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43. (1906) La rêverie esthétique. Essai sur la psychologie du poète

Je cherche à comprendre les phrases, à m’assimiler les idées. […] Elle ne prendra une forme arrêtée que lorsqu’elle se sera moulée dans une phrase. […] La phrase de réflexion sera plus écrite, plus artificielle, plus laborieuse. […] La phrase devient plus variée de tournures, et par conséquent plus expressive. […] Ne parlons pas toujours des mots et des phrases.

44. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Essai sur Amyot, par M. A. de Blignières. (1 vol. — 1851.) » pp. 450-470

Dans le style de Longus, ce ne sont, à bien des endroits, que phrases à compartiments, avec des membres symétriques accouplés artistement et ayant volontiers des sortes de rimes et d’assonances : tout cela sent le jeu et la recherche du rhéteur. Amyot, au contraire, entre dans le récit bonnement, avec plus de rondeur ; il lie les phrases, il y mêle de petits mots explicatifs, qui en rompent le rythme par trop régulier et affecté. […] Il y met du liant ; sa phrase court comme une phrase naturelle et d’un auteur original, qui n’a pas songé à lutter et à jouter. […] Amyot, de son chef, pense peu ; il tourne dans les banalités morales : il ne s’arrête plus et ne sait où finir sa phrase ni où la couper. […] Au commencement du xviiie  siècle, Massillon me paraît souvent un Amyot en chaire, par l’ampleur et l’économie de ses phrases, comme par la riche et un peu diffuse abondance de sa morale.

45. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Préface de la seconde édition » pp. 3-24

Ces phrases connues depuis si longtemps, sont comme les habitués de la maison ; on les laisse passer sans leur rien demander. […] Lorsque Bossuet dit cette superbe phrase : Averti par mes cheveux blancs de consacrer au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint , il s’est trouvé sûrement quelques malheureux critiques qui ont demandé ce que c’était que les restes d’une voix et d’une ardeur, ce que c’était que des cheveux qui avertissent. […] Lorsque Pascal a écrit : L’homme est un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant , un critique séparant la première phrase de la seconde, aurait pu dire : Savez-vous que Pascal appelle l’homme un roseau pensant ? […] si l’on partageait en deux ses phrases, si l’on les séparait de leur progression, de leur intérêt, de leur mouvement, et si l’on détachait de ses écrits quelques mots, bizarres lorsqu’ils sont isolés, tout-puissants lorsqu’on les met à leur place2 ? […] Subdivisez les phrases de ce style autant que vous le voudrez, les mots qui les composent se rejoindront d’eux-mêmes, accoutumés qu’ils sont à se trouver ensemble ; mais jamais un écrivain n’exprima le sentiment qu’il éprouvait, jamais il ne développa les pensées qui lui appartenaient réellement, sans porter dans son style ce caractère d’originalité qui seul attache et captive l’intérêt et l’imagination des lecteurs.

46. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre II. L’âme et le corps »

Le même mot articulé, par des personnes différentes, ou par la même personne à des moments différents, dans des phrases différentes, donne des phonogrammes qui ne coïncident pas entre eux : comment le souvenir, relativement invariable et unique, du son du mot serait-il comparable à un phonogramme ? […] À vrai dire, quand j’articule le mot « causerie », j’ai présents à l’esprit non seulement le commencement, le milieu et la fin du mot, mais encore les mots qui ont précédé, mais encore tout ce que j’ai déjà prononcé de la phrase ; sinon, j’aurais perdu le fil de mon discours. Maintenant, si la ponctuation du discours eût été différente, ma phrase eût pu commencer plus tôt ; elle eût englobé, par exemple, la phrase précédente, et mon « présent » se fût dilaté encore davantage dans le passé. Poussons ce raisonnement jusqu’au bout : supposons que mon discours dure depuis des années, depuis le premier éveil de ma conscience, qu’il se poursuive en une phrase unique, et que ma conscience soit assez détachée de l’avenir, assez désintéressée de l’action, pour s’employer exclusivement à embrasser le sens de la phrase : je ne chercherais pas plus d’explication, alors, à la conservation intégrale de cette phrase que je n’en cherche à la survivance des deux premières syllabes du mot « causerie » quand je prononce la dernière. Or, je crois bien que notre vie intérieure tout entière est quelque chose comme une phrase unique entamée dès le premier éveil de la conscience, phrase semée de virgules, mais nulle part coupée par des points.

47. (1927) Quelques progrès dans l’étude du cœur humain (Freud et Proust)

On y trouve des phrases très importantes. […] Les trois phrases se terminent également par : moi. […] Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas !  […] Car il n’avait plus comme autrefois l’impression qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la petite phrase. […] Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas ! 

48. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre I. La littérature pendant la Révolution et l’Empire — Chapitre II. L’éloquence politique »

Mirabeau avait l’éloquence qui enlève les foules et les assemblées, les puissants mouvements, les amples phrases, l’élan imprévu et impérieux : il était superbe pour menacer ou maudire. […] Dans un de ses plaidoyers contre sa femme, il introduisait de belles phrases émues, qui étaient d’un sermon de Bossuet. […] Les phrases retentissantes qu’on cite de lui n’y font rien : il n’a rien du révolutionnaire, que les circonstances qui le produisent ; c’est un homme du centre gauche, et il excelle à la politique de couloirs. […] Il aimait les effets de répétition : dix fois il ramenait le même mot au début d’une phrase, la même proposition au début d’un paragraphe : il tirait parfois de ce procédé de pathétiques effets. […]  » Ce petit mot qui fait comme cabrer la phrase dans un brusque arrêt, après l’ample mouvement qui en développe le début : c’est un procédé habituel de V.

49. (1926) La poésie de Stéphane Mallarmé. Étude littéraire

Il a pensé avec des images plus qu’avec des idées, avec des mots plus qu’avec des phrases. […] C’est que cette phrase existe du point de vue d’une émotion qui agit, non d’un discours qui prouve. […] Ce n’est plus seulement le mot qui s’impose comme un son, c’est la phrase, maintenant faite, qui s’installe comme un jugement. […] Relisons de près la dernière phrase citée. […] Ainsi le « sifflet » de la phrase sur Whistler.

50. (1765) Articles de l’Encyclopédie pp. 11-15754

A l’égard de la conjonction, c’est-à-dire, de ces petits mots qui servent à exprimer la liaison que l’esprit met entre des mots & des mots, ou entre des phrases & des phrases ; outre leur signification particuliere, il y a encore leur figure & leur position. […] Mais si la phrase commence par une interjection, ah, ou ha, hélas, quelle doit être alors la ponctuation ? […] Par ex. si après avoir dit le valet d’un tel maître, on ajoûte, & le maître d’un tel valet, cette derniere phrase est une antistrophe, une phrase tournée par rapport à la premiere. […] Il est évident que dans la phrase d’Ovide, oetas de ferro, de ferro n’est point au genitif ; pourquoi donc dans la phrase françoise, lâge de fer, de fer seroit-il au genitif ? […] Remarques sur ces phrases 1°.

51. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Une Réception Académique en 1694, d’après Dangeau (tome V) » pp. 333-350

Il y avait dans cette fin de discours des choses d’ailleurs assez honorables sur les impôts, sur la paix dont l’orateur exprimait le vœu ; mais il s’y perdait de plus en plus dans des phrases qui, dès qu’elles n’amusaient plus, allaient donner de l’ennui. […] on l’avait fait servir lui-même, dans quelques phrases du discours, d’instrument et de passeport à la moquerie. […] Une fois entré dans cette voie d’interprétation, le public ne s’arrêta plus, il chercha finesse à chaque phrase, et il prêta peut-être à l’honnête Marmontel plus de malice qu’il n’en avait eu d’abord. […] Au milieu des plus heureux traits, il ne se donne pas le temps de mettre sur pied ses phrases. […] La réponse de l’abbé de Voisenon fut un persiflage continuel : le public éclatait de rire à chaque phrase

52. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre III. L’analyse externe d’une œuvre littéraire » pp. 48-55

On recherche si le plan s’étale à ciel ouvert ou s’il se dissimule sous la parure des phrases, comme celui d’une cathédrale gothique sous la broderie de la pierre. […] Des mots l’on passera tout naturellement aux phrases. […] Puis, comment ces phrases sont-elles agencées ? […] A ce point de vue, personne ne confondra, j’imagine, la façon hardie, brusque, impétueuse, imprévue dont Michelet lance, et, pour ainsi dire, darde ses phrases avec la manière calme, lente, solennelle, méthodique dont Buffon développe et enchaîne les siennes. […] Le ton d’un morceau est la résultante de beaucoup de choses diverses ; il se détermine d’après la nature des mots, la disposition des phrases, l’emploi de certaines tournures, moyens d’expression à travers lesquels on remonte jusqu’au sentiment dominant qui donne au morceau son accent particulier.

53. (1926) L’esprit contre la raison

La dernière phrase assassine le virtuose du vers : « Mais quel technicien comprendra jamais ?  […] Ses phrases se laissent décortiquer. […] Que pèsera la phrase la mieux habillée en comparaison d’une pensée nue, d’une sténographie géniale telle que celle de la Saison en enfer ? […] La phrase citée est légèrement différente dans l’édition des œuvres complètes. […] L’argumentation de Crevel se présente dès la deuxième phrase comme une négation de l’affirmation de Valéry : la méfiance ne prouve rien.

54. (1902) Le culte des idoles pp. 9-94

Une phrase en pousse une autre. […] Et ce désordre de la phrase on le retrouve dans ses plans. […] La phrase elle-même n’est pas construite ; M. de Goncourt s’essaie sous vos yeux à la bâtir et n’y arrive pas. […] Être artiste, c’est-à-dire faire de belles phrases sonores et creuses, tel était son rêve. […] Nul trait n’est insinué, suggéré ; les phrases se déroulent et se succèdent d’un mouvement mécanique et égal, dans une aveuglante et monotone netteté.

55. (1894) Journal des Goncourt. Tome VII (1885-1888) « Année 1886 » pp. 101-162

Bourget finit son Crime d’amour, par cette phrase : « La religion de la souffrance humaine », c’est avec une petite différence dans la construction de la phrase, la fin de la préface de Germinie Lacerteux. […] Les critiques, qui ont parlé du roman de Feuillet, ont tous cité, avec transport, des « propos à faire rougir un singe, sans se souvenir que cette phrase avait été jetée cinquante fois au public, cette année même. […] En effet, la phrase arabe dont elle se sert pour désigner la femme qui jouit : « Elle a un ver dans le derrière ! » est une phrase renfermant un mépris, dont on ne peut donner l’idée. […] » Phrases banales de Louis Blanc sur le charme de la maison.

56. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « La comtesse Diane »

Des phrases ainsi mises en vedette, et auxquelles il attache visiblement tant de prix, n’ont pas le droit d’être insignifiantes ou banales. […] Mais surtout il faut feuilleter le dictionnaire et avoir dans la tête un certain nombre de tours de phrase ; car ce sont les mots eux-mêmes et les tours de phrase connus qui suggèrent le plus de pensées. […] J’y mettrais volontiers ce sous-titre, en arrangeant un peu la phrase de Nicole : « Des sentiments qu’il faut avoir et des choses qu’il est bon de connaître pour vivre en paix avec les hommes. » Et j’y ajouterais comme épigraphe, le mot de Mme de Sévigné, qui résume en effet un grand nombre de ces Maximes : « Rien n’est bon que d’avoir une belle et bonne âme. » Quand cette belle et bonne âme a par surcroît autant d’esprit que la comtesse Diane, c’est un délice. […] Quelle drôle d’idée de psalmodier ses phrases sur un air d’enterrement pour bien marquer que c’est l’impératrice qui parle ! […] Tantôt elle déroule des phrases et des tirades entières sur une seule note, sans une inflexion, reprenant certaines phrases à l’octave supérieure.

57. (1860) Ceci n’est pas un livre « Une croisade universitaire » pp. 107-146

Eux chargeaient leurs phrases jusqu’à la gueule avant de les pointer sur le Romantisme : ils faisaient de véritables efforts, on les voyait suer à la peine. […] Pour moi, j’opine que, si cette phrase est arrivée jusqu’à V.  […] Évite surtout, quand tu prends en main la plume du politique, les phrases de ce genre : « Dans les légations ce sont les mêmes personnes qui administrent les revenus et les sacrements » (Question romaine), bien que je ne me dissimule pas l’irrésistible influence de cette phrase sur les destinées futures de l’Italie centrale. […] Il faut un peu de dignité dans ces sortes de déclarations, mon cher Valentin ; et tu ne peux t’empêcher de montrer, de temps en temps, entre deux phrases, ce que M.  […] Je restais là, les yeux fixes, choqué de cette inconvenance, lorsque tout à coup… Il m’a semblé voir, à travers la brume qui montait de mon cigare, les lignes trembler sur le papier et s’agiter d’une façon tout à fait insolite, et des phrases entières rouler sur elles-mêmes… Ô spectacle saugrenu !

58. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre V : M. Cousin historien et biographe »

Cousin lui-même, Croyez-vous que la grande phrase périodique, surchargée de propositions incidentes, soit bien propre à exprimer la gaieté, l’enjouement, la vivacité de la conversation légère ? […] Emprisonnées dans ces phrases à queue, les idées semblent roides ; on croit voir des femmes serrées dans des corsages carrés, bardées de collerettes immenses, appesanties par la multitude des plis de leurs robes massives, et faisant la révérence avec la majesté mathématique d’un poteau. […] Les idées lui viennent sans qu’il les choisisse ou qu’il les ordonne, et elles ne se présentent pas sous la livrée commune de mots généraux ; elles accourent en métaphores, en expressions familières, en habits de folles ou de paysannes ; et dès l’abord, elles saisissent ; l’accent de la phrase est un chant. […] Et, pour cela, l’on n’a pas besoin d’une longue explication ; souvent une phrase suffit ; un seul mot, comme un éclair, déchire le voile obscur du temps, ramène en pleine lumière les figures cachées, rallume dans leurs yeux ternes la divine flamme de la vie. […] Prenez garde, elles tourneraient contre Socrate et son démon, aussi bien que contre le bon ange de la mère Madeleine de Saint-Joseph. » — Voulez-vous des phrases de mandement et de panégyrique ?

59. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « I — L’avenir du naturalisme »

… Le colossal travail d’Emile Zola, son œuvre éternelle comme les plantes, comme la terre qu’il chante, cette extraordinaire clarté répandue par lui sur le ciel, sur la nature et sur ouvrages dans lesquels tressaille la terre toute entière5… » On peut voir par ces quelques phrases, choisies çà et là, que la jeunesse naturiste ne ménage pas son admiration au maître naturaliste. […] Il n’est même pas inutile de constater que le radicalisme matérialiste de Zola dépasse infiniment celui de Claude Bernard qui, en écrivant cette phrase, faisait prévoir la contrepartie de sa doctrine scientifique : « Pour les lettres et les arts, écrit-il, la personnalité domine tout. […] Ne trouvons-nous pas dans cette seule phrase, la racine même de l’erreur funeste à laquelle Zola, emporté par son bel élan, s’est largement abandonné ? […] Quel autre écrivain de l’heure présente aurait-on pu lui préférer, s’il avait vraiment approfondi cette phrase de son étude sur Edouard Manet : « Le beau devient la vie humaine elle-même », ou cette autre : « La vie seule parle de la vie, il ne se dégage de la beauté et de la vérité que de la nature vivante18 » ? […] Cet article était écrit avant le procès intenté à Emile Zola au cours d’une récente et retentissante affaire judiciaire, et par conséquent cette phrase ne contient aucune allusion aux nouvelles sympathies que lui attira, parmi la jeunesse comme parmi le monde entier, la belle et significative énergie de sa conduite.

60. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre V. Figures de construction et figures de pensées. — Alliances de mots et antithèses »

Dans toutes ces figures, on détourne une construction, une forme de phrase de son usage propre ; on la substitue à celle qui équivaudrait proprement à la pensée. […] Considérée dans son juste emploi, non dans son excès, l’antithèse ramasse dans une phrase courte et condensée les pensées qu’elle oppose : moins il y a de mots, plus le contraste ressort, et il semble qu’en l’étendant on met entre les idées un tampon qui en affaiblit le choc. […] Il n’y a qu’à se laisser aller : les mots s’attirent par la contrariété des sens et par l’analogie des sons, et, si l’on n’y prend garde, la phrase s’achève pour l’oreille et non pour la pensée. Aussi Pascal, dont la vive imagination saisissait avec force tous les rapports et toutes les oppositions des idées, et qui excellait à les rendre sensibles par des rapports et des oppositions pareilles de mots, comparait les vaines antithèses faites pour arrondir les phrases aux fausses fenêtres qu’on peint sur les murs pour la symétrie.

61. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre VI. De l’emploi des figures et de la condition qui les rend légitimes : la nécessité »

De là vient que la même idée peut être traduite par une infinité de phrases métaphoriques, dont chacune lui donnera une nuance particulière, et affectera différemment la sensibilité ou l’imagination. […] Et si l’on songe aux facilités qu’offre une langue déjà vieille par la multitude des phrases toutes faites et des figures ajustées d’avance, on concevra comment tant de métaphores ou d’hyperboles, qui naissent spontanément au premier effort de la pensée, ne sont que de vains échappatoires par lesquels on se dispense de faire acte de réflexion en donnant une espèce de satisfaction à la sensibilité. […] Il faut que la réduction de la figure au mot propre soit une véritable amputation qui laisse la phrase, l’idée, l’émotion incomplètes et mutilées. […] Enfin il y a des pensées et des pages de Pascal, où l’éloquence éclate, où la passion vibre dans des phrases construites avec la précision nue et l’inflexible régularité du langage géométrique.

62. (1856) Mémoires du duc de Saint-Simon pp. 5-63

Nous lisions avec étonnement cette phrase étonnante : « Il n’y eut personne dans le chapitre qui ne le louât extrêmement, mais sans louanges. […] Ce sont des phrases que l’on subit et que l’on impose sans y donner attention, par usage, par cérémonie, imitées des Chinois, utiles pour tuer le temps, plus utiles pour déguiser cette chose dangereuse, la pensée. […] Ajoutez-y la drôlerie comique et l’élan de jeunesse ; il y a telle phrase dans le procès des ducs qui court avec une prestesse de gamin. […] Les poètes du temps les voyaient par une notion vague et les disaient par une phrase générale. […] Il n’y a que des métaphores furieuses capables d’exprimer l’excès de la tension nerveuse ; il n’y a que des phrases disloquées capables d’exprimer les soubresauts de la verve inventive.

63. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Chateaubriand homme d’État et politique. » pp. 539-564

Sachons pourtant qu’avec les écrivains il faut faire toujours la part de la phrase. […]  » Ce n’était là qu’une très mauvaise phrase ; on hésitait à l’en avertir. Enfin, l’un des membres du comité de rédaction, et qui, n’étant pas homme de lettres, semblait moins suspect comme critique, proposa à M. de Chateaubriand de supprimer la dernière partie de la phrase, en lui montrant qu’elle ferait ainsi plus d’effet. […] M. de Chateaubriand ne différait plus désormais des écrivains du parti libéral que par quelques phrases de pure courtoisie royaliste jetées çà et là, par quelques restes de panache blanc agités à la rencontre, et par l’éclat éblouissant du talent. […] Achevons pour lui la phrase : S’il était roi, nous n’aurions de repos que nous n’eussions mis à bas son trône ; — et il fit tout ce qu’il fallait en effet pour consommer sa pensée.

64. (1896) Essai sur le naturisme pp. 13-150

Sa langue est une déformation, sa pensée illogiquement exprimée, sa phrase inharmonieusement construite. […] Un frustre proverbe a-t-il plus de sens et de profondeur que telle phrase d’Hegel ? […] Orchestration verbale, diaphanes architectures des phrases, voilà ce qu’entrevit Stéphane Mallarmé. […] Et on ne se doute guère que sous ces phrases, si bien dites, se déguise une hérésie d’art assez commune. […] Le Cantique des cantiques, anima en lui des désirs latents et il se laissa séduire au miel enivrant et sucré de ses phrases.

65. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre VI. L’effort intellectuel »

Elle consiste à faire prononcer d’abord des phrases dont on ne permet pas à l’élève de chercher la signification. […] Ce que nous voyons de la phrase lue, ce que nous entendons de la phrase prononcée, est tout juste ce qui est nécessaire pour nous placer dans l’ordre d’idées correspondant : alors, partant des idées, c’est-à-dire des relations abstraites, nous les matérialisons imaginativement en mots hypothétiques qui essaient de se poser sur ce que nous voyons et entendons. […] Les mots d’une phrase n’ont pas un sens absolu. […] Les mots d’une phrase ne sont pas tous capables, non plus, d’évoquer une image ou une idée indépendantes. Beaucoup d’entre eux expriment des relations, et ne les expriment que par leur place dans l’ensemble et par leur lien avec les autres mots de la phrase.

66. (1905) Études et portraits. Portraits d’écrivains‌ et notes d’esthétique‌. Tome I.

On sait aujourd’hui à quel acharné travail est due la phrase qu’il écrit. […] Un nombre secret soutient ces phrases et ces pages. […] J’ai bien souvent remarqué au cours de mes entretiens avec lui, — un des plus vifs plaisirs d’intelligence que j’aie goûtés, — cette surprenante identité de sa phrase écrite et de sa phrase causée. […] Il en savait les moindres phrases par cœur. […] Un homme qui écrit une belle phrase est trop près d’ajouter quelque chose au fait que sa phrase traduit, par conséquent d’altérer l’exactitude du document et du coup l’effet total de la preuve.

