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340. (1773) Essai sur les éloges « Morceaux retranchés à la censure dans l’Essai sur les éloges. »

S’il humilia les grands, ce ne fut point pour l’intérêt des peuples ; jamais ce sentiment n’entra dans son âme. […] Sous lui, les provinces furent toujours très foulées : d’une main il abattait les têtes des grands, et de l’autre il écrasait les peuples. […] On peut donc lui reprocher d’avoir prodigieusement augmenté cette maladie épidémique des emprunts, qui devient de jour en jour plus mortelle ; d’avoir donné l’exemple de la multiplication énorme des impôts ; d’avoir aggravé tour à tour et la misère par le despotisme, et le despotisme par la misère ; de n’avoir jamais vu que je ne sais quelle grandeur imaginaire de l’État, qui n’est que pour le ministre, et dont le peuple ne jouit point ; et d’avoir sacrifié à ce fantôme les biens, les trésors, le sang, la paix et la liberté des citoyens. […] Les lois qu’il a violées, les corps de l’État qu’il a opprimés, les parlements qu’il a avilis, la famille royale qu’il a persécutée, les peuples qu’il a écrasés, le sang innocent qu’il a versé, la nation entière qu’il a livrée tout enchaînée au pouvoir arbitraire, auraient dû s’élever contre ce coupable abus des éloges, et venger la vérité outragée par le mensonge. Ce n’est pas qu’on prétende attaquer ici les qualités que peut avoir ce ministre ; on convient qu’il eut du courage, un grand caractère, cette fermeté d’âme qui en impose aux faibles, et des vues politiques sur les intérêts de l’Europe ; mais il me semble qu’il eut bien plus de caractère que de génie : il lui manqua surtout celui qui est utile aux peuples, et qui, dans un ministre, est le premier, s’il n’est le seul.

341. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre IV. L’âge moderne. — Conclusion. Le passé et le présent. » pp. 424-475

Comme des coureurs rangés en ligne à l’entrée de la carrière, on voit au moment de la Renaissance s’élancer les cinq grands peuples de l’Europe, sans que d’abord on puisse rien prévoir de leur course. […] Quel est le modèle idéal qu’il présente et quelle conception originale va fournir à ce peuple son poëme permanent et dominateur ? […] Cela est encore plus visible dans les femmes du peuple ; beaucoup sont amaigries, étiques, les yeux caves, le nez effilé, la peau rayée de marbrures rouges ; elles ont trop pâti, elles ont eu trop d’enfants, elles ont l’air éteint, ou opprimé, ou soumis, ou stoïquement impassible ; on sent qu’elles ont supporté beaucoup et qu’elles peuvent supporter encore davantage. […] Le lendemain du jour où j’arrivai à Londres, je vis marcher des hommes-affiches portant sur leur ventre et sur leur dos cet écriteau en grosses lettres : « Usurpation énorme, attentat des Lords dans le vote du budget contre les droits du peuple. » Il est vrai que l’affiche ajoutait : « Compatriotes, une pétition !  […] Lorsqu’il reparut, il y a trois siècles, c’est en Occident, chez des peuples laborieux et à demi libres, au milieu du redressement et de l’invention universelle, quand l’homme, améliorant sa condition, prenait confiance en sa destinée terrestre, et épanouissait largement ses facultés.

342. (1883) Souvenirs d’enfance et de jeunesse « Chapitre II. Prière sur l’Acropole. — Saint-Renan. — Mon oncle Pierre. — Le Bonhomme Système et la Petite Noémi (1876) »

Législatrice, source des constitutions justes ; Démocratie 6, toi dont le dogme fondamental est que tout bien vient du peuple, et que, partout où il n’y a pas de peuple pour nourrir et inspirer le génie, il n’y a rien, apprends-nous à extraire le diamant des foules impures. […] Les larmes de tous les peuples sont de vraies larmes ; les rêves de tous les sages renferment une part de vérité. […] Dans la mémoire du peuple. […] Il les lisait aux gens du peuple et aux gens du port. […] — Ç’aurait été impossible ; tout le peuple l’eût suivi on l’aimait trop.

343. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Innocent III et ses contemporains »

Cet intelligent pays est trop mûr d’idées et trop jeune d’actes pour n’avoir pas les besoins, les passions et les volontés des peuples qui croient à un avenir prochain. […] Elle veut une place parmi les peuples rajeunis, et un jour ou l’autre elle l’aura, car les nations sont de terribles femmes : ce qu’elles veulent, Dieu le veut aussi. […] Du reste, si les Hohenstaufen inspiraient toujours quelque inquiétude à Rome, l’esprit des peuples pouvait rassurer les pontifes contre l’ambition des souverains. […] Il se fût placé au-dessus des considérations qui l’arrêtèrent quand il fallait, en châtiant ses légats, laver l’Église aux yeux des peuples. […] L’opinion rompit avec la croyance, et ce levier que l’Église plaçait sur le cœur des peuples ne retrouva pas son point d’appui.

344. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XX. Le Dante, poëte lyrique. »

Dans cette société inégale du moyen âge, le prince, le seigneur châtelain, le chevalier, touchèrent par un côté aux plaisirs les plus délicats du peuple ; ils firent des chansons pour lui. […] Ce terrible Dante, cet implacable vengeur, dont le visage altier et la sombre tristesse semblent, aux yeux du peuple, marquer son mystérieux commerce avec l’enfer, l’auriez-vous pressenti jamais, dans quelques-uns des premiers vers qu’il essaya, peut-être en s’accompagnant sur la lyre de son ami, le musicien Casella ? […] De même, il a donné aux grandeurs du monde un régulateur et un chef qui transfère à propos ces biens frivoles, d’un peuple à un autre et d’un sang à un autre sang, malgré tout l’effort des conseils humains. C’est ainsi qu’un peuple s’élève et qu’un autre languit, au gré de cette Puissance qui se cache, comme le serpent sous l’herbe. […] Mais la brusque succession des empires, les avènements de peuples nouveaux, tout ce travail de l’Europe depuis la chute de Rome, sont présents au poëte chrétien et grandissent pour lui le symbole païen qu’il emploie.

345. (1874) Premiers lundis. Tome I « Deux révolutions — I. De la France en 1789 et de la France en 1830 »

L’hostilité violente a disparu des doctrines ; la philosophie accepte, comprend, explique autant qu’elle peut ; l’histoire, sans aigreur ni colère, s’est accoutumée à étudier chaque peuple, chaque époque, selon ses conditions. […] Une haine seule, une haine profonde, invétérée, une passion instinctive, débris vivace de toutes les autres passions politiques, remuait au cœur du peuple : c’était la haine des Bourbons, du drapeau blanc ramené par l’étranger, des jésuites. […] Un jour les lois furent violées par d’autres que par le peuple ; et la haine du peuple éclata comme la foudre : après quoi, tout fut dit.

346. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre VIII »

Chapitre VIII Comment le peuple s’assimile les mots étrange-ers. — Liste de mots allemands, espagnols, italiens, etc., anciennement francisés. — Rapports linguistiques anglo-français. — Le français des Anglais et l’anglais des Français. — Les noms des jeux. — La langue de la marine. […] Ces mots sont d’ailleurs sur la limite et on ne sait encore ce qu’ils deviendront : tramway semble s’acheminer vers tramoué plutôt que vers tranvé 75, quant à meeting, le peuple prononce résolument métingue, entraîné par l’analogie. […] Cette niaiserie est d’ailleurs internationale, et le français joue chez les autres peuples, y compris l’Angleterre, le rôle de langue sacrée que nous avons dévolu à l’anglais. […] Autant avouer que nous ne savons plus nous servir de notre langue et qu’à force d’apprendre celles des autres peuples nous avons laissé la nôtre vieillir et se dessécher.

347. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 17, de l’étenduë des climats plus propres aux arts et aux sciences que les autres. Des changemens qui surviennent dans ces climats » pp. 290-294

Depuis un temps les eaux de vie simples et composées, le tabac, le caffé, le chocolat et d’autres denrées qui ne croissent que sous le soleil le plus ardent, sont en usage, même parmi le bas peuple, en Hollande, en Angleterre, en Pologne, en Allemagne et dans le nord. […] Ce que je dis ici n’est que l’explication de l’opinion generale, qui a toujours attribué aux differentes qualitez de l’air, la difference qui se remarque entre les peuples. le climat de chaque peuple est toujours… etc., dit un homme à qui l’on pouvoit appliquer l’éloge qu’Homere fait d’Ulisse.

348. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLVIe Entretien. Marie Stuart (reine d’Écosse) »

Le Calvin de l’Écosse, le prophète et l’agitateur de la conscience du peuple, le féroce Knox, s’abstint de paraître à cette inauguration. […] Il était à lui seul entre le peuple, le trône et le parlement un quatrième pouvoir représentant la sédition sacrée qui comptait avec tous les autres pouvoirs. […] Le peuple, déjà aigri, s’endurcissait à sa voix. […] Murray s’attrista, les nobles s’offensèrent, le clergé fulmina, le peuple s’aigrit contre la reine. […] L’étonnement et la terreur l’y précèdent ; la présence du roi déconcerte les nobles, le clergé, le peuple insurgés.

349. (1834) Des destinées de la poésie pp. 4-75

Plus tard à la vieillesse des peuples, triste, sombre, gémissante et découragée comme eux, et respirant à la fois dans ses strophes, les pressentiments lugubres, les rêves fantastiques des dernières catastrophes du monde, et les fermes et divines espérances d’une résurrection de l’humanité sous une autre forme : voilà la poésie. […] Les soldats et les mukres arabes, récitant des fragments belliqueux amoureux et merveilleux d’Antar, la poésie épique et guerrière des peuples nomades ou conquérants ; les moines grecs chantant les psaumes sur leurs terrasses solitaires, la poésie sacrée et lyrique des âges d’enthousiasme et de rénovation religieuse. […] Un de ces couvents était une imprimerie arabe pour l’instruction du peuple maronite, et l’on voyait sur la terrasse une foule de moines allant et venant et étendant sur des claies ou roseaux les feuilles blanches du papier humide. […] Le drame va tomber au peuple ; il était né du peuple et pour le peuple, il y retourne ; il n’y a plus que la classe populaire qui porte son cœur au théâtre. […]   À côté de cette destinée philosophique, rationnelle, politique, sociale de la poésie à venir, elle a une destinée nouvelle à accomplir ; elle doit suivre la pente des institutions et de la presse ; elle doit se faire peuple et devenir populaire comme la religion, la raison et la philosophie.

350. (1882) Essais de critique et d’histoire (4e éd.)

Il veut persuader le public ; bien plus, le peuple. […] Chaque peuple a son génie distinct ; c’est pourquoi chaque peuple a son histoire distincte. […] La conquête, qui a consumé le peuple romain, a consumé les peuples conquis. […] Il y avait encore des hommes, il n’y avait plus de peuples. […] Des membres de l’aristocratie rentraient dans le peuple ; des membres du peuple entraient dans l’aristocratie.

351. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Introduction »

L’organisation de la puissance publique, qui excite ou comprime l’ambition, rend telle ou telle religion plus ou moins nécessaire, tel ou tel code pénal trop indulgent ou trop sévère, telle étendue de pays dangereuse ou convenable ; enfin c’est de la manière dont les peuples conçoivent l’ordre social, que dépend le destin de la race humaine sous tous les rapports. […] Après avoir bien établi l’importance première de la nature des constitutions, il faudrait prouver leur influence par l’examen des faits caractéristiques de l’histoire des mœurs, de l’administration, de la littérature, de l’art militaire de tous les peuples. […] On est d’accord, je pense, sur l’impossibilité du despotisme, ou de l’établissement de tout pouvoir qui n’a pas pour but le bonheur de tous ; on l’est aussi, sans doute, sur l’absurdité d’une constitution démagogique2, qui bouleverserait la société au nom du peuple qui la compose. […] L’on n’a point, au-dedans de soi, de transaction à faire avec des obstacles étrangers ; l’on mesure sa force, on triomphe, ou l’on se soumet ; tout est simple, tout est possible même ; car, s’il est absurde de considérer une nation comme un peuple de philosophes, il est vrai que chaque homme en particulier peut se flatter de le devenir. […] J’entends par constitution démagogique, celle qui met le peuple en fermentation, confond tous les pouvoirs, enfin la constitution de 1793.

352. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des romans — Préface des « Derniers Jours d’un condamné » (1832) »

Le peuple venait de faire un feu de joie des guenilles de l’ancien régime. […] Elle met le peuple en appétit. […] Et ici, la cause du paria, c’était la cause du peuple. […] Le peuple indigné prit des pierres et se mit dans sa justice à lapider le misérable bourreau. […] Loin d’édifier le peuple, il le démoralise, et ruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu.

353. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre vi »

Ils avaient souhaité, prêché le désarmement simultané des nations, et maintenant le tonnerre grondait, et ils s’apercevaient que leur internationalisme n’était pas pour tous les cas une solution à l’antinomie historique qui existe entre les peuples. […] Pour le moment, j’attends dans une jolie petite ville de Bourgogne l’ordre de partir faire bravement mon devoir de Français et de bon citoyen, ordre qui ne tardera guère… Si je n’en reviens pas, conservez le souvenir de votre instituteur qui vous a bien aimés et qui vous embrasse tous en vous invitant à crier ; « Vivent les Républiques et les Peuples libres !  […] Thierry, comme ce dernier, appartenait au peuple. […] Appuyant sa tête contre le cœur de ses frères, et puis écoutant son propre cœur, il a constamment chauffé et perfectionné à ce foyer d’humanité une conception fort belle qu’il s’était faite de la sainteté du travail et de la sainteté du peuple qui travaille. […] Les Français de l’an xiv et de l’an xv, catholiques, protestants ou juifs, ont tous décidé qu’ils combattaient pour la Justice : pour une ancienne Justice méconnue, pour une nouvelle Justice inconnue à fonder : pour les Droits de l’Homme et les Droits des Peuples.‌

354. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre premier. De la première époque de la littérature des Grecs » pp. 71-94

On a beaucoup dit que les beaux-arts, que la poésie prospéraient, surtout dans les siècles corrompus ; cela signifie seulement que la plupart des peuples libres ne se sont occupés que de conserver leur morale et leur liberté, tandis que les rois et les chefs despotiques ont encouragé volontiers les distractions et les amusements. […] Aucun peuple, donc, n’a réuni pour la poésie autant d’avantages que les Grecs ; mais il leur manquait ce qu’une philosophie plus morale, une sensibilité plus profonde, peuvent ajouter à la poésie même, en y mêlant des idées et des impressions nouvelles. […] On ne saurait nier que la législation d’un peuple ne soit toute-puissante sur ses goûts, sur ses talents et sur ses habitudes, puisque Lacédémone a existé à côté d’Athènes, dans le même siècle, sous le même climat, avec des dogmes religieux à peu près semblables, et cependant avec des mœurs si différentes. […] La passion dominante du peuple d’Athènes, c’était l’amusement. […] L’approbation du peuple grec s’exprimait bien plus vivement que les suffrages réfléchis des modernes.

355. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre II. De l’ambition. »

Quelques hommes ont conservés, jusques à la fin de la vie, le pouvoir qu’ils avaient acquis, mais pour le retenir, il leur en a coûté tous les efforts qu’il faut pour arriver, toutes les peines que causent la perte ; l’un est condamné à suivre le même système de dissimulation qui l’a conduit au poste qu’il occupe, et plus tremblant que ceux qui le prient, le secret de lui-même pèse sur toute sa personne ; l’autre se courbe sans cesse devant le maître quelconque, peuple ou roi, dont il tient sa puissance. […] Il reste encore des moyens d’acquérir du pouvoir, mais l’opinion qui distribue la gloire, l’opinion n’existe plus ; le peuple commande au lieu de juger ; jouant un rôle actif dans tous les événements, il prend parti pour ou contre tel ou tel homme. […] Un peuple qui gouverne, ne cesse jamais d’avoir peur, il se croit toujours au moment de perdre son autorité, et disposé, par sa situation, au mouvement de l’envie, il n’a jamais pour les vaincus, l’intérêt qu’inspire la faiblesse opprimée, il ne cesse pas de les redouter. […] on voit si bien les bornes de son pouvoir, on sent si souvent qu’on obéit alors même qu’on a l’air de commander ; les passions des hommes sont tellement mises en dehors dans un temps de révolution, qu’aucune illusion n’est possible ; et la plus magique des émotions, celle que fait éprouver les acclamations de tout un peuple, ne peut plus se renouveler pour celui qui a vu ce peuple dans les mouvements d’une révolution. […] La diversité des opinions empêche aucune gloire de s’établir, mais ces mêmes opinions se réunissent toutes pour le mépris ; il prend un caractère d’acclamation, et le peuple, quand il abandonne l’ambitieux, s’éclairant sur les crimes qu’il lui a fait commettre, l’accable pour s’en absoudre ; celui qui prend pour guide sa conscience est sûr de son but ; mais malheur à l’homme avide de pouvoir, qui s’est élancé dans une révolution.

356. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Ce que tout le monde sait sur l’expression, et quelque chose que tout le monde ne sait pas » pp. 39-53

Le peuple s’attendait à retrouver sur les autels ses dieux et ses déesses avec les charmes caractéristiques de son catéchisme. […] C’est que, quand au sortir du temple le peuple venait à reconnaître ces qualités dans quelques individus, il en était bien autrement touché. […] Ainsi je ne puis m’empêcher de croire que lorsque le peuple assemblé s’amusait à considérer des hommes nus aux bains, dans les gymnases, dans les jeux publics, il y avait, sans qu’ils s’en doutassent, dans le tribut d’admiration qu’ils rendaient à la beauté, une teinte mêlée de sacré et de profane, je ne sais quel mélange bizarre de libertinage et de dévotion. […] Et pourquoi les choses se seraient-elles passées autrement dans l’esprit du peuple que dans la tête de ses poètes ou théologiens ? […] Il ne leur a manqué que de nous dire plus souvent où l’on voyait ce dieu ou cette déesse dont ils caressaient l’original vivant ; mais les peuples qui lisaient leurs poésies, ne l’ignoraient pas.

357. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XX. De Libanius, et de tous les autres orateurs qui ont fait l’éloge de Julien. Jugement sur ce prince. »

On dira peut-être que ce sont là plutôt des vertus d’un cénobite que d’un prince ; on se trompe ; on ne pense point assez combien, dans celui qui gouverne, cette vie austère retranche de passions, de besoins, combien elle ajoute au temps, combien elle laisse au peuple, combien elle diminue les moyens de corruption et de faiblesse, combien, par l’habitude de se vaincre, elle élève l’âme. […] Ainsi, il s’occupa du soulagement des peuples ; mais d’autres empereurs qui eurent les mêmes vues, n’étant pas contredits sur le trône, purent être humains impunément : Julien, longtemps César, assujetti dans son pouvoir même à un tyran jaloux, qui l’avait créé par besoin et le haïssait par faiblesse, qui lui eût permis de faire le mal pour se déshonorer, et craignait qu’il ne fît le bien, qui, tout à la fois barbare et lâche, désirait que les peuples fussent malheureux, pour que le nouveau César fût moins redoutable ; Julien, environné dans les Gaules, des ministres de cette cour, qui étaient moins ses officiers que ses ennemis, et déployaient contre lui cette audace qui donne à des tyrans subalternes le secret de la cour, et l’orgueil d’être instruments et complices de la volonté du maître ; Julien enfin, traversé en tout par ces hommes qui s’enrichissent de la pauvreté publique, eut bien plus de mérite à arrêter les abus et à soulager les provinces. […] Cette disposition était l’effet naturel de la fermentation des esprits, des malheurs des peuples, des grands intérêts politiques et religieux ; enfin de ce système des génies, imaginé ou puisé chez les Chaldéens par Platon, et renouvelé alors avec le plus grand succès. […] L’intérêt, qui veut traîner le peuple aux autels, peut bien se mêler aux sacrifices, dans les fêtes et les cérémonies publiques ; mais l’intérêt ne joue pas l’enthousiasme religieux, tous les jours, tous les instants, et dans tous les détails de la vie. […] qu’il fut beaucoup plus philosophe dans son gouvernement, et sa conduite que dans ses idées ; que son imagination fut extrême, et que cette imagination égara souvent ses lumières ; qu’ayant renoncé à croire une révélation générale et unique, il cherchait à chaque instant une foule de petites révélations de détail ; que, fixé sur la morale par ses principes, il avait, sur tout le reste, l’inquiétude d’un homme qui manque d’un point d’appui ; qu’il porta, sans y penser, dans le paganisme même, une teinte de l’austérité chrétienne où il avait été élevé ; qu’il fut chrétien par les mœurs, platonicien par les idées, superstitieux par l’imagination, païen par le culte, grand sur le trône et à la tête des armées, faible et petit dans ses temples et dans ses mystères ; qu’il eut, en un mot, le courage d’agir, de penser, de gouverner et de combattre, mais qu’il lui manqua le courage d’ignorer ; que, malgré ses défauts, car il en eut plusieurs, les païens durent l’admirer, les chrétiens durent le plaindre ; et que, dans tout pays où la religion, cette grande base de la société et de la paix publique, sera affermie ; ses talents et ses vertus se trouvant séparés de ses erreurs, les peuples et les gens de guerre feront des vœux pour avoir à leur tête un prince qui lui ressemble.

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