Pour être juste toutefois, n’oublions pas que cette époque fut le règne de ce qu’on appelait poésie légère, et que, depuis le quatrain du marquis de Sainte-Aulaire jusqu’à la Confession de Zulmé, il naquit une multitude de fadaises prodigieusement spirituelles, qui, avec les in-folio de l’Encyclopédie, faisaient l’ordinaire des toilettes et des soupers. […] Il y a bien des années déjà, Charles Nodier et Victor Hugo en voyage pour la Suisse, et Lamartine qui les avait reçus au passage dans son château de Saint-Point, gravissaient, tous les trois ensemble, par un beau soir d’été, une côte verdoyante d’où la vue planait sur cette riche contrée de Bourgogne ; et, au milieu de l’exubérante nature et du spectacle immense que recueillait en lui-même le plus jeune, le plus ardent de ces trois grands poëtes, Lamartine et Nodier, par un retour facile, se racontaient un coin de leur vie dans un âge ignoré, leurs piquantes disgrâces, leurs molles erreurs, de ces choses oubliées qui revivent une dernière fois sous un certain reflet du jour mourant, et qui, l’éclair évanoui, retombent à jamais dans l’abîme du passé.
Ils font d’abord abstraction des sens extérieurs et ne s’en tiennent qu’aux sens intérieurs : et parmi les sens intérieurs, ils font aussitôt abstraction de tous ces sens lointains, épars, obscurs bien que réels, qui président sourdement, et dans la profondeur des organes, à la nutrition de l’individu et aux fonctions reproductives ; ils oublient le murmure confus, continuel et fondamental de tous ces sens intimes qu’unit une seule et même vie ; ils ne s’adressent qu’à un ou deux sens cérébraux, plus particulièrement affectés à la conscience distincte et à la réflexion ; et réfugiés là dedans, dédaigneux du reste, alta mentis ab arce, ils n’entendent plus, ils ne sentent plus, ils ne reconnaissent plus tout leur être. […] Le moi qui profiterait de cette facilité trop fréquemment et avec trop d’amour, le moi qui se livrerait à la vie du dehors autrement que pour comprendre et regarder, le moi qui s’adonnerait à une pratique assidue de la nature et à de trop longues communications avec le monde matériel ; qui, franchissant le pont-levis dès le matin, s’égarerait dans ses pâturages et ses terres pour les amender, visiterait ses mines et ses canaux, dessécherait ses marais, transplanterait des troupeaux lointains pour s’enrichir de leurs toisons, croiserait des races, apprivoiserait une végétation agreste, assainirait un climat fangeux, et qui ne rentrerait au logis qu’à la nuit close, ce moi-là, selon les psychologistes, courrait grand risque d’oublier qu’il n’est pas dans les conditions essentielles de sa nature ; qu’il n’y a au fond et dans la réalité rien de commun entre cette matière et lui ; qu’il n’arrive à elle que moyennant un pont tremblant et fragile, sur la foi d’un laisser-passer arbitraire ; et qu’il ne doit pas s’attarder dans la plaine ni sur les monts, de peur des distractions trompeuses et des pièges sans nombre.
On oublie bien vite Manlius pour ne voir que Talma : ils ont plus de durée chez les jeunes femmes, et c’est pour cela qu’elles versent tant de larmes à la tragédie. […] Leur âme étant susceptible d’impressions vives, le plaisir peut leur faire oublier la vanité ; or, c’est ce qu’il est impossible de demander à un homme de plus de quarante ans.
Sans doute le sentiment de la couleur et de l’harmonie sommeillait et sans doute, à maintenir si longtemps dans cette pénible attitude doctorale l’esprit humain, on risquait de le paralyser, de le dessécher, de lui faire oublier la grâce de gestes plus vivants : le XVIIIe siècle, cette mare, puis ce torrent, est le loyer dont nous payâmes le XVIIe Le Romantisme n’eut point d’autre fonction que de rappeler l’art français au souci du monde extérieur : sur l’Ame de Bossuet et de Racine, Hugo et Gautier jetèrent leur draperie splendide. […] Sans rien oublier des conquêtes naturalistes et romantiques, ceux qui viendront, pour mettre une âme dans un corps agissant, retourneront aux traditions spirituelles et classiques, avec cette importante nuance ; qu’ils sauront que le temps des idées générales est passé Mais ici deux questions se dressent, une question de fond et une question de forme (comme on disait très jadis).
Il ne faut pas oublier non plus les Taches d’encre, rédigées par le seul Maurice Barrès, les Écrits pour l’Art de René Ghil, la Cravache de Georges Lecomte, ni Art et Critique de Jean Jullien18. […] On oubliait d’ailleurs, à l’entendre causer, ces détails mal venus et son regard profond et doux suffisait à parer et à illuminer toute sa personne.
II À entendre certains théoriciens politiques, une nation est avant tout une dynastie, représentant une ancienne conquête, conquête acceptée d’abord, puis oubliée par la masse du peuple. […] Pour tous il est bon de savoir oublier.
