Il a été trempé jusqu’au fond dans son siècle, j’entends qu’il a connu par expérience les mœurs de la campagne, de la cour et de la ville, et visite les hauts, les bas, le milieu de la condition humaine ; rien de plus ; du reste sa vie est ordinaire, et les irrégularités, les traverses, les passions, les succès qu’on y rencontre, sont à peu près ceux qu’on trouve partout ailleurs175. […] Désormais le cœur se trouve mort à tous les plaisirs ordinaires ; il ne peut plus sentir et respirer que d’un seul côté. […] Les mots perdent leur sens ; les constructions se brisent ; les paradoxes de style, les apparentes faussetés que de loin en loin on hasarde en tremblant dans l’emportement de la verve, deviennent le langage ordinaire ; il éblouit, il révolte, il épouvante, il rebute, il accable ; ses vers sont un chant perçant et sublime, noté à une clef trop haute, au-dessus de la portée de nos organes, qui blesse nos oreilles, et dont notre esprit seul devine la justesse et la beauté. […] Les fortes émotions sont des accidents dans notre vie ; boire, manger, causer de choses indifférentes, exécuter machinalement une tâche habituelle, rêver à quelque plaisir bien plat ou à quelque chagrin bien ordinaire, voilà l’emploi de toutes nos heures. […] Rejetant la logique ordinaire, elle en crée une nouvelle ; elle unit les faits et les idées dans un ordre nouveau, absurde en apparence, au fond légitime ; elle ouvre le pays du rêve, et son rêve fait illusion comme la vérité.
Je ne sais avec quelles besicles, Faguet, d’ordinaire plus clairvoyant, a pu lire sa Vie de Henri Brulard et ses autres mémoriaux de jeunesse, pour n’y trouver que « peu ou point de rêverie ». […] Ce sont de grosses idoles romantiques des deux sexes, qui ont, pendant les trente ou quarante années d’une carrière littéraire justement glorieuse, employé une partie de leur magnifique éloquence et de leur puissant lyrisme, à clamer à tous les carrefours la beauté de leur âme et la spéciale sublimité que revêtaient, en advenant dans leur vie, au lieu que ce fût dans celle de tout autre quelconque bourgeois ou bourgeoise, de petites histoires piquantes et ordinaires, justiciables en elles-mêmes des légères et gaies sentences de l’esprit gaulois. […] Les concours ne sont pas faits pour déceler le génie, qui, à l’âge où on les passe d’ordinaire, ne se manifeste que par éclairs et n’a pas trouvé-son expression soutenue. […] D’ordinaire, après avoir fait recommencer quatre ou cinq fois son exploration à tante Rose de plus en plus souriante, et qui était d’une diplomatie merveilleuse pour y mettre les intervalles séants, il finissait par lui présenter un billet de cent ou même de cinquante francs à valoir sur une note de mille ou davantage, et qui était reçu avec une pudique effusion. […] Ils ne l’y trouvent point, parce qu’ils sont, à côté de leur don juvénile et fané, hommes ordinaires et parfois (cela s’est vu) au-dessous de l’ordinaire.
De toutes les sottises de Falstaff, la seule dont il ne soit pas puni, c’est d’avoir « tué le daim et battu les gens » de Shallow, exploit d’ailleurs beaucoup plus conforme à l’idée que Shakespeare pouvait avoir conservée de sa propre jeunesse qu’à celle qu’il nous a donnée du vieux chevalier, d’ordinaire plutôt battu que, battant. […] Les jeux ordinaires suivaient ces réunions ; le ménestrel, la danse moresque, la représentation de Robin Hood avec la belle Marianne et le Cheval de bois 16, ne manquaient pas d’y figurer. […] En revanche, le Vice, bouffon ordinaire des compositions dramatiques, jouait, sous le nom d’Ambidexter, le principal personnage d’une tragédie de Cambyse, convertie ainsi en une moralité qui eût été d’un ennui intolérable si elle n’avait valu aux spectateurs le plaisir de voir le juge prévaricateur écorché vif sur le théâtre, au moyen d’une fausse peau, comme on a soin de l’indiquer. […] Chaque homme est d’ordinaire pour bien peu de chose dans les événements où il a pris place ; et la situation brillante qui sauve un nom de l’oubli n’a pas toujours préservé de la nullité celui qui le portait. […] S’il faut en général que le fond de la tragédie soit pris dans l’histoire des grands et des puissants, c’est que les impressions fortes dont elle veut nous saisir ne peuvent guère nous être communiquées que par des caractères forts, incapables de succomber sous les coups d’une destinée ordinaire.
