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1208. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « Brizeux. Œuvres Complètes »

La Sérénité, cette idéale qualité de la pensée forte, n’appartient ni aux âmes de ces temps troublés ni à leurs orageuses littératures. […] Désormais, au lieu de ces poëmes flottants, rattachés les uns aux autres sous l’agrafe d’un même nom et d’une même pensée, paysages bretons, peints à la sépia, un peu tremblés par la main du peintre, mais qui nous pénètrent pourtant de leur touchante couleur brune, Brizeux publiera des vers ouvragés et creux, sous des titres tout à la fois ambitieux et vulgaires. […] Victor Hugo : écoutez-le :              Pôle effrayant de la pensée, Qui pourrait, sans vertige, atteindre à ta hauteur ? […] Mais abandonner l’idiome natal, traduire soi-même sa sensation et sa pensée, c’est-à-dire laisser aux difficultés et aux différences d’une autre langue le plus pur de son génie, car tout génie est consubstantiel de la langue dans laquelle il est né, ce n’est pas là, certes ! […] Brizeux avait la main trop rêveuse et trop caressante pour bien manier ce dard de la pensée.

1209. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXIII. »

Nous avons quitté par la pensée notre glorieuse patrie, pour chercher et admirer ailleurs, comme assurés de découvrir quelque veine féconde et nouvelle. […] Ce qu’il y avait, par moment, d’énergique grandeur était trop mêlé de mal et de crime pour laisser à la pensée son pur éclat poétique : une fureur turbulente et souvent factice en prit la place, et parut en avoir la puissance. […] Héros qui pour votre pacifique contrée avez péri, et vous qui, fuyant, avez taché de vos blessures les neiges de vos montagnes, pardonnez-moi d’avoir jamais nourri en moi une pensée de bénédiction pour vos ennemis ! […] « Mais trêve à cette pensée. […] mais nous devons avouer que même ici peut se trouver le bonheur, et que celui qui est le maître bienfaisant nous a donné sa paix sur la terre, et son espérance pour le ciel. » Le pieux ministre, qui, même dans les effusions de sa tendresse domestique, avait toujours la sévère douceur de la pensée chrétienne, ne la perdait guère, on peut le croire, dans ses travaux et ses études.

1210. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Mémoires et journal de l’abbé Le Dieu sur la vie et les ouvrages de Bossuet, publiés pour la première fois par M. l’abbé Guettée. — I » pp. 248-262

L’étude des belles lettres, qui l’occupait d’abord et où il excellait, se subordonna d’elle-même dans sa pensée dès qu’il eut jeté les yeux sur la Bible, ce qui lui arriva dans son année de seconde ou de rhétorique : ce moment où il rencontra et lut pour la première fois une Bible latine, et l’impression de joie et de lumière qu’il en ressentit, lui restèrent toujours présents, et il en parlait encore dans ses derniers jours ; il en fut comme révélé à lui-même ; il devint l’enfant et bientôt l’homme de l’Écriture et de la parole sainte. […] Maître de toutes les pensées présentes à son esprit, il fixait dans sa mémoire jusqu’aux expressions dont il voulait se servir, puis, se recueillant l’après-dînée, il repassait son discours dans sa tête, le lisant des yeux de l’esprit, comme s’il eût été sur le papier ; y changeant, ajoutant et retranchant comme l’on fait la plume à la main. Enfin monté en chaire, et dans la prononciation, il suivait l’impression de sa parole sur son auditoire, et soudain, effaçant volontairement de son esprit ce qu’il avait médité, attaché à sa pensée présente, il poussait le mouvement par lequel il voyait sur le visage les cœurs ébranlés ou attendris. […] Bossuet, en toute sa vie, marche à visage découvert, et rien de lui, rien de ses actions ni de sa pensée n’est dans l’ombre ; il fut en tout le contraire des opinions et des méthodes particulières ; il fut l’homme public des grandes institutions et de l’ordre établi, tantôt l’organe, tantôt l’inspirateur, tantôt le censeur accepté de tous, ou le conciliateur et l’arbitre.