Bien que vite dépassé et oublié, l’ébionisme laissa dans toute l’histoire des institutions chrétiennes un levain qui ne se perdit pas. […] Un moment, dans cet effort, le plus vigoureux qu’elle ait fait pour s’élever au-dessus de sa planète, l’humanité oublia le poids de plomb qui l’attache à la terre, et les tristesses de la vie d’ici-bas.
Nous oublions qu’elles ont leur fondement dans la sensation, et nous supposons qu’elles en sont intrinsèquement distinctes. […] A tout prendre, il y a dans sa doctrine plus de solide que dans le pur phénoménisme ; et en tout cas, n’oublions pas qu’il entend laisser la question ouverte.
A côté de certaines vérités excellentes et évidentes, toujours bonnes à rappeler et trop oubliées des critiques contemporains, ne trouve-t-on pas dans sa doctrine un esprit de restriction qui rappelle telle époque de lutte et de combat, et telle défiance d’école dont l’avenir ne se souciera pas, et qu’il ne comprendra plus ? […] Il ne faut point oublier que la littérature est un art, que ce qui distingue l’art de la science, ce n’est pas seulement la nature des vérités qu’il exprime, c’est encore la manière dont il les exprime, que son principal objet est de rendre le vrai ou l’intelligible par des formes sensibles, en un mot de parler au cœur, aux sens, à l’imagination en même temps qu’à l’esprit.
Ils n’oublient pas que le spiritualisme philosophique a été considéré, lui aussi, par la théologie comme une mauvaise doctrine, qu’il fut un temps, encore peu éloigné de nous, où tout ce qu’on appelle rationalisme était condamné sans examen et sans distinction sous l’accusation commune de panthéisme, d’athéisme, de scepticisme et même de socialisme, où les libres penseurs, même spiritualistes, étaient livrés au mépris par une plume grossièrement éloquente, et l’on sait assez que cette même plume a toujours son encre toute prête pour recommencer à nous flétrir. […] Néanmoins nous ne pouvons oublier que, si nous avons avec les théologiens des croyances communes, nous avons aussi des principes absolument différents.
Dites-moi aussi les vers que je vous entendis chanter un soir : j’en ai bien retenu les nombres, mais j’en ai oublié les paroles. Il ne veut faire dire autre chose à Lycidas, si ce n’est que bien qu’il eut oublié les paroles des vers dont il étoit question, il se souvenoit bien néanmoins de quels pieds ou de quelles mesures ils étoient composez, et par consequent de leur cadence.
Il s’était retiré, avec sa misanthropie, à Sèvres, dans un appartement que madame Helvétius lui avait fait meubler, résolu de se laisser entièrement oublier du public. […] Une femme aimable, dont il fit la connaissance à Boulogne, lui tint lieu, pendant six mois, de tout ce qu’il voulait oublier.
Il peut paraître hardi de nous présenter dans un tel état de dénuement sous le rapport des institutions : mais cela est exactement vrai ; car il ne faut point oublier que le peuple français est le représentant et le législateur de la grande société européenne. […] La France étant à la tête de la civilisation, il ne faut jamais oublier que ce que je dis porte, dans son sens le plus général, sur toute l’Europe.
Ne l’oublions point, le genre humain tout entier regrette aussi une patrie qu’il a perdue. […] L’imprimerie est venue tirer de leur solitude ces pensées oiseuses : nul alors n’a voulu perdre le fruit amer de son propre tourment ; il fallait être Pascal pour se réjouir de sa pensée oubliée.
La société, qui oublie un peu trop qu’elle est une reine, va peut-être se le rappeler en nous lisant. […] Mais ils oublient que les sociétés se jugent par leurs amusements encore plus que par leurs travaux.
… Nous avons eu Patru, justement oublié, quant à ses œuvres. […] C’est donc un biographe exceptionnel que Louis Vian, — ce qui vaut mieux que d’être avocat à la cour de Paris et ce qui le fait oublier.
Ils sont les semeurs d’un grain invisible qu’ils jettent, pour ainsi dire, par-dessus le mur de leur œuvre et qui doit lever plus loin… Cependant, ne soyons pas injuste : si l’histoire de la Grèce antique par Lerminier est un ouvrage où nul mot n’a été écrit en dehors ou à côté du sujet qu’il traite, si le respect des faits et de l’unité de leur ensemble y est poussé jusqu’à la stoïque abstinence de ces déductions ou de ces inductions qui s’en élancent naturellement, et qui devaient tenter la verve philosophique de l’auteur, n’oublions pas qu’au seuil de ce livre il y a une préface dans laquelle l’historien, qui s’est imposé une réserve si haute et si sévère, signale néanmoins fort bien renseignement pratique qu’on peut tirer de son histoire. […] Ce n’est point uniquement — qu’on ne l’oublie pas !
En agissant ainsi, qu’on ne l’oublie pas ! […] Ils n’ont oublié qu’une chose, — la conscience religieuse, qu’ils eurent si forte, eux !