/ 2928
1037. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Pensées, essais, maximes, et correspondance de M. Joubert. (2 vol.) » pp. 159-178

Le plaisir que j’avais autrefois à parler est entièrement perdu pour moi. […] Mon âme conservera ses habitudes, mais j’en ai perdu les délices. […] Saint-Pierre n’a qu’une ligne de beauté qui tourne et revient indéfiniment sur elle-même, et se perd dans les plus gracieux contours : Chateaubriand emploie toutes les lignes, même les défectueuses, dont il fait servir les brisures à la vérité des détails et à la pompe des ensembles.

1038. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Le père Lacordaire orateur. » pp. 221-240

Elle eut quatre fils, et perdit son mari étant enceinte du quatrième. […] Les sermons de Bossuet ne sont appréciés que depuis qu’on les a imprimés, et, de son vivant, ils étaient comme perdus dans le reste de sa gloire. […] Évidemment sa personne, son talent, l’intérêt qui s’y attachait, n’avaient rien perdu, et l’on était plutôt disposé à lui passer désormais quelque chose d’extraordinaire.

1039. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « La Mare au diable, La Petite Fadette, François le Champi, par George Sand. (1846-1850.) » pp. 351-370

« Les paysans ne mangent pas vite. » On perd une heure ; on est en retard, et il reste encore à traverser les grands bois. […] Dans La Mare au diable, l’auteur remarque en un endroit qu’il est obligé de traduire le langage antique et naïf des paysans de la contrée : « Ces gens-là, dit-il, parlent trop français pour nous, et, depuis Rabelais et Montaigne, les progrès de la langue nous ont fait perdre bien des vieilles richesses. […] Un talent fier comme celui-là a été mis au monde pour oser, tenter, se tromper souvent, pour se perdre comme le Rhône, et pour se retrouver aussi.

1040. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Vauvenargues. (Collection Lefèvre.) » pp. 123-143

Si l’intérêt propre y domine, j’ose dire que cela est non seulement selon la nature, mais aussi selon la justice, pourvu que personne ne souffre de cet amour-propre ou que la société y perde moins qu’elle n’y gagne. […] Périclès, ayant à parler de guerriers morts pour la patrie, disait : « Une ville qui a perdu sa jeunesse, c’est comme l’année qui aurait perdu son printemps. » Vauvenargues a de ces traits d’une imagination jeune, nette et sobre, comme on se les figure chez Xénophon et chez Périclès.

1041. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand. (Berlin, 1846-1850.) » pp. 144-164

Darget, j’espère que l’édition sera faite et que tout sera dit… L’édition, à la fois protégée et clandestine, se fit donc ; mais il est curieux de voir comment M. de Choiseul s’y prit pour la falsifier, allant jusqu’à dresser de sa main le détail des corrections et modifications à y introduire : On ne peut le tolérer (ce recueil), écrivait-il encore à M. de Malesherbes, qu’en prenant les plus grandes précautions pour qu’il paraisse imprimé en pays étranger, et il ne faut pas perdre de vue cette considération, en exigeant des corrections. […] Ce premier roi de Prusse, par toute sa vie de vaine pompe et d’apparat, disait, sans le savoir, à sa postérité : « J’ai acquis le titre, et j’en suis fier ; c’est à vous de vous en rendre dignes. » Le père de Frédéric, dont son fils, si maltraité par lui, a si admirablement parlé, et dans un sentiment non pas filial, mais vraiment royal et magnanime, ce père grossier, économe, avare, bourreau des siens et idolâtre de la discipline, cet homme de mérite pourtant, qui « avait une âme laborieuse dans un corps robuste », avait rendu à l’État prussien la solidité que l’enflure et la vanité du premier roi lui avaient fait perdre. […] Pour donner une idée du général de Seckendorff, qui servait en même temps l’empereur et la Saxe : « Il était, dit-il, d’un intérêt sordide ; ses manières étaient grossières et rustres ; le mensonge lui était si habituel, qu’il en avait perdu l’usage de la vérité19.

1042. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Frédéric le Grand littérateur. » pp. 185-205

D’Alembert est dans la douleur, dans une douleur profonde et bien légitime : il a perdu Mlle de Lespinasse ; il va perdre Mme Geoffrin. […] Un haut et tendre épicuréisme y respire, celui d’un Lucrèce parlant à son ami : Je compatis au malheur qui vous est arrivé de perdre une personne à laquelle vous vous étiez attaché.

1043. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Nouveaux documents sur Montaigne, recueillis et publiés par M. le docteur Payen. (1850.) » pp. 76-96

Il a immortalisé la sienne pour cet Étienne de La Boétie, qu’il perdit après quatre années de l’intimité la plus douce et la plus étroite. […] En entrant en charge, Montaigne a bien soin de prévenir Messieurs de Bordeaux pour qu’ils ne s’attendent pas à trouver en lui plus qu’il n’y a en effet ; il s’expose à eux sans apprêt : « Je me déchiffrai fidèlement et consciencieusement, dit-il, tout tel que je me sens être ; sans mémoire, sans vigilance, sans expérience et sans vigueur ; sans haine aussi, sans ambition, sans avarice et sans violence. » Il serait bien fâché, tout en prenant en main les affaires de la ville, de les prendre si à cœur qu’il l’a vu faire autrefois à son digne père, lequel y perdit à la fin sa tranquillité et sa santé. […] Il eut la satisfaction de sentir qu’il avait quelque tenue contre la fortune, et qu’il fallait un plus grand choc que cela pour lui faire perdre les arçons .

