Les Romains étonnés se demandaient quelles mains pouvaient mouvoir et quelle pensée ordonner ces débris de montagnes de marbre jonchant le sol, sous l’ombre du môle d’Adrien ! […] Ce fut alors que Michel-Ange sculpta pour les sépulcres de Julien et de Cosme de Médicis les quatre statues du Jour et de la Nuit, du Crépuscule et de l’Aurore. « Statues, dit Vasari, qui, par la beauté accomplie des formes, par la majesté des attitudes, par la nature surhumaine des physionomies et par la perfection du travail du marbre devenu chair et muscles sous ses mains, suffiraient pour reporter l’art à son apogée, si les vestiges de l’antiquité n’existaient pas. » On reste frappé de stupeur en admirant, à côté de ces statues symboliques, les deux célèbres figures de Laurent et de Julien de Médicis ; l’une, appelée le Penseur, parce que jamais la mélancolie muette de la méditation ne fut gravée en ombres plus transparentes et plus mouvantes sur une physionomie humaine ; l’autre appelée le Guerrier parce que jamais la mâle beauté du soldat ne revêtit une expression à la fois plus calme et plus fière. Nous avons éprouvé bien souvent nous-même, aux différentes heures de la journée qui diversifient l’effet de l’ombre ou de la lumière sur ces marbres, la magie du ciseau de Michel-Ange autour de ces tombeaux. […] Les hommes les offusquent ; il ne leur faut que leur ombre. […] Sa douleur, adoucie par le temps, s’était convertie en une mélancolie pieuse qui ne cherchait son repos que dans l’ombre des cloîtres.
Le soleil, habitué au Parthénon, n’était pas fait pour entrer dans les forêts diluviennes de la Grande-Tartarie, sous la moisissure gigantesque des monocotylédones, sous les fougères hautes de cinq cents coudées où fourmillaient tous les premiers modèles horribles de la nature, et où vivaient dans l’ombre on ne sait quelles cités difformes telles que cette fabuleuse Anarodgurro dont l’existence fut niée jusqu’au jour où elle envoya une ambassade à Claude. […] Aristophane a fait ce qu’il a pu pour empêcher son bannissement, et si quelque chose peut diminuer l’indignation de lire les Nuées acharnées sur Socrate, c’est qu’on voit dans l’ombre la main d’Aristophane retenant le manteau d’Eschyle qui s’en va. […] On ne sait quelle raillerie haute et sinistre se met à faire des éclairs dans l’ombre humaine. […] le mal, qui commence la souffrance par lui, car être le mal c’est pire que le faire, les peines, les douleurs, les larmes, les cris, les rumeurs ; dans l’ombre, le problème muet, l’immense silence, d’un sens inexprimable et terrible. […] L’herbe pousse sur les six marches de la tribune où a parlé Démosthène, le Céramique est un ravin à demi comblé d’une poussière de marbre qui a été le palais de Cécrops, l’Odéon d’Hérode Atticus n’est plus, au pied de l’Acropole, qu’une masure sur laquelle tombe, à de certaines heures, l’ombre incomplète du Parthénon ; le temple de Thésée appartient aux hirondelles, les chèvres broutent sur le Pnyx ; mais l’idée grecque est vivante, mais la Grèce est reine, mais la Grèce est déesse.
Notre échafaudage semble agencé provisoirement en vue que rien, analogue à ces recueillements privilégiés, ne verse l’ombre doctorale, comme une robe, autour de la marche de quelques messieurs délicieux. […] Le mystère : inquiétude que, peut-être, on le déversa ; et l’élite rendant, en l’ombre, un bruit d’attention respiré comme, autour de visages, leur voile. […] Par contre, à ce tracé, il y a une minute, des sinueuses et mobiles variations de l’Idée, que l’écrit revendique de fixer, y eut-il, peut-être, chez quelques-uns de vous, lieu de confronter à telles phrases une réminiscence de l’orchestre ; où succède à des rentrées en l’ombre, après un remous soucieux, tout à coup l’éruptif multiple sursautement de la clarté, comme les proches irradiations d’un lever de jour : vain, si le langage, par la retrempe et l’essor purifiants du chant, n’y confère un sens. […] Alors causer comme entre gens, pour qui le charme fut de se réunir, notre dessein, me séduirait ; pardon d’un retard à m’y complaire : j’accuse l’ombre sérieuse qui fond, des nuits de votre ville où règne la désuétude de tout excepté de penser, vers cette salle particulièrement sonore au rêve.