1211. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « MADAME TASTU (Poésies nouvelles.) » pp. 158-176

… D’un cri de liberté Jamais, comme mon cœur, mon vers n’a palpité ; Jamais le rhythme heureux, la cadence constante, N’ont traduit ma pensée au gré de mon attente ; Jamais les pleurs réels à mes yeux arrachés N’ont pu mouiller ces chants de ma veine épanchés ! […] Il y a un moment unique où toutes les pensées, tous les rêves chastes et poétiques à la fois, se rencontrent dans l’âme de la jeune fille, de la jeune femme ; c’est à la veille ou au lendemain du jour qu’embaume pour elle la fleur d’oranger. […] Cette pensée rêveuse et tendre aime à revêtir le rhythme le plus exact, à la façon de Béranger, que par cet endroit elle imite un peu. […] Peau-d’Ane, en un mot, est un mythe social, dont la pensée se produit dans les chants qui terminent chaque journée.

1212. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « HOMÈRE. (L’Iliade, traduite par M. Eugène Bareste, et illustrée par M.e Lemud.) —  second article  » pp. 342-358

Achille n’a pas cessé d’être présent à la pensée jusqu’au moment où il se retrouve en personne, gémissant et terrible, remplissant d’un bond l’arène pour ne plus la quitter. […] Aussi, en les abordant, en écoutant cette grande voix du passé par la bouche du chantre que la Muse s’est choisi, on n’a à gagner en toute sécurité qu’un je ne sais quoi de grandeur morale, une impulsion élevée de sentiments et de langage, un accès de retour vers le culte de ces pensées trop désertées qui restaurent et honorent l’humaine nature : c’est là, après tout, et la part faite aux circonstances éphémères, ce qu’il convient d’extraire des œuvres durables, et l’âme vivante qu’il y faut respirer. […] Ceux qui entretiennent une familiarité libre avec les éloquents écrivains qui la représentent ont chance d’en ressaisir quelque chose dans leur vie, dans leur pensée. […] Après avoir lu, au réveil, une page de l’Iliade, on n’irait pas pour cela conquérir l’Asie ; mais il est de certaines pensées d’abord qui ne naîtraient pas, il en est d’autres qui viendraient et fructifieraient d’elles-mêmes.

1213. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « M. Rodolphe Topffer »

C’est à ce moment de satisfaction légitime et de plénitude, comme il arrive trop souvent, que sa destinée est venue se rompre : une maladie cruelle a, durant des mois, épuisé ses forces et usé son organisation avant l’heure, mais sans altérer en rien la sérénité de ses pensées et la vivacité de ses affections. […] La seconde moitié n’est pas moins heureuse ni moins simple : quand la célébrité fut venue, il resta le même ; rien ne fut changé à ses habitudes, à ses pensées. […] Mais au fond, depuis la fatale découverte et la perspective mortelle, quelque chose de grave et de résigné, de religieux sans mots ni phrases du sujet, dominait dans sa pensée et se révélait indirectement dans ses discours par une plus grande douceur et une plus grande indulgence de jugement. Dès cette époque, le journal où il consignait les détails relatifs à ses affaires privées se remplit de pensées personnelles, qui permettraient de suivre l’enchaînement de ses impressions, de ses alarmes, de ses espérances, de ses consolations aussi.

1214. (1766) Le bonheur des gens de lettres : discours [graphies originales] « Le Bonheur des gens de lettres. — Premiere partie. » pp. 12-34

