin donne à tout, aux bonheurs comme aux peines ; Le linceul même est tiède au cœur enseveli : On a vidé ses yeux de ses dernières larmes, L’âme à son désespoir trouve de tristes charmes Et des bonheurs perdus se sauve dans l’oubli. […] Des bonheurs disparus se rappeler la place, C’est rouvrir des cercueils pour revoir des trépas ! […] De chaque site, de chaque toit, de chaque arbre, de chaque repli du sol, de chaque golfe de verdure, de chaque clairière illuminée par les rayons rasants du soleil couchant, un éclair, une mémoire, un bonheur, un regret, une figure, jaillissaient de mes yeux et de mon cœur, comme s’ils eussent jailli du pays lui-même. […] Si ce chant eût été noté dans des vers, il serait resté l’hymne de la félicité humaine, l’holocauste du bonheur terrestre rallumé dans le cœur de l’homme par la vue des lieux où il fut heureux ! […] J’ai relu, pour ainsi dire, ma vie tout entière sur ce livre de pierre composé de trois sépulcres : enfance, jeunesse, aubes de la pensée, années en fleurs, années en fruits, années en chaume ou en cendres, joies innocentes, piétés saintes, attachements naturels, études ardentes, égarements pardonnés d’adolescence, passions naissantes, attachements sérieux, voyages, fautes, repentirs, bonheurs ensevelis, chaînes brisées, chaînes renouées de la vie, peines, efforts, labeurs, agitations, périls, combats, victoires, élévations et écroulements de l’âge mûr sur les grandes vagues de l’océan des révolutions, pour faire avancer d’un degré de plus l’esprit humain dans sa navigation vers l’infini !

196. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « La princesse Mathilde » pp. 389-400

Un soir, elle était joyeuse, et semblait avoir eu dans la journée un bonheur ; qu’était-ce donc ? […] Son bonheur, chaque jour, est de dérober quelques heures, et les meilleures de la matinée ou de l’après midi, pour les consacrer à sa chère peinture. […] Comprendre ainsi la vie, quand on est des privilégiés du sort, accorder le moins possible aux opinions vaines, s’en remettre à l’impression vraie, à la lumière naturelle ; distribuer ce qui vous est donné en surcroît ; remplir sa part d’un rôle auguste, et mener une existence ornée, mais simple ; jouir des arts, des élégances, de la nature aussi et de l’amitié, ce n’est pas seulement avoir un beau lot, ce n’est pas seulement savoir être heureuse, c’est répandre le bonheur et cultiver l’affection autour de soi.

197. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Correspondance de Voltaire avec la duchesse de Saxe-Golha et autres lettres de lui inédites, publiées par MM. Évariste, Bavoux et Alphonse François. Œuvres et correspondance inédites de J-J. Rousseau, publiées par M. G. Streckeisen-Moultou. — I » pp. 219-230

Suivent quatre lettres (que l’on connaissait déjà) sur la vertu et le bonheur adressées par Jean-Jacques à Sophie, c’est-à-dire à Mme d’Houdetot ; il fait de la philosophie avec celle qu’il aime, et dont la vertu, dit-il, l’a ramené à la raison ; il s’en console et même il s’en félicite avec elle : « Si nous avions été, moi plus aimable ou vous plus faible, le souvenir de nos plaisirs ne pourrait jamais être, ainsi que celui de votre innocence, si doux à mon cœur… Non, Sophie, il n’y a pas un de mes jours où vos discours ne viennent encore émouvoir mon cœur et m’arracher des larmes délicieuses. […] Rousseau, interrogé par son amie, commence par rechercher de quelle vertu et de quel bonheur il peut être question pour l’homme social ou civil. […] Si la raison l’écrase et l’avilit, le sentiment intérieur le relève et l’honore… Quoiqu’il en soit, nous sentons au moins en nous-même une voix qui nous défend de nous mépriser ; la raison rampe, mais l’âme est élevée. » Sans discuter ici cette distinction si absolue entre la raison et l’âme, distinction qu’il ne maintiendra pas toujours à ce degré, il est clair que Rousseau, au lendemain de ses peines et de ses sacrifices dans la tendre passion qu’il ressentait, ne veut chercher de bonheur ou de consolation que dans la paix du cœur et dans la voix de sa conscience.

198. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre III. De l’émulation » pp. 443-462

Il faut, pour le bonheur du genre humain, que les grands hommes chargés de sa destinée possèdent presque également un certain nombre de qualités très différentes ; un seul genre de supériorité ne suffit pas pour captiver les diverses classes d’opinions et d’estime ; un seul genre de supériorité ne personnifie point assez, si je puis m’exprimer ainsi, l’idée qu’on aime à se faire d’un homme célèbre. […] Rien n’est moins philosophique, c’est-à-dire, rien ne conduirait moins au bonheur, que ce système jaloux qui voudrait ôter aux nations leur rang dans l’histoire, en nivelant la réputation des hommes. […] Lorsque la pensée peut contribuer efficacement au bonheur de l’homme, sa mission devient plus noble, son but s’agrandit ; ce n’est plus seulement une rêverie douloureuse, parcourant tous les maux de l’univers, sans pouvoir les soulager, c’est une arme puissante que la nature donne, et dont la liberté doit assurer le triomphe.

199. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre XII. L’antinomie morale » pp. 253-269

Les autres idéologies morales : idéologie de l’Intérêt général, de la Volonté générale, du Bonheur général sont fondées sur le même principe d’illusion ; sur la perspective d’une harmonie finale qui enchante les âmes et les plie à la loi sociale. […] On suppose ce qui est en question, en établissant que le véritable intérêt, que le vrai bonheur d’un individu consiste à faire ce qui est utile à la société ; et partant de là, on déclare que tout individu qui agit différemment ne recherche qu’un faux bonheur et qu’il faut l’empêcher de nuire ainsi aux autres et à lui-même.

200. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre V. Chanteuses de salons et de cafés-concerts »

le soleil deviné, Pressenti… Il n’est pas de sourire plus charmant que la Bonne Chanson, Sagesse, Amour, Bonheur. […] Le bonheur le plus largement tranquille, c’est dans les murs étroits d’une prison qu’il le trouva. […] Coppée regarde souvent au-dessous de soi pour apprécier son bonheur, elle garde toujours un accent plaintif, sans qu’on puisse deviner de quoi elle se plaint.

201. (1811) Discours de réception à l’Académie française (7 novembre 1811)

Laujon, y est venu prendre séance le jeudi 7 novembre 1811, et a prononcé le discours qui suit :   Messieurs, Cette imposante solennité porte dans mon âme un trouble dont je cherche en vain à me défendre ; glorieux de vos suffrages, étonné de mon bonheur, j’éprouve l’embarras d’un disciple qui s’assied pour la première fois parmi ses maîtres. […] Laujon qu’un bonheur dont je sens tout le prix, celui de siéger dans cette enceinte en même temps que son bienfaiteur. […] On rougit des affections les plus douces, on est honteux des liens les plus sacrés, et le Philosophe marié met à cacher son bonheur le soin que Tartuffe prenait pour dissimuler ses vices.

202. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Lamennais »

Quoiqu’il ne fût pas moine, il comprenait profondément ce bonheur silencieux et monacal de la claire et tranquille cellule où l’on reste seul, « avec un petit livre, dans un petit coin », et tant qu’il le put, et eut égard aux nécessités que lui avaient créées son genre de talent et sa renommée, il réalisa toujours cette vie méditative et solitaire. Il n’eut longtemps d’autre bonheur, ce lutteur qui paraissait infatigable, qu’à revenir à son coin de Bretagne, partageant son temps entre l’étude, la prière, la rêverie ; car ce terrible Lamennais, c’était un rêveur ! […] Seulement, une fois qu’il l’y avait mis, l’aveuglé reprenait son bonheur d’expression : « La monarchie — écrivait-il alors — est condamnée.

203. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Raymond Brucker. Les Docteurs du jour devant la Famille » pp. 149-165

Brucker, lui, n’eut jamais ce bonheur raffiné d’être le grand inconnu qu’on voudrait connaître, mais il n’en fut pas moins, relativement, un grand inconnu, parmi tant de cuistres retentissants. […] » — Raymond Brucker, qui n’a jamais bénéficié de rien, et pour lequel l’Église, dont il fut le serviteur fidèle et héroïque jusqu’au dernier moment, n’a rien fait, et qu’elle a laissé mourir de faim ou à peu près ; Raymond Brucker, dont les grands hommes littéraires du temps où il fut littéraire comme eux, avec autant de talent qu’eux, diraient peut-être, s’ils vivaient encore : « Je ne connais pas cet homme-là », comme saint Pierre l’a dit de Jésus-Christ, aura-t-il, à propos de ses Docteurs du jour, ce bonheur d’outre-tombe, qui ne sera un bonheur que pour nous qui l’avons aimé, de quelques rumeurs flatteuses autour de son tombeau ?

204. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Raymond Brucker » pp. 27-41

Écrit sur le peuple et pour le peuple, ce roman ne saurait passer inaperçu aux yeux d’une Critique qui aime à trouver la moralité et le bonheur du peuple dans toutes les préoccupations du Pouvoir. […] de ce qui fut un bonheur et une force pour le bibliothécaire de Catherine II. […] Cela est douteux, car le bonheur, qui est bête comme un vieux bourgeois, n’est pas du côté des esprits aventureux et de cette chose qui dérange tout, — l’initiative.

205. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Prosper Mérimée. » pp. 323-336

Prosper Mérimée a eu le bonheur de naître à la littérature en cet instant, qui sera probablement unique dans l’histoire du dix-neuvième siècle, où la France, lasse de guerre et de politique, sembla vouloir changer de gloire, et se retourna vers les choses de l’esprit avec cette furie française qui n’a d’égale que les mollesses qui la suivent. […] Dans ce temps-là, on marchait en phalange, on se soutenait, on se poussait ; et, d’un autre côté, le bonheur fut si obstiné pour M.  […] Une autre raison encore de ce succès chez le peuple de vaudevillistes, que nous avons le bonheur d’être, c’est la simplicité de la donnée de ces petits romans, tout en action extérieure, d’un sentiment brutal ou sinistre, et racontés avec cette impassibilité de roué qui aura toujours, en France, pays de vanité, un immense empire.

206. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre IV. »

Le bonheur et la richesse les suivent en tout. […] Mais celui qui n’a ni le secret, ni le partage de ces choses sacrées, n’a pas semblable chance de bonheur, après le trépas et dans le ténébreux séjour. » Ces majestueuses paroles, on le voit, respirent même piété, même confiance que le fragment de Pindare sur les mystères d’Éleusis. […] Rendez-vous fort au plus vite, en chassant loin de vous la plainte efféminée. » On le voit, avec la mobilité du génie grec, cet Archiloque, banni de Sparte pour avoir plaisanté du courage, savait l’inspirer par ses vers et s’en armait contre le mépris excité par ses fautes47 : « Ô mon âme, dit-il, battue de maux intolérables, souffre avec fermeté ; et, la poitrine jetée au-devant des ennemis, repousse-les, en restant inflexible sous leurs coups : victorieuse, ne t’enorgueillis pas ; et vaincue, ne demeure pas dans l’ombre à pleurer ; mais, dans le bonheur et dans les revers, triomphe ou afflige-toi modérément ; puis reconnais quel courant fatal entraîne les hommes. » Le poëte capable de ces mâles et sévères accents pouvait redire les hauts faits.

207. (1857) Cours familier de littérature. IV « XIXe entretien. Littérature légère. Alfred de Musset (suite) » pp. 1-80

Son père, déjà vieux, riche et noble seigneur, Quoique avare, l’aimait, et n’avait de bonheur Qu’à la voir admirer, et quand on disait d’elle Qu’étant la plus heureuse, elle était la plus belle. […] Toi que tous ces bonheurs, tous ces biens qu’on envie Font quelquefois de loin sourire tristement, Qu’importe cette mer, son calme et ses tempêtes, Et ces mondes sans nom qui roulent sur nos têtes, Et le temps et la vie, au cœur qui t’a connu ? […] Son bonheur est le tien ; sa douleur est la tienne ; Et des maux qu’ici-bas il lui faut endurer, Pas un qui ne te touche et qui ne t’appartienne ; Puisque tu sais chanter, ami, tu sais pleurer. […] Voilà, disais-je à Musset, les bonheurs de l’âme qui aime ; préfère-leur, si tu l’oses, les bonheurs des sens qui jouissent ! […] Tu as été trop indifférent aux causes publiques de ta patrie et du monde, et le choc des verres t’a empêché d’entendre le choc des idées, des opinions, des partis, qui germaient, combattaient, mouraient pour la cause du bonheur ou du progrès du peuple ?

208. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — III. (Suite et fin.) » pp. 454-472

Douce puissance de l’étude qui ne permet de connaître ni le poids du temps, ni le vide de l’âme, ni les regrets d’une ambition vulgaire, et qui montre à l’homme une source plus pure, où il ne tient qu’à lui de puiser tout ce qui lui appartient de bonheur et de dignité ! […] Comment pourrait-on soupçonner qu’en sa qualité de Français il pût être jaloux du gouvernement, de la prospérité, du bonheur ou de la gloire des Vénitiens ? […] De plus, elle était peu connue, du moins en ce qui regarde l’administration intérieure, et c’est un grand bonheur de votre sujet que ces mystères de la police vénitienne que vous avez eus à pénétrer pour les mettre ensuite au grand jour. […] Je l’ai dit, il remplissait avec bonheur ces fonctions qui souvent sont des charges pour d’autres : il était rapporteur avec talent comme avec plaisir.

209. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Léopold Robert. Sa Vie, ses Œuvres et sa Correspondance, par M. F. Feuillet de Conches. — I. » pp. 409-426

Il me semble pourtant qu’elles ont toujours quelque chose de matériel pour la plus grande partie, et que le résultat ordinaire, c’est l’annonce d’un bonheur terrestre véritable, même dans leurs afflictions. […] Il n’en faut pas davantage pour constituer le plus parfait bonheur dans ce monde. […] Quoique je sois bien loin d’avoir tous ces avantages, il s’en faut beaucoup que je ne me félicite pas de mon sort, et je serais un ingrat envers la divine intelligence si j’osais lui adresser l’ombre d’une plainte, surtout maintenant que j’ai le bonheur de vivre en famille. […] Mais, cher ami, ne soyez pas étonné, je vous prie, de ce que je vous dis ; il me semble que des idées élevées, tout en mettant dans l’âme de grands principes de bonheur, donnent aussi au talent quelque chose d’original et le sortent de l’ornière que l’on suit trop généralement.

210. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Madame Bovary par M. Gustave Flaubert. » pp. 346-363

quand on vit beaucoup aux champs, qu’on sent si bien cette nature et qu’on la sait si bien peindre, c’est pour l’aimer en général, c’est du moins pour la présenter en beau après surtout qu’on l’a quittée ; on est porté à en faire un cadre de bonheur, de félicité plus ou moins regrettée, parfois idyllique et tout idéale. […] Il ne demande plus rien que la durée de ce bonheur bourgeois et tranquille. […] Par bonheur Léon, sur ces entrefaites, vient à partir à temps ; il va continuer ses études de droit à Paris. […] tout ce qu’il peut se promettre de bonheur pour cette enfant, pour l’avenir de sa petite Berthe ; et à côté sa femme, qui fait semblant de dormir, ne rêve, elle, pour le lendemain matin qu’enlèvement dans une chaise de poste à quatre chevaux, félicité romanesque, voyages imaginaires, Orient, Grenade, Alhambra, etc.

211. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « La génération symboliste » pp. 34-56

La France venait de vivre une période de prospérité inouïe et s’était imaginée partie à la conquête définitive du bonheur. […] Ils n’ont plus l’air, dirait Verlaine, de croire à leur bonheur. […] Arthur Simand, traduit ces appréhensions quand, nous montrant sa mère, sous sa parure de bal, alarmée en plein bonheur par un signe évident de grossesse, il confesse avec amertume : Et c’est moi, fruit rongeur, qui la vins assombrir. […] Lebègue, sorte de mystagogue, nourri à l’école de Plotin, qui nous entraînait, éperdus à sa suite, au milieu d’un vol d’anges, dans son ascension au septième ciel et nous la finissions avec Gabriel Séailles, positiviste, qui nous reculbutait sur terre et nous montrait le bonheur dans l’édification de la Salente socialiste.

