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1059. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Roger de Beauvoir. Colombes et Couleuvres. »

Choses et hommes, les analogies sautent aux yeux. […] Cette muse est une Madeleine après son péché et avant sa pénitence, mais elle a déjà les yeux sur le crucifix. […] À nos yeux c’est un livre charmant en beaucoup d’endroits et qu’on peut regarder comme un progrès dans la manière de l’auteur, mais nous espérons bien que ce progrès sera suivi d’un autre ; que là n’est pas le dernier effort du poète et son dernier résultat.

1060. (1868) Curiosités esthétiques « VIII. Quelques caricaturistes étrangers » pp. 421-436

A la fin de sa carrière, les yeux de Goya étaient affaiblis au point qu’il fallait, dit-on, lui tailler ses crayons. […] Quelquefois, en rentrant chez lui, il trouvait sa femme et sa fille se prenant aux cheveux, les yeux hors de la tête, dans toute l’excitation et la furie italiennes. […] Les œuvres de Brueghel le Drôle peuvent se diviser en deux classes : l’une contient des allégories politiques presque indéchiffrables aujourd’hui ; c’est dans cette série qu’on trouve des maisons dont les fenêtres sont des yeux, des moulins dont les ailes sont des bras, et mille compositions effrayantes où la nature est incessamment transformée en logogriphe.

1061. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXI. De Mascaron et de Bossuet. »

« Jetez les yeux de toutes parts : voilà tout ce qu’a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros ; des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus, des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et de fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant, et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend. […] La divinité est dans ses discours comme dans l’univers, remuant tout, agitant tout ; cependant l’orateur suit de l’œil cet ordre caché. […] Il semble que du sommet d’un lieu élevé, il découvre de grands événements qui passent sous ses yeux, et qu’il les raconte à des hommes qui sont en bas.

1062. (1905) Propos de théâtre. Deuxième série

— Enfin j’ai mis les pièces sous vos yeux : vous jugerez de cette petite affaire. […] Albert Lambert, c’est lui qui ramasse l’intérêt et attire sur lui tous les yeux. […] Sa femme le fait marcher au doigt et à l’œil. […] Elle gesticula, elle arpenta le théâtre, elle se tordit les bras, elle roula les yeux. […] Les plus gros et les plus infimes lui ont passé par les mains et sous les yeux.

1063. (1907) L’évolution créatrice « Chapitre III. De la signification de la vie. L’ordre de la nature et la forme de l’intelligence. »

Toute la répugnance des philosophes à envisager les choses de ce biais vient de ce que le travail logique de l’intelligence représente à leurs yeux un effort positif de l’esprit. […] Mais mon imagination ne procède ainsi que parce qu’elle ferme les yeux sur deux points essentiels. […] Pour ces diverses raisons, on aurait tort de considérer l’humanité, telle que nous l’avons sous les yeux, comme préformée dans le mouvement évolutif. […] quand, comment, pourquoi entrent-elles dans ce corps que nous voyons, sous nos yeux, sortir très naturellement d’une cellule mixte empruntée aux corps de ses deux parents ? […] Ainsi, aux yeux d’une philosophie qui fait effort pour réabsorber l’intelligence dans l’intuition, bien des difficultés s’évanouissent ou s’atténuent.

1064. (1814) Cours de littérature dramatique. Tome III

Le même caractère de nouveauté et d’originalité se retrouve dans un front qui lève les yeux. […] Nos yeux, nos tristes yeux sont fermés sur son sort. […] Et puis, à mes yeux est une cheville : le ramène à mes feux au rang de ses aïeux. […] Du reste, si elle a volé ensanglantée parmi les combattants, elle ne paraît pas du moins ensanglantée aux yeux des spectateurs. […] Cet exemple doit avoir une grande autorité aux yeux des philosophes républicains qui nous ont si fort exalté les lois de Lycurgue.