Il fixe alors cette vaste étendue du Ciel, cette immense Nature, qui, fiere dans toutes ses productions n’a point fait d’esclaves, elle n’a point bâti de murs, elle n’a point forgé de chaînes ; cet oiseau qui sur une aîle hardie, franchit l’espace, cet animal des bois qui erre sans guide au gré de son instinct, l’ouragan qui passe, tout parle éloquemment à son cœur, & il apperçoit au milieu de l’Univers la liberté, & il s’écrie : c’est à toi que j’adresse mes vœux, ame des nobles travaux, mere des vertus & des talens ; toi qui formes les ames vigoureuses, les esprits élevés & lumineux ; toi qui ne faisant point d’opprimé, ne fais point d’oppresseur ; toi dont la main sacrée grave dans le cœur de l’homme le caractère primitif de la Justice ; c’est à toi que je voue mes jours, conduis mes pas & ma langue ; je le sens, tu éleveras ma pensée, tu la rendras digne de l’Univers. […] Que tous les hommes se rangent du parti de l’erreur, que le despotisme emploie son bras d’airain (b) pour la faire triompher, il le défiera de réduire en servitude sa pensée. […] Ce sera lui qui étendra les idées des autres hommes, qui sous la forme du sentiment, développera les pensées qui reposoient au fond de leurs cœurs, & qui placera sur leurs lévres cette expression juste & facile dont il leur aura donné l’exemple. […] Inhabile à flatter, incapable d’offrir à la Fortune le sacrifice de ses pensées, il renonce à ces places où il faut adopter un esprit de corps, c’est à-dire de cupidité, & c’est ici le vrai triomphe de l’homme de Lettres.

1215. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre XIII. Conclusions » pp. 271-291

La société est une entité distincte des individus ; extérieure à eux et qui leur impose des modes d’action et de pensée qu’ils n’auraient pas sans elle. […] L’individualisme uniciste revêt d’ailleurs autant d’aspects particuliers qu’il y a de modes possibles de différenciation pour les individus. — Un homme ne peut voir le monde, un homme ne peut penser exactement comme un autre homme ; de là un individualisme intellectuel. — Un homme ne peut sentir exactement comme un autre ; de là un individualisme sentimental. — Un homme ne peut avoir exactement les mêmes raisons d’agir qu’un autre ; de là un individualisme moral. — Un homme ne peut avoir exactement la même manière de sentir la beauté qu’un autre ; de là un individualisme esthétique. — Un homme ne peut avoir exactement les mêmes intérêts qu’un autre ; de là un individualisme économique. — Un homme ne peut avoir exactement la même puissance, ni par conséquent le même droit qu’un autre ; de là un individualisme juridique ou antijuridique, comme on voudra. — Ainsi dans les différents ordres de pensée et d’activité, l’individualisme uniciste nie tout idéal collectif : idéal intellectuel, sentimental, moral, esthétique, économique, juridique, politique. […] Cette pensée est grosse de conséquences et les réserves dont Descartes l’accompagne ne lui ôtent rien de sa portée subversive. […] L’antichristianisme et l’antisociétisme immoraliste se combinent à doses variables chez les principaux représentants de la pensée individualiste.

1216. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Bain — Chapitre IV : La Volonté »

C’est un fait que, par un effort volontaire, nous pouvons modifier ou changer le courant de nos idées et de nos pensées. […] On peut considérer notre pouvoir sur la suite de nos pensées, comme la pierre de touche du développement volontaire dans le caractère individuel. […] — « Le mot moi ne peut signifier rien de plus que mon existence corporelle, unie à mes sensations, pensées, émotions, volitions, en supposant que leur classification est complète et qu’on en a fait la somme dans le passé, le présent et le futur… Il m’est impossible d’accorder l’existence dans les profondeurs de notre être, d’une impénétrable entité, qui porte le nom distinct de moi, et qui ne consiste pas en quelque fonction ou organe corporel, ou en quelque phénomène mental déterminable. » Quant à l’appel qui a été fait à la conscience, comme témoignant d’une manière indiscutable la liberté de notre volonté, voici ce qu’il faut en penser. […] La plupart des gens savent qu’ils pensent et sentent, sans connaître avec exactitude les lois de la pensée, les coexistences et séquences mentales, tout comme les sens leur révèlent les étoiles, rivières, montagnes, villes, etc., mais sans leur donner une connaissance précise et exacte.

1217. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface du « Roi s’amuse » (1832) »

La liberté du théâtre est donc implicitement écrite dans la Charte, avec toutes les autres libertés de la pensée. […] Il sait que, lorsqu’il s’agit de lutter pour la liberté de l’intelligence et de la pensée, il n’ira pas seul au combat. […] S’il arrive que le premier jour sa voix soit couverte par le tumulte, que sa pensée ne soit pas comprise, les jours suivants peuvent corriger le premier jour. […] Des questions de libre pensée, d’intelligence et d’art sont tranchées impérialement par les visirs du roi des barricades.