1044. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le duc d’Antin ou le parfait courtisan. » pp. 479-498

Sa conduite, l’année précédente, à la désastreuse bataille de Ramillies, perdue par le maréchal de Villeroi, lui avait été reprochée. […] Moins d’un an après (1712), le duc et la duchesse de Bourgogne et leur fils aîné sont enlevés en quelques jours : il se fait « une terrible moisson de personnes royales » ; et d’Antin lui-même a perdu son fils aîné, âgé de vingt-deux ans. […] D’Antin y insiste ; il ne perd aucune occasion de se représenter dans les vicissitudes de ces années (1712-1715) la misère des espérances mortelles ; la chute de Mme des Ursins lui rafraîchit cette amère leçon : « Je regarde comme une gorge-chaude, dit-il avec plus d’énergie qu’à lui n’appartient, toutes les occasions où je peux me convaincre de la légèreté et de la bizarrerie de la fortune. » Quand le chancelier, M. de Pontchartrain, se retire et va méditer sur une vie meilleure, il y voit un bel exemple et qu’il voudrait avoir le courage d’imiter : « Heureux ces prédestinés, s’écrie-t-il, qui savent se couper dans le vif et mettre une distance raisonnable entre la vie et la mort ! 

1045. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Beaumarchais. — III. (Suite et fin.) » pp. 242-260

Ce ne fut point certes Beaumarchais qui perdit le plus à cet odieux et ridicule emprisonnement à Saint-Lazare, si inopinément survenu vers la soixante-et-onzième représentation du Mariage de Figaro. […] S’il gagna ce procès-là devant le Parlement, il le perdit devant le public : Beaumarchais est accablé de libelles et généralement haï en ce moment, écrivait Mallet du Pan à cette date (1787). […] [NdA] C’est ainsi que dans l’édition, dite de Kehl, des Œuvres complètes de Voltaire, pour laquelle il eut à essuyer tant de traverses et de critiques, il perdit un million.

1046. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Bernardin de Saint-Pierre. — II. (Suite et fin.) » pp. 436-455

Il est allé s’établir, disait Chamfort (alors logé à l’hôtel de Vaudreuil), dans un quartier si perdu et si mal habité, que les personnes qui s’intéressent à lui craignent pour sa sûreté. — Je ne sais, répondait Bernardin, si M. de Chamfort connaît des personnes qui s’intéressent à moi. […] Retiré à Essonne, il y perdit bientôt sa première femme, qui lui laissa deux enfants nommés comme de juste Paul et Virginie, et qui lui légua aussi de fâcheux démêlés avec sa famille. […] De cette étude bien imparfaite, mais qui repose sur plus de lectures et de comparaisons que je n’ai pu en apporter ici, il me semble résulter que Bernardin de Saint-Pierre, dans sa vie, n’a été qu’à demi un sage, et que, dans ses écrits, il a presque aussi souvent erré que rencontré avec bonheur : mais, une fois, il a eu une inspiration simple et complète, il y a obéi avec docilité et l’a mise tout entière au jour comme sous le rayon ; il a mérité par là que son souvenir reste à jamais distinct et toujours renouvelé dans la mémoire humaine, et qu’autour de ce chef-d’œuvre de Paul et Virginie, la curiosité littéraire rassemble, sans en rien perdre, les grâces éparses de l’écrivain.

1047. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre deuxième. Rapports du plaisir et de la douleur à la représentation et à l’appétition »

Quand, par exemple, je songe à un ami que j’ai perdu, l’image de la personne aimée se trouve subir l’action de deux séries de représentations en sens contraire, les unes tendant à la favoriser, comme le souvenir de ses qualités et de ses bienfaits, les autres à la refouler, comme le souvenir de sa mort ; il en résulte un rapport de tension et de lutte, qui est la peine. […] S’il était indifférent au point de vue de la sensibilité de perdre une dent ou de perdre un ami, comment comprendre que ces deux événements pussent produire dans la douleur une si grande différence, même d’intensité ?

1048. (1864) William Shakespeare « Première partie — Livre III. L’art et la science »

C’est à peu près comme si l’on disait : Il n’y a plus de roses, le printemps a rendu l’âme, le soleil a perdu l’habitude de se lever, parcourez tous les prés de la terre, vous n’y trouverez pas un papillon, il n’y a plus de clair de lune et le rossignol ne chante plus, le lion ne rugit plus, l’aigle ne plane plus, les Alpes et les Pyrénées s’en sont allées, il n’y a plus de belles jeunes filles et de beaux jeunes hommes, personne ne songe plus aux tombes, la mère n’aime plus son enfant, le ciel est éteint, le cœur humain est mort. […] Ouvrons une parenthèse : il n’y a point de hasard dans la création de l’Orestie ou du Paradis Perdu. […] On perd son temps quand on dit : nescio quid majus nascitur Iliade.