1065. (1878) Nos gens de lettres : leur caractère et leurs œuvres pp. -316

Une lettre de Champfleury, c’est la mort aux yeux. […] Il marche vite, le buste en avant, l’œil en voyage, quêtant sans cesse à droite et à gauche. […] Il ne voit seulement pas Jeanne, ayant sans cesse les deux yeux fixés sur son projet. […] Pour qui connaît M. d’Aurevilly, cela saute aux yeux — ou plutôt aux oreilles. […] De son œil unique, le directeur parcourt vivement les vers présentés.

1066. (1864) Cours familier de littérature. XVII « XCVIIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (2e partie) » pp. 1-80

Dans les intervalles lucides que lui laissait sa misérable passion, aggravée de jour en jour, il tournait ses yeux vers Rome, et, apprenant les longues visites d’Alfieri au palais du cardinal, il sentait sur son visage dégradé la rougeur de la honte. […] L’année suivante, en effet, aux premiers beaux jours de l’été, le poète et son amie, volontairement séparés pendant l’hiver, accourront de nouveau l’un vers l’autre au fond de cette complaisante Alsace qui les cache si bien à tous les yeux. […] L’enfantillage de m’en aller de porte en porte déposer des exemplaires bien reliés de mes premiers travaux pour me concilier des suffrages m’occupa plusieurs jours, et me rendit passablement ridicule à mes propres yeux comme à ceux des autres. […] Mais le rayon vivifiant des yeux de mon amie me rendit alors ce qu’il fallait pour cela de courage et de hardiesse, et, m’étant de nouveau mis à l’œuvre, je crus qu’il pourrait m’être donné d’entrer dans la carrière, sinon de la parcourir. […] Néanmoins, s’étant levé de sa chaise, il eut encore la force de s’approcher du lit et de s’y appuyer ; un moment après sa vue s’obscurcit, ses yeux se fermèrent, et il expira.

1067. (1890) L’avenir de la science « XV » pp. 296-320

Le plus haut degré de culture intellectuelle est, à mes yeux, de comprendre l’humanité. […] L’homme spontané voit la nature et l’histoire avec les yeux de l’enfance : l’enfant projette sur toutes choses le merveilleux qu’il trouve en son âme. […] De là leur inappréciable valeur aux yeux du philosophe. […] Le christianisme est à leurs yeux l’œuvre de l’humanité entière, Socrate y a préludé, Platon y a travaillé, Térence et Virgile sont déjà chrétiens, Sénèque plus encore. […] Décidés à fermer les yeux aux considérations délicates, à ne tenir compte d’aucune nuance, ils vous portent à la figure leur mot éternel : prouvez que c’est impossible.

1068. (1903) La renaissance classique pp. -

Mais quelques points lumineux apparaissent déjà : nous voudrions tourner tous les yeux vers ces lueurs. […] Enfin l’œuvre visible éclate à tous les yeux, dans sa noble ordonnance. […] Est-il possible de fermer plus complètement les yeux à l’évidence ? […] Nous en croirons le témoignage de nos yeux et nous jugerons à la façon du peuple, dont l’instinct reconnaît sans hésiter « les êtres de race », — exemplaires uniques d’une perfection relative, devant lesquels tous les autres tombent au niveau d’ébauches grossières ou manquées. […] Ils ont pu lire dans les yeux de leurs mères toutes les épouvantes de la guerre prussienne.

1069. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gabrielle d’Estrées. Portraits des personnages français les plus illustres du XVIe siècle, recueil publié avec notices par M. Niel. » pp. 394-412

En attendant, ce sont des faits et des témoins qui prennent leur rang, des personnages qui passent sous nos yeux et s’animent. […] Ses yeux étaient de couleur bleue et d’un mouvement prompt, doux et clairs. […] J’en puis être juge compétent, vous ayant peinte en toute perfection dans mon âme, — dans mon âme, dans mon cœur, dans mes yeux. […] [NdA] J’ai sous les yeux un pamphlet de quatre pages eu vers, intitulé Dialogue, composé le lendemain de la mort de Gabrielle, et qui exprime d’atroces sentiments de haine.