67. (1759) Réflexions sur l’élocution oratoire, et sur le style en général

Un poète médiocre, un grand poète même qui aurait eu moins de goût, aurait décrit dans une phrase poétique le lever et le coucher du soleil ; Ovide n’y eût pas manqué ; mais écoutons Virgile. […] Un écrivain justement célèbre par ses ouvrages, mais modèle quelquefois dangereux et juge quelquefois suspect en matière de goût, donne des éloges à cette phrase de La Rochefoucault, l’esprit a été en moi la dupe du cœur , pour dire, j’ai cru ma maîtresse fidèle, parce que je le souhaitais . […] La clarté, cette loi fondamentale, aujourd’hui négligée par tant d’écrivains, qui croient être profonds et qui ne sont qu’obscurs, consiste à éviter non seulement les constructions louches, et les phrases trop chargées d’idées accessoires à l’idée principale, mais encore les tours épigrammatiques dont la multitude ne peut sentir la finesse ; car l’orateur ne doit jamais oublier que c’est à la multitude qu’il parle, que c’est elle qu’il doit émouvoir, attendrir, entraîner. […] Comme dans la musique l’agrément de la mélodie vient non seulement du rapport des sons, mais de celui que les phrases de chant doivent avoir entre elles, de même l’harmonie oratoire (plus analogue qu’on ne pense à l’harmonie musicale) consiste à ne pas mettre trop d’inégalité entre les membres d’une même phrase, et surtout à ne pas faire ses derniers membres trop courts par rapport aux premiers ; à éviter également les périodes trop longues, et les phrases trop étranglées et pour ainsi dire à demi closes ; le style qui fait perdre haleine, et celui qui oblige à chaque instant de la reprendre, et qui ressemble à une sorte de marqueterie ; à savoir enfin entremêler les périodes arrondies et soutenues, avec d’autres qui le soient moins, et qui servent comme de repos à l’oreille. On ne saurait croire, et je ne crains point là-dessus d’être démenti par les bons juges, combien un mot plus ou moins long à la fin d’une phrase, une chute masculine ou féminine, et quelquefois une syllabe de plus ou de moins dans le corps de la phrase, produisent de différence dans l’harmonie.

68. (1897) La crise littéraire et le naturisme (article de La Plume) pp. 206-208

Avec des phrases apostoliques, grâce aussi à des paraboles passionnées, il sut captiver l’imagination des foules et subjuguer l’attention rebelle des artisans et des bergers. […] Le bibelot d’écriture, la joliesse plastique, de même que les jeux de phrases et les notations de nuances sentimentales semblaient seuls préoccuper les auteurs. […] Saint-Georges de Bouhélier lorsqu’il écrivit la Vie héroïque des Aventuriers, des Poètes, des Rois et des Artisans, et qu’il y formula les phrases chantantes et accentuées que voici : « Ces héros ruraux et urbains représentent, incarnent, glorifient, pompeux, une Face de la Terre ou du Firmament… La Nature elle-même nécessite l’auguste ardeur de leur patience. […] C’est ainsi qu’un système harmonieux ne peut être traduit que dans des phrases architecturales et mélodieuses.

69. (1879) Balzac, sa méthode de travail

De chaque signe, de chaque mot imprimé part un trait de plume qui rayonne et serpente comme une fusée à la congrève, et s’épanouit à l’extrémité en pluie lumineuse de phrases, d’épithètes et de substantifs soulignés, croisés, mêlés, raturés, superposés ; c’est d’un aspect éblouissant. […] On commence à reconnaître quelques symptômes d’excellent français ; on signale même quelques liaisons dans les phrases. » Qu’on ne prenne pas cet article pour une fantaisie. […] Les hommes de talent mesuré, dont la phrase sort de premier jet du cerveau, calme et équilibrée, ne connaissent point ces tensions fiévreuses, ces bonheurs, ces promenades d’idées ou de forme qui faisaient sortir Jean-Jacques Rousseau de sa mansarde pour courir après le porteur d’un billet de dix lignes dans lesquelles l’auteur des Confessions croyait avoir employé un mot impropre. […] Sur un tel champ de bataille, ce qui tombe de phrases noyées dans l’encre est incalculable.

70. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Victor Hugo » pp. 106-155

Cette insistance verbale, cette formidable obstination à échafauder mots sur mots, formule sur formule, à revenir et s’appesantir, à enserrer chaque idée sous de triples rangs de phrases, caractérise la forme de M.  […] De haut en bas, du sublime au fantasque, dans tous les sujets et à travers toutes les émotions, il est celui qui ne peut exprimer une seule pensée en une seule phrase. […] La phrase même de M.  […] De là, des hachures de style, l’abus de l’apostrophe, les phrases sans verbe, le style monosyllabique et sibyllin des grands passages. […] Elles débutent comme au hasard par un aphorisme quelconque, et continuent au cours des phrases sans que l’on puisse deviner le motif intérieur qui a poussé le poète à écrire.

71. (1890) Le massacre des amazones pp. 2-265

Voyez de quel geste mou elle manie la grande phrase rugueuse du romancier épique […] Signalerai-je le romantisme naïf de la phrase. […] Je veux bien que l’un d’eux parle seul, longuement, nettement, avec des phrases. […] Les pensées longues sont du vide dans des phrases lentes et vagues et flasques. […] Le pastiche est adroit, le ton dégagé, la phrase alerte.

72. (1902) Le problème du style. Questions d’art, de littérature et de grammaire

C’est dans ses phrases qu’il met son coeur. […] En citant cette phrase si simple, M.  […] La phrase toute faite est là condition même de la clarté d’un style. […] L’antithèse par phrases entières ; II. […] Un fait nouveau, une idée nouvelle, cela vaut plus qu’une belle phrase.

73. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « (Chroniqueurs parisiens I) MM. Albert Wolff et Émile Blavet »

J’avais recueilli quelques-unes de ses phrases les plus étranges ; mais faites vous-même l’épreuve. […]  » Lisez à la fin : « Le génie de Molière a moins d’influence sur l’éclat d’une fête nationale que les bombes et les fusées de Ruggieri. » Et, croyez-moi, ces deux phrases, prises au hasard, sont encore parmi les plus passables du moraliste du Figaro. […] une seule phrase. […] Vous mettez, je suppose, au commencement du premier : « Paris est la capitale de l’art. » Puis, vers le milieu du second : « Paris est véritablement la ville des artistes » Puis, quelque part dans le troisième : « Le centre de l’art est à Paris. » Et à la fin du quatrième : « Je ne crois pas trop m’avancer en affirmant que Paris est le foyer des arts. » Et dans l’intervalle de ces phrases, rien, des mots. […] Savourez, je vous prie, ces phrases exquises où respire tout le libéralisme indulgent d’un esprit supérieur.

74. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « L’ancien Régime et la Révolution »

Que Tocqueville voie le caractère essentiel de la Révolution française dans le changement administratif, qu’il phrase tant qu’il pourra sur la taille, la corvée, l’exemption d’impôts pour les nobles et la liberté politique, si chère à son cœur, il ne nous donne que les anciennes vues de détail de l’école philosophique et physiocratique dont il est le disciple attardé, et il répond à la question par la question même. […] Pas une seule fois dans ce volume, maigre de raisons et enflé, ou plutôt soufflé de phrases, l’auteur de l’ancien Régime et la Révolution n’a su porter un ferme regard plus haut que le plain-pied des questions dernières. […] Montesquieu, dont nous avons beaucoup parlé parce qu’il a longtemps empêché Tocqueville de dormir, et surtout parce que ses amis ont prétendu qu’il le ressuscite, Montesquieu ne lui a pas donné cette phrase courte, ingénieuse, imagée, qui sent l’épigramme, il est vrai, mais qui nous réveille en nous piquant et nous enlève par le trait à la monotonie. Tocqueville n’a jamais, lui, qu’une phrase longue, suffisamment arrondie pour rouler toujours du même train sur le même plan, et ce train-là n’est pas la foudre ! Tocqueville, qui a de la propreté plus que de la propriété dans la phrase, est un écrivain de troisième ordre, et, pour emprunter aux faits de son livre une image, il ne sortira jamais du tiers pour passer dans l’ordre de la noblesse littéraire.

75. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Edmond et Jules de Goncourt »

Tous deux, l’un dans sa phrase laborieuse et courte, l’autre dans sa période copieuse, facile et un peu lente, sont extrêmement préoccupés de l’harmonie. Tous les « stylistes » antérieurs à MM. de Goncourt évitent les répétitions de mots, les cacophonies, les ruptures d’équilibre dans la construction des phrases, écrivent beaucoup pour l’oreille. […] Ils n’ont vraiment souci que de peindre : la phrase va comme elle peut. […] Je pense qu’il faut voir une simple négligence, non une recherche harmonique qui dérogerait à leurs habitudes, dans cette première phrase de Sœur Philomène : « La salle est haute et vaste. […] Les phrases ou fragments de phrases que j’ai cités ont sans doute paru détestables à plus d’un lecteur, et c’est un sentiment qui peut se défendre.

76. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Bataille, Henry (1872-1922) »

Bataille et d’Humières représente la pièce mondaine par excellence ; c’est travaillé par un peintre de salon et un officier de cavalerie, c’est du pathos convenable, policé, élégant, très étoffe de chez Liberty ; il y a des vers pâles et des phrases pour tous les goûts snobs. J’ai rencontré la phrase triste et sans raison de Maeterlinck, moins sa profondeur d’eau verte ; le trait à l’Oscar Wilde, moins l’esprit ; la naïveté de Dujardin, moins sa fraîcheur ; la joaillerie de Jean Lorrain, mais bien plus fausse ; les subtilités de Catulle Mendès, mais moins subtiles ; jusqu’à des aphorismes de Victor Hugo, furieusement posthumes, par exemple ! […] Ses paroles sont murmurées ou minaudées, ses phrases emmaillotées par d’anciennes mains tendres de nourrices, ses poèmes étendus dans des lits frais et bordés où ils sommeillent à demi, rêvant de pastilles, de princesses, de nattes blondes et de tartines au miel.

77. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, publiée par M. Camille Rousset, historiographe du ministère de la guerre (suite et fin) »

La phrase, avec ses tours et ses longueurs, rappelle un peu la perruque traditionnelle. […] Rousset, c’est qu’on y sent l’esprit mou, la volonté molle, à la mollesse même de la phrase ; le relâchement et l’indécision sont dans la parole comme dans la pensée ; le sens y flotte ; on y passe du pour au contre en un instant. […] Attachez-vous surtout à ceux qui ont le talent de s’exprimer en phrases vagues, lourdes ou renversées. […] La phrase à la Louis XIV, ou qu’on appelle de ce nom, est ample, un peu longue, mais majestueuse. […] Les longueurs, les reprises, les rallonges de phrases sont inimaginables ; elles sont bien, je l’ai dit, l’image du dedans, d’une pensée sans nerf, sans vigueur.

78. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre IV. Des figures : métaphores, métonymies, périphrases »

Il n’y aurait presque point de phrase que le crayon du dessinateur ne pût traduire : et que de fois la traduction serait une caricature ! […] Il arrive que la métaphore, dans cette extension spontanée, teint de sa couleur tout un groupe d’idées : elle devient alors indépendante, elle se suffit à elle-même, et le sens propre des mots qui sont assemblés dans la phrase et dérivent tous de la même image, contente l’esprit, en dehors de toute réflexion sur le sens figuré. […] On blâme l’incohérence des métaphores : tout le monde connaît la fameuse phrase : « Le char de l’État navigue sur un volcan. » Corneille a été censuré par l’Académie pour avoir écrit : Malgré des feux si beaux qui rompent ma colère. […] Peuvent-ils se mêler dans la même phrase ? […] J’ai lu quelque part cette phrase : « Le sabre qui gouvernait (Napoléon Ier) ne s’inquiétait guère de Calderón ni de Schiller. » Et cependant nul ne s’étonne ni n’est choqué des vers suivants : Rome buvait, gaie, ivre, et la face rougie…..

79. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « L’insurrection normande en 1793 »

Pour toutes les questions de la vie ou de la pensée, c’est toujours ou la mort sans phrases, ou la mort avec des phrases et des sursis, que nous agitons ! Vaultier, né pour la rhétorique, sensible à ce bien dire si vain, dut être pour les phrases et les beaux parleurs de la Gironde, et il faillit payer de sa tête son goût pour eux. […] L’application de cette théorie, — qui supprimait la famille chrétienne en faisant égaux en droit le père et le fils, renversait le foyer domestique et son crédit, donnait une prime aux turbulents, toujours prêts, contre les pacifiques, toujours promptement dégoûtés de ces orgies, et tout cela pour se terminer irrévocablement par des réactions que la force des choses veut et que le législateur devrait prévoir, ne fût-ce que pour organiser, — telle est, sans phrases, girondines ou autres, sans déclamation et sans haine, la Révolution française.

80. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre quatrième. La propagation de la doctrine. — Chapitre I. Succès de cette philosophie en France. — Insuccès de la même philosophie en Angleterre. »

Le penseur est tenu de se préoccuper de ses phrases au moins autant que de ses idées. […] L’ordre est rigoureux chez lui, mais il est caché, et ses phrases discontinues défilent, chacune à part, comme autant de cassettes ou d’écrins, tantôt simples et nues d’aspect, tantôt magnifiquement décorées et ciselées, mais toujours pleines. […] Une philosophie complète, une théologie en dix tomes, une science abstraite, une bibliothèque spéciale, une grande branche de l’érudition, de l’expérience ou de l’invention humaine se réduit ainsi sous sa main à une phrase ou à un vers. […] On n’a point vu depuis La Bruyère une phrase si pleine, si mâle, où la colère, l’admiration, l’indignation, la passion, réfléchies et concentrées, fassent saillie avec une précision plus rigoureuse et un relief plus fort. […] — Remarquez les phrases toutes faites, le style d’auteur habituel aux enfants, dans Berquin et Mme de Genlis.

81. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. NISARD. » pp. 328-357

Bignon, je crois, dont la phrase d’ailleurs, pleine et nombreuse et vraiment académique, semblait de si bon style à feu Louis XVIII. […] Retournez la phrase : au lieu de la main qui coule, vous avez le sein neigeux et poli qui la laisse couler ; et c’est juste effandere. […] Quant à l’axiome sur les réhabilitations, j’avoue ne pas en saisir le sens, et n’y voir qu’une phrase. […] Cet article a soulevé des récriminations diverses et animées : peut-être, en effet, pour qu’on pût en écrire alors, la mémoire de Carrel était trop incandescente ; le biographe a eu beau y employer beaucoup de phrases et mêler beaucoup d’eau dans son encre, il n’a pas réussi. […] Ses belles phrases, qu’accepte trop sincèrement le critique littérateur, pourraient bien n’être qu’une magnifique tenture dérobant le vide.

82. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre II. Deuxième élément, l’esprit classique. »

Bien loin de finir avec l’ancien régime, elle est le moule d’où sortent tous les discours, tous les écrits, jusqu’aux phrases et au vocabulaire de la Révolution. […] Il n’y a pas de phrase qui demande une moindre dépense d’attention, ni où l’on puisse, à chaque pas, constater plus sûrement l’attache ou l’incohérence des parties363  La méthode qui arrange la phrase simple arrange aussi la période, le paragraphe et la série des paragraphes ; elle fait le style, comme elle a fait la syntaxe. […] Des gentillesses de salon s’allongent en phrases aussi concertées qu’une dissertation académique. […] Chez les écrivains, elle était tout à l’heure une serinette à phrases ; pour les politiques, elle est maintenant une serinette à votes, qu’il suffit de toucher du doigt à l’endroit convenable pour lui faire rendre la réponse qui convient. […] « Bien que nous ayons retranché la moitié de ses phrases et de ses mots, nous ne laissons pas de trouver dans l’autre moitié presque toutes les richesses dont nous nous vantons et dont nous faisons parade. » — Comparez le lexique de deux ou trois écrivains du seizième siècle et de deux ou trois écrivains du dix-septième.

83. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre VIII : M. Cousin érudit et philologue »

Cette opposition perpétuelle du texte vrai et du texte mutilé est la meilleure leçon de style ; on y voit clairement et sans phrases ce que c’est que le génie : c’est comme si l’on comparait le tableau d’un grand maître avec le carton de ce tableau. Le récit des ratures, des changements, des corrections que faisait Pascal, introduit le lecteur dans le laboratoire de l’éloquence : ce mot ajouté est un accès de passion impatiente ; cette phrase retournée est un redoublement de logique victorieuse. […] Vous sortez d’un commentaire docte et aride, ayant pour but d’établir, d’après Stobée, Diogène de Laërte et d’autres, le système probable de Xénophane, et, parmi des arguments de commentateur, vous tombez sur la phrase suivante : La partie du système de Xénophane qui porte l’empreinte de l’esprit ionien est et devait être sa partie cosmologique et physique. […] Lorsque, après avoir compté les livres et les connaissances que possédait Abailard, il arrive à la phrase de Porphyre qui contient le problème des genres et des espèces, et qu’il y voit en germe la scolastique entière, il ne peut se contenir. […] Mais un souffle intérieur emporte toutes ces phrases ; la pensée est noble, l’impression grande, et le morceau, dans ses défauts et dans ses mérites, rassemble assez bien les mérites et les défauts de M. 

84. (1928) Quelques témoignages : hommes et idées. Tome I

Enfin, variez vos plans, pour n’être jamais le même. » Les phrases que j’ai soulignées sont essentielles. […] Le ton d’une de ses phrases les plus souvent citées n’indique pas qu’il l’ait pratiquée avec beaucoup de ferveur. […] Chez Pascal, vraiment, pour rappeler une autre de ses phrases, nous trouvons, non pas un auteur, mais un homme. […]  » Il cite cette phrase du Sauveur à saint Pierre dans son émouvant Mystère de Jésus. […] La phrase des Roquevillard que M. 

85. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre VI. La parole intérieure et la pensée. — Second problème leurs différences aux points de vue de l’essence et de l’intensité »

Cette phrase : La forêt s’agite sous l’effort du vent, est une apparente onomatopée, ou, si l’on veut, une onomatopée réelle composée au moyen de signes arbitraires. […] Presque toujours, pour comprendre et pour comprendre parfaitement les phrases que nous entendons, il n’est aucun besoin d’une semblable analyse. […] Voici deux phrases prises au hasard et composées de termes abstraits : Je crois à la vraisemblance de la thèse idéaliste ; — les esprits les plus subtils ne sont pas les moins crédules. […] En résumé, un mot qui a plusieurs sens dans les lexiques et qui éveille, s’il est prononcé isolément, un assez grand nombre d’idées différentes, en éveille encore plusieurs dans le cours d’une phrase mal faite, tandis que, enchâssé dans une phrase à la fois bien conduite et composée de termes choisis, il n’en éveille qu’une seule, celle qui s’accorde avec les idées antérieurement conçues et avec les idées qui la suivent immédiatement dans la conscience. […] Le même phénomène, amplifié et plus saillant, se passe dans l’esprit d’un bon écolier qui, ayant fait le mot à mot d’une phrase grecque ou latine, n’est pas satisfait du sens qu’il a trouvé et recommence à chercher dans son dictionnaire.

86. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. Jacques Demogeot » pp. 273-285

Il n’y a qu’une seule chose qui puisse donner une idée juste de cet écrivain, qui ressemble au magistrat irréprochable de la chanson et qui a si bon air dans sa phrase correcte, exacte, nette comme du français, une petite phrase despote qui nous plaît, et cette chose, la voici. […] et qu’on ne juge point sur une phrase tirée de l’Histoire d’Henri IV, et nous affirmerions également son injustice envers Desportes, qui n’est pas, après tout, seulement, qu’un imitateur de l’Italie. […] Quoiqu’il ait la phrase claire et l’esprit ironique (voir ce qu’il dit de Tallemant des Réaux et de bien d’autres, dont il parle avec un pli de bouche d’une raillerie profonde), ce n’est point un voltairien que M. 

87. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre X. Des Livres nécessaires pour l’étude de la Langue Françoise. » pp. 270-314

Il affecte ridiculement d’employer des tours & des phrases qu’on souffriroit à peine dans ces Romans bourgeois & familiers dont nous sommes rassasiés. […] Des phrases composées exprès pour rendre sensible toute l’énergie d’un mot, & pour marquer de quelle maniere il doit être employé, donnent une idée plus nette & plus précise de la juste étendue de sa signification, que des phrases tirées de nos bons auteurs, qui n’ont pas eu ordinairement de pareilles vues en écrivant. […] On sçait que le ridicule utile que son Dictionnaire néologique a jetté sur certains ouvrages modernes, remplis d’expressions vicieuses & de phrases vuides & alambiquées, a produit en partie le même effet sur le Parnasse, que la comédie des Précieuses ridicules produisit autrefois à la Cour. […] Un autre service qu’on pourroit rendre aux Provinciaux, ce seroit de composer un ouvrage où l’on ramasseroit toutes les mauvaises expressions, les tours vicieux, les phrases singulieres qu’on se permet dans les différentes provinces de France. […] La connoissance de l’origine d’un mot en fait mieux sentir toute la force & sert à donner quelquefois plus d’énergie à une phrase en y faisant entrer ce mot à propos.

88. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1857 » pp. 163-222

Il répète et rabâche amoureusement cette phrase : De la forme naît l’idée, une phrase que lui a dite, ce matin, Flaubert, et qu’il regarde comme la formule suprême de l’école, et qu’il veut qu’on grave sur les murs. […] Je jette mes phrases en l’air… comme des chats, je suis sûr qu’elles retomberont sur leurs pattes. […] La phrase du nommé Massillon : « Ses opinions n’avaient pas à rougir de sa conduite », est acquittée par Flaubert et Gautier, mais la phrase de Lamartine : « Il pratiquait l’équitation… ce piédestal des princes », est condamnée sans appel. […] Théophile Gautier, ce styliste à l’habit rouge pour le bourgeois, apporte dans les choses littéraires le plus étonnant bon sens, et le jugement le plus sain, et la plus terrible lucidité jaillissant en petites phrases toutes simples, d’une voix qui est comme une caresse. […] cette vieille Marie-Jeanne, il faut l’entendre, dans le fond de la boutique de mercerie de son fils, contant avec sa voix cassée le bon temps de la famille, et rabâchant cette phrase : « Nous partions de Sommérecourt.

89. (1825) Racine et Shaskpeare, n° II pp. -103

Je vois, messieurs, à cette phrase sur le ridicule, un nuage sombre se répandre sur vos physionomies d’ordinaire si épanouies. […] Est-ce le Jean Sbogar aux phrases retentissantes du vaporeux Nodier ? […] L’exil à quarante lieues de Paris eût-il paru suffisant à M. le duc de R*** pour l’audacieux qui se fût permis cette phrase ? […] Ces jeunes gens mettraient leur vanité à réciter, en perroquets, d’autres phrases que celles de La Harpe ; mais M.  […] Mais, me dites-vous, prêchez une doctrine saine, lumineuse, philosophique, et vous ferez oublier les phrases de La Harpe. — Pas du tout.

90. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre V. De la lecture. — Son importance pour le développement général des facultés intellectuelles. — Comment il faut lire »

On ne s’embarrassera pas de lire les prétendus critiques pour qui le sujet annoncé n’est qu’un prétexte à tirer le beau feu d’artifice de leurs phrases, ni ceux que leurs matériaux écrasent et qui ne savent point dominer leur érudition. […] Quand on veut s’en servir, on ne trouve dans sa mémoire que des phrases de commande et des jugements de convention. […] Mieux encore que La Bruyère, La Fontaine enseignera à saisir ces rapports secrets et sûrs qui unissent le moral et le physique, à deviner un caractère dans un geste, à entendre une âme dans l’accent d’une phrase. […] Ce mélange continuel de vérité et d’erreur, cette délicatesse de vue brouillée à chaque instant par le parti pris, vous contraindront à une réflexion attentive : il faut prendre le morceau phrase par phrase pour démêler cet écheveau de vérités entrevues et d’erreurs systématiques ; il faut regarder de près les jointures des idées pour apercevoir par quelle fausse liaison l’injustice et l’inexactitude s’insinuent dans cet assemblage si logique et si serré.

91. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 juin 1886. »

Tannhaeuser au plus fort de son paroxysme de désespoir, reprend en cherchant Vénus, la phrase de l’ouverture d’un brâme lamentable qui y amenait la mélodie dominante, et qui à présent se prolonge dans l’orchestre par un frémissant trémolo de violon. […] — dans les confessions de l’anglais Quincey ; je l’admire surtout dans quelques phrases prestigieuses du comte de Villiers de l’Isle-Adam, magicien des musiques expressives, suggérant, par des liaisons de syllabes, une vivante émotion. […] Ses livres sont mal composés, les notions ne s’expliquent point l’une par l’autre : par instants, malgré ces défauts, une phrase surgit, qui bouleverse l’âme et la force à créer la plus intense vie d’une émotion précise. […] Que l’on invente un mot nouveau : la phrase sort des phrases habituelles et nous ne comprenons pas, faute d’une syntaxe logique, assignant aux termes dans tes phrases la place même qu’ils occupent dans la pensée, — Mais la misère la plus cruelle de notre langue est l’abolition des significations précises, la pestilente invasion des synonymes et des métaphores. […] Mais parfois îles phrases intelligibles apparaissent : et elle sent une éblouissante musique séraphique, l’écho, certes, des régions où elles furent conçues.

92. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « I »

Gasperini, et après lui Jullien et d’autres, cite cette phrase de Tristan : « C’est moi-même qui suis le monde. » Mais est-ce là du Schopenhauer ? […] Et puis, par malheur, Tristan ne dit pas cela, mais il dit : « Quand mon œil s’éteindra, alors je serai moi-même le monde. » Cette phrase, comme celles qui la précèdent et qui la suivent, a un sens excessivement vague ; c’est le désir de la mort, un besoin immense de se dissoudre, de se fondre en un tout, d’être enveloppé par lui, de s’étendre à travers l’infini, « de rêver dans des espaces immesurables… » Tout cela ce sont des sentiments, non pas des pensées logiques ; les mots ne sauraient les indiquer que très vaguement, et Wagner, avec un génie admirable, les a donc exprimés dans des phrases dont le sens est atténué au possible, pendant que la musique nous fait voir jusqu’au fond de l’âme des deux amants, en nous faisant sentir ce qu’ils sentent3. […] Dans Schopenhauer je n’ai pu trouver que cette unique phrase : « La nuit est en elle-même majestueuse », et cette phrase se trouve dans un fragment posthume (Nachlass, 361)4. […] La tragédie entière tourne autour de la Volonté de Wotan, et Wotan, dans la scène culminante de l’évocation d’Erda, renonce à vouloir ; etc… Notons aussi, dans Jésus de Nazareth, cette phrase, « la négation de l’univers » (IV, 404) ; elle est de 1848-50. […] Enfin, ce n’est pas la théorie philosophique en tant qu’explication abstraite du monde et basée sur ces déductions logiques, qui « gagna » Wagner, mais la théorie de l’art, notamment celle de la musique, ainsi que la morale (comme on vient de le voir par la phrase citée).

93. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — T. — article » pp. 326-344

On se flattoit qu'en se formant sur les vrais modeles, son goût acquerroit les qualités nécessaires à un bon Ecrivain ; que son imagination renonceroit aux idées gigantesques ; qu'il perdroit l'habitude de peser sur les mots ; qu'il mettroit plus de liaison dans ses phrases, moins d'appareil dans ses réflexions, plus de nombre, d'aisance & de naturel dans son style ; qu'il se déferoit enfin d'un ton de prétention & de pédantisme, qui sentoit trop le nouveau venu de l'Université *. […] Ils n'offrent à l'esprit qu'un Recueil de réflexions pleines d'enflure & de phrases si peu liées les unes avec les autres, qu'on pourroit en renverser l'ordre sans déranger l'économie du style. […] Les métaphores, les phrases prétendues substantielles, les réflexions prodiguées y font perdre de vue l'objet principal. […] Où l'Orateur se plaît sur-tout à nous promener, c'est dans le monde physique, dans le monde moral, le monde politique, le monde intellectuel…… Le plus doux de ses plaisirs est d'imprimer le respect, d'imprimer la crainte, d'imprimer à, d'imprimer sur, d'imprimer au dedans, d'imprimer au dehors…… Si nous le suivons dans des phrases de plus longue haleine, il nous dira d'abord que les passions, comme un limon grossier, se déposent insensiblement en roulant à travers les Siecles, & la vérité surnage ; que la Nature varie par des combinaisons infinies les facultés intellectuelles de l'homme, comme les propriétés des êtres physiques *.

94. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « A. Grenier » pp. 263-276

Il va aux écoles, aux assemblées, aux conférences, aux thermopoles, qui étaient des cafés (sans café) et des lieux publics ; il va partout, enfin, où l’histoire des Universités, des Instituts et des enseignements officiels n’a jamais mis un pied, qu’elle respecte trop pour l’y risquer… Et de tout ce qu’il regarde et recueille, en mille citations étonnantes et en mille anecdotes inouïes, ce qui se dégage uniquement, c’est ce honteux et misérable résultat que ce monde de l’antiquité, traité de sublime, a péri moins par l’épée des Barbares que par les phrases et sous les phrases de la plus bavarde des civilisations. […] Je ne crois pas Grenier aussi tranché et absolu que moi dans ses opinions religieuses, mais je lui sais gré de cette phrase écrite par lui : « Le catholicisme est au-dessus de tout honneur. » Son livre me satisfait, mais peut-être aurais-je voulu un peu davantage. Pendant qu’il était en train de si bien faire en nous montrant l’antiquité, cette vaine parolière, descendant du sophiste au rhéteur et du rhéteur au grammairien, ces trois marches qui l’ont conduite au gouffre, je souhaitais que l’esprit qui voyait si clair en histoire tirât des faits, si curieux et si nombreux qu’il avait colligés, des conséquences plus circonstanciées et plus hardies, et qu’il osât des rapprochements entre des époques de décadence dont il est impossible de ne pas voir l’analogie… À certaines pages du livre en question, la décadence de l’antiquité, livrée à la phrase et aux mots pour les mots, rappelait à l’auteur d’autres décadences ; des rhéteurs grecs lui mettaient en mémoire d’autres rhéteurs, qui n’étaient pas grecs.

95. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1875 » pp. 172-248

Et après l’injure de chaque commencement de phrase, jetée d’une voix sonore, la tête dressée vers la coupole, il y avait chez le cruel orateur, un sourd plongeon de sa voix dans sa poitrine, pour le compliment banal de la queue des phrases, — et que personne n’entendait. […] C’est mal écrit, lorsqu’on place assez près de l’autre, dans une phrase, deux mots commençant, par la même syllabe. On a été plus loin, on a déclaré qu’on ne pouvait pas commencer une phrase par un monosyllabe : ces deux pauvres petites lettres ne pouvant servir de fondation à une grande phrase, à une période. […] » phrase qu’il fit suivre à peu près de ceci : « Vous dites à une femme, je vous aime ! […] Et le volume apporté, je lus le mot, dans une phrase du Voyage en Laponie.

96. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, le 8 décembre 1885. »

Il apparaît avec le sourire bienheureux et timide d’Eva dans la scène de l’église ; il est l’expression hardie du désir de Walther ; c’est de lui qu’est formée la phrase « Eines zu fragen !  […] Remarquons le motif mi-si-ré qui termine la première phrase : il semble que même dans Beckmesser l’amour, ou ce qui veut paraître tel, doive s’exprimer par ces notes jeunes et ardentes. […] Motif 71 (p. 6, 95, 97, 145, 146, 147). — Nous entrons dans le chant si naïf et si frais de Walther ; il souligne les phrases ; « wie Glockenhall ertoes’t des Jubels Gedrœnge », et « im wildem Wonne Gewuhle ». […] Motif 75 (p. 97, 115, 116, 117, 143, 144). — Chant de Walther, dont les phrases réapparaissent plus tard avec l’odeur du lilas, si forte et si pénétrante, qui fait dire à Sachs : « Was düftet doch der Flieder so mild, so stark und voll ». […] Motif 81. — Cadence terminant les couplets de Sachs au deuxième acte, et quelques autres phrases de style un peu déclamé.

97. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Histoire du chancelier d’Aguesseau, par M. Boullée. (1848.) » pp. 407-427

D’Aguesseau nous offre avec plus de distinction et d’élégance ce qu’a Rollin, un style d’honnête homme, d’homme de bien, et qui, si on ne se laisse pas rebuter par quelque lieu-commun apparent, par quelque lenteur de pensée et de phrase, vous paie à la longue de votre patience par un certain effet moral auquel on n’était pas accoutumé. […] Cette paresse a besoin d’explication quand le mot s’applique à un homme aussi constamment et aussi diversement laborieux que l’était d’Aguesseau ; mais je crois qu’il la faut prendre dans le sens de lenteur de tempérament, d’absence de verve et de longueur de phrases, ce qui est incontestable quand on lit d’Aguesseau ; on sent qu’il a dû passer bien du temps à limer, à polir ce qui paraît encore un peu traînant à la lecture, et qu’aussi il s’est amusé à bien des études d’inclination et de fantaisie qui peuvent ressembler à de la paresse aux yeux des hommes d’action et d’affaires. […] Il caresse sa phrase, il soigne la cadence, il sacrifie au nombre. […] Il me faut pourtant y faire une remarque critique sur une phrase souvent citée, et qui a fort étonné de la part d’une plume aussi correcte que celle de d’Aguesseau. […] M. d’Aguesseau aurait préféré, nous dit son fils, rester dans la pure et véritable magistrature, et passer ses jours dans une charge de conseiller au Parlement de Paris, et il ajoute, en des termes qui rappellent l’hôtel Rambouillet plus subtilement qu’il ne convenait à un ami et à un disciple de Boileau : « Les maîtres des requêtes ressemblent aux désirs du cœur humain, ils aspirent à n’être plus ; c’est un état qu’on n’embrasse que pour le quitter… » Or, cette phrase étrange sur les maîtres des requêtes, comparés aux désirs du cœur qui aspirent à n’être plus, serait inexplicable chez un aussi bon esprit sans une phrase de saint Augustin qui dit cela, en effet, des désirs du cœur humain (sunt ut non sint).

98. (1899) Esthétique de la langue française « Le vers libre  »

Jusqu’aux premières tentatives d’il y a dix ans, le vers français n’a jamais cessé (dans les bonnes pages des bons poètes) d’être, de huit, de douze ou de vingt-quatre syllabes, une phrase mélodique, limitée par le nombre même de ses syllabes, et, par cette limite, acquérant une forme précise, une vie individuelle. […] Kahn confond la déclamation et la versification, et il donne à la déclamation une fixité absolument arbitraire, car quelle objection à noter ainsi les vers de Racine : Oui | je viens dans son temple adorer l’Éternel Je viens | selon l’usage antique et solennel Pourquoi détacher chaque membre de phrase ? […] Nous sommes en présence d’une phrase coupée en fragments analytiques plutôt même que rythmiques. […] Il serait encore assez laborieux de compter les accents en ces phrases mal déterminées ; cependant on se sent en présence de vers évidents. […] Léon Gautier la séquence est une prose divisée en périodes ou phrases musicales212.

99. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre III. De la sécheresse des impressions. — Du vague dans les idées et le langage. — Hyperboles et lieux communs. — Diffusion et bavardage »

Voilà ce qui fait le fond de nos conversations et de nos lettres, et nous prenons dès le collège l’habitude d’appliquer ainsi sur tous les sujets qu’on nous propose des pensées reçues, des phrases faites, où nous n’avons aucun intérêt de cœur ni d’esprit. Si grande est notre paresse, inaccoutumés que nous sommes à chercher des idées ou des mots, que souvent nous aurions quelque inclination à penser d’une manière : nous parlons d’une autre, non par modestie, non par timidité, mais parce qu’il est plus commode de répéter une phrase apprise que de créer pour une pensée personnelle une forme originale. […] Eût-on quelque velléité de sentir autrement, fût-on convaincu même que la vérité des faits y oblige, la phrase est là, si tentante, si facile à prendre ; il est si commode de la ramasser ; on a si peu le loisir, si peu l’habitude de sentir sa propre pensée et d’en chercher l’exacte formule, qu’on se laisse aller ; et l’on dit blanc quand on eût pensé noir si l’on n’avait pas lu son journal.

100. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — S — Saint-Pol-Roux (1861-1940) »

Lucien Muhlfeld Les Reposoirs de la Procession sont de belles pensées, de belles métaphores, de belles phrases. […] Métaphores d’une originalité profonde, images se suivant, se culbutant, pour après s’éteindre sur des phrases en lesquelles ont passé des torrents d’harmonie. […] À sa voix, tout s’anime, tout prend corps ; les monstres surgissent de partout, apocalyptiques, hurlant chacun son symbole ; la nature inanimée se gonfle, se tord et, prise d’enfantement, accouche d’une création horrifique ; on s’effare ; on roule de cauchemar en cauchemar ; on se croit dans une autre planète ; et, tout à coup, au brusque déclic d’une métaphore, à un détour de phrase, à un mot, on s’aperçoit qu’il s’agit au fond de choses très simples dans le décor de l’éternelle poésie.

101. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Eugène Pelletan » pp. 203-217

Tout pour la phrase et par la phrase, voilà la méthode en action de l’auteur des Uns et des Autres, pourvu que cette phrase soit trempée pourtant dans le vermillon de la République ou de la libre-pensée. […] Dans ces biographies, qu’il soit question de de Maistre, sur lequel j’ai le plus insisté parce qu’il est l’ennemi capital et intégral du parti de Pelletan, ou qu’il ν soit question de Lamennais ou de Lamartine, la phrase est toujours surchargée de la déclamation la plus violente, unie, par une combinaison singulière, à la superficialité la plus vaine.

102. (1927) Approximations. Deuxième série

Dans ses notes sur Le Rouge et le Noir, Du Bos relève la dimension psychologique de la phrase de Stendhal, sa densité. […] C’est ce qui explique que dans une phrase de Stendhal les membres de la phrase ne sont jamais les modulations d’un même air, les nuances d’une même tonalité fondamentale ; c’est une succession de visages qui se présentent, puis se détournent. […] Observez les mouvements de ses phrases tandis qu’elles gravissent puis redescendent l’échelle à corde si souple mais si solidement nouée du récit. […] Si sa phrase lui est personnelle jusqu’à l’inimitable, ce n’est jamais cependant à la mimique de cette phrase qu’il confie le soin de transmettre le message : servante docile, diligente et qui sait plus d’un tour ; mais non point maîtresse. […] Cette phrase de Henry James, combien elle m’aura obsédé, … jamais cependant autant que depuis la mort de Jacques Rivière.

103. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Du génie critique et de Bayle »

Le mot vif, qui chez Bayle ne se fait jamais longtemps attendre, rachète de reste cette phrase longue que Voltaire reprochait aux jansénistes, qu’avait en effet le grand Arnauld, mais que le Père Maimbourg n’avait pas moins. […] Montesquieu, qui conseillait plaisamment aux asthmatiques les périodes du Père Maimbourg, n’a pas échappé à son tour au défaut de trop écourter la phrase ; ou plutôt Montesquieu fait bien ce qu’il fait ; mais ne regrettons pas de retrouver chez Bayle la phrase au hasard et étendue, cette liberté de façon à la Montaigne, qui est, il l’avoue ingénument, de savoir quelquefois ce qu’il dit, mais non jamais ce qu’il va dire. […] Dans une lettre, tout à côté d’une belle phrase sincère sur la Providence, il mentionnera Hexameron rustique de La Mothe-Le-Vayer avec ses obscénités : « Sed omnia sana sanis. » ajoute-t-il tout aussitôt, et le voilà satisfait. […] J’ai surtout en vue certaines phrases de Bayle à son point de départ. […] En avançant pourtant et à force d’écrire, sa phrase, si riche d’ailleurs de gallicismes, ne laissa pas de se former ; elle s’épura, s’allégea beaucoup, et souvent même se troussa fort lestement.

104. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Émile Zola » pp. 70-104

Zola assemble ses mots en phrases est extrêmement simple, commode, apte à tout. […] Zola termine indifféremment par un retentissant accord, finale d’une gradation ascendante, ou par une phrase surajoutée et superflue qui laisse en suspens la voix du lecteur. […] Chaque spectacle est dépeint en ses parties constituantes, marquées chacune par l’adjectif coloré qui correspond à sa perception ; puis, en une phrase générale, le tout est repris avec des termes où domine celui des caractères de forme ou de nuance, qui existe en le plus de parties. […] Puis la dominante psychologique, habituellement analogue à la dominante physiologique, établie, il les résume en une phrase appositive qu’il accole sans cesse au nom de l’individu ainsi présenté. […] La force d’Eugène Rougon, la noble beauté de Mme Grandjean, la séduction d’Octave Mouret et la douce fermeté de Denise, sont ainsi empreints en une effigie, marqués par des faits et résumés en une phrase.

105. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XX. Mme Gustave Haller »

C’est une phrase de La Bruyère qui a fait son enfant, à elle ; et cette phrase bien connue, la voici. […] Elle fait une classe à part. » Mais cette pauvre phrase qui, après avoir affirmé l’amitié entre homme et femme, la nie et en fait une classe à part ; cette phrase peu honorable pour la netteté d’esprit de La Bruyère, — moraliste du reste plus piquant que profond et dont habituellement l’expression pique plus que la pensée, « ne pouvait engendrer rien de bien lucide, dans la tête, qui l’est très peu, de Mme Haller.

106. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Louis Vian » pp. 373-387

Et enfin, dans ces derniers temps, nous avons eu Dupin, ce vieux soulier ferré de Dupin, extrait des crottes du Morvan, qui n’a jamais écrit une seule phrase de langue ou de sentiment français en toute sa vie, qui fut longue ! […] Certes, qui ne se serait attendu à des phrases d’avocat et à des opinions d’avocat, dans ce pourchas d’avocat ! […] Au lieu de cela, j’ai trouvé un écrivain vif, clair, court-vêtu de phrases, preste, leste, alerte et nerveux, d’un sobre et solide langage prenant la pensée de très près, ayant dans son bronze, çà et là, des pointes et des reluisances d’or. […] Montesquieu était un artiste en tout, qui savait arranger sa vie comme ses phrases, d’une concentration si savante.

107. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Alexandre de Humboldt »

Il était doué d’une curiosité intrépide, d’une persévérance infatigable, d’une sagacité infiniment perçante, le tout revêtu d’une organisation d’acier fin que ne brisèrent, ni ne faussèrent, ni n’usèrent les fatigues, les climats, les voyages, et qui dura près de cent ans, comme celle de Fontenelle, cette porcelaine fêlée dans son fauteuil ouaté, ce Fontenelle qui s’arrêtait au milieu d’une phrase quand une voiture passait, pour ne pas forcer et user sa voix ! […] l’essentiel, c’est « l’expression noble, qui ne manquera jamais, si elle l’est, l’effet grandiose de la nature », dit ce tulipier de la phrase, et pardonnez-nous de l’avoir appelé : un beau parleur scientifique, après cela ! […] Mais, heureusement pour lui et heureusement pour nous, il y est allégé, soulagé et abrégé de cette phrase qu’il avait si longue, soit dans ses écrits scientifiques, soit dans sa conversation, parce que, rapporteur toujours animé d’une rage synthétique, il aurait voulu faire tenir dans une seule phrase tout ce qu’il savait ; et comme ce n’était pas facile, il n’en finissait point.

108. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXIV. Alexandre de Humboldt »

Il était doué d’une curiosité intrépide, d’une persévérance infatigable, d’une sagacité infiniment perçante, le tout revêtu d’une organisation d’acier fin, que ne brisèrent, ni ne faussèrent, ni n’usèrent les fatigues, les climats, les voyages, et qui dura près de cent ans, comme celle de Fontenelle, cette porcelaine fêlée dans son fauteuil ouaté, ce Fontenelle qui s’arrêtait au milieu d’une phrase quand une voilure passait, pour ne pas forcer et user sa voix ! […] L’essentiel, selon lui, n’est point du tout le coup de râteau plus ou moins bien jeté sur les notions des sciences physiques contemporaines et qu’il n’a pas toutes ramassées ; non, l’essentiel, c’est « l’expression noble qui ne manquera jamais, si elle l’est, l’effet grandiose de la nature », dit ce tulipier de la phrase, et pardonnez-nous de l’avoir appelé « un beau parleur scientifique » après cela ! […] Mais, heureusement pour lui et heureusement pour nous, il y est allégé, soulagé et abrégé de cette phrase qu’il avait si longue, soit dans ses écrits scientifiques, soit dans sa conversation, parce que, rapporteur toujours, animé d’une rage synthétique, il aurait voulu faire tenir dans une seule phrase tout ce qu’il savait ; et comme ce n’était pas facile, il n’en finissait point.

109. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Prosper Mérimée. » pp. 323-336

Il veut la mort sans phrases en littérature, comme Fouché la voulait en politique ; mais en littérature il faut des phrases (et par des phrases, je n’entends pas de la rhétorique !). Car, après tout, le style, c’est-à-dire la pensée, qui a besoin d’éclater et de se répandre, fait d’autant plus de phrases qu’elle a plus besoin de se répandre et d’éclater !

110. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Première Partie. Des Langues Françoise et Latine. — De la langue Latine. » pp. 147-158

Pourquoi, disoit Erasme, adorer tout dans Cicéron, jusqu’à ses défauts, ses longueurs, longueurs, ses digressions & ses répétitions sans nombre ; ses phrases emphatiques & compassées ; ses déclamations sublimes & ennuyeusement belles ; son égoïsme éternel ; cette abondance & cette stérilité de génie tout à la fois, qui lui fait confondre tous les genres dans lesquels il écrit ? […] Il le croyoit plus du ressort des discours académiques, plus fait pour éguiser l’esprit des jeunes gens, pour exercer leur imagination, & leur apprendre à construire leurs phrases avec art, & à symmétriser leurs expressions. […] Outre cette signification propre des termes, il y avoit une signification accessoire & dépendante de l’arrangement des mots & des phrases, & du ton de celui qui parloit.

111. (1895) Le mal d’écrire et le roman contemporain

Qui sait distinguer la phrase de M. Feuillet de la phrase de M.  […] Des phrases qui me ravissent leur semblent creuses. […] Comment ne pas pasticher la phrase accumulative de MM.  […] Adoptez la phrase droite de Flaubert étudiée dans Chateaubriand.

112. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Charles Dickens »

Ses héros sont concentrés et fixés à n’être qu’un penchant, une attitude, une phrase, un trait de caractère sans lequel ils n’existeraient pas plus qu’un morceau de bois qui cesserait d’être ligneux. […] Mais le voici qui parle ; ses termes sont recherchés et vagues, un soudain sourire de confiance amicale et fate éclaircit son visage ; il fait un geste solennel de la main, prononce quelques phrases sonores, s’en va majestueusement en fredonnant un air et l’homme est posé pour tout le reste du livre. […] Dans le même livre, pas une phrase de Mme Flora Finching, l’ex-prétendue de M.  […] Que l’on prenne dans Martin Chuzzlewitt les filandreux bavardages que profère cette merveilleuse garde-malade, ivrognesse, larmoyante et digne, Mme Gamp ; que ce soit dans David Copperfield la grand ’tante Betsy Trotwood qui aligne ses phrases raides, sèches et remuantes comme toute sa maigre et décidée et dégingandée personne, c’est par la drôlerie de leurs paroles, la syntaxe étrange de leurs phrases et de leurs idées que se marquent tous ces types. […] Les deux bateliers qui, dans L’Ami commun, s’emploient à la sinistre tâche de repêcher dans la Tamise les cadavres des noyés, sont ainsi dessinés par phrases fragmentaires, par allusions discrètes et présentent d’étranges airs de vie.

113. (1861) La Fontaine et ses fables « Troisième partie — Chapitre III. Théorie de la fable poétique »

Plus de ces mots hardis, saisissants, passionnés ; plus de ces métaphores vives et originales ; plus de ces phrases imitatives, de ces sons choisis, qui transforment les sentiments en sensations et pénètrent notre corps des émotions de notre âme. La science ne s’adresse qu’à l’esprit pur, elle n’emploie que des expressions ternes ; elle fuit les métaphores, toujours inexactes ; elle enchaîne les phrases monotones avec une régularité grammaticale, et ne consent jamais à amuser l’oreille par la musique des vers. […] Les constructions variées ont imité la variété de la pensée ; quand elle s’est rompue, la phrase s’est rompue avec elle, et le chant des mots sonores a noté par ses inflexions visibles les ondulations invisibles du sentiment. — Ainsi répandu dans l’oeuvre entière, le mouvement se communique au poëte. […] S’il prête un discours à un personnage, il en fera un tout indissoluble, où chaque phrase prouvera la conclusion, où le syllogisme intraitable se cachera sous les dehors de la passion, où le but, comme un moteur souverain, produira, disposera, conduira toute la machine et tous les mouvements. […] Alors naîtra le vrai style poétique : la liberté des tournures, la variété des mètres, l’irrégularité des rimes et l’allure onduleuse de la phrase, ne détruiront pas l’unité de la période et la mélodie réglée des vers ; la diversité et l’aisance de la prose s’allieront à l’enchaînement et à la symétrie de la poésie ; et la fable sera en même temps une conversation et un chant.

114. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre XII. Dernière et nécessaire opération, qui consiste à corriger ce que l’on a écrit »

Cependant, si fastidieux qu’il soit d’insister encore, et de repasser par toute la route déjà faite, la perfection est à ce prix : il faut reprendre son travail phrase par phrase, mot par mot, juger l’ensemble et scruter le détail, pour redresser tout ce qui serait mal venu, et y apporter la correction nécessaire.

115. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1881 » pp. 132-169

Je fais une visite, après le troisième tableau à Mme Zola, qui a des larmes dans les yeux — ce que je ne vois pas tout d’abord, en l’obscurité de la baignoire — et comme je me permets de lui dire, que je ne trouve pas le public si méchant, elle me jette, dans une phrase sifflante : « de Goncourt, vous trouvez ce public bon, vous ! […] Un jour Tourguéneff lui demandant, pourquoi parmi tous ses soupirants, elle avait fait un choix tout à fait inexplicable, la femme lui répondit : Oui, c’est peut-être vrai… mais vous ne l’avez jamais entendu prononcer cette phrase : « Vous dites… pas possible ! » * * * — Littré, à une demande de renseignements historiques, que lui adressait Renan, lui répondait par une lettre, où il le suppliait de le laisser tranquille, dans cette belle et désolée phrase : « J’ai le droit de passer pour mort !  […] Got, aujourd’hui, ne voulait-il pas me persuader, que l’intonation d’un vers, d’une phrase, un comédien ne la cherchait pas avec le bruit de sa bouche, que c’était une opération cérébrale, et que du premier coup l’acteur y arrivait, quand il l’avait cherchée avec sa cervelle. […] * * * — Une jolie phrase de Macé, le policier.

116. (1874) Premiers lundis. Tome I « Tacite »

Qu’on essaie pourtant de traduire, et l’on sentira confusément qu’il y a, malgré la difficulté extrême de les saisir, bien des tours français répondant à ceux de l’historien latin, et que la traduction d’une phrase de Cicéron ou de Tite-Live, si elle est plus facile à commencer, est aussi plus difficile à finir. […] Distraits en effet à chaque pas par des difficultés de détail, forcés de reprendre souvent haleine, et de cheminer péniblement phrase à phrase ; de plus, dénués de verve personnelle, et revenant puiser sans cesse à celle de l’original, ils courent risque, s’ils n’y prennent garde, de laisser trace en leur ouvrage de ces allées et venues perpétuelles, et de fatiguer le lecteur par leur marche inégale et heurtée.

117. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1877 » pp. 308-348

— Ma foi, non, monsieur, mais nous allons voir. » Renan prend une Bible hébraïque, cherche parmi les préceptes de Moïse, et trouve cette phrase : « Tu ne mangeras… tu ne mangeras pas le lièvre, parce qu’il rumine. » — C’est parfaitement exact… la Bible dit que c’est un ruminant. […] Qu’on songe à tout ce qu’il y a dans cette phrase. […] » Je suis reconnaissant à la femme de cette phrase qui me la dévoile, dans le fond de sa pensée, comme préoccupée des menaces suspendues sur ma tête. […] » * * * — Le boire et le manger me sont indifférents, le reste seulement plaisant, et il n’y a plus pour moi, en ces jours énervés comme des lendemains de migraine, il n’y a plus pour moi d’attachant dans la vie que le travail de la cervelle : l’architecture d’un morceau ou la ciselure d’une phrase. […] Et cependant elle avait été jetée cinquante fois au public de l’Odéon, cette phrase du « monsieur en habit noir » d’Henriette Maréchal : « Il y a des gens qui y disent des choses qui corrompraient un singe et qui feraient défleurir un lys sur sa tige. » Les propos à faire rougir un singe, ça me semble bien descendre de l’engueulement du bal d’Henriette Maréchal.

118. (1881) Le roman expérimental

Don César fait des phrases sur le respect qu’on doit aux femmes ; la reine fait des phrases sur les sublimités de l’amour ; Ruy Blas fait des phrases sur les ministres qui volent l’État. Toujours des phrases, oh ! […] Il suffit d’une phrase pour créer. […] Voici simplement des phrases. […] Pas une de ses phrases ne répond aux miennes.

119. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 100-103

Il est donc bien plus digne des soins de quiconque est né avec du talent, de ne pas s’asservir à rendre un Original mot à mot, phrase par phrase, idée par idée, image par image.

120. (1897) Aspects pp. -215

Devant plusieurs de tes tableaux j’ai senti la profonde vérité de cette phrase. […] Sa phrase n’a pas la danse de Saint-Guy comme celle des Goncourt. […] Leur peu d’énergie se dépense à rechercher la phrase qui pique. […] Maintes phrases donnent le frisson de la beauté parfaite. […] Gregh la petite pluie grisâtre de quelques phrases normaliquement laudatives.

121. (1890) Les princes de la jeune critique pp. -299

Jusqu’à la construction des phrases qui s’en est ressentie ! […] Il aime la phrase ample qui se déroule avec une lenteur majestueuse. […] Mais faut-il que sa phrase soit bourrée à en craquer ? […] je doute que Bossuet eût signé cette phrase-là. […] Son passé lui revient en comparaisons pieuses, en phrases de missel.

122. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Œuvres complètes de Buffon, revues et annotées par M. Flourens. » pp. 55-73

En tout, Linné, l’homme de l’ordre et de la méthode, observateur neuf, ingénieux, inventif, à l’œil de lynx, écrivain concis et expressif, poète même dans son latin semé d’images et taillé en aphorismes, Linné fait un parfait contraste avec Buffon, le peintre du développement et des grandes vues, et dont la phrase aux membres distincts et nombreux, enchaînés par une ponctuation flexible, ne se décide qu’à peine à finir. […] Dans son article du cheval, par lequel il débute dans ses histoires particulières d’animaux, il accorde un peu à la phrase, à la couleur ; il fait les chevaux sauvages « beaucoup plus forts, plus légers, plus nerveux que la plupart des chevaux domestiques ». […] Le sentiment buffonien y est célébré dans un style, dans une langue qui ressemble le moins à celle de Buffon : en voici une phrase prise au hasard : « Au point de vue où nous apparaît notre immortel Buffon, si admirable et si profond à la fois, nous voyons ce génie sublime lancer l’esprit humain dans des généralisations inspirées par des divinations synthétiques… » Le respect seul m’empêche de multiplier ces citations. […] Ce qui est vrai, c’est que les grandes hypothèses de Buffon, ses tableaux des diverses époques de la nature, quelques phrases jetées çà et là sur l’unité primitive de dessein, phrases qui n’ont pas la portée qu’on leur donne, ont paru suffisantes au savant illustre, mais enthousiaste, pour voir en Buffon un précurseur de lui-même, un prophète de l’ordre de vues qu’il affectionne : il a donc salué en Buffon une sorte de dieu humain à peu près comme Lucrèce salue Épicure.

123. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Madame de Staël. Coppet et Weimar, par l’auteur des Souvenirs de Mme Récamier (suite et fin.) »

Les phrases même tiennent peu, prises en détail ; elles ne se déplacent pas. […] À l’Académie, lorsqu’on produit, à l’occasion d’un mot, les exemples tirés des principaux écrivains témoins de la langue, il est rare que l’exemple emprunté à Mme de Staël ne soulève pas d’objections, et qu’une phrase d’elle passe couramment. […] Je prendrai, par exemple, la plus célèbre de ses phrases s’il fallait en choisir une, celle dans laquelle on a résumé sa vie : « J’ai toujours été la même, vive et triste ; j’ai aimé Dieu, mon père et la liberté. » C’est ému, cela fait rêver, mais c’est elliptique. […] Au moment où elle fut dite par elle, déjà mortellement atteinte et défaillante, une telle parole dut paraître admirable, et elle l’était ; mais c’est à la condition d’y mettre aussi l’éclair du regard, la physionomie, l’accent ; il faut tout cela à sa parole pour se compléter ; sa plume n’avait pas ce qui termine : il manque presque toujours à sa phrase écrite je ne sais que] accompagnement. […] La phrase ici est tout à fait brouillée dans l’impression, et il y faut faire une ou deux corrections pour rétablir le sens et la suite grammaticale.

124. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Histoire de la Restauration, par M. de Lamartine. (Les deux premiers volumes. — Pagnerre.) » pp. 389-408

Mais, dès cette première phrase de M. de Lamartine, j’ai vu des personnes se demander ce que l’historien entendait par le milieu de la vie, et si, en effet, nous en étions encore à mesurer l’espace de nos jours et le nombre des soleils qui nous sont accordés, comme on le faisait au temps des patriarches. […] Je n’insiste sur cette phrase de début, qui a frappé beaucoup de personnes, que pour montrer qu’on ne saurait raisonnablement attendre de l’historien-poète un grand scrupule d’exactitude sur ces points de détail et d’humble réalité. Quand la réalité le gêne, il la plie légèrement au besoin de la phrase et de l’harmonie. […] Parlant de Napoléon avec rigueur, et en ceci, je crois, avec une souveraine injustice, il dira : « Il y avait un arrière-souvenir de la Terreur de 1793 dans le gouvernement de cet homme, qui avait vécu, grandi et pratiqué les hommes de ce temps. » M. de Lamartine a dû méditer cette pensée avant de l’écrire, mais il n’a certainement pas relu sa phrase, car le style en est grammaticalement impossible. […] II, p. 438), il se trompe, ou plutôt son copiste se trompe dans la transcription, et il nous donne comme faisant partie du texte de Carnot deux ou trois phrases que M. 

125. (1912) Le vers libre pp. 5-41

C’est la base même de notre phrase poétique et de notre système de la strophe. Le vers français ne veut pas d’inversion, la strophe s’y refuse, car la strophe c’est la phrase, rien que la phrase, rien de plus rien de moins. Si vous admettez l’inversion vous détruisez le rythme de la strophe qui doit, comme la phrase, donner au lecteur l’ordre des idées. […] Il nous paraît donc plausible de le scander, en le considérant entre les syllabes environnantes comme un simple intervalle, et en cela nous sommes d’accord avec la déclamation instinctive du langage qui est la vraie base de la rythmique, et même la constitue dès qu’elle se met d’accord avec l’accent d’impulsion qui est son élément de variation, et l’intonation poétique, subordonnée à l’accent d’impulsion, accent et intonation qui comptent, puisque le vers et la strophe sont tout ou partie de phrase chantée et sont de la parole avant d’être une ligne écrite.

126. (1896) Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit « Chapitre II. De la reconnaissance des images. La mémoire et le cerveau »

Il n’en serait pas de même si les impressions auditives organisaient des mouvements naissants, capables de scander la phrase écoutée et d’en marquer les principales articulations. […] Ce ne sont pas des mots que nous apprenons d’abord à prononcer, mais des phrases. […] Où est en effet la commune mesure, où est le point de contact entre l’image sèche, inerte, isolée, et la réalité vivante du mot qui s’organise avec la phrase ? […] On croirait, à entendre certains théoriciens de l’aphasie sensorielle, qu’ils n’ont jamais considéré de près la structure d’une phrase. Ils raisonnent comme si une phrase se composait de noms qui vont évoquer des images de choses.

127. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Gourmont, Remy de (1858-1915) »

Marcel Schwob De petites pages comme frottées de ciguë, entre lesquelles ont séché des brins d’ancolie, semées de mots suraigus et blêmes ; des phrases aux contours rapides, semblables à de simples coups de pinceau qui suggèrent tous les gestes de la vie par une ligne grasse ; des perversités promptes et acérées, et qui entrent en agonie dès qu’elles ont été conçues ; un monde minuscule de drames brefs, haletants, qui tournoient follement ainsi que des petites toupies dans leurs derniers circuits ; des sentiments éphémères comme les renouveaux lassés des fins de passion. […] L’art de l’auteur nous permet de retrouver leur véritable caractère derrière les phrases qu’ils écrivent.

128. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XVIII »

On peut me blâmer notamment d’avoir voulu corriger certaines phrases d’écrivains célèbres. […] En revanche, si je reconnais avoir été trop sévère pour les clichés et les phrases toutes faites, je persiste néanmoins à penser qu’un style où il n’y aurait que cela ne serait pas un bon style.‌

129. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Appendice. — Un cas de pédanterie. (Se rapporte à l’article Vaugelas, page 394). »

à défendre mes phrases, à éplucher des mots comme dans une classe ? […] La suite de la phrase s’en tire comme elle peut, et quelque irrégularité de construction, en pareil cas, a toujours été admise par les rhéteurs, même les plus purs et les plus attiques. […] « Vous avez désiré et vous désirez encore… » : voilà la pensée entière, la phrase au complet, dont le second membre est resté sous-entendu.

130. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Grosclaude. »

La perception rapide des rapports démesurément inattendus que l’auteur établit soudainement entre les choses, tout en alignant des phrases idiotes de reporter, me frappe d’un heurt qui me désagrège l’esprit comme le choc électrique désagrège les corps. […] Ce n’est point ma faute si des phrases comme celles-ci me délectent profondément : « Ce n’est pas sans une respectueuse émotion que nous avons été admis en présence de ce vieux lutteur… La glorieuse locomotive habite un modeste appartement de garçon, au cinquième sur la cour… Nous sommes immédiatement introduits dans le cabinet de toilette de la respectable machine à vapeur, qui est en train de se passer un bâton de cosmétique sur le tuyau, innocente coquetterie de vieillard. » La conversation s’engage. […] Grévy, et nous montre M. de Freycinet s’apprêtant à découper le gâteau : « M. de Freycinet, dit-il, avec cette gravité qu’il apporte même aux choses sérieuses… » Cette simple phrase, remarquez-le, est un puits de profondeur, puisqu’on y suppose couramment admise une pensée qui passe elle-même pour surprenante et profonde, à savoir que c’est aux choses futiles que nous apportons le plus de gravité… N’ai-je pas raison de conclure que le délire de Grosclaude est le délire d’un sage ?

131. (1899) Le monde attend son évangile. À propos de « Fécondité » (La Plume) pp. 700-702

C’est que pour faire toute l’œuvre immense des écrivains que j’ai cités, il suffit d’être un grand génie, et que pour prononcer une petite phrase humaine, il faut être une âme profonde. […] Voilà donc, en quelques phrases, la doctrine complète, totale, absolue. […] Certaines phrases sont d’un livre antique, saint et profond.

132. (1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1865 » pp. 239-332

Leur phrase emplit l’oreille d’une fanfare, et c’est tout. […] Ils disaient des phrases d’art comme des sentences d’argot. […] Des phrases, à la fin de notre visite, semblent en quelque sorte vouloir amortir un refus, nous consoler d’avance, en cas de non-réception, des phrases qui font appel à d’autres pièces que nous pourrions faire. […] Cette altercation entre l’auteur et l’acteur se termina par cette phrase de Musset : « Au fond je m’en f…, puisqu’on se tire des coups de fusil !  […] C’est un tas d’observations, une suite de coupures dans le vif de votre phrase, de votre idée : c’est énervant à la longue comme une amputation faite à coups de canif.