Dans l’ombre le guerroyeur, et reprise de possession du piédestal par le penseur. […] dans l’ombre, avec les brigands et les massacreurs. […] L’oubli, ombre de l’ombre, les attend.
Quel secourable dieu du ténébreux séjour Ramène mon ombre égarée ? […] Et n’es-tu pas celui qui fit reculer l’ombre Sur le cadran rempli d’un roi que tu sauvas ? […] Sainte-Beuve, écrivait-il de moi à ce propos, est de la nature des chauves-souris… Sa phrase molle et lâche, impuissante et couarde, côtoie les sujets… ; elle tourne dans l’ombre comme un chacal ; elle entre dans les cimetières… ; elle en rapporte d’estimables cadavres, qui n’ont rien fait à l’auteur pour être ainsi remués : des Loyson, etc. » 128.
Sur le blanc de l’oreiller, sa pauvre tête est renversée, avec l’ombre portée de son profil amaigri et de sa longue moustache projetée par les lueurs d’une bougie mourante, luttant avec le jour. Ce jour levant, ce vert de l’arbre jaillissant de l’ombre, cet éveil du ciel et des oiseaux avec leurs notes bienheureuses, tombant dans une agonie, dans une fin de jeune existence, c’est bien horrible !… Le jour arrive à cette heure sur sa figure, dessine les creux et les ombres des yeux et de la bouche, le décharnement presque instantané, me montrant, dans sa chair aimée, la sculpture de la mort… 10 heures du matin : Toutes les secondes, je les compte par ces douloureuses aspirations d’une respiration brève, haletante… 4 heures de l’après-midi : Tant de souffrances pour mourir !
Voyez, dans une même patrie, les gens de la plaine et ceux de la montagne, ceux qui communiquent, par tout leur être, avec le sol rocheux, l’air sec, avec les bruyères, avec les grands flamboiements de soleil sur des surfaces arides ; regardez à côté et étudiez ceux que la vie enferme dans l’ombre moite des forêts ; observez le visage des mêmes travailleurs qui change avec les saisons, la couleur de leurs paroles ou de leurs yeux qui varie plus d’une fois en un jour, et dites si nous ne sommes pas un peu les sujets de ce monde que nous dominons par la pensée ? La parcelle d’univers où nous vivons et que nous n’avons pas faite influe sur nous, et aussi l’entourage immédiat que nous nous sommes donné : notre maison, les objets dont elle est ornée, les ombres habituelles de ses murailles et les clartés de ses fenêtres, le bruit encore avec lequel la vie nous berce, bruit de la rue et de la place, murmure des eaux, murmure du vent, voix d’enfants, voix de femmes, voix chères dont les mots ne parviennent pas toujours à l’oreille, dont l’accent va toujours au cœur, bourdonnement du travail dans l’atelier voisin, silence même de la nuit, où passe l’accord de mille bruits apaisés et confus. […] Le peintre établira son chevalet dans une clairière de forêt, je suppose ; il dessinera les troncs et les branches des arbres, les buissons, les places d’ombre et de lumière ; il s’ingéniera à peindre ces dégradations de teintes des frondaisons qui s’éloignent et qui, vertes d’abord, se perdent bientôt dans le bleu.
Je n’aurais qu’à supposer que le soir ayant lu, avant de m’endormir, quelques pages des Analecta alexandrina, les auteurs eux-mêmes m’apparurent en songe, accompagnés de toute la foule des ombres poétiques dont le temps a dispersé les restes et nivelé les tombeaux. Et puisque c’est un rêve qui se dessine à ma pensée en ce moment, qu’on me laisse continuer d’y rêver. — C’était, je vous assure, un lamentable spectacle que celui de toutes ces ombres une fois illustres, et qui elles-mêmes en leur temps, à des époques éclairées et florissantes, avaient paru distribuer la gloire et l’immortalité, — de les voir aujourd’hui découronnées de tout rayon, privées de toute parole sonore, et essayant vainement, d’un souffle grêle, d’articuler leur propre nom, pour qu’au moins le passant pût le retenir et peut-être le répéter.