212. (1908) Après le naturalisme

Il mourra inassouvi sans avoir connu le bonheur ! […] Le bonheur réside pour l’homme dans la favorisation de la vie. […] Ils envisagent un bonheur possible à tous les hommes. […] La politique obéit à ses besoins, aux besoins des politiciens, et de la vérité, comme du bonheur des hommes, elle s’en moque. […] Le bonheur des hommes est au bout.

213. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — III » pp. 455-479

» Bonstetten aussi touché, mais moins théâtral, s’est contenté de dire : « Quel rare bonheur que la réunion de trois amis auprès du monument du plus aimable sage de l’Antiquité !  […] Ces ingénieux écrits n’eurent qu’un demi-succès, parce qu’ils ne rentraient dans aucune des écoles régnantes et qu’ils n’étaient pas de force à en fonder une ; avec du vague dans l’ensemble, ils renferment bien de précieux détails, de fines observations sur les âges, sur les passions, sur la conversation, sur l’ennui, sur le bonheur…, et ils tendent en général à faire valoir le sentiment, trop sacrifié par les idéologues. […] Ce sera un bonheur pour moi de pouvoir vous consoler quelques moments, si je puis être assez heureux pour vous être quelque chose. […] Prenez, comme à Genève, quelques leçons avec les demoiselles W… Le laisser-aller est dangereux dans le bonheur ; il l’est bien plus dans le malheur. […] ses souvenirs étaient là ; il leur ouvrait la porte et repassait avec eux son bonheur d’autrefois, de manière à chasser le chagrin du moment.

214. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Chateaubriand — Chateaubriand, Vie de Rancé »

Il connut de bonne heure Bossuet et s’était lié avec lui sur les bancs des écoles : « Il eut le bonheur, dit M. de Chateaubriand, de rencontrer aux études un de ces hommes auprès desquels il suffit de s’asseoir pour devenir illustre. » Le biographe s’est laissé aller à être modeste pour l’humble héros : Bossuet, on le verra tout à l’heure, s’exprimera plus librement ; c’est lui qui revendiquerait pour lui-même le bonheur et l’honneur de s’être assis à côté de Rancé, de cet homme dont il ne parlait jamais sans être saisi d’une admiration sainte.  […] Lui remarquant un air qui me parut extraordinaire et un visage qui me faisoit voir que la paix et la sérénité de son cœur étoient grandes (il avoit soixante ans), je lui demandai s’il prenoit plaisir à l’occupation dans laquelle il passoit ses jours : il me répondit qu’il y trouvoit un repos profond, que ce lui étoit une si sensible consolation de conduire ces animaux simples et innocents, que les journées ne lui sembloient que des moments ; qu’il trouvoit tant de douceur dans sa condition qu’il la préféroit à toutes les choses du monde, que les rois n’étoient ni si heureux ni si contents que lui, que rien ne manquoit à son bonheur, et qu’il ne voudroit pas quitter la terre pour aller au ciel s’il ne croyoit y trouver des campagnes et des troupeaux à conduire.  « J’admirai, continue Rancé, la simplicité de cet homme, et le mettant en parallèle auprès des grands dont l’ambition est insatiable, et qui ne trouveroient pas de quoi se satisfaire quand ils jouiroient de toutes les fortunes, plaisirs et richesses d’ici-bas, je compris que ce n’étoit point la possession des biens de ce monde qui faisoit notre bonheur, mais l’innocence des mœurs, la simplicité et la modération des désirs, la privation des choses dont on se peut passer, la soumission à la volonté de Dieu, l’amour et l’estime de l’état dans lequel il a plu à Dieu de nous mettre. » Ce sont là (suivant l’heureuse expression de Dom Le Nain) de ces premiers coups de pinceau auxquels le grand Ouvrier se réservait d’en ajouter d’autres encore plus hardis pour conduire Rancé à la perfection. […] Ces âmes-là, une fois prises, n’ont que faire d’un doux et faux bonheur, au sein duquel elles se sentiraient éternellement désolées. 

215. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE BALZAC (La Recherche de l’Absolu.) » pp. 327-357

Quant à M. de Balzac, il lui arriverait immanquablement quelque bonheur pareil, si les femmes qu’il émeut n’étaient mariées déjà, malheureuses et désabusées dans le mariage. […] Plus il sent le prix du bonheur, moins il croit que sa maîtresse puisse le lui facilement accorder ; d’ailleurs, peut-être se livre-t-il trop entièrement à son plaisir, et craint-il de n’en point donner. […] Quel homme n’a pas plusieurs de ces vierges souvenirs qui, plus tard, se réveillent, toujours plus gracieux, apportant l’image d’un bonheur parfait ; souvenirs semblables à ces enfants perdus à la fleur de l’âge, et dont les parents n’ont connu que les sourires ?  […] Il a même étudié la chimie sous Lavoisier, et ne s’est retiré du tourbillon mondain que pour épouser Mlle de Temninck, avec laquelle il vit dans un long et fidèle bonheur. […] en traitant son bonheur comme un absent. » Mais ce qui choque bientôt et ce qui revient indiscrètement à plusieurs reprises, ce sont les allusions directes aux secrets de l’alcôve, et à des situations conjugales, aisément déplaisantes, qui rappellent trop le théoricien de la Physiologie du Mariage.

216. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre IX. Eugénie de Guérin »

À cette intelligence près d’une langue qui était pour elle la langue de la foi et de la prière, cette compatriote de Clémence Isaure eut le bonheur de vivre ignorante, — littérairement du moins, — et ne se développa que par le sentiment et la contemplation dans la solitude. […] je me saisis de votre tendresse, de votre bonté, de votre amitié, de votre douceur et de tout cela, je me compose un bonheur présent et un bonheur à venir… » Nous ne croyons pas que jamais l’amabilité ait eu des nuances plus délicieuses et plus fines que cette philosophie de l’amitié, professée par une servante de Jésus-Christ…… L’abêtissante eau bénite aurait donc un meilleur parfum que toutes les verveines des sorcières du monde ? […] Elle quittait parfois sa terrasse et sa tourelle du Cayla, et s’enfermait une huitaine à ce Rayssac, par exemple, qu’elle nous a peint en trois coups, à la manière noire de son frère : « Rayssac, montagnes aux croupes de chameau, au front hérissé de forêts et de rochers, nature agreste et sauvage » Elle avait même ailleurs que dans son voisinage des amies épistolaires, qui devinrent plus tard des amies complètes, et c’est ici que nous touchons au grand événement et au seul bonheur, très vif, de cette existence que Dieu s’était, à ce qu’il semblait, particulièrement réservée : nous voulons dire au voyage à Paris de la bergère du Cayla et au mariage de son frère. […] Toutefois, le bonheur fut plus grand pour Maurice que pour Eugénie, et on va le comprendre.

217. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre premier. »

Bien des choses adviennent aux hommes contre leur attente et pour leur déplaisir ; et quelques-uns aussi, après s’être aheurtés à d’affreuses tempêtes, ont vu tout à coup le mal se changer pour eux en souverain bonheur. […] « Douce tranquillité, dit-il alors, fille de la justice, toi qui agrandis les cités, tenant dans tes mains les clefs des conseils et des guerres, reçois pour Aristomène l’honneur de la palme pythique ; car tu sais donner le bonheur et en jouir à propos. […] Des choses accomplies, selon la justice ou contre la justice, le temps ne peut faire que ce qui est œuvre consommée ne le soit pas ; mais l’oubli vient à la suite d’un retour de bonheur. […] Et, si on songe que tout le reste de cette ode est rempli par une peinture du bonheur de l’autre vie pour ceux qui se complairont au respect du serment et auront su garder leur âme de toute injustice, qu’à ce prix seul le poëte les voit cheminant, par la route de Jupiter, jusqu’au palais de Saturne, où les brises de l’Océan soufflent autour de l’île des bienheureux, où des fleurs d’or étincellent, et où ils tressent de leurs mains des guirlandes et des couronnes, ne reconnaît-on pas encore là ce génie religieux qui, en voulant l’unité du pouvoir pour l’ordre stable des États, la réglait en espérance sur l’immortelle justice de la Cité céleste, dont il proposait le bonheur pour récompense aux vertus des puissants et des rois ?

/ 1939