133. (1895) Journal des Goncourt. Tome VIII (1889-1891) « Année 1889 » pp. 3-111

L’ironique enterrement, qui s’est terminé, Mlle Barbier partie, par cette phrase du ribaud : « Oui, très gentil, ce monsieur Nicolardot… oui, tous les matins, il poussait une petite blague aux femmes de ma maison !  […] » et cette phrase dans sa bouche est comme un reproche de sa propre humiliation. […] On rit à des phrases comme celle-ci : « Vous n’êtes pas Suisse », ou à des phrases comme celle-là : « Il parlait… il parlait comme jamais je n’ai entendu parler un homme !  […] J’ai à ma gauche Rops, le causeur coloré, à la phrase fouettée, et qui m’entretient tout à la fois du dramatique de la campagne de 1870, et de sa folie amoureuse pour les rosiers de son jardin de Corbeil. […] Il y a un silence, au bout duquel Drumont jette cette phrase inattendue : — Pourquoi sommes-nous sur la terre ?

134. (1926) La poésie pure. Éclaircissements pp. 9-166

primum graïus homo… ibant obscuri… la phrase n’est pas finie ; ce qui va suivre, nous l’ignorons tout à fait, et cependant le charme s’opère déjà. […] Il est ce que la raison peut comprendre, contrôler, construire, déclarer vrai ou faux dans une phrase donnée ou dans un système de phrases. […] Je veux, moi, que chaque phrase d’un poème, en tant que phrase, née de la logique et de la grammaire, n’ait qu’un sens unique accepté par un oui, ou rejeté par un non. ôtez ce oui ou ce non, il n’y a plus là pour la raison que de l’air battu. […] (je mets entre crochets les phrases contestables qu’il serait trop long de discuter.) […] Ce sens inexprimable, que nul jugement ne peut étreindre comment passe-t-il de l’âme profonde du poète, dans un tissu de phrases abstraites, de symboles, pour passer de là, et par l’intermédiaire actif de ces mêmes phrases dans l’âme du lecteur, c’est tout le miracle de la poésie et tout son mystère ; ce mystère, tout le sujet de nos « éclaircissements ».

135. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Louÿs, Pierre (1870-1925) »

Soyez sûrs que les cendres de Gautier ont frémi de joie, à l’apparition de ce livre, et que, dans le paradis des lettrés, l’ombre de Flaubert hurle, à l’heure qu’il est, des phrases de Pierre Louÿs, les soumet à l’infaillible épreuve de son gueuloir, et qu’elles la subissent victorieusement… Enfin voilà donc un jeune, un vrai jeune — Pierre Louÿs n’a pas vingt-six ans — qui nous donne un beau livre ; un livre écrit dans une langue impeccable, avec les formules classiques et les mots de tout le monde, mais rénovés et rajeunis à force de goût et d’art ; un livre très savant et où se révèle, à chaque page, une connaissance approfondie de l’antiquité et de la littérature grecque, mais sans pédantisme aucun et ne sentant jamais l’huile et l’effort ; un livre dont la table contient sans doute un symbole ingénieux et poétique, mais un symbole parfaitement clair ; un livre, enfin, qui est vraiment issu de notre tradition et animé de notre génie et dans lequel la beauté, la force et la grâce se montrent toujours en plein soleil, et inondées d’éclatante lumière ! […] Pierre Louÿs ne pourront qu’étendre cet amour à ses poèmes, tant l’harmonie et la grâce sensuelle des phrases d’Aphrodite s’y retrouvent, avec le même souci de la forme et la même évocation aussi d’une beauté dont le culte semble s’être perdu.

136. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « César Cantu »

L’ensemble croule, le tissu s’éraille, et vous n’avez plus que des phrases. Quelques phrases suffisent-elles maintenant pour prendre position d’historien dans l’historique patrie de Machiavel ?

137. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Souvenirs de soixante années, par M. Étienne-Jean Delécluze, (suite et fin) »

Et M. de Rémusat, mûr dès la jeunesse, et Ampère, mobile d’humeur,« changeant comme avril » et Albert Stapfer, l’élève de Guizot, passé plus tard à Carrel ; et Sautelet au visage jeune, au front dépouillé qui attendait la balle mortelle ; et Duvergier de Hauranne, esprit net, perçant, ardent alors à toute question littéraire (je suis toujours tenté de lui demander grâce en politique au nom des amitiés de ce temps-là) ; et Artaud, jeune professeur destitué et promettant un littérateur ; et Guizard plus intelligent et plus discutant que disert, et Vitet dont le nom dit tout, et l’ironique et bon Dittmer, le demi-auteur des Soirées de Neuilly, si supérieur à Cavé ; et Dubois, du Globe si excité, si excitant, qui a commencé tant d’idées et qui, en causant, n’a jamais su finir une phrase ; et Paul-Louis Courier, aux cheveux négligés, qui apparaissait par instants comme un Grec sauvage et un chevrier de l’Attique, — large rire, rictus de satyre, et qui avait du miel aux lèvres ; — et Mérimée, dont M.  […] Il comptait bien d’ailleurs, l’épicurien et le raffiné, ne parler que pour une élite ; il a lâché son mot dans une lettre à Thomas Moore ; il n’écrit, dit-il, que pour un petit nombre d’élus, « happy few très-fâché que le reste de la canaille humaine (c’est son mot) lise ses rêveries. » Depuis Siéyès et l’avénement de la démocratie, pensait-il encore, il n’y a plus que l’aristocratie littéraire qui ose aimer les phrases simples et les pensées naturelles : il entendait bien rester de cette aristocratie ; et il narguait le reste du monde qui se prend au bombast, au bouffi et au fardé en tout genre. […] Il y a quelque chose de gonflé, d’élastique jusqu’à l’infini, dans les idées des hommes du Septentrion, qui disloque et fait craquer, si je puis m’exprimer ainsi, nos phrases latino-françaises. […] Casimir Delavigne devient faible du moment où il veut intercaler dans ses phrases pures et élégantes les idées gigantesques nées en Allemagne ou en Angleterre ; tandis que Mme Tastu, modeste et discrète comme la langue dont elle fait usage, en n’effarouchant pas le lecteur par la singularité des expressions, protège beaucoup mieux l’élan qu’elle fait prendre à l’imagination de celui, qui lit ; enfin M.  […] d’idées et de phrases convenues : « Je regarde Dussault, disait-il, comme le Fiévée du classicisme, le meilleur avocat d’une vieille platitude. » Il appelait de tous ses vœux un digne adversaire et un vrai contradicteur : « Prions Dieu que quelque homme de talent prenne ici la défense du classicisme, et force ainsi les romantiques à faire usage de tout leur esprit, et à ne laisser aucune erreur dans leur théorie. » Il écrivait cela de Milan en 1819, et en vue du romantisme italien de Manzoni.

138. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vaugelas. Discours de M. Maurel, Premier avocat général, à l’Audience solennelle de la Cour impériale de Chambéry. »

Ce qu’on éprouve au sortir de la lecture de Balzac peut exactement s’exprimer par le mot de M. de Talleyrand, devant qui on louait, un jour, je ne sais plus quel discours élégant : « Ce n’est pas le tout de faire de belles phrases, dit-il, il faut avoir quelque chose à mettre dedans. » Et la forme elle-même, la phrase, la prose (pour ne prendre qu’elle), combien elle était loin d’être assurée dans sa régularité par ce magnifique et un peu vide exemple des Lettres de Balzac (1624) ! […] Il suppose, avec plus de subtilité sans doute que de fondement, et il a l’air de croire que Malherbe n’affectait ainsi en sa prose toutes ces phrases populaires que pour faire éclater davantage la magnificence de son style poétique par le contraste de deux genres si différents. […] Quelle obligation ne lui a point notre langue, n’y ayant jamais eu personne qui en ait mieux su le génie et le caractère que lui, ni qui ait usé de mots ni de phrases si naturellement françaises, sans aucun mélange des façons de parler des provinces, qui corrompent tous les jours la pureté du vrai langage français ! Tous ses magasins et tous ses trésors sont dans les œuvres de ce grand homme ; et encore aujourd’hui nous n’avons guère de façons de parler nobles et magnifiques qu’il ne nous ait laissées ; et bien que nous ayons retranché la moitié de ses phrases et de ses mots, nous ne laissons pas de trouver dans l’autre moitié presque toutes les richesses dont nous nous vantons et dont nous faisons parade. »    .

139. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Le père Monsabré »

Et si les belles phrases savantes et cadencées n’arrivent à leurs oreilles que par lambeaux confus, ils comprennent juste autant que s’ils entendaient. […] Le Père est dans le vrai, sauf une phrase qui dépasse certainement sa pensée, car on n’est pas nécessairement une « bête à face humaine » pour être en dehors de la foi catholique. […] On a le déplaisir d’entendre des phrases de ce genre : « Ces quatre choses se donnent la main », ou : « L’épanchement est la racine de l’amitié. » Enfin j’ai dit que le Père Monsabré parlait pour les croyants et qu’il avait bien raison. […] Il est vrai que, dans cette trop vaste enceinte de Notre-Dame, l’orateur est absolument obligé de crier ses phrases. […] je ne sais ; mais, tandis que retentissaient les nobles phrases du prédicateur, un sonnet de Sully Prudhomme murmurait tout bas dans ma mémoire, exprimant un sentiment presque pareil : Un de mes grands péchés me suivait pas à pas, Se plaignant de vieillir dans un lâche mystère ; Sous la dent du remords il ne pouvait se taire Et parlait haut tout seul, quand je n’y veillais pas.

140. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre IV. Précieuses et pédantes »

Henry Bordeaux nous explique gravement : « C’est la fin d’une race de déracinés. » Et je suppose qu’avant d’écrire cette phrase péremptoire, il avait longuement songé aux Américains du Nord, pauvre race transplantée qui se meurt d’impuissance et d’anémie. […] Petite fille qui joue avec ses poupées et qui leur donne sa propre nature, Paule, Mauricette ou Henriette range gentiment les idoles et leur prête des phrases jolies. […] Un des procédés les plus commodes et les plus rapides pour parer d’une grâce tranquille les phrases mortes de ces livres morts, c’est la symétrie. […] « La mer bleue qui assainit et élargit nos sentiments humains. » Voyez-vous l’adroite fabrication de la phrase : deux verbes au milieu et, de chaque côté, harmonieusement équilibrés, un substantif et son épithète. […] Voici une de ses meilleures phrases, une des vingt qui paraîtront belles à la lecture sommeillante d’un voyageur de sleeping-car : « Comme les conquérants qui agrandissent leurs conquêtes par l’imagination, il faisait du présent victorieux le piédestal d’un avenir de gloire. » Il n’est pas besoin d’un psychologue profond (Paul Bourget lui-même suffirait à la tâche) pour remarquer qu’aux yeux d’un jeune ambitieux l’avenir n’est pas une statue précise, mais une succession de degrés qu’une lumière de féerie soulève l’un après l’autre et où monte un vertige joyeux.

141. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — I. » pp. 84-104

Cette aune, reprochée ainsi publiquement, lui resta longtemps sur le cœur ; pourtant la phrase de début du général d’Albignac : « C’est dommage que vous ne soyez pas né vingt-cinq ans plus tôt », réparait un peu l’impression en lui ; l’à-propos de sa propre réponse était fait aussi pour le réconcilier avec ce souvenir, et il aimait plus tard à raconter l’anecdote à ses heures de bonne humeur et de gaieté, en imitant le ton de voix et les gestes du général11. […] L’homme de plume, chez Carrel, est toujours doublé d’un homme d’épée très présent, et d’un homme d’action en perspective : seul, l’homme de lettres, si on ne le prenait que par ses phrases écrites, serait un peu inférieur à sa réputation méritée. […] Cette phrase, qui mettait la pensée trop à découvert, et qui indiquait trop nettement pour la France la solution d’Orléans comme le dénouement naturel de la lutte engagée, était d’abord dans l’introduction de l’ouvrage ; elle fut supprimée, et on fit un carton dans lequel elle ne se retrouve pas. […] Ce général (s’il l’avait été, en naissant vingt-cinq ans auparavant) aurait certainement écrit tôt ou tard ; il aurait raconté ses campagnes, les guerres dont il aurait été témoin et acteur, comme on l’a vu faire à un Gouvion Saint-Cyr ou à tel autre capitaine de haute intelligence ; mais ici, dans l’ordre littéraire ou historique, ce n’est pas seulement ce qu’il a senti et ce qu’il a fait que Carrel doit exprimer ; il est obligé d’accepter des sujets qui ne le touchent que par un coin, de s’y adapter, de s’y réduire, d’apprendre l’escrime de la plume, la tactique de la phrase ; il y devient peu à peu habile, et, dès qu’un grand intérêt et la passion l’y convieront, il y sera passé maître. […] [NdA] Voici, par exemple, une phrase obscure de la conclusion : « Or, entre les principes proclamés par la Révolution (d’Angleterre), il fallait distinguer ceux pour lesquels elle avait entrepris de créer des faits, et ceux qui n’étaient que l’expression de faits plus anciens qu’eux.

142. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1873 » pp. 74-101

Flaubert a commencé à conter un drame sur Louis XI, qu’il dit avoir fait au collège, drame, où il avait ainsi fait parler la misère des populations : « Monseigneur, nous sommes obligés d’assaisonner nos légumes avec le sel de nos larmes. » Et la phrase de ce drame rejette Tourguéneff dans les souvenirs de son enfance, dans la mémoire de la dure éducation en laquelle il a grandi, et des révoltes que l’injustice soulevait dans sa jeune âme. […] Marcelin se jette sur lui, l’entraîne dans une autre pièce, et je l’entends lui donner, en phrases à la Napoléon, l’esprit d’un article sur le shah de Perse. […] Et toujours à la suite de cela, le refrain : « Moi, jouer avec mes petits-enfants, c’est tout ce que je demande. » En se levant, La Rochelle, mis à l’aise par la débonnarité du grand homme, lui demandait si Dumaine ne pourrait pas jouer, deux ou trois fois, dans je ne sais quelle pièce : « Voyez-vous, répondait Hugo, à ce que vous demandez, je vais vous dire qu’il y a deux Hugo : le Hugo de maintenant, un vieil imbécile, prêt à tout laisser faire, et puis il y a le Hugo d’autrefois, un jeune homme plein d’autorité — et il appuya lentement sur cette phrase. — Cet Hugo-là vous aurait refusé net, il aurait voulu la virginité de Dumaine pour sa pièce. » Et le ton sec et autoritaire, dont le second Hugo dit cela, doit faire comprendre à La Rochelle qu’il n’y a au fond qu’un seul Hugo, celui du passé et du présent. […] » Ces orientaux donnaient, dans cette phrase, l’idéal de ce qu’ils cherchent chez la femme : un joli petit animal, qu’on enveloppe avec la caresse tombante d’une main. En effet, n’avons-nous pas vu les Japonaises de la grande Exposition, expliquer la phrase de leurs compatriotes, avec leurs rampements, leurs agenouillements, leurs gracieuses attaches au sol, leurs mouvements de gentils quadrupèdes, leurs habitudes enfin, de se faire toutes ramassées, toutes pelotonnées, toutes exiguës.

143. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1880 » pp. 100-128

Enfin Daudet arrive avec son succès de la veille, au Vaudeville, sur la figure, et l’on se met à table, au milieu de cette phrase de Zola, qui revient comme un refrain : « Décidément, je crois que je vais être obligé de changer mon procédé ! […] Ce soir, chez Sichel, après dîner, il fait des tours à la Houdin, joue du violon, se livre à un tas de pitreries, entremêlées de phrases bourbeuses d’esthétique. […] Il se plaint des amateurs qui travaillent à devenir les amis des peintres, pour payer moins cher, et à ce propos, il me cite la phrase de Diaz : « Oui, ils veulent connaître intimement la p…, dans l’espérance de devenir ses maquereaux ». […] » Et il remarche, jetant des phrases comme celle-ci : « Enfin nous sommes dans un monde tout nouveau, où toutes les conditions de l’existence sont changées, sans qu’on ait l’air de s’en apercevoir… Autrefois un ouvrier chaudronnier gagnait 6 francs par jour… Il pouvait mettre 3 francs de côté… Donc au bout de cinq ans, il avait 5 000 francs et pouvait se faire chaudronnier… Aujourd’hui il faut 800 000 francs pour établir un chaudron… donc il n’y a plus moyen pour le peuple de sortir du peuple… et le peuple ne veut pas rester peuple… Savez-vous avec quelle somme s’est fondée, sous Louis-Philippe, la plus grande fabrique de produits chimiques… Chabrol vous l’apprend… avec 60 000 francs… Allez maintenant chez Salleron, il vous demandera 15 000 francs pour une cheminée… un fourneau sans luxe, c’est une affaire de 50 000 francs… Et tout comme cela… une confiserie se fonde avec un capital de 1 200 000 francs… une épicerie, vous connaissez la maison Potin ? » Et toujours marchant d’un bout de la chambre à l’autre, il parle de la population qui a augmenté d’un quart, pendant que le capital quadruplait ; du temps prochain, où le capital sera l’esclave du travail ; de la phrase de Cambon : « Il faut écraser ces morpions ! 

144. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XV » pp. 175-187

« L’on est, dit-il, esclave de la construction ; l’on a enrichi la langue de nouveaux mots, secoué le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase purement française. […] On lisait avec étonnement dans un autre ouvrage cette phrase : cet homme laisse mourir la conversation, cet autre la tyrannise. […] Enfin, on citait comme locution précieuse, cette modeste phrase : Je sais bien ce que je veux dire, mais le mot me manque.

145. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre second. Philosophie. — Chapitre V. Moralistes. — La Bruyère. »

On reconnaît ceux du bel âge de la France à la fermeté de leur style, au peu de recherche de leurs expressions, à la simplicité de leurs tours, et pourtant à une certaine construction de phrase grecque et latine qui, sans nuire au génie de la langue française, annonce les modèles dont ces hommes s’étaient nourris. […] La négligence avec laquelle la phrase est jetée montre tout le peu de valeur de la vie.

146. (1920) Essais de psychologie contemporaine. Tome II

Chacun des deux interlocuteurs fait, des phrases qu’il entend, une traduction involontaire et immédiate, conforme à ces impressions. […] Changez un mot à la phrase que je viens de citer et qui se trouve dans l’Homme-Femme. […] Il a, sur ce point, une phrase singulièrement triste et profonde. […] Pour qu’une phrase où ils décrivent cet objet leur paraisse exacte, elle doit reproduire ce contour et cette saillie. […] En étudiant la phrase d’Amiel, on aperçoit plus encore à quel degré le germanisme l’avait possédé.

147. (1889) Les artistes littéraires : études sur le XIXe siècle

Et puis, ne sont-ce pas là des phrases, sinon complètement creuses, au moins, bien spécieuses et vagues ? […] « Je n’ai plus qu’une dizaine de pages à écrire, mais j’ai toutes mes chutes de phrases. » À quoi l’auteur d’Albertus répondait par cette réflexion : « Il a déjà la musique des fins de phrases qu’il n’a pas encore faites ! […] Nous ne pouvons, cela va sans dire, les recueillir et les reprendre ici phrase par phrase ; nous avons d’ailleurs indiqué plus haut la source primitive de ces pensées en parlant de la prééminence absolue donnée à l’idée de beauté, et surtout de beauté plastique. […] L’idée ainsi se rencontre parfois sans la phrase ; elle n’est jamais dans la phrase. […] Il fût sans doute resté stupéfait devant cette phrase des Souvenirs littéraires de M. 

148. (1925) Comment on devient écrivain

On refait ses phrases à mesure qu’on les lit. […] Je me rappelle à ces propos une phrase d’Émile Zola. […] La phrase est d’une désespérante uniformité. […] Je lisais récemment avec satisfaction cette phrase de M.  […] On regimbe à l’idée de retrancher un chapitre, de corriger une phrase.

149. (1896) Le IIe livre des masques. Portraits symbolistes, gloses et documents sur les écrivains d’hier et d’aujourd’hui, les masques…

Le rythme du vers est indépendant de la phrase grammaticale ; il place ses temps forts sur des sons et non sur des sens. Le rythme de la prose est dépendant de la phrase grammaticale ; il place ses temps forts sur des sens et non sur des sons. […] Quel charme en ses phrases et que ses périodes sont belles ! […] D’une phrase sombre toute une théorie du symbole vient de naître, qui s’épanouit dans sa richesse verbale. […] A la vérité, on comprend, lorsqu’on le veut absolument, les phrases de M. 

150. (1902) Symbolistes et décadents pp. 7-402

Dans la partie décorative, tout émaillée de tournures de phrases et de termes Moyen Age, elle rappelle parfois de trop près la phrase trop nette de Flaubert. […] Et se dessine ainsi un Hugo de la seconde manière ; rien n’est changé dans la forme ; la phrase de prose, la tirade de vers procèdent par accumulation, la phrase poétique tantôt une tirade, sorte de longue phrase en prose, coupée et rimée avec rejets, tantôt la strophe, une strophe dont les parentés s’accusent souvent avec celle de J. […] Parfois quelques phrases écrites rompent la monotonie de la diction grisâtre du livre. […] Bourget aime et admire la phrase d’Amiel : un paysage est un état de l’âme. Cette phrase, très auparavant, fut dite par M. 

151. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Première série

On suit les méandres des longues périodes où l’on est amusé par chaque mot et bercé par la phrase entière. […] Et dans le déployé et le flottant de cette phrase tous les détails restent précis. […] Et voilà pourquoi la phrase n’est pas vivante. […] Et l’on peut dire aussi que ses études sont composées tout entières comme ses phrases et comme ses paragraphes. […] Remarquez aussi la plénitude, l’équilibre, le bon aménagement de sa phrase q

152. (1896) Journal des Goncourt. Tome IX (1892-1895 et index général) « Année 1892 » pp. 3-94

Un médecin ridicule, une agonie trop compliquée, la phrase finale : « Ça… c’est ma femme !  […] » Jeudi 17 mars Conversation avec Alfred Stevens, qui est un vrai magasin d’anecdotes, et ce qui est mieux, un extraordinaire garde-mots de toutes les phrases typiques des peintres de sa connaissance, dans le passé et dans le présent, — des phrases qui définissent mieux que vingt pages de critique, un moral, un caractère, un talent. […] Lavoix me confirme la phrase : « C’est ma concubine, quippe uxorem non duxi  », phrase dite à un quidam, qui adressait ses salutations à Zoé, comme si elle était Mme Hase. […] Je me souviens qu’elle disait un jour, à propos de je ne sais quel livre : L’auteur a touché le tuf, et cette phrase demeura longtemps dans ma jeune cervelle, l’occupant, la faisant travailler. […] Oui, ce gros et épais normalien, il est pour le travail courant, sans prétention, lui, qui ne laissera dans toute sa prolixe et abondante copie, ni un jugement durable, ni une pensée, ni une phrase, ni une expression… lui, ô blasphème !

153. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre V. Les contemporains. — Chapitre I. Le Roman. Dickens. »

On sentait cette passion sans s’en rendre compte ; on la distingue tout d’un coup au bout de la page ; les témérités du style la rendent visible, et la violence de la phrase atteste la violence de l’impression. […] Son Pecksniff invente des phrases morales et des actions sentimentales si grotesques qu’il en est extravagant. […] Micawber prononcera pendant trois volumes le même genre de phrases emphatiques, et passera cinq ou six cents fois avec une brusquerie comique de la joie à la douleur. […] Ses phrases nous dégoûteraient. […] Pecksniff ne lâche pas comme Tartufe des phrases de théologie ; il s’épanche tout entier en tirades de philanthropie.

154. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre III. Variétés vives de la parole intérieure »

De même, l’éloignement de Socrate pour toute production littéraire est justifié dialectiquement dans le Phèdre, tandis qu’une phrase assez vague d’ailleurs, du Théétète 199, semble le rapporter à un empêchement divin. […]  » Mais, quoiqu’il eût dit cette dernière phrase tout haut, dans le dos d’un sergent de ville qui regarda passer d’un œil de méfiance ce petit homme gesticulant et hochant la tête, le pauvre imaginaire ne se réveilla pas. […] Le récit d’Hermogène se trouve en termes à peu près identiques dans le dernier chapitre des Mémorables et dans le premier de l’Apologie ; nous avons traduit d’après l’Apologie ; les mots « deux fois », « lui-même » et la phrase de conclusion manquent dans les Mémorables. […] » Il ne pouvait pas, entre la question et la réponse intercaler mentalement la longue phrase que je viens de citer ; il l’avait donc réduite à deux mots : « Eh ! […] La phrase citée s’achève plus exactement ainsi : « … il préparait ses mots fins, ses phrases à la Talleyrand, en supposant de petites circonstances favorables à la déclaration sur laquelle il fondait son avenir. »] 231.

155. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — chapitre VII. Les poëtes. » pp. 172-231

La vérité est qu’il ne songe qu’à ses phrases, à sa réputation d’auteur, et qu’une caresse du prince de Galles va fondre tout son stoïcisme. […] Mais ceci n’est rien auprès de l’art qu’elle déploie dans chaque phrase prise en détail. […] Je suppose que sous Pope, Dryden et Boileau, les hommes avaient surtout besoin de mettre leurs idées en ordre, et de les voir bien claires en des phrases bien nettes. […] À propos d’un nuage, il rêve à la vie humaine et fait une phrase. […] Il y a toujours chez eux un magasin patenté de beaux mots convenus, d’élégances poétiques, où chacun se croit obligé d’aller chercher ses phrases.

156. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Notice historique sur M. Raynouard, par M. Walckenaer. » pp. 1-22

Chaque paragraphe est composé presque invariablement d’une seule phrase. […] Quand des jeunes gens le consultaient sur leurs écrits, il leur conseillait de couper leurs phrases : « Ne faites pas de phrases longues, c’est le moyen de s’embrouiller. » Cette méthode, en effet, coupe court aux difficultés, mais ne les résout pas. […] Ce sont ces vestiges, ces quatre ou cinq mots égarés çà et là dans des textes latins, ces quelques phrases de patois recueillies plus ou moins inexactement pour la première fois par des historiens qui n’en font pas leur affaire, que M.  […] Il a quelque chose de court, de brisé, de pas assez ouvert et étendu dans le raisonnement comme dans la phrase.

157. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « M. Necker. — I. » pp. 329-349

Dès les premières phrases, on se sent jeté dans une langue toute nouvelle, qui n’est ni celle de Voltaire ni celle de Rousseau, dans une troisième langue qui finira par s’introduire et par s’accréditer en France, par s’y perfectionner même, mais qui n’en était encore qu’à ses premiers tâtonnements : Il est des hommes, disait en commençant M.  […] De même, Mazarin, à l’heure de sa mort, désigne-t-il Colbert à Louis XIV par ce mot si connu : « Sire, je vous dois tout, et je crois m’acquitter en partie en vous donnant Colbert » ; l’écrivain, gâtant la belle simplicité du mot, et dénaturant l’inspiration toute politique de Mazarin, dira : « Dans ce moment terrible où l’Éternité qui s’ouvre à nos yeux étouffe nos passions, et nous presse de dévouer un dernier instant à la justice et à la vérité, Mazarin adressa ces paroles à Louis XIV… » Les médisants prétendaient avoir trouvé de la ressemblance entre la manière du nouvel écrivain et celle de Thomas, avec qui on le savait très lié ; si toutes les phrases avaient été dans cette forme, la médisance aurait pu prendre crédit ; mais la plupart des défauts de M.  […] » Le même Voltaire écrivant à l’abbé Morellet et voulant, il est vrai, le flatter comme ami de Turgot et comme adversaire de Necker, relevait dans l’ouvrage une suite de phrases étranges : Je ne vous dirai point, d’après un beau livre nouveau, que les calculs de la nature sont plus grands que les nôtres ; que nous la calomnions légèrement ; … qu’un œil vigilant, capable de suivre la variété des circonstances, peut fonder sur une harmonie le plus grand bien de l’État ; qu’il faut suivre la vérité par un intérêt énergique, en se conformant à sa route onduleuse, parce que l’architecture sociale se refuse à l’unité des moyens, et que la simplicité d’une conception est précieuse à la paresse, etc. Voltaire, dans les extraits qu’il raillait et qu’on vient de lire, arrangeait un peu les phrases ; il aurait pu, en étant plus textuel encore et plus fidèle, ne pas rendre le chapelet moins piquant. […] J’ai connu un long discoureur qui, voulant cacher son défaut aux autres et à lui-même, disait enfin dès la première phrase.

158. (1914) Une année de critique

Or, il est rare qu’un moraliste écrive en phrases courtes. […] Émile Faguet met quelque coquetterie, je pense, à encombrer des phrases naturellement compliquées. […] Mais il a écrit la phrase d’un bout à l’autre. […] Il est, avant tout, un écrivain amoureux de son art, de la forme de la phrase française. […] Sa phrase a la netteté d’un objet qui, sous le soleil de midi, ne fait pas d’ombre.

159. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1882 » pp. 174-231

Là-dessus, les trois fils se lèvent de table, quittent la maison sur cette phrase méprisante, jetée au chef de famille : « Toi, tu es un saturnien !  […] — C’est bien simple… Autrefois je risquais quelque chose… il y avait un peu de bravoure à me donner… tandis que maintenant je mets un enfant sur le dos d’un honnête homme, qui n’en est pas le père. » Cette phrase est assez russe. […] Je le disséquai. » Cette phrase d’un médecin du xviiie  siècle ferait bien comme épigraphe de certains livres d’amis, après décès. […] Seulement, au milieu de sa phraséologie, où il se peint bourgeoisement au temps de sa puissance, comme « un agriculteur, un sucrier », il y a le terrible accent qu’il donne à des phrases, comme celle-ci : « Oui, quand mon oncle a été brûlé !  […] pas d’un chur » cette phrase moquant son accent scandinave.

160. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Préface » pp. 1-22

Il faudrait noter chez des enfants et avec les plus menues circonstances la formation du langage, le passage du cri aux sons articulés, le passage des sons articulés dépourvus de sens aux sons articulés pourvus de sens, les erreurs et les singularités de leurs premiers mots et de leurs premières phrases. […] J’ai eu entre les mains le manuscrit d’une folle, ancienne maîtresse d’écriture, qui, par une sorte de tic intellectuel et de chassé-croisé mental, confondait habituellement son diplôme et son estomac, en sorte que, lorsqu’elle voulait parler de sa gastrite, sa phrase finissait par une mention de son diplôme, et que, lorsqu’elle voulait parler de sa profession, elle arrivait à décrire sa gastrite ; nulle autre lésion ; mais, à cet endroit, deux cordons intellectuels s’étaient noués, et, quand le courant mental atteignait l’un, il entrait dans l’autre. — Rien de plus curieux que ces sortes de faits ; ils éclairent tout le mécanisme de notre pensée. […] J’ai vu une personne qui, en causant, en chantant, écrit, sans regarder son papier, des phrases suivies et même des pages entières, sans avoir conscience de ce qu’elle écrit. […] L’écrit finit toujours par une signature, celle d’une personne morte, et porte l’empreinte de pensées intimes, d’un arrière-fond mental que l’auteur ne voudrait pas divulguer. — Certainement on constate ici un dédoublement du moi, la présence simultanée de deux séries d’idées parallèles et indépendantes, de deux centres d’action, ou, si l’on veut, de deux personnes morales juxtaposées dans le même cerveau, chacune à son œuvre et chacune à une œuvre différente, l’une sur la scène et l’autre dans la coulisse, la seconde aussi complète que la première, puisque, seule et hors des regards de l’autre, elle construit des idées suivies et aligne des phrases liées auxquelles l’autre n’a point de part. — En général, tout état singulier de l’intelligence doit être le sujet d’une monographie ; car il faut voir l’horloge dérangée pour distinguer les contrepoids et les rouages que nous ne remarquons pas dans l’horloge qui va bien.

161. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre VIII. Les écrivains qu’on ne comprend pas » pp. 90-110

Elle use d’un vocabulaire de six cents mots, et comprend, un peu de travers, six cents autres ; sa phrase va d’une à deux lignes. […] Mais, en admettant que leur soit familier le sens politique d’une usurpation de sphinx sous la quatorzième dynastie, j’ai peine à croire qu’elles aient goûté la saveur de la phrase, qui gît dans l’opposition du roi Ramsès II, de ses ibis et de ses obélisques, avec les bénins fonctionnaires à lunettes qui surveillent notre musée. […] Mais voilà qui excède, j’en ai peur, les impressions de lecture de Mme de X***, laquelle jugera la phrase obscure ou plate, infailliblement. […] Lapauze de l’obscurité de La Revue blanche : « Voici la première phrase d’un article, je ne la comprends point. » Il lut le début d’une chronique intitulée « Les énergies », parue dans le numéro du 15 mai, et fit un geste d’impuissance.

162. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Pensées de Pascal. Édition nouvelle avec notes et commentaires, par M. E. Havet. » pp. 523-539

De nos jours, en restituant le vrai texte de Pascal, en donnant ses phrases dans toute leur simplicité, dans leur beauté ferme et précise, et aussi dans leur hardiesse de défi et leur familiarité parfois singulière, on est revenu à un point de vue plus juste et nullement hostile. […] Il est curieux de remarquer que la phrase un peu méprisante de Pascal : « J’admire avec quelle hardiesse, etc. », avait d’abord été imprimée dans la première édition de ses Pensées, et la Bibliothèque nationale possède depuis peu un exemplaire unique, daté de 1669, où on lit textuellement cette phrase (page 150). Mais bientôt les amis, ou les examinateurs et approbateurs du livre, s’alarmèrent de voir cette façon exclusive de procéder, et qui se trouvait ici en contradiction avec les Livres saints ; ils firent faire un carton avant la mise en vente ; ils adoucirent la phrase, et présentèrent l’idée de Pascal d’un air de précaution que le vigoureux écrivain ne prend jamais, même à l’égard de ses amis et de ses auxiliaires.

163. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 16, des pantomimes ou des acteurs qui joüoient sans parler » pp. 265-295

Tous ses gestes étoient des phrases, pour ainsi dire, mais seulement pour ceux qui en avoient la clef. […] Je répondrai en premier lieu, que le sens de la phrase donnoit quelquefois l’intelligence de ces mots pris au sens figuré. […] Qu’on me permette cette phrase. […] Un romain qui veut bien quitter la gravité de son maintien étudié, et qui laisse agir sa vivacité naturelle, est fertile en gestes, il est second en démonstrations, qui signifient presque autant que des phrases entieres.

164. (1875) Premiers lundis. Tome III « Maurice de Guérin. Lettre d’un vieux ami de province »

Henri Estienne, l’un des meilleurs prosateurs du xvie  siècle et des plus grands érudits, a fait un petit traité de la conformité de la langue française et de la langue grecque : il a relevé une grande quantité de locutions, de tours de phrase, d’idiotismes communs aux deux langues, et qui semblent indiquer bien moins une communication directe qu’une certaine ressemblance de génie. […] Massillon aussi, né à Hyères, a reçu un souffle de l’antique Massilie, et sa phrase abondante et fleurie rappelle Isocrate.

165. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1870 » pp. 321-367

» Et tout ce que je pus lui dire, n’eut d’autre effet que d’apporter un accent colère à la phrase désespérée, qu’il continuait à répéter. […] Je sentis qu’en pleurant Gavarni, il se pleurait lui-même, et la phrase : il dort à côté de nous au cimetière d’Auteuil , devint, sans que je puisse me l’expliquer, le souvenir fixe, et pour ainsi dire, bourdonnant de ma mémoire. […] … » C’étaient des flux de phrases tronquées, dites avec l’air de tête, le ton ironique, le mépris d’intelligence hautaine, l’espèce d’indignation qui lui était particulière, quand il entendait une bêtise, ou l’éloge de quelque chose d’inférieur… Parfois, dans l’incessante agitation de la fièvre et du délire, il répétait toutes les actions de sa vie, indiquant le geste de mettre son lorgnon, soulevant ces haltères dont je le fatiguais pendant les derniers mois, faisant enfin son métier, faisant le simulacre d’écrire. […] Une respiration ronflante comme une basse, coupée d’une plainte, continue et râlante qui vous déchire… Du milieu de cette plainte jaillissent des mots, des phrases qu’on ne peut saisir, et parmi lesquels il me semble entendre : « Maman, maman, à moi, maman !  […] Ils ne manqueront pas d’ajouter qu’aux êtres qu’on aime, on doit garder, dans la maladie, le secret de certains abaissements, de certaines défaillances morales… Oui, un moment, je ne voulais pas donner tout ce morceau, il y avait des mots, des phrases qui me déchiraient le cœur, en les récrivant pour le public… mais renfonçant toute sensibilité, j’ai pensé qu’il était utile pour l’histoire des lettres, de donner l’étude féroce de l’agonie et de la mort d’un mourant de la littérature et de l’injustice de la critique… Maintenant, suis-je un personnage particulier, et mon chagrin et ma désespérance ont-elles besoin de se répandre dans de la littérature ?

166. (1823) Racine et Shakspeare « Chapitre II. Le Rire » pp. 28-42

Le grand malheur, c’est que les juges sont des Allemands ; il est à craindre que quelques demi-pensées disséminées élégamment en vingt pages de phrases académiques et de périodes savamment cadencées, ne paraissent que du vide à ces juges grossiers. […] Picard ; cependant, dans plusieurs de ses comédies, les personnages destinés à nous égayer ont des mœurs si basses que je n’admets aucune comparaison d’eux à moi ; je les méprise parfaitement aussitôt qu’ils ont dit quatre phrases. […] Mais fabriquer un personnage comme Fier-en-Fat, ce n’est pas peindre les faiblesses du cœur humain, c’est tout simplement faire réciter, à la première personne, les phrases burlesques d’un pamphlet, et leur donner la vie.

167. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XVIII. Gentils conteurs » pp. 218-231

L’écrivain de telle phrase : « Chacune des femmes étendues avait déjà un compagnon secret dont elle créait le charme à l’image réelle de son désir enfantin » est un écrivain qui, de sa langue, n’a plus rien à apprendre. […] Même conscience dans les analyses psychologiques ; M. de Régnier alourdira au besoin sa phrase, dans des constructions à la manière de M.  […] Mais encore y inclura-t-il tout ce qu’il y veut mettre, et les petites phrases n’y parviendraient pas, qui disloquent les rapports que la période souligne : « … Car c’est moins le temps qui use nos sentiments que le crédit qu’on leur accorde et, si les raisons d’aimer sont en nous-mêmes, c’est d’autrui d’où proviennent d’ordinaire celles qui font que nous n’aimons plus. » M. de Régnier est triste, et la mélancolie des Contes qu’il s’est faits à soi-même nuira à leur succès.

168. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Mm. Jules et Edmond de Goncourt. » pp. 189-201

Je pourrais citer bien des phrases que je regarde comme des éclopements, comme des désarticulations de la langue française, si MM. de Goncourt, qui ont pris leur mesure contre la Critique, ne disaient pas, dans leurs Hommes de lettres, que son plus affreux procédé est de citer en italiques les phrases d’un auteur. […] Ils ne sont écrivains que pour le seul plaisir d’écrire et de décrire : pour la seule volupté de mettre une phrase qui brille, n’importe sur quoi… Eh bien !

169. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Benjamin Constant. Son cours de politique constitutionnelle, ou collection de ses divers écrits et brochures avec une introduction et des notes, par M. Laboulaye »

Quand je me rapprochais du petit nombre de terroristes déguisés qui avaient survécu, j’entendais dire qu’il fallait exterminer le nouveau gouvernement, les émigrés et les étrangers ; quand je me laissais séduire par les opinions modérées et doucereuses des écrivains qui prêchaient le retour à la morale et à la justice, on m’insinuait à la deuxième phrase que la France ne pouvait se passer d’un roi, chose qui me choquait singulièrement. […] Sa grande faute en 1815, cet article exalté du 19 mars, ce fut une femme, Mme Récamier, qui le lui fit faire ; et quand plus tard il dut s’excuser devant les royalistes accusateurs de s’être rallié à Napoléon, il eut à donner de bien bonnes raisons sans doute, les principes supérieurs aux hommes, la nation avant tout, la France à la veille d’une invasion, la nécessité alors pour tous les patriotes de se rallier à un grand général en présence de l’étranger ; mais par malheur, une autre femme (Mme de Staël), à la suite de laquelle il avait fui la France quelques années auparavant, était cause qu’il avait écrit cette autre phrase également exaltée et si antifrançaise, datée en effet de Hanovre ou du quartier général de Bernadotte, le 31 décembre 1813 : « Les flammes de Moscou ont été l’aurore de la liberté du monde. […] malheureuse phrase, et qui lui ôtait presque le droit d’alléguer, dix-huit mois après, son patriotisme pour excuse ! […] Je retourne la phrase connue, et je dis que, dans ce recueil, l’image de César s’entretenant à cœur ouvert avec un héritier des Gracques brille par son absence. […] Voici une de ses phrases fameuses et du petit nombre de celles qu’on retient ; il parle, dans la préface de son livre sur la Religion, contre le principe moral de l’intérêt bien entendu : « Son effet naturel, dit-il, est de faire que chaque individu soit son propre centre.

170. (1892) Boileau « Chapitre II. La poésie de Boileau » pp. 44-72

Hugo, souple, disloqué, expressif dans tous ses membres, et toutes ses figures, comme le plus savant des pantomimes, ni l’ample période rythmique aux harmonies savantes et compliquées dont le mouvement s’unit par des rapports subtils au mouvement de la phrase grammaticale. Ne lui demandons pas non plus les procédés de style créés par Chateaubriand ou perfectionnés de nos jours, l’expression intense, violente, l’idée étouffée sous l’image, la phrase tronquée et pittoresque, débarrassée de ses appuis grammaticaux, réduite à ses éléments « sensationnels », et toute en « notes extrêmes ». […] A-t-on réfléchi que lorsque Boileau rejette le fatras des rimes banales, chères aux copistes maladroits de Malherbe, et déclare Qu’il ne saurait souffrir qu’une phrase insipide vienne à la fin du vers remplir la place vide, c’est la preuve qu’il ne comprend pas le rôle de la rime autrement que M. de Banville et tous nos Parnassiens, qui en font l’élément constitutif du vers, et s’efforcent de la faire porter sur les mots caractéristiques de la phrase ? […] Si étrange que le rapprochement puisse paraître, Boileau se, place ici tout à fait au même point de vue que Flaubert, faisant passer toutes ses phrases par son « gueuloir » pour en vérifier la perfection.

171. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « La jeunesse du grand Condé d’après M. le duc d’Aumale »

J’y prends une phrase au hasard : Interim haec rudimenta devoveo primi mei in rhetorica tirocinii, quae, tametsi impolita sint atque inculta, hahebunt tamen veniam, quia tironis sunt et fortasse parient delectationem, quia sunt filii. […] Ce mouvement de Gassion, la seule trace que j’en découvre, c’est peut-être dans ce bout de phrase qu’on a lu : « Laissant Gassion à droite avec quelques escadrons pour dissiper tout nouveau rassemblement de la cavalerie wallonne, Anguien », etc. […] Je recueille, à travers le long récit de M. le duc d’Aumale, les quelques phrases qui concernent Gassion : elles ne lui attribuent qu’un rôle effacé et tout subalterne. […] On pourrait retrancher toutes les phrases où celui-ci est nommé sans enlever au récit rien d’essentiel. […] Il part bravement à la tête de ses hommes, sans s’occuper ni de sa gauche ni de son centre, et s’acharne à combattre sur place, laissant à ses lieutenants, Gassion et Sirot, le soin de le tirer d’affaire. » La dernière phrase est sévère et sans doute injuste ; mais j’avoue que j’avais été moi-même un peu surpris de voir un général en chef s’engager à fond de train, dès le début, à la tête d’un escadron, et se mettre ainsi dans l’impossibilité d’embrasser l’ensemble de l’action, de la diriger et de parer aux surprises.

172. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — II. (Lettres écrites du donjon de Vincennes.) » pp. 29-50

Dans Mirabeau écrivain, j’aperçois à tout moment l’orateur à demi penché, en avant et au-dessus de sa phrase. […] Je laisse quelques phrases communes sur son « sixième lustre », sur le « livre de la vie » d’où il est « retranché », de même que plus haut j’ai laissé passer le « bec dévorant du vautour » auquel il est « livré », le coup de foudre qui « a ouvert la nuée », etc. : ce sont de ces images qui semblent usées chez l’écrivain, mais qui, larges et pleines, et sonores, ont toujours leur effet dans la bouche de l’orateur. […] C’est pour elle que j’ai fait ce petit ouvrage, qui m’a coûté du temps et de la peine ; c’est pour elle, dis-je, car, pour toi, je ne me consolerais pas si tu allais consulter la Grammaire sur une phrase que tu me destines ou que tu m’adresses. […] On trouve dans les lettres imprimées à Sophie bon nombre de phrases et de passages tirés de cet écrit, et, en général, des divers ouvrages dont Mirabeau s’occupait à cette époque ; et l’on ne saurait s’en étonner. […] Et ailleurs, se fâchant aussi qu’elle l’ait mis en balance avec Buffon : « Point de ces phrases légères, Sophie.

173. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre X »

Indulgente pour les déformations spontanées, œuvre de l’ignorance, sans doute, mais d’une ignorance heureuse et instinctive, elle admettrait avec joie les innovations du parler populaire ; elle n’aurait peur ni de gosse, ni de gobeur et elle n’userait pas de phrases où figure kaléidoscope 113 pour réprouver les innovations telles que ensoleillé et désuet 114. […] Déjà il n’est pas très rare de rencontrer une phrase qui se croit française et dont plus de la moitié des mots ne sont pas français.

174. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre XVI. Des Livres nécessaires pour connoître sa Religion. » pp. 346-352

. ; mais l’auteur a trop cherché l’esprit & les belles phrases. […] On voudroit seulement que ses phrases fussent moins coupées, & que son esprit ne roulât pas sans cesse sur les mêmes réfléxions.

175. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 26, que les jugemens du public l’emportent à la fin sur les jugemens des gens du métier » pp. 375-381

Car, comme le dit Quintilien, des phrases qui débutent par blesser l’oreille en la heurtant trop rudement, des phrases, qui, pour ainsi dire, se présentent de mauvaise grace, trouvent la porte du coeur fermée.

176. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XII »

Que de gens, pourtant, passent leur vie à réfléchir, sans pouvoir rédiger une bonne phrase ! […] Gustave Brocher nous répond, par exemple, dans la Revue générale de bibliographie française (10 février 1904) : « Le travail ne suffit pas. » (Nous n’avons jamais dit que le travail suffisait ; nous avons toujours dit qu’il faut aussi le don, la vocation, la verve, l’inspiration.) « Un méchant écrivain ne deviendra pas un styliste en changeant cent fois la forme d’une phrase… » (C’est notre avis, et nous n’avons jamais prétendu le contraire.

177. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XVII »

On prend quelques expressions dans ma liste de clichés et on nous dit : « Vous proscrivez ce genre de phrases. […] »‌ Or, non seulement je ne le proscris pas, ce genre de phrases, mais j’ai déclaré formellement ceci, de peur qu’on ne se méprenne :‌ « Cela ne veut pas dire qu’on doive proscrire ces expressions, Il y a des cas où il les faut, où elles sont très belles et où rien ne peut les remplacer… On peut se permettre ces locations et on les trouve chez les meilleurs écrivains ; mais c’est la continuité qui crée la banalité et le caractère incolore du style. »‌ Pourquoi nos adversaires tronquent-ils toujours notre pensée et ne rapportent-ils que la moitié de nos opinions ?

178. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Madame de La Fayette ; Frédéric Soulié »

La gravité dans l’enjouement qu’on remarque en plusieurs endroits, qui veulent être plaisants, de cette composition, la phrase longue, négligée, monotone, mais noble, cette phrase qui a le pas du menuet et qui est commune à tout le xviie  siècle, ne sont pas des raisons non plus.

179. (1895) Nos maîtres : études et portraits littéraires pp. -360

J’ai cité déjà notre puissant et voluptueux Rousseau, dont la phrase, aujourd’hui encore, nous enivre comme un chant d’amour. […] Que l’on invente un mot nouveau : la phrase sort des phrases habituelles, et nous cessons de comprendre, faute d’une syntaxe logique, assignant aux termes, dans les phrases, la place même qu’ils occupent dans la pensée. — Mais la misère la plus cruelle de notre langue est l’abolition des significations précises, la pestilente invasion des synonymes et des métaphores. […] Leur mélodie a des emportements qui rappellent des phrases juvéniles de Beethoven. […] Mais, comme il vit avec une extrême intensité la vie des mondes qu’il crée, il sait traduire, dans sa phrase, l’émotion des lieux et des choses. […] L’onduleuse musique des phrases, toujours appropriée au sujet, nous révèle, par son enchantement, un reflet du monde supérieur où vit le poète.

180. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — chapitre VI. Les romanciers. » pp. 83-171

» C’en est trop, on est excédé, on se dit que ces phrases devraient être accompagnées sur la mandoline. […] Donnez-moi un homme, non un mannequin de représentation ou une serinette à phrases. […] Toutes ses petites phrases coupées sont des soubresauts ; on halète à les lire. […] La méditation, qui d’ordinaire ne produit que des phrases, aboutit chez lui à des actions. […] Boswell le suit à la trace, note ses phrases et le soir en remplit des in-quarto.

181. (1905) Études et portraits. Sociologie et littérature. Tome 3.

Il est permis de supposer qu’ils n’auraient été qu’un long commentaire des phrases de la préface. […] La phrase que je viens de citer est de 1847. […]  » Cette seule petite phrase enveloppait une condamnation radicale de la tyrannie révolutionnaire. […] C’est une phrase de M.  […] Si jamais écrivains méritent que nous leur appliquions la phrase de Pascal, ce sont ces deux-là : « On est tout étonné et ravi.

182. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1884 » pp. 286-347

Elle contient cette phrase sortie, dit le correspondant, d’une des plus jolies bouches de Paris : « Nous devons empêcher nos maris de lire Chérie, ça leur en apprend trop sur notre passé !  […] Son frère, qui se trouvait là, citait cette phrase, à lui dite par une de ces femmes, à brûle-pourpoint et sans invite à la chose : « Connaissez-vous le jeu de frotte-nombril ?  […] » Et des phrases amenées par on ne sait quoi : « Il disait qu’il avait la bouche si amère !  […] Et là-dedans une phrase recommençant ainsi qu’une litanie : « Ah, nous sommes bien malheureux ! » — une phrase qu’elle répète plusieurs fois de suite, et que la dernière fois on n’entend plus, que comme si elle la soupirait.

183. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — II » pp. 268-284

Maine de Biran si singulièrement présenté, si bouffonnement même, et par ses propres phrases, on voudrait que le jeune adversaire eût moins chargé le profil, qu’il y eût mis plus de ménagements et d’égards, et qu’il eût tenu compte au chercheur en peine, des difficultés, de l’effort, du fond de l’idée : on en tient bien compte aux philosophes allemands ; pourquoi pas aux nôtres ? […] L’emploi de leur vie est d’arranger des phrases, et ils tournent toujours leurs pensées dans le moule grammatical ou logique, bien plus occupés des formes que du fond. […] Je néglige les expressions, je ne fais jamais une phrase dans ma tête : j’étudie, j’approfondis les idées pour elles-mêmes, pour connaître ce qu’elles sont, ce qu’elles renferment, et avec le plus entier désintéressement d’amour-propre et de passion. […] Il excelle, quel que soit le sujet, et qu’il s’agisse de Shakespeare, de Saint-Simon, de Fléchier, de Bunyan, de Thackeray, etc., à situer (je l’ai dit) le personnage dans son époque et dans son milieu, à établir les rapports exacts de l’un à l’autre, à l’y enserrer comme dans un réseau, à rapprocher, à faire saillir coup sur coup, dans des phrases fermes et courtes qui tombent dru comme grêle, les traits et les signes visibles du talent personnel, de la faculté principale dominante qu’il poursuit et qu’il veut démontrer.

184. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres choisies de Charles Loyson, publiées par M. Émile Grimaud »

L’auteur avait d’abord écrit ainsi cette phrase : « Les rois de France, Sire, ont toujours regardé l’amour des Français comme d’un prix égal à leurs plus grands bienfaits. » Cette Dédicace, avant d’être imprimée, fut soumise à Louis XVIII qui la lut et qui se donna le plaisir de faire remarquer que le mot de bienfaits, trop rapproché, rimait avec Français, et que de plus ce membre de phrase : comme d’un prix égal à leurs plus grands bienfaits, faisait un vers alexandrin dans une phrase de prose, ce qui est réputé un défaut. […] Sainte-Beuve, écrivait-il de moi à ce propos, est de la nature des chauves-souris… Sa phrase molle et lâche, impuissante et couarde, côtoie les sujets… ; elle tourne dans l’ombre comme un chacal ; elle entre dans les cimetières… ; elle en rapporte d’estimables cadavres, qui n’ont rien fait à l’auteur pour être ainsi remués : des Loyson, etc. » 128.

185. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Alphonse Daudet  »

» — Est-ce que cette phrase : « Tais-toi, boulanger, je t’en prie », ne vous remet pas sous les yeux toute la scène de la Diligence de Beaucaire 96, le rémouleur immobile sous sa casquette pendant que ce farceur de boulanger conte les aventures de la jolie rémouleuse   Qui a pu lire le Phare des Sanguinaires 97 et oublier le gros Plutarque à tranches rouges, toute la bibliothèque du phare, et, parmi les grondements de la mer, dans le crépitement de la flamme et le bruit de l’huile qui s’égoutte et de la chaîne qui se dévide, la voix du gardien psalmodiant la vie de Démétrius de Phalère   Vous souvenez-vous de ce qu’on trouve au fond du portefeuille de Bixiou98 le vieux caricaturiste aveugle, le funèbre et féroce blagueur : « Cheveux de Céline coupés le 13 mai ?  […] Il faut que je sois moulu par la dent de ces animaux. » Cette phrase vous fait revoir, n’est-ce pas ? […] Elle est étonnante, elle est merveilleuse, ânonnée dans ce moment et dans ce milieu, cette phrase de la Vie des Saints, cette farouche évocation de la grande histoire du christianisme primitif entre Mamette et ses canaris… Et cette phrase, je suis sûr que ce n’est pas le petit Chose qui l’a inventée ; M. 

186. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Appendice à l’article sur Joseph de Maistre »

On sait la phrase finale du Pape, dans laquelle il est fait allusion au mot de Michel-Ange parlant du Panthéon : Je le mettrai en l’air. « Quinze siècles, écrit M. de Maistre, avaient passé sur la Ville sainte lorsque le génie chrétien, jusqu’à la fin vainqueur du paganisme, osa porter le Panthéon dans les airs, pour n’en faire que la couronne de son temple fameux, le centre de l’unité catholique, le chef-d’œuvre de l’art humain, etc., etc. » Cette phrase pompeuse et spécieuse, symbolique, comme nous les aimons tant, n’avait pas échappé au coup d’œil sérieux de M.  […] En faisant descendre tous ces dieux de leurs piédestaux pour les déclarer simplement grands hommes, on ne leur fait, je crois, aucun tort, et l’on vous rend un grand service… » Et il ajoutait en post-scriptum : « Je laisse subsister tout exprès quelques phrases impertinentes sur les myopes.

187. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre II. Filles à soldats »

En effet, Monsieur, vous écrivez, d’ordinaire, comme un excellent élève de philosophie, en phrases soignées, lentes, grises : des platitudes bien rabotées. […] J’en prends deux, au hasard, dans Leurs figures : « Dans cette plaie panamiste, si mal soignée par des médecins en querelle, les sanies accumulées mettaient de l’inflammation. » L’autre phrase est particulièrement basse et, joyeux d’une joie de latrines, vous avez souligné vous-même deux fois le mot qui en aggrave ignominie : « Resté seul, cet homme de valeur, subitement chassé de son cadre, fit de la poésie sentimentale, tel un influenzé eût fait de l’albumine. » Je vous souhaite, Monsieur, de ne jamais faire de poésie sentimentale et d’albumine. […] Je ne sais pas, même dans La Force de l’infâme Paul Adam, de phrase plus puante et plus coulante de saine morale.

188. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Femmes de la Révolution » pp. 73-87

On dirait que son enthousiasme n’a qu’un certain nombre de phrases clichées et de moules, et que ces phrases une fois écrites, et que ces moules une fois remplis, il est obligé de recommencer mécaniquement un tel travail. […] Encore une fois, les phrases de Michelet, nous ne les citons pas.

189. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « A. P. Floquet »

Le xviiie  siècle n’avait qu’une phrase. […] Ce sont les œuvres et les travaux du prêtre qu’il fallait dire, et Floquet les a dits avec une phrase forgée un peu trop peut-être sur la phrase de Bossuet ; car l’amour aime la dépendance.

190. (1857) Réalisme, numéros 3-6 pp. 33-88

Je vois cette phrase clouée à son nom dans toutes les biographies de l’avenir. […] mais Hugo n’en a pas dans la phrase, c’est bien plus grave. […] C’est une danse, un grand ballet de vers où l’on fait sauter les phrases les plus baroques. […] Vous n’avez pas de père, donc vous n’existez pas ; voilà votre phrase. […] Comment donner une teinte générale à une page, à une phrase même, est-ce en employant des termes techniques ?

191. (1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1862 » pp. 3-73

Ainsi, il a déjà la musique des fins de phrases qu’il n’a pas encore faites ! […] … Moi, je crois qu’il faut surtout dans la phrase un rythme oculaire. Par exemple, une phrase qui est très longue en commençant, ne doit pas finir petitement, brusquement, à moins d’un effet. […] Or, il y a des gueuloirs dans ses phrases qui lui semblent harmoniques, mais il faudrait lire comme lui, pour avoir l’effet de ces gueuloirs. […] Cela est aiguisé, menu, pointu, c’est une pluie de petites phrases qui peignent, à la longue, et par la superposition et l’amoncellement.

192. (1900) Quarante ans de théâtre. [II]. Molière et la comédie classique pp. 3-392

Nous-mêmes avons conservé à peu près le sens dans les phrases de cette sorte : il est resté tout étourdi de cette nouvelle ! […] Il y déploie une tendresse toute pleine de noblesse et de grâce ; il laisse à la phrase musicale tout le charme de sa sonorité. […] » Mme Arnould-Plessy, jette la phrase avec un ton de sécurité triomphante qui est vraiment admirable. […] Il en va de même d’une autre phrase que j’aime moins. […] Quand s’est-il traduit dans une phrase qui le consacre, je n’en sais rien ; mais cette phrase, je l’ai entendu dire à Coquelin aîné, qui l’avait recueillie de la bouche de Régnier.

193. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre III. Ben Jonson. » pp. 98-162

Phrase sur phrase, coup sur coup, les idées et les faits viennent dans le dialogue peindre une situation, manifester un personnage, dégorgés de cette mémoire profonde, dirigés par cette solide logique, précipités par cette réflexion puissante. […] Livie discute avec Séjan les moyens d’empoisonner son mari, en style net, sans phrases, comme s’il s’agissait d’un procès à gagner ou d’un dîner à rendre. […] Ce sont d’abord de longues phrases obscures et vagues, mêlées de protestations et de récriminations indirectes, qui annoncent quelque chose et ne révèlent rien. […] Ils sondent anxieusement les profondeurs de ces phrases tortueuses, tremblant de se compromettre auprès du favori ou auprès du maître, sentant tous qu’ils doivent comprendre sous peine de vie. « Vos sagesses, Pères conscrits, peuvent examiner et censurer ces suppositions. […] Les autres l’interrompent à chaque phrase, lui mettent la main sur la bouche, et tour à tour, prenant le manteau, entament la critique des spectateurs et des auteurs.

194. (1895) Journal des Goncourt. Tome VIII (1889-1891) « Année 1890 » pp. 115-193

Puis, c’est la religion encore plus bêtement fanatique d’une coloration sang de bœuf ou foie de mulet, dans une poterie, et l’on arrive à aimer cela, mieux qu’une forte pensée, qu’une belle phrase. […] À ce propos quelqu’un cite la phrase que j’ai écrite dans Idées et sensations, sur le remplacement, comme agents de destruction dans les sociétés modernes, des Barbares par les ouvriers. […] » Et vraiment Gille est un charmant conteur de ces épisodes parisiens, par la bonhomie du racontar, les sous-entendus, les phrases inachevées, complétées par de petits rires gouailleurs, et les interrogations comiques, les : « Vous comprenez bien !  […] Il nous entretient de Royer-Collard, l’ex-secrétaire de la Commune, de ses relations avec Danton, de la phrase de ce dernier : « Tu sais, tu es hors la loi, mais il y a une maison, où je t’offre l’hospitalité, et où tu seras en sûreté : c’est le Ministère de la Justice !  […] Diable, moi qui ne peux lire, chez moi, une page de ma prose à deux ou trois amis, sans un tremblement dans la voix, je l’avoue, je suis plein d’émotion, et crains que mon discours ne s’étrangle dans mon larynx, à la dixième phrase.

195. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 septembre 1886. »

Deux ans plus tard, encore, apparaît le second « motif conducteur 59 » dans la symphonie de Harold, la belle et large phrase en soi. […] Dans la transition si originale et si grandioses du Scherzo au Final (avec chœur d’hommes et solo de ténor), c’est au thème de Marguerite qu’échoit la tâche de dissiper peu à peu les artifices du Démon vaincu, tandis que plus loin le ténor entonne sa phrase : « l’Eternel Féminin nous attère » sur cette mélodie si purement suave. […] Puis vinrent — mais ainsi précédées — les réformes extérieures : la phrase fut allongée, les retours, les codas furent supprimées, sauf lorsque l’émotion requérait des figures telles, ou quelques structure traditionnelle du chant. […] C’est moins de minutie dans la suite des analyses, un emportement plus continu de la phrase musicale ; et des allegros furieusement vulgaires coupés de quelque gracieuse danse, ou d’un bref repos un peu triste. […] Qu’on lise tels airs de Richard cœur de Lion, « Je crains de lui parler la nuit … » « La danse n’est pas ce que j’aime … » les notes y ont la précision merveilleuse de mots ; et puis c’est un âge délicat et léger qui s’épand, tandis que sont inquiètement dandinées les phrases douces.

196. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre deuxième »

S’il n’y avait pas derrière ce vrai et ce beau des personnes avec lesquelles il tient à être bien, que de phrases de politesse il se serait épargnées en leur honneur ! […] Elles étaient d’ailleurs liées à d’heureux progrès dans le tour de la phrase française et à des nouveautés durables. […] De là cette fortune des phrases contournées, de la précision louche, « de ces riens pesés dans des balances de toile d’araignée20 » ; de là le scandale des réimpressions de Trublet, qui indignaient un critique profond, Grimm, pensant, quarante ans après, au mal qu’aurait pu faire à l’esprit français, qu’il aimait comme le bien du genre humain, le retour du précieux qui se relevait des railleries du dix-septième siècle et reprenait l’offensive21.

197. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXI » pp. 338-354

et enfin, ai-je besoin d’observer qu’à la suite de cette autre phrase, je quitterai sa cour quand vous me le conseillerez, accourt aussitôt celle-ci, j’ai bien fait votre cour sur les soins que vous donnez à nos enfants, ce qui veut dire : Je quitterai la cour quand vous me le conseillerez, mais je vous y établis si bien que vous ne me le conseillerez pas ? […] Une phrase est remarquable dans la lettre du 10 novembre, par laquelle elle mande à son frère l’achat de Maintenon. […] Cette lettre est certainement écrite de la cour, cela résulte de la dernière phrase : Le P.

198. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 13, de la saltation ou de l’art du geste, appellé par quelques auteurs la musique hypocritique » pp. 211-233

En second lieu, le geste naturel signifie quelque chose sans le secours de la parole, lorsqu’on reconnoît ce geste pour être la même démonstration qui accompagne ordinairement une certaine phrase. […] Roscius rendoit donc par un jeu muet le sens de la phrase que Ciceron venoit de composer et de reciter. […] Ciceron changeoit ensuite les mots ou le tour de la phrase, sans que le sens du discours en fut énervé, et il falloit que Roscius à son tour rendit le sens par d’autres gestes, sans que ce changement affoiblît l’expression de son jeu muet.

199. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre premier. Mme de Staël »

un style plein de couleur et de mélodie, et le mot, plus rare que le style, qui le diamante et le couronne, le mot qu’elle recherche et qu’elle aime, la parure de sa phrase de femme, aux mêmes contours qu’elle, mais qui n’a ni les attaches, ni les articulations, ni les manières de marcher, animalement puissantes, de la phrase des hommes de génie. Et de fait, si vous comparez à la sienne la phrase léonine de Buffon, par exemple, ou l’herculéenne de Bossuet, vous en sentirez la différence.

200. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XXIV. Mme Claire de Chandeneux »

On ne la hait point ; elle n’ennuie pas, mais elle n’attache pas non plus, et je dirai pourquoi… Elle a la plume légère, mais c’est une plume enlevée à l’aile de cet oiseau que La Fontaine a surnommé « Caquet-bon-bec. » Elle l’a légère et infatigable ; infatigable à effrayer les esprits qui veulent que d’une plume, il tombe quelque chose qui ne soit pas une phrase connue… Les romans de Mme de Chandeneux, qu’on lit sur leurs titres, qui sont séduisants comme le visage d’une jolie femme qui serait sotte, ne sont ni meilleurs ni plus mauvais que tous ces romans de femmes qui se ressemblent, comme les gravures de mode se ressemblent. […] Elle a dans sa phrase la volubilité de toutes les bergeronnettes et les linottes de la littérature ; mais cette phrase écourtée, presque toujours de quelques lignes, sautille d’alinéa en alinéa, comme un oiseau aux ailes coupées, sur les bâtons de son perchoir.

201. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Guizot » pp. 201-215

Si la furie égalitaire de ce temps avait besoin d’une philosophie de l’histoire, elle n’en choisirait pas d’autre que celle d’Emerson, qui ose bien écrire cette phrase, impie au génie individuel de l’homme : « Toute originalité est relative et tout penseur rétrospectif. » Le rang et l’étendue, dit-il ( the rang and extend ), voilà le mérite réel et absolu, et c’est, ajoute-t-il, le mérite de Shakespeare, et non pas l’originalité. […] Shakespeare, seul biographe de Shakespeare, équivaut à la phrase de Voltaire : « La vie des hommes de lettres est seulement dans leurs écrits », et de pareilles phrases sont de ces mots ( des mots, des mots, des mots !

202. (1899) La parade littéraire (articles de La Plume, 1898-1899) pp. 300-117

Elle est assez typique, et la voici en quelques phrases. […] Maurice Le Blond, dans ma lettre du 23 juin, une phrase où il accusait M.  […] Il envisageait la phrase comme un clavier de syllabes et de vocables sur lequel nous pouvions jouer, à notre gré, mille variantes. […] On peut scruter des mots et des phrases, mais il est impossible de décomposer l’accent avec lequel ils sont proférés et la mélodie qui s’en dégage. […] , les trois jeunes écrivains belges » ; cette phrase semblerait indiquer que mes interlocuteurs ne m’auraient pas entendu.

203. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1869 » pp. 253-317

Et maintenant dans les oreilles du vivant, le mot la mort, sa mort, ça va être l’effet et la fin de toutes les phrases de l’avocat général faisant son métier, de toutes les phrases de son défenseur s’efforçant d’agir dramatiquement sur la pitié du jury. […] Le tribunal se lève et confère quelques secondes, puis le président lit encore à l’accusé, à mi-voix, les articles d’un code ouvert, et l’on entend vaguement la phrase : tête tranchée. À cette phrase deux cris, et le bruit d’un corps qui cogne sur du bois : c’est la maîtresse du condamné qui s’évanouit. […] C’est de lord Hertford qu’on a cette terrible phrase, qu’il aimait à répéter : « Les hommes sont mauvais, et quand je mourrai, j’aurai au moins la consolation de n’avoir jamais rendu un service !  […] La phrase était impolie, malhonnête, grossière, et aussitôt dite, j’en fus au plus grand regret.

204. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre onzième. La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art. »

En tout siècle et en tout pays il s’est trouvé, à côté du véritable génie, ou même du simple talent, des rimeurs malheureux de courageux faiseurs de phrases ronflantes et vides. […] On dit : « maniaque comme une vieille fille » ; le vieillard a d’ordinaire sa vie réglée, un fonds d’idées toujours les mêmes sur lesquelles il vit, des gestes habituels, des phrases qui lui sont familières. […] Le mot et la phrase viennent chez eux avant l’idée ; ils les polissent soigneusement, comme les vieillards survivants du siècle passé arrondissent avec amour leurs belles révérences ; mais ne leur demandez pas d’innover, ou leur nouveau sera disgracieux, heurté et bizarre. […] Dans un ouvrage décadent, au lieu que la partie soit faite pour le tout, c’est le tout qui est fait pour la partie ; non seulement la page, comme dit Paul Bourget, devient indépendante, mais elle acquiert plus d’importance que le livre, le paragraphe que la page, la phrase que le paragraphe, et, dans la phrase même, c’est le mot qui l’emporte, qui saillit. […] N’importe ; après avoir fait de la peinture et de la sculpture en vers, on veut aujourd’hui faire de la musique en vers, en assemblant des phrases inintelligibles et, par cela même, dit-on, symboliques, — c’est-à-dire expressives de tout parce qu’elles ne sont expressives de rien : Ah !

205. (1882) Essais de critique et d’histoire (4e éd.)

Comparons un de ses récits phrase à phrase avec le journal de sir Thomas Burton : « Un sectaire, dit M.  […] Nul jugement, nulle louange, nul blâme, nulle phrase générale ne les mesure. […] Sa phrase se raccourcit pour égaler la concentration de sa pensée. […] Même raison pour la construction renversée de la phrase suivante. […] Par-dessus tout, sa phrase est un chant.

206. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Préface pour les Maximes de La Rochefoucauld, (Édition elzévirienne de P. Jannet) 1853. » pp. 404-421

Cet illustre savant, qui fait ses phrases très longues, a imaginé de ne reprendre haleine qu’au milieu et jamais à la fin de sa période. Comme on le respecte beaucoup, on attend qu’il ait fini pour glisser un mot ; mais il a trouvé l’art de ne jamais finir ; car, ayant respiré en toute hâte au milieu d’une parenthèse, il repart et court de plus belle, si bien que la parole lui reste toujours, que sa phrase commencée dans un salon se continue dans un autre ; que dis-je ? elle irait ainsi de Paris jusqu’à Berlin ; et, comme il est grand voyageur, il y a telle de ses phrases, en vérité, qui a pu faire avec lui le tour du monde. […] Il se pose, il commence sa phrase, il s’arrête.

207. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Pierre Loti »

Car elles sont d’ailleurs composées avec une extrême nonchalance, écrites avec un vocabulaire restreint, en petites phrases d’une construction tout unie. […] Et c’est de cette âme que vient aux petites phrases de Loti leur immense frisson… On peut voir, par l’exemple de Pierre Loti, comment, par quel détour, les vieilles littératures reviennent quelquefois à la simplicité absolue. […] Chétive et misérable vie, en effet, que celle du scribe occupé dans son coin à polir ses phrases et à noter ses petites observations sur un tout petit groupe humain, quand le monde est si vaste et l’humanité si variée ! […] Il s’en explique dans Aziyadé avec un peu d’effort et quelque pédanterie ; mais cet effort même de l’expression marque bien qu’il connaît la rareté inestimable du don qui est en lui : … Vous êtes impressionné par une suite de sons ; vous entendez une phrase mélodique qui vous plaît.

208. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre VI. Pour clientèle catholique »

La phrase maigre et monotone tisse interminablement de l’ennui et, parmi les bâillements longs et répétés, le lecteur songe nostalgique à Barbey d’Aurevilly, comme, perdu dans un feuilleton morne de Jules Mary, il songerait au père Dumas. […] Il essaie de renouveler sa manière de composer phrases, chapitres et volumes et, grenouille qui veut imiter le bœuf, il s’applique à faire du Balzac. […] Propositions, phrases, alinéas même sont des incidentes. […] Il s’écrie, devant une phrase banalement oratoire et académique du duc de Broglie : « Dieu !

209. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Éloges académiques de M. Pariset, publiés par M. Dubois (d’Amiens). (2 vol. — 1850.) » pp. 392-411

Sans refuser enfin à son style toute espèce de qualité littéraire, il est impossible de n’y pas sentir des longueurs et des pesanteurs de phrases, des portions qui y sont comme opaques, et qui empêchent d’y pénétrer la lumière et l’agrément. […] Il y avait bien dans la phrase de Pariset quelque chose, en effet, de l’abondance de Massillon. […] Mais la concision n’exclut pas les liens communs de la parole ; et, faute de ces liens nécessaires la phrase de Pinel, sèche et maigre, a quelquefois un mouvement heurté qui la rend fatigante. […] Il a le nombre, il a le déploiement indéfini de la phrase.

210. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre IX : M. Jouffroy écrivain »

Point de mots brillants ni de phrases hasardées ; nul calcul pour amuser, émerveiller ou toucher ; au contraire, de longs exordes, encombrés de divisions et de subdivisions minutieuses, un examen circonstancié et incessant de questions préalables. Lorsqu’il était entré dans son sujet, nulle phrase incisive et subite ; des répétitions infinies : ses élèves, en relisant leurs notes, trouvaient qu’ils avaient écrit la même idée trois et quatre fois. […] Est-il étonnant que l’écrivain ne reconnût pas le monde intérieur dans le tableau qu’il en faisait, lorsqu’il relisait cette phrase : « Nos facultés sont tout à fait sous l’impulsion des mobiles ou tendances de notre nature, qui réclament certains objets, aspirent à certaines fins, poussent nos facultés dans la direction qu’elles veulent, sans que nous intervenions, nous, pour empêcher cette direction ou la rectifier65. » Qu’entend-on par des facultés qui veulent ? […] Parfois même l’absurdité pénètre, par contagion, des mots jusqu’à l’idée : « Les capacités de l’arbre ne lui appartiennent pas, et ce qu’elles produisent ne saurait lui être attribué66. » Est-il possible qu’un homme ait écrit cette phrase ?

211. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre XII : Pourquoi l’éclectisme a-t-il réussi ? »

Cousin dans le panthéisme, a réduit sa philosophie à un monceau de phrases inexactes, de raisonnements boiteux et d’équivoques visibles ; en sorte que, lorsque l’amour du dix-septième siècle lui eut plus tard enseigné le style simple, ses doctrines n’ont plus eu d’appui que le préjugé public, sa gloire de philosophe et son génie d’orateur. […] On retrancha, dans les écrits publiés, quelques phrases malsaines, trop frappantes. […] Nous admirons déjà moins les abstractions, les obscurités, le style solennel, les phrases à queue, les barbarismes. […] Voici qu’on vient de déterrer le plus grand psychologue du siècle, Henri Beyle, qui avait manqué la popularité, parce qu’il avait fui le ton sublime ; et plusieurs personnes déjà préfèrent ses petites phrases précises, dignes d’un code et d’une algèbre, aux métaphores de Victor Hugo et au galimatias de Balzac.

212. (1856) Articles du Figaro (1855-1856) pp. 2-6

Edmond et Jules de Goncourt. — L’Acrobatie de la phrase. — Les Pontifes de lettres ou une Brochure de M.  […] La phrase de M.  […] Weill est généralement une phrase en souliers ferrés, qui s’avance pesamment au pas d’un fusilier prussien ou d’un philistin de Mayence. […] Louis Goudall, inséré dans le Figaro du 13 janvier, contenait une phrase par laquelle M.  […] Cette phrase a motivé, de la part de M. 

213. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre VIII. De la clarté et des termes techniques »

Que dire de ces phrases, qu’on lit dans des romans contemporains ? […] Phrases citées par M. 

214. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Villiers de L'Isle-Adam, Auguste de (1838-1889) »

Ce sont des phrases d’une spiritualité douloureuse, comme Villiers seul sut en concevoir : « Vous serez la fiancée amère de ce soir nuptial… » […] Sa phrase a la musique et la couleur de cette vie étrange qui l’anime.

215. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE BALZAC (La Recherche de l’Absolu.) » pp. 327-357

M. de Balzac n’a pas le dessin de la phrase pur, simple, net et définitif ; il revient sur ses contours, il surcharge ; il a un vocabulaire incohérent, exubérant, où les mots bouillonnent et sortent comme au hasard, une phraséologie physiologique, des termes de science, et toutes les chances de bigarrures. Je lis, dès la première page d’Eugénie Grandet, cette phrase : « S’il y a de la poésie dans l’atmosphère de Paris où tourbillonne un simoun qui enlève les cœurs, n’y en a-t-il donc pas aussi dans la lente action du sirocco de l’atmosphère provinciale, qui détend les plus fiers courages, relâche les fibres et désarme les passions de leur acutesse ? » Ailleurs, dans Louis Lambert, non loin des brûlantes et simples lettres du jeune homme, ce sent des expressions de mnémotechnie pécuniaire, un enfant dont je partageais l’idiosyncrase ; dans les Célibataires, je trouve une raison coefficiente des événements, des phrases jetées en avant par les tuyaux capillaires du grand conciliabule femelle, etc. Souvent la phraséologie flexible, où il se joue, entraîne M. de Balzac, et il nous file de ces longues phrases sans virgules à perdre haleine, comme on en peut reprocher parfois à la plume savamment amusée de Charles Nodier. La phrase suivante fait tache à mes yeux dans la première lettre de Louis Lambert à Mlle de Villenoix : « J’ai dû comprimer bien des pensées pour vous aimer malgré votre fortune, et pour vous écrire en redoutant ce mépris si souvent exprimé par une femme pour un amour dont elle écoute l’aveu comme une flatterie de plus parmi toutes celles qu’elle reçoit ou qu’elle pense.

216. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre IV. Guerres civiles conflits d’idées et de passions (1562-1594) — Chapitre III. Montaigne »

« Quand on m’a dit, ou que il moi-même me suis dit : Tu es trop épais en figures : Voilà une phrase dangereuse (je n’en refuis aucune de celles qui s’usent emmi les rues françaises ; ceux qui veulent combattre l’usage par la grammaire se moquent) : … oui, fais-je, mais je corrige les fautes d’inadvertance, non celles de coutume. […] Dans ce style si vif, si éclairé, la phrase est étonnamment inorganique : si longue, si chargée d’incidents et de parenthèses, d’une construction si peu nette, qu’à vrai dire il n’y manque pas une cadence, mais, dans la force du mot, une forme 237. […] Calvin, Rabelais même organisent leur phrase plus artistement à la fois et plus conformément au génie de la langue. […] Mais il ne se pique pas d’inventer : il estime notre langue suffisante, à condition qu’on l’exploite et la cultive. « La recherche des phrases nouvelles et des mots peu connus, disait-il, vient d’une ambition scolastique et puérile : puissé-je ne me servir que de ceux qui servent aux halles à Paris. » Il devait donc moins chercher que fuir le néologisme, et peut-être Calvin et Amyot ont-ils hasardé plus de mots que lui. […] Montaigne commence et finit pour ainsi dire à chaque phrase, selon la remarque de Balzac.

217. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre V. La parole intérieure et la pensée. — Premier problème : leurs positions respectives dans la durée. »

Pourtant, il nous arrive quelquefois de nous répéter intérieurement une phrase obscure afin d’en déterminer le sens exact, et l’intervalle entre les mots et leur signification peut alors devenir sensible. […] De même, un texte difficile éveille, dès le premier essai de déchiffrement, un groupe d’idées, groupe instable, destiné à se modifier et à s’enrichir à mesure des efforts et des succès de la réflexion ; mais cette interprétation provisoire, bien qu’incomplète et inexacte, est une interprétation, un sens, au moins hypothétique, de la phrase. D’ailleurs, presque toujours, l’interprétation n’est qu’une variété de l’invention : on ne comprend pas un texte un peu difficile sans le traduire, soit en d’autres termes de la même langue, soit, et plus souvent, en des termes empruntés à une langue différente, c’est-à-dire sans penser par soi-même une idée qui est au sens de la phrase ce que l’hypothèse est à la vérité, et cette idée s’exprime progressivement par des mots toujours adéquats à son état présent. […] Quand je cherche l’expression d’une pensée ou le sens d’une phrase, j’appelle mes pensées d’autrefois au secours de ma pensée du moment ; si jadis elles ont été formées au hasard, sans attention, sans discrimination, je ne gagne rien à ce réveil d’un passé sans valeur, et, si je les reçois passivement, je risque d’accroître par une confusion nouvelle les défauts déjà invétérés de mon esprit. […] La distraction se mêle parfois à la réflexion, à l’invention : nous discourons avec ardeur, les pensées se pressent dans notre esprit, les paroles sur nos lèvres ; la pensée trop féconde devance la parole, elle change d’objet avant d’avoir achevé de s’exprimer, et nos phrases mal surveillées s’embarrassent de lapsus256.

218. (1896) Les idées en marche pp. 1-385

Cette phrase elle-même crée le vers sans effort et par son simple développement. […] Songez aux phrases de Chateaubriand. […] Parmi les actuels contorsionnistes de la phrase, il a la gambade neuve ou drôle. […] Ses phrases serrées et courtes réjouissent la raison avant l’œil ou l’oreille. […] Or il n’a point trouvé les phrases définitives pour glorifier ce roi de la phrase, que nous honorons tellement aujourd’hui.

219. (1896) Les origines du romantisme : étude critique sur la période révolutionnaire pp. 577-607

Offenbach, en faisant chanter à Mlle Schneider le Sabre de mon père, creva les belles phrases du romantisme et rétablit la réalité au théâtre. […] Mais les René de 1802 avaient perdu cette naïve franchise du René de 1797 : ils cachaient cet amour replié sur soi-même sous des monceaux de phrases sentimentales, afin de faire accroire qu’ils déversaient leur cœur sur l’humanité et sur la nature toute entière. […] Mais la révolution avait renouvelé la langue parlée à la tribune et écrite dans le journal et les romans ; des mots, des tournures, des formes de phrases, des images, des comparaisons, venus de toutes les provinces et de toutes les couches sociales, avaient envahi la langue châtiée, polie, légère et élégante des salons aristocratiques, la langue de Montesquieu et de Voltaire, et l’avaient révolutionnée. […] — « Un jour, raconte René, j’étais au sommet de l’Etna… plein de passions, assis sur la bouche de ce volcan qui brûle au milieu d’une île. » Cette phrase paraîtra prétentieusement ridicule au lecteur de 1896 ; mais en 1802 elle rappelait des événements récents. […] — On pourrait de la sorte mettre à presque toutes les phrases de René et d’Atala un commentaire historique, qui prouverait combien intime était la communion de sensations et d’idées entre Chateaubriand et son public.

220. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre IV. Shakspeare. » pp. 164-280

S’ils avancent, ils tournent parmi cent idées incidentes avant d’arriver à la phrase nécessaire. […] Elle se lamente, elle brouille les noms, elle fait des phrases, elle finit par demander de l’eau-de-vie. […] Jeunes gens, soldats et artistes, ils tirent un feu d’artifice de phrases et gambadent tout à l’entour. […] dit Iago, c’est une phrase. […] Quand ses amis arrivent, il leur fait des phrases d’enfant et d’idiot.

221. (1912) Chateaubriand pp. 1-344

D’autant que plus tard, et jusqu’à sa mort, un quasi nihilisme sera souvent chez lui comme à fleur de phrase. […] Il a beau dire partout qu’il « bâille sa vie », ce n’est qu’une phrase. […] Mais Chateaubriand avait pour lui son génie et la magie de sa phrase ; et on ne fit attention qu’à lui. […] Il a la chance de faire à cause d’elle (pour la phrase : « Madame, votre fils est mon roi. ») quelques jours de confortable prison. […] En somme, Chateaubriand doit à Napoléon ses plus belles phrases et ses images les plus surprenantes.

222. (1898) Émile Zola devant les jeunes (articles de La Plume) pp. 106-203

Le style ne vaut que comme reflet de la vérité, que par sa solide structure intérieure, et il ne sera jamais superflu de réagir contre les virtuoses de la phrase sonore. […] Naturellement, au lendemain de cette insurrection de la forme, de cet apport considérable de néologismes et d’archaïsmes, la pensée des écrivains a été de refaire une police du style, de réglementer les phrases conquises, de tirer parti du dictionnaire si largement augmenté. […] Pendant des heures ils ont discuté chaque mot en l’examinant au point de vue de l’oreille et de l’œil ; non seulement ils se sont préoccupés de la phrase en grammairiens, mais encore ils ont demandé une musique, une couleur, jusqu’à une odeur. […] Il prend garde davantage au morceau qu’à la phrase. […] On se rappelle les souffrances qu’éprouvait Flaubert pour tailler une phrase, et si Zola se soucie moins de la perfection des petites choses, il s’efforce surtout de donner à ses monuments de vastes et logiques proportions.

223. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Mémoires de madame Roland »

Dauban, avec une jolie phrase en sus et dont la grâce vive est, après tout, sans inconvénient (page 66). Une autre phrase plus que risquée, à propos de Tacite (p. 181), et qui aurait bien pu sans dommage rester au bout de sa plume, prouverait tout au plus que Mme Roland, lorsqu’elle écrivait, n’était pas moins gaillarde que Mme de Sévigné. […] Il doit reconnaître aussi qu’il n’était point déraisonnable ni absurde de chercher dans quelques phrases, et d’après les seules traces qu’on eût laissées subsister dans les Mémoires, les indices d’un autre amour plus brûlant, plus tumultueux. […] Mais si l’infortune opiniâtre attache à tes pas quelque ennemi, ne souffre point qu’une main mercenaire se lève sur toi ; meurs libre comme tu sus vivre, et que ce généreux courage qui fait ma justification l’achève par ton dernier acte. » Mme Roland dans sa prison lisait beaucoup Tacite et cherchait à se pénétrer de sa forme : on s’en aperçoit à la condensation et à l’obscurité de la dernière phrase. — Cette apostrophe à la Caton, cette tirade à la Sénèque ou à la Lucain, très raturée dans le manuscrit, a été reconquise par le présent éditeur.

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