Ces états permanents des êtres simples, ils les traitaient simplement : comme ils l’ont dit, la vie ordinaire pouvait et devait s’exprimer par un langage ordinaire, sans violences, sans excès, sans raretés. […] Mais l’emploi de mots ordinaires ne suffit pas à créer cette impression ; il y faut encore le ton pénétré qui révèle leur tension cachée, et met en eux leur force de suggestion virtuelle. — Le mal dont souffre la poésie, c’est l’artificialité d’une langue où des moyens d’intensité intérieure explicite se sont usés par l’accoutumance, ont perdu cette force suggestive ; et pesant d’un poids mort sur l’inspiration elle-même, paralysent tout effort de renouvellement… Wordsworth est le poète psychologue par excellence ; et en transportant consciemment le domaine de l’art dans l’implicite, il a préparé le suprême enrichissement de la littérature moderne. […] « Elle n’était d’abord différente du discours libre et ordinaire que par un arrangement mesuré des paroles, qui flatta l’oreille à mesure qu’il se perfectionna. […] Ainsi Des Grieux, faisant à Manon Lescaut de tendres reproches, abandonnait comme malgré lui le langage ordinaire, et inventait une cadence plus souple et non moins émouvante que celle des plus beaux vers : Vous affectez une tristesse que vous ne sauriez sentir. […] Alors aussi, on vit s’évertuer les génies, à la recherche d’harmonies nouvelles ; jamais ils n’avaient fini leur tâche ; lorsque l’un défaillait un autre prenait sa place, pour s’engager à son tour dans des voies non tracées : comme si, niant les effets de l’apparente loi qui veut que l’ordinaire succède à l’extraordinaire, et le banal à l’originalité substantielle, ils avaient cherché à l’éluder en se multipliant, pour provoquer, à un rythme encore inconnu dans l’histoire des lettres, une série de révolutions.
Les couronnes académiques sont d’ordinaire oubliées aussitôt que reçues ; mais celle-ci eut un sort tout différent. […] Ils font semblant, dit-il, « d’avoir plus de zèle pour le salut des ames, que les pasteurs ordinaires. […] A son talent près pour la direction, l’abbé de Saint-Cyran étoit un homme assez ordinaire. […] Ils crièrent à leur ordinaire, & les évêques, avec le gouvernement, agirent. […] La conscience étoit également l’excuse ordinaire de leurs ennemis.
Le talent, je le sais, est bien à l’origine un talent gratuit, une sorte de prédestination non méritée, une grâce en un mot dans toute la rigueur du sens augustinien et janséniste, indépendamment de la volonté et des œuvres ordinaires de la vie. […] » — « Non, je ne le connais pas ; j’ai lu dans le temps quelques extraits du Génie du Christianisme : son imagination est trop forte. » — Ceci rentre dans une observation générale sur laquelle je reviendrai plus d’une fois : c’est qu’en littérature, en art, on n’aime pas d’ordinaire son successeur immédiat, son héritier présomptif.
Sans la philosophie, le badinage ordinaire serait fade. […] Un mot redoutable, celui de citoyen, importé par Rousseau, est entré dans le langage ordinaire, et, ce qui est décisif, les femmes s’en parent comme d’une cocarde. « Vous savez combien je suis citoyenne, écrit une jeune fille à son amie.
« La conversation, disait encore Mlle de Scudéry, est le lien de la société de tous les hommes, le plus grand plaisir des honnêtes gens, et le moyen le plus ordinaire d’introduire non seulement la politesse dans le monde, mais encore la morale la plus pure et l’amour de la gloire et de la vertu. » Saint-Evremond la préférait à la lecture, et Varillas, un historien de profession, disait à Ménage « que de dix choses qu’il savait, il en avait appris neuf par la conversation » ; — « je pourrais à peu près dire la même chose », ajoutait Ménage, un des cerveaux pourtant les plus bourrés du temps. […] Il fut introducteur des ambassadeurs du duc d’Orléans, gentilhomme ordinaire et maître d’hôtel de la duchesse, puis maître d’hôtel du roi, et premier commis du comte d’A vaux, lorsque celui-ci fut surintendant des finances. — Édition : Œuvres complètes, éd.
Une certaine grandeur, également éloignée d’un héroïsme impossible et d’une vertu ordinaire, est le trait commun aux principaux personnages de Corneille. […] Dans ces mots admirables : pour mieux m’émouvoir, Voltaire ne voit qu’une faute de goût, « Chimène, dit-il, doit être si émue, qu’il ne faut pas qu’elle prête aux choses inanimées le dessein de la toucher. » Oui, si Chimène n’avait à se venger que d’un meurtrier ordinaire.