1218. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XV. M. Dargaud » pp. 323-339

Dargaud a toujours été ce qu’on appelle, pour le quart d’heure, un écrivain de la Libre Pensée. […] Pris par ce côté, — l’appréciation morale, dans toute sa profondeur, des actions et du caractère, qui est le meilleur côté de la pensée et du talent de M.  […] l’historien de la liberté religieuse a rejeté ce joug du sien, et il nous a donné, pour la première fois, le Machiavel vrai, qui a fait tous les crimes de son siècle à l’image de sa pensée, et il nous a dit avec une merveilleuse éloquence qu’on n’est jamais plus grand que le mépris, lorsque l’on est un pervers. […] Quoiqu’il eût déjà, quand il l’écrivait, des qualités éclatantes et fortes, il n’avait pas l’ampleur, la virilité enflammée et la solidité puissante qui disent maintenant qu’il a trouvé une forme adéquate à sa pensée, et qu’il a, littérairement, vocation d’histoire.

1219. (1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Chapitre II. La relativité complète »

Que le personnage de Morus, « assis bien tranquille », prenne la résolution de courir à son tour, qu’il se lève et qu’il coure : on aura beau soutenir que sa course est un déplacement réciproque de son corps et du sol, qu’il se meut si notre pensée immobilise la Terre, mais que c’est la Terre qui se meut si nous décrétons immobile le coureur, jamais il n’acceptera le décret, toujours il déclarera qu’il perçoit immédiatement son acte, que cet acte est un fait, et que le fait est unilatéral. […] Une fois évanoui l’éther avec le système privilégié et les points fixes, il n’y a plus que des mouvements relatifs d’objets les uns par rapport aux autres ; mais comme on ne peut pas se mouvoir par rapport à soi-même, l’immobilité sera, par définition, l’état de l’observatoire où l’on se placera par la pensée : là est précisément le trièdre de référence. […] Il est vrai que ce second système peut être mis en mouvement par la pensée à son tour, sans que la pensée élise nécessairement domicile dans un troisième.

1220. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre VIII. »

Il faut aussi louer l’homme qui, en buvant, ne décèle rien que d’honnête, dont la mémoire et la pensée s’entretiennent de vertu, et ne pas redire, d’ailleurs, les combats des Titans ou des Géants, ni l’histoire des Centaures, fictions des vieux temps, et toutes ces rixes où il n’y a rien d’utile, mais avoir toujours présente la providence des dieux. » Ce langage n’est-il pas d’un sage et religieux réformateur, plutôt que d’un panthéiste ou d’un sceptique ? […] Mais la nouveauté des sujets qu’il traite élève sa pensée. […] Il est un tout cependant qu’on souhaite de découvrir, bien qu’il soit formé de ce que l’homme ne voit pas, n’entend pas, ne peut saisir par la pensée. Si tu le cherches avec ardeur, il te sera donné d’apprendre jusqu’où peut s’élever la pensée mortelle. » Cette révélation ainsi promise n’était autre que celle d’un Dieu suprême, l’espérance de s’unir à lui et la menace des peines réservées aux méchants.

1221. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « EUPHORION ou DE L’INJURE DES TEMPS. » pp. 445-455

Qu’on ose un peu essayer par la pensée, dans une littérature moderne, des effets analogues à ceux de la grande catastrophe qui a sévi sur l’antiquité et qui l’a plus que décimée, on s’arrêtera avec effroi. […] Et puisque c’est un rêve qui se dessine à ma pensée en ce moment, qu’on me laisse continuer d’y rêver. — C’était, je vous assure, un lamentable spectacle que celui de toutes ces ombres une fois illustres, et qui elles-mêmes en leur temps, à des époques éclairées et florissantes, avaient paru distribuer la gloire et l’immortalité, — de les voir aujourd’hui découronnées de tout rayon, privées de toute parole sonore, et essayant vainement, d’un souffle grêle, d’articuler leur propre nom, pour qu’au moins le passant pût le retenir et peut-être le répéter. […] Et encore quelle altération rapide de la pensée et de l’œuvre dans ces reproductions fautives !