1070. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Nouvelles lettres de Madame, mère du Régent, traduites par M. G. Brunet. — II. (Fin.) » pp. 62-79

Il a parlé d’elle avec vérité et justice, comme d’une nature mâle un peu parente de la sienne ; tout ce qu’on a lu et ce qu’on lit dans les nombreuses lettres où Madame se déclare et se montre à tous les yeux, n’est en quelque sorte que la démonstration et le commentaire du jugement premier donné par Saint-Simon. […] Cette suite d’empereurs du haut et du bas Empire, qu’elle recueillit avec choix, qu’elle arrangea avec soin, lui remettait tout d’un coup sous les yeux ce qu’il y a eu de plus respectable dans les siècles passés. […] Je l’en ai souvent grondé ; il m’a répondu que ce n’était pas sa faute ; qu’il prenait du plaisir à s’instruire de tout, mais que, dès qu’il savait une chose, elle ne lui faisait plus de plaisir. » Elle cite de lui une preuve de bon naturel, et « qui m’a tellement émue, dit-elle en vraie mère, que les larmes m’en sont venues aux yeux ». […] elles mirent sur son visage et dans ses yeux toute l’émotion et tout le feu d’une pudeur indignée.

1071. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Froissart. — I. » pp. 80-97

Il me semble quelquefois qu’il nous est permis d’étaler des estampes et des images aux yeux des passants, au bas des murs du Louvre. […] Le charmant poète Gray qui, dans sa solitude mélancolique de Cambridge, étudiait tant de choses avec originalité et avec goût, écrivait à un ami en 1760 : Froissart (quoique je n’y aie plongé que çà et là par endroits) est un de mes livres favoris : il me semble étrange que des gens qui achèteraient au poids de l’or une douzaine de portraits originaux de cette époque pour orner une galerie, ne jettent jamais les yeux sur tant de tableaux mouvants de la vie, des actions, des mœurs et des pensées de leurs ancêtres, peints sur place avec de simples mais fortes couleurs. Combien cela semble plus vrai encore lorsque l’on parcourt un de ces beaux Froissart manuscrits comme en possède notre grande Bibliothèque et comme l’Angleterre en a sans doute aussi, tout ornés de vignettes du temps, admirablement coloriées, d’une vivacité et d’une minutie naïve qui commente à chaque page le texte et le fait parler aux yeux, avec une entière et fidèle représentation des villes et châteaux, des cérémonies, des sièges, des combats sur terre et sur mer, des costumes, vêtements et armures ! […] On y voit le bon chanoine déjà vieux, la figure assez marquée de rides, le nez fort, le menton fin, l’œil vif, le sourcil avancé, mais la lèvre supérieure courte et la bouche entrouverte comme s’il écoutait surtout et s’il attendait ce qu’on va lui dire.

1072. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Charron — II » pp. 254-269

L’exagération ou, pour parler franc, le faux du livre de Charron est de même nature que dans Montaigne : seulement on en est plus frappé et cela saute plus aux yeux, parce qu’il a dégagé la doctrine de Montaigne de toute la partie badine qui déroute, mais aussi qui amuse ; il a pressé et rapproché les conclusions, les propositions. […] Les sens trompent la raison, et en échange ils sont souvent trompés par elle : « Voyez quelle belle science et certitude, dit-il, l’homme peut avoir, quand le dedans et le dehors sont pleins de fausseté et de faiblesse, et que ces parties principales, outils essentiels de la science, se trompent l’une l’autre. » Il en résulte à ses yeux que les animaux, qui semblent aller plus à coup sûr, ont bien des avantages sur l’homme ; peu s’en faut par moments qu’il ne leur accorde une entière préférence. […] Je sais qu’il a soin de définir le peuple ou vulgaire comme étant formé, à ses yeux, d’esprits de toutes classes, de même qu’il appelle du nom de pédants beaucoup de ceux qui ont des robes et beaucoup aussi qui n’en ont pas ; malgré ces distinctions judicieuses, on peut dire toutefois qu’il est contre le vulgaire avec excès42, et qu’il se met par là en contradiction avec son propre but, qui est avant tout de vulgariser la sagesse. […] Sa sagacité n’a pas de quoi nous étonner : l’œil que rien ne trouble n’a pas de peine à voir clair.

