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468. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, le 8 décembre 1885. »

… Quel était votre chemin, délicat artiste, subtil et charmeur, caressant, si moderne en vos sensualités et vos mysticismes attifés ; de vous sont les sensations mièvrement féminines, et très nôtres, très actuelles, très parisiennes : des rêveries, des poèmes d’un songe printannier, une chanson de passant, des poèmes d’amours, une fête napolitaine, un soir d’Alsace que vous avez rêvé en votre esprit d’affiné, des danses de bayadères-pierrettes, des soupirs de Madeleines en satins et soies, une sensation ; et quelque action imaginaire et impossible, que l’on suive, yeux demi clos, dans le confort d’une heure joyeuse ; quelque chimérique action où s’enrouleraient les chœurs et les belles cavatines, les marches, les ballets qui de votre pensée diraient mieux les gentillesses, — un moderne opéra, Papagena ou Manon, — les fines émotions d’une vie légère, légèrement créée, — et jamais Wotan, ni Tristan, ni Kundry. […] pécheresses sensations !

469. (1856) Cours familier de littérature. I « Digression » pp. 98-160

Il n’y a pas de langue humaine à la mesure de ces sensations produites par ces jeux de la toute-puissance divine : la masse d’un fleuve à qui son lit manque tout à coup ; la profondeur incommensurable de l’abîme qui l’engloutit ; la pulvérisation en écume par la seule résistance de l’air qu’il écrase en tombant ; la nappe transformée à vue en vapeurs qui se dispersent au vent de leur propre volatilisation, et qui fuient aux quatre coins du ciel comme une volée d’oiseaux gigantesques, ou qui se cramponnent aux flancs perpendiculaires de la montagne, comme des Titans précipités cherchant à se retenir aux corniches du firmament ; les transparences vertes ou azurées des langues d’eau que la rapidité, l’impulsion et le poids du fleuve arqué en pont sur l’abîme, au moment où elles rencontrent tout à coup le vide, semblent cristalliser ; la lumière du soleil levant qui les transperce, et qui s’y fond en mille éclaboussures avec tous les éblouissements du prisme ; le choc en bas, le bruit en haut, l’orage éternel, la transe sublime qui serre le cœur, et qui ne trouve pas même un cri pour répondre à ce foudroiement de l’esprit. […] VIII Et si l’on ajoute à ce spectacle de la cascade de Terni ce grand jour, cette sérénité d’un ciel d’Italie, ces teintes marbrées du rocher, cette atmosphère cristalline, cette douce tiédeur de l’air tournoyant, qui vous baigne voluptueusement de l’haleine des eaux, choses qui manquent toujours aux cascades des Alpes et même du Niagara ; si l’on considère qu’au lieu de se passer dans les gouffres ténébreux de précipices qui bornent la vue et qui l’attristent, la scène se passe en plein espace, en pleine lumière, en face d’un horizon sans bornes, d’un firmament limpide d’où le Créateur semble assister, derrière le cristal infini du ciel, à ce jeu des éléments en fureur, on n’aura plus seulement la sensation d’une catastrophe des eaux, mais celle d’une fête de la nature, à laquelle Dieu permet à l’homme d’assister en l’adorant. […] Il soutenait sa tête pensive ; sa main gauche, comme alanguie par l’excès des sensations, tenait un petit bouquet de pervenche et de fleurs des eaux noué par un fil, que les enfants lui avaient sans doute cueilli, et qui traînait, au bout de ses doigts distraits, dans l’herbe humide.

470. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — I » pp. 249-267

Le raisonneur prétend assigner des règles à la beauté du paysage : « pour qu’un paysage soit beau, il faut que toutes ses parties impriment une idée commune et concourent à produire une même sensation. » Il y a des paysages où, avec de grandes parties, l’impression totale est manquée ; il y en a où, avec les circonstances les plus vulgaires, les plus triviales, l’effet est produit. […] Toutes les réflexions tombent sous la sensation de l’immense, croupes monstrueuses qui s’étalent, gigantesques échines osseuses, flancs labourés qui descendent à pic jusqu’en des fonds qu’on ne voit pas.

471. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — II » pp. 18-34

Il a exprimé en mainte occasion cette sensation diffuse, errante ; il y avait des jours où, dans son amour du calme, il enviait « la vie forte et muette qui règne sous l’écorce des chênes » ; il rêvait à je ne sais quelle métamorphose en arbre ; mais cette destinée de vieillard, cette fin digne de Philémon et de Baucis, et bonne tout au plus pour la sagesse d’un Laprade, jurait avec la sève ardente, impétueuse, d’un jeune cœur. […] La galerie des antiques lui offrait ainsi des moules où il allait verser désormais et fixer sous des formes sévères ou attendries toutes ses sensations rassemblées des bruyères et des grèves.

472. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « M. Émile Zola, l’Œuvre. »

Au fond, il y a de bons et de mauvais romanciers ; et, parmi les bons, il y en a qui expriment surtout le monde extérieur et les sensations, et d’autres qui analysent de préférence les sentiments et les pensées ; et ceux-ci ne sortent pas plus de la réalité que ceux-là. […] Il est très juste de dire que « physiologie, psychologie, cela ne signifie rien », qu’on ne saurait les séparer absolument, et que celle-ci est le prolongement de celle-là (le caractère dépendant du tempérament et quelquefois du milieu, et tout sentiment ayant son point de départ dans une sensation).

473. (1892) L’anarchie littéraire pp. 5-32

Ils ont supprimé tout le verbiage des vieilles littératures au profit de la Sensation et de l’idée : leurs livres sont des quintessences. […] Quoique cela semble incroyable aux reporters grossiers qui n’ont pas leur ténuité de sensation, ils affirment que la couleur des voyelles joue un rôle considérable dans la plupart des phénomènes psychiques.

474. (1874) Premiers lundis. Tome I « Hoffmann : Contes nocturnes »

En un temps où on est las de toutes les sensations et où il semble qu’on ait épuisé les manières les plus ordinaires de peindre et d’émouvoir, en un temps où les larges sentiers de la nature et de la vie sont battus, et où les troupeaux d’imitateurs qui se précipitent sur les traces des maîtres ne savent que soulever des flots de poussière suffocante, lorsqu’on avait tout lieu de croire que le tour du monde était achevé dans l’art, et qu’il restait beaucoup à transformer et à remanier sans doute, mais rien de bien nouveau à découvrir, Hoffmann s’en est venu qui, aux limites des choses visibles et sur la lisière de l’univers réel, a trouvé je ne sais quel coin obscur, mystérieux et jusque-là inaperçu, dans lequel il nous a appris à discerner des reflets particuliers de la lumière d’ici-bas, des ombres étranges projetées et des rouages subtils, et tout un revers imprévu des perspectives naturelles et des destinées humaines auxquelles nous étions le plus accoutumés.

475. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre VI. De l’envie et de la vengeance. »

La France ne peut être sauvée que par ce moyen, et les partisans de la liberté, les amateurs des arts, les admirateurs du génie, les amis d’un beau ciel, d’une nature féconde, tout ce qui sait penser, tout ce qui a besoin de sentir, tout ce qui veut vivre, enfin, de la vie des idées, ou des sensations fortes, implore à grands cris le salut de cette France.

476. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — D — Dierx, Léon (1838-1912) »

Et le fait est que la sensation d’adieux, qu’éveille sa poésie, oppresse par sa mystérieuse intensité ; le sombre de ses Rimes et de ses Arbres, et de ses Femmes aussi, et de ses Cieux surtout !

477. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — H — Heredia, José Maria de (1842-1905) »

Il a su réduire l’abondance de ses sensations aux strictes cadences d’où naît la splendeur classique.

478. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Merrill, Stuart (1863-1915) »

Presque toujours la construction de la phrase parallèlement à l’ordre des sensations, le rythme, les sonorités de voyelles et de consonnes, tout cela s’unit harmonieusement pour suggérer une image… Le Jeu des épées qui termine la première série des poèmes de M. 

479. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — S — Silvestre, Armand (1837-1901) »

Armand Silvestre est surtout une musique ; comme la musique, elle est perceptible aux sens et à l’âme plutôt qu’à l’entendement ; on dirait que cet artiste s’est trompé sur l’espèce d’instrument que la nature avait préparé pour lui : il semblait fait pour noter ses sensations et ses rêves dans la langue de Schumann, et M. 

480. (1911) La valeur de la science « Deuxième partie : Les sciences physiques — Chapitre VII. L’Histoire de la Physique mathématique. »

La loi suivant laquelle cette force varie en fonction de la distance n’est peut-être pas la loi de Newton, mais c’est une loi analogue ; au lieu de l’exposant −2, nous avons probablement un exposant différent, et c’est de ce changement d’exposant que sort tout la diversité des phénomènes physiques, la variété des qualités et des sensations, tout le monde coloré et sonore qui nous entoure, toute la Nature en un mot.

481. (1912) L’art de lire « Chapitre VII. Les mauvais auteurs »

Elles donnent le goût du beau à ceux qu’elles ont intéressés, et ils ne songent plus qu’à retrouver des sensations d’art analogues à celles qu’ils ont éprouvées en lisant Horace, Virgile, Corneille et Racine, et c’est pour cela, disons-le en passant, qu’il faut toujours, au lycée, amener l’élève jusqu’aux auteurs presque contemporains, pour que, entre les grands classiques et les bons auteurs de leur siècle, il n’y ait pas une grande lacune qui les ferait désorientés en face des bons auteurs de leur siècle et qui les empêcherait de les goûter, par où ils seraient de ces humanistes qui ne peuvent entendre que les auteurs très éloignés de nous, gens respectables et peut-être même enviables, mais qui sont privés de grandes et saines jouissances.

482. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XVI »

Albalat aurait dû s’appuyer sur une base absolument psychologique pour ensuite tenter de nous montrer comment les sensations arrivent à s’incarner, visuelles quand même, à travers les sons du Verbe humain, groupés en tous sens au hasard des mots et des comparaisons.‌

483. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Les dîners littéraires »

Mais que nous le disions, nous, ici, que nous disions tristement, car c’est une chose fort triste, que l’intelligence de tout un pays est en danger de s’atrophier sous les sensations dont on l’enivre depuis trente années, et que déjà ce qu’il y avait dans cette intelligence de plus charmant, de plus fin et de plus sonore, — l’esprit, ce chant et ce coup de bec du colibri ! 

484. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Paria Korigan » pp. 341-349

Il a réussi, comme réussiront toujours les livres vrais dans les sociétés décadentes qui meurent de leurs mensonges, chez qui la langue littéraire est usée à force d’avoir servi, et où les esprits, brûlés par les piments d’une littérature à ses dernières cartouches et à ses dernières balles mâchées, reviennent aux livres qui apportent la sensation rafraîchissante du naturel, du primitif et du simple… Bien avant Cladel, madame George Sand avait eu l’idée de cette littérature de terroir ; mais elle ne pouvait y entrer que comme un bas-bleu qu’elle était, un bas-bleu armé de toutes pièces prises à l’arsenal de toutes les bêtises philosophiques, philanthropiques et démocratiques de ce temps, et gâtant tout de son bas-bleuisme et de ses préfaces explicatives.

485. (1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — IV »

Taine, qui croyait que par un effort de l’intelligence individuelle on saisit les lois des choses, n’a fait que raisonner et organiser des sensations qui, des cénacles romantiques jusqu’aux brasseries de Montmartre, ont été éprouvées et exprimées par tous les artistes, par les plus minables et par les plus hauts, par les rapins de Murger et par le jeune Ernest Renan.‌

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