1049. (1889) Émile Augier (dossier nécrologique du Gaulois) pp. 1-2

Émile Augier La grande bourgeoisie française vient de perdre son poète, son moraliste, son historien. […] Elle confine au point d’honneur et, par là, perd beaucoup de son humanité. […] Mais lorsque les médecins, la veille au soir, eurent déclaré que tout espoir était vain, que le malade avait définitivement perdu connaissance, Mme Augier et les neveux de l’auteur entrèrent dans la chambre.

1050. (1824) Discours sur le romantisme pp. 3-28

Tantôt guidés par d’illustres devanciers, tantôt dirigés par un heureux instinct, nos grands écrivains ont, en chaque genre, ouvert ou suivi le chemin qui conduit à la perfection ; marcher sur leurs traces, ce serait affronter, sans gloire, le danger de ne pas les atteindre : on croit y échapper, en essayant de se frayer des routes nouvelles : louable ambition, si elle pouvait être couronnée du succès ; témérité malheureuse, lorsqu’il n’y a qu’une bonne route, hors de laquelle tout est sentiers perdus ou précipices inévitables. […] Le sublime se perd dans les nues, et devient de l’incompréhensible. […] On la tourmente, on la force, on la dénature, on la fait dégénérer en un jargon métis, qui perd ses grâces naturelles sous les lambeaux d’une parure empruntée.

1051. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre VI. Daniel Stern »

Espèce de Christine de Suède à sa manière, qui n’a pas abdiqué le trône, mais la royauté de la femme, le trône de sa grâce et de sa faiblesse ; elle a pris l’habit équivoque dont nous parle la Palatine et elle a mis sur sa pensée, qu’elle a cru viriliser, une forme qui n’a pas gagné en énergie ce qu’elle a perdu en abondance. […] Nous l’avons dit, malgré le bas-bleu, la blouse, la casquette, le cigare, les défis à, l’opinion chrétienne, Mme Stern, qui a tué son sexe autant qu’elle a pu dans sa personne, a pourtant gardé la chasteté de je ne sais quel goût ; elle n’a pu perdre je ne sais quelle aristocratie, et cette dernière marque de son origine doit la faire cruellement souffrir, quand elle reprend une thèse tombée si bas que personne ne la relève plus. […] On reconnaîtrait le bas-bleu, qui s’est beaucoup savonné au courant des Revues germaniques, et qui, trempé dans ces lavoirs, y a perdu de son azur primitif, pour y avoir séjourné trop longtemps.

1052. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Macaulay »

versa toujours trop de biographie, trop de détails inutiles et insignifiants, qui n’éclairent ni l’œuvre qu’on juge, ni l’homme qu’on veut pénétrer, en ces articles qui perdaient par là de leur beauté et de leur pureté de critique, et qui n’avaient pas besoin de ces pieds d’argile pour avoir une tête d’or ! […] Mais, nous ne le répéterons jamais assez, c’est justement cet esprit-là, qu’il eût dû développer en ne sortant pas de ses voies, que nous regrettons amèrement, comme un bien perdu, en lisant ces Œuvres diverses. […] Je sais bien qu’il y a les historiens immortels de la nature et de l’espèce humaine à travers les formes accidentées des peuples, et ceux-là ne font jamais grimacer l’impartialité de l’esprit ; mais il y a les historiens des partis qui passent et qui demain ne seront plus, et malheureusement c’est parmi ces derniers que Macaulay alla perdre la sérénité de sa pensée et la bonne humeur de son génie.

1053. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « J. de Maistre » pp. 81-108

Il en élève les coutumes et jusqu’aux préjugés à la hauteur de lois immuables, et si le xviiie  siècle lui apparaît le plus profondément perdu de raison de tous les siècles, et, dans ce siècle, Jean-Jacques Rousseau le plus perdu des philosophes, c’est que le xviiie  siècle et Rousseau, l’auteur du Contrat social et de l’Inégalité des conditions, sont, de tous les temps et de tous les hommes, ceux qui ont le plus méconnu la voix infaillible et l’autorité souveraine de l’Histoire. […] La Correspondance diplomatique montre avec une gaieté amère la bêtise profonde de ces rois, têtus et mous, qui se perdent pour ne pas croire leurs serviteurs ou pour les craindre.

1054. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXIII. »

Sous ce dernier exemple, l’enthousiasme et l’art se perdaient à la fois ; et c’était ailleurs, dans la prose éloquente, dans la prose pittoresque et passionnée, qu’on les retrouvait encore, pour l’honneur du siècle. […] mais nous devons avouer que même ici peut se trouver le bonheur, et que celui qui est le maître bienfaisant nous a donné sa paix sur la terre, et son espérance pour le ciel. » Le pieux ministre, qui, même dans les effusions de sa tendresse domestique, avait toujours la sévère douceur de la pensée chrétienne, ne la perdait guère, on peut le croire, dans ses travaux et ses études. […] « Prémices de la foi, le couteau du meurtrier a perdu sur vous sa plus mortelle atteinte !

/ 2928