1073. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres inédites de P. de Ronsard, recueillies et publiées par M. Prosper Blanchemain, 1 vol. petit in-8°, Paris, Auguste Aubry, 1856. Étude sur Ronsard, considéré comme imitateur d’Homère et de Pindare, par M. Eugène Gandar, ancien membre de l’École française d’Athènes, 1 vol. in-8°, Metz, 1854. — I » pp. 57-75

Enrichir la palette de quelques tons agréables à l’œil, ajouter quelques notes aux accents connus, quelques nombres et couplets aux rythmes en usage, justifier surtout par des exemples retrouvés à propos ce qu’osaient d’instinct les poètes novateurs de notre temps, renouer la tradition sur un point où l’on n’avait jusque-là signalé que des débris, c’était mon ambition la plus haute. […] J’ai sous les yeux dans l’édition première ces Odes de Ronsard ; je les disais autrefois presque illisibles : j’avoue qu’elles continuent de me paraître bien hérissées et bien rudes ; il y justifie par trop ce vers de l’ode finale imitée de l’Exegi monumentum : Plus dur que fer, j’ai fini mon ouvrage. […] Il a exprimé cela admirablement dans une épître à son ami Jean Galland, principal du collège de Boncourt ; il lui dit : Comme on voit en septembre aux tonneaux angevins Bouillir en écumant la jeunesse des vins, Qui, chaude en son berceau, à toute force gronde Et voudroit tout d’un coup sortir hors de sa bonde, Ardente, impatiente, et n’a point de repos De s’enfler, d’écumer, de jaillir à gros flots, Tant que le froid hiver lui ait dompté sa force6, Rembarrant sa puissance aux berceaux d’une écorce : Ainsi la poésie, en la jeune saison, Bouillonne dans nos cœurs… Mais quand vient l’âge de trente-cinq ou quarante ans (c’est la limite qu’il assigne), le sang se refroidit ; adieu la muse et les belles chansons : Nos lauriers sont séchés, et le train de nos vers Se présente à nos yeux boileux et de travers : Toujours quelque malheur en marchant les retards, Et comme par dépit la muse les regarde. […] Cela est si vrai, que lorsqu’il veut se corriger lui-même, Ronsard n’a pas la main sûre ni le tact heureux ; il lui arrive de retrancher, on ne sait pourquoi, de ses dernières éditions des vers qui sont charmants, et du petit nombre de ceux qui paraîtront tels à tous les yeux.

1074. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric-le-Grand Correspondance avec le prince Henri — I » pp. 356-374

La pensée des grands hommes est une courbe que l’on n’embrasse bien qu’après qu’elle est décrite : il arrive même à de bons yeux de ne la voir d’abord que brisée et morcelée comme elle l’est souvent en effet dans le détail, et comme elle peut l’être à tout moment dans l’ensemble par les accidents plus forts que le génie. […] Frédéric était un grand homme, de ceux en qui réside et se personnifie la force et la destinée d’une nation ; le prince Henri, tel qu’il ressort à nos yeux de la correspondance qu’on vient de publier et des divers témoignagnes, me paraît un prince raisonneur, réfléchi, méthodique, quelquefois jusqu’au bizarre et au minutieux, ombrageux, susceptible, capable d’envie, fastueux, aimant la montre, ne haïssant pas d’être trompé, ayant une forte teinte de la sensibilité et de la philanthropie de son siècle ; avec cela de la justesse par places, de la mesure habile, de la combinaison, de l’adresse, des parties ingénieuses ; mais grand homme, c’est beaucoup dire : il n’est grand en rien, il n’a rien d’héroïque ; c’est un esprit distingué et un guerrier de mérite. […] Preuve, encore une fois, qu’il ne cherchait nullement à le déprécier et à le diminuer aux yeux du monde. […] Lui présent et parlant, toutes ces paroles, aujourd’hui rassises, s’illuminaient de son regard : ce regard qui jaillissait de ses grands yeux manque dans ses écrits.