Balzac accentue, grandit, grossit, élague, ajoute, ombre, éclaire, éloigne ou rapproche les hommes ou les choses, selon l’effet qu’il veut produire. […] Les deux seules couleurs employées sont le bleu céleste, le blanc de neige avec quelques tons nacrés pour ombre. […] Avant que l’ombre se soit épaissie autour d’eux, il marque et creuse d’un trait plus profond ces profils à peine entrevus et qui vont bientôt s’effacer. […] Bouilhet, dramaturge, a brillé dans la pleine lumière ; Bouilhet, poëte, est resté un peu dans l’ombre. […] Dans l’ombre de cette rive commencent à scintiller quelques points lumineux, étoiles de la terre qui s’éveillent à la même heure que celles de là-haut.
Quelques-uns de leurs philosophes jetaient parfois sur les objets de faibles lumières qui n’en éclairaient qu’un côté, et rendaient plus grande l’ombre de l’autre. […] Elle sentira que tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière. […] Les Furies répondent à l’ombre sanglante de Clytemnestre par des hurlements sans aucune articulation… L’art était dans son enfance du temps d’Eschyle comme à Londres du temps de Shakespeare. » — Les modernes ? […] C’est le chêne qui jette une ombre immense avec des milliers de feuilles exiguës et découpées. […] talent qui n’apporte son ombre avec sa lumière, sa fumée avec sa flamme ?
Scènes de bal, en des décors de Boucher et de Watteau, évoquaient les chères ombres du siècle passé.
Les plaintes sur la société, les conversations métaphysiques elles-mêmes y auraient trouvé place, mais avec plus de précision souvent, dans des scènes plus particularisées ; et ainsi eût été évité le voisinage de Byron, dont l’ombre doit se rencontrer trop aisément sur ces cimes imaginaires de Monte-Verdor ou de Monte-Rosa. […] Nous admirerons encore plus le poëte d’avoir enfanté cette grande figure, dès que nous verrons qu’il ne vit plus sous son ombre.
Ils ne se retracent pas même les jouissances du cœur, sans y mêler l’idée de l’ombre bienfaisante qui doit les préserver des brûlantes ardeurs du soleil. […] Les ombres penchées sur les nuages ne sont que des souvenirs animés par des images sensibles39.
Et par toi-même encore, n’est-il comme ces ombres fuyantes dont se désole celui qui les a poursuivies ? […] Un vers de Pindare vient aussi caresser le souvenir : la vie est le songe d’une ombre .
En examinant toujours cette monarchie et cette époque, au-dessous de la noblesse ainsi partagée, et qui pourrait, jusqu’à un certain point, être personnifiée dans les deux hommes que nous venons de nommer, on voit remuer dans l’ombre quelque chose de grand, de sombre et d’inconnu. […] Mais, dans l’histoire comme dans le drame, Charles II d’Espagne n’est pas une figure, c’est une ombre.
… Après Desforges, Gorgy, Dorvigny, la Moreney, Plancher-Valcour, Baculard d’Arnaud, Grimod de la Reynière, Cubières, Olympe de Gouges, le chevalier de la Molière, le chevalier de Mouhy, quel indigent, quel pauvre honteux ou effronté de la littérature du xviiie siècle, un curieux bienfaisant qui donne l’obole d’une biographie à des ombres peut-il évoquer ? […] Le ramasseur d’oubliés et de dédaignés, ensevelis pêle-mêle dans l’ombre des vieux murs en ruines de l’Histoire, et qui les prend dans son tombereau, a bien senti qu’il ne pouvait traiter le Génie et la Gloire comme l’infortune des petits talents malheureux.
— s’écrie Bossuet, dans l’oraison funèbre de Madame Henriette, quand il nous dépeint toute cette belle jeunesse coupée aussi dans sa fleur, — tu m’offusques tout de ton ombre ! » Cette ombre qui offusque Bossuet, l’aigle qui perce tout d’ordinaire, rien d’étonnant à ce qu’elle tombe pesamment, n’est-ce pas ?
— s’écrie Bossuet, dans l’oraison funèbre de Madame Henriette, quand il nous dépeint toute cette belle jeunesse coupée aussi dans sa fleur, — tu m’offusques tout de ton ombre ! » Cette ombre qui offusque Bossuet, l’aigle qui perce tout d’ordinaire, rien d’étonnant à ce qu’elle tombe pesamment, n’est-ce pas ?