— Oui… C’est le sentiment ordinaire des saints, parce que la chair est entraînée par un tel poids vers le péché que Dieu seul peut l’empêcher d’y tomber. […] Reid fut de la sorte longtemps mon idéal ; mon rêve eût été la vie paisible d’un ecclésiastique laborieux, attaché à ses devoirs, dispensé du ministère ordinaire pour ses recherches.
Chez nous donc la musique a toujours été et, en dépit de tout ce qu’on peut dire, est toujours un article de luxe ; elle n’entre nullement dans la vie ordinaire de notre peuple, et il y a des milliers d’excellents citoyens qui passent à travers l’existence sans jamais entendre une seule note de musique. […] Voilà la reconnaissance ordinaire des nations.
Et en même temps, comme j’entendais sans cesse parler d’opérations, ainsi que de choses habituelles et ordinaires, je songeais sérieusement à prier mon père, de m’ôter le cœur. […] Mon père, un soldat, n’a jamais acheté un objet d’art, mais aux choses qui servaient au ménage, il leur voulait une qualité, une perfection, un beau non ordinaire.
Parmi ses plus importantes observations, j’en citerai une seule : c’est que dans une gousse de Crinum capense, fécondé par le C. revolutum, chaque ovule produisit une plante, « ce que je n’ai jamais vu, ajoute-t-il, dans le cas d’une fécondation naturelle. » De sorte que nous avons ici une fécondité parfaite, ou même plus parfaite qu’à l’ordinaire dans un premier croisement entre deux espèces distinctes. […] Rien ne confirme mieux ce que j’ai déjà dit sur les causes ordinaires de la variabilité, qui provient, selon moi, des altérations dont le système reproducteur est éminemment passible sous l’influence des moindres changements dans les conditions de vie, au point de devenir ou complétement impuissant, ou du moins incapable de remplir ses fonctions d’une manière normale et de produire une postérité identique à la forme mère.
Législateur, comme Aristote et Horace, dans son Art poétique, il se montre, dans ses autres ouvrages, plus moqueur, plus partial que ne l’est un critique ordinaire. […] Homme du monde, ou du moins homme d’esprit, il évite d’ordinaire le ton sec et hargneux d’un pédant.
Tout ce roman de Renée Mauperin est dans ce chef-d’œuvre acéré d’Henri Mauperin, qui, pour soubasser son ambition de « jeune bourgeois », a soufflé scélératement au cœur d’une de ces femmes mûres, toujours prêt à s’entr’ouvrir, une passion insensée sur laquelle il compte pour lui faire donner sa fille en mariage ; et l’incestueux mariage s’accomplirait avec le cynisme ordinaire, lorsque Henri est tué en duel par un vieux noble qu’il croyait mort et dont il avait pris le nom légalement ( la légalité nous tue ! […] D’un autre côté, le dénouement pathologique est une des faiblesses ordinaires des naturalistes, qui ne croient qu’aux faits de la matière, et celui de M. de Goncourt en rappelle d’autres antérieurement connus : le delirium tremens de L’Assommoir, et la mort de la rage, dans un des romans les plus passionnés de Léon Cladel… Conséquences inévitables du naturalisme, qui se dit, malgré son ignorance, expérimental et scientifique, nous serons peut-être obligés de faire prochainement, dans les livres qui s’adressaient autrefois au cœur ou à l’esprit, le tour des maladies humaines, et nos romans ne seront plus que de dégoûtantes nosographies… M. de Goncourt, l’auteur de la Sœur Philomène, marqué depuis longtemps de ce carabinisme qui a aussi timbré Sainte-Beuve, devait prendre très facilement le fil d’un siècle qui allait, de toutes parts, aux préoccupations physiques, et qui ne trouve plus d’autre terrible et d’autres sources de pathétique, dans ses romans de sentiment et de passion, que la hideuse mort animale de ses héros.
« L’après-dînée nous nous assemblâmes ; M. de Guéménée rêva à la Suisse, à son ordinaire, M. de Lesdiguières, tout neuf encore, écoutait fort étonné ; M. de Chaulnes raisonnait en ambassadeur avec le froid et l’accablement d’un courage étouffé par la douleur de son échange dont il ne put jamais revenir. […] « Harlay aux écoutes tremblait à chaque ordinaire de Bretagne, et respirait jusqu’au suivant. » La phrase file comme un homme qui glisse et vole effaré sur la pointe du pied. — Plus loin le style lyrique monte à ses plus hautes figures pour égaler la force des impressions.
. — Je ne sais pas pourquoi les gazettes françaises, contre leur ordinaire, ont diminué nos avantages à la bataille de Médelin.
Henri IV remarquait de lui que ses raisons et moyens se réduisaient d’ordinaire « aux temporisements, à la patience et à l’attente des erreurs d’autrui ».