1075. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Mémoires de Mme Elliot sur la Révolution française, traduits de l’anglais par M. le comte de Baillon » pp. 190-206

Elle a été galante, elle a été légère, elle a ébloui les yeux des princes et de ceux qui sont devenus rois ; elle n’a pas cru qu’on dût résister à la magie de sa beauté ni qu’elle dût y résister elle-même ; elle a tout naturellement cédé et sans combat, elle a triomphé des cœurs à première vue et n’a pas songé à s’en repentir ; elle a obéi à cette destinée d’enchanteresse comme à une vocation de la nature et du sang ; il lui a semblé tout simple de jouer tantôt avec les armes royales de France, et tantôt avec celles d’Angleterre qu'elle écartelait à ses panneaux : mais tout cela lui a été et lui sera pardonné, à elle par exception ; tous ses péchés lui seront remis, parce qu’elle a si bien pensé, parce qu’elle a si loyalement épousé les infortunes royales, comme elle en avait naïvement usurpé les grandeurs ; parce qu’elle est entrée dans l’esprit des vieilles races à faire honte à ceux qui en étaient dégénérés ; parce qu’elle a eu du cœur et de l’honneur comme une Agnès Sorel en avait eu ; parce qu’elle a eu de l’humanité au péril de sa vie, parce qu’elle a confessé la bonne cause devant les bourreaux, et qu'elle a osé leur dire en face : Vous êtes des bourreaux ! […] À ses yeux d’Écossaise de pur sang et de jacobite irritée, tous ceux qui donnèrent dans le mouvement de 89 sont des coquins et des misérables : il n’y a de différence que du plus au moins. […] Il m’était impossible de dormir : l’image de ce malheureux monarque était sans cesse devant mes yeux. […] Je suis l’esclave d’une faction plus que personne en France ; mais laissons ce sujet ; les choses sont au pire. » Il croyait en détournant les yeux du danger, l’ajourner un peu, et il allait, en marchandant le plus qu’il pouvait, et le front de plus en plus bas, à sa perte prévue et certaine.

1076. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Ernest Renan »

Son réquisitoire contre Béranger, contre tout ce que ce nom recouvre et signifie à ses yeux est formel, merveilleusement dressé et motivé sur tous les points ; M.  […] Le mot Dieu est toujours pour lui le signe représentatif de toutes les belles et suprêmes idées que l’humanité conçoit, pour lesquelles elle s’exalte et qu’elle adore ; mais il semble que ce soit quelque chose de plus encore à ses yeux qu’une expression ; il semble prêter décidément à l’intelligence, à la justice indéfectible et sans bornes, une existence indéfinissable, inconnue, mais réelle. […] Les vieux souvenirs de cette race sont pour moi plus qu’un curieux sujet d’étude ; c’est la région où mon imagination s’est toujours plu à errer, et où j’aime à me réfugier comme dans une idéale patrie… Ô pères de la tribu obscure au foyer de laquelle je puisai la foi à l’invisible, humble clan de laboureurs et de marins à qui je dois d’avoir conservé la vigueur de mon âme en un pays éteint, en un siècle sans espérance, vous errâtes sans doute sur ces mers enchantées où notre père Brandan chercha la terre de promission ; vous contemplâtes les vertes îles dont les herbes se baignaient dans les flots ; vous parcourûtes avec saint Patrice les cercles de ce monde que nos yeux ne savent plus voir. […] Renan que des précautions de politesse et de prudence, des formes de circonspection respectueuse, je ne m’en inquiéterais pas autrement ; mais c’est un procédé devenu chez lui habituel et constant, qui tient d’une part à l’élévation, à l’étendue, à l’impartialité du critique, aux yeux duquel « la vérité est toute dans les nuances » ; et aussi le dilettante et l’artiste y ont leur action et leur jeu.

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