1222. (1874) Premiers lundis. Tome II « E. Lerminier. De l’influence de la philosophie du xviiie  siècle sur la législation et la sociabilité du xixe . »

Il arrive en effet que dans cet orage naturel qui s’agite au dedans de lui aux heures de paroles ou de composition, il se fait des éclats peu mesurés, qui vont au-delà de l’équitable pensée, qui dévient et frappent à faux, qui heurtent en face les scrupuleux et les superstitieux, qui pourraient en aveugler à tort quelques-uns sur un ensemble plein d’utilité et de puissance. […] Lerminier et qui est excessif pour exprimer la simple préférence accordée aux applications historiques et philosophiques ; ce mot-là outre-passe à coup sûr sa pensée, et nous voyons avec reconnaissance et comme en expiation le nom d’André Chénier cité en dix endroits du même ouvrage. […] La pensée première de Chateaubriand, au moment où il écrivait son Essai sur les Révolutions, est contenue dans les notes manuscrites du fameux exemplaire confidentiel, qui fit tant de bruit à la vente de la bibliothèque de M. 

1223. (1874) Premiers lundis. Tome II « Henri Heine. De la France. »

La pensée d’outre-Rhin, qui nous avait d’abord été révélée et préconisée par madame de Staël, continuait d’être interprétée chez nous par des disciples et des héritiers de cette femme célèbre. […] Heine, dans sa fertile et magique exubérance, a des allures bien moins françaises ; sa pensée, au lieu de traverser un peu vite, en s’en colorant, les jets irrésistibles qui naissent à chaque pas, se laisse prendre à cette efflorescence, et s’égare comme à plaisir, et monte dans l’air sur chaque fusée ; elle a peine ensuite à reprendre le fil du chemin, ou du moins on a peine à le reprendre avec elle. […] Or, les bras fourrés des doctrinaires ne sont guère solides quand il s’agit de résister à une attaque de fait ; la pensée immuable ne jugeait pas qu’il fût l’heure encore de se mettre en personne sur la brèche.

1224. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XIV. Rapports de Jésus avec les païens et les samaritains. »

Ces pensées, qui assiégeaient Jésus à sa sortie de Jérusalem, trouvèrent leur vive expression dans une anecdote qui a été conservée sur son retour. […] Le V. 22, au moins le dernier membre, qui exprime une pensée opposée à celle des versets 21 et 23, paraît avoir été interpolé. […] Mais l’anecdote du chapitre IV de Jean représente certainement une des pensées les plus intimes de Jésus, et la plupart des circonstances du récit ont un cachet frappant de vérité.

1225. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 140-155

On y voit l’imagination la plus vive & la plus féconde, un esprit flexible pour prendre toutes ses formes, intrépide dans toutes ses idées, un cœur pétri de la liberté Républicaine, & sensible jusqu'à l’excès, une mémoire enrichie de tout ce que la lecture des Philosophes Grecs & Latins peut offrir de plus réfléchi & de plus étendu ; enfin une force de pensées, une vivacité de coloris, une profondeur de morale, une richesse d’expressions, une abondance, une rapidité de style, & par-dessus tout une misanthropie qu’on peut regarder comme le ressort principal qui a mis en jeu ses sentimens & ses idées. […] Il annonce même une plus grande étendue de lumieres, plus de profondeur dans les pensées, une éloquence plus nerveuse ; mais il est aisé d’y reconnoître un Philosophe sombre, trop ardent à profiter de la dextérité de son esprit, pour invectiver la Nature humaine, trop ennemi de la Société, trop porté à n’en voir que les vices, & trop empirique dans les remedes qu’il propose. […] Pascal étoit misanthrope comme lui ; mais guidé par la Religion, ses pensées ont le mérite de la profondeur & de la sublimité, joint à celui de la raison.

1226. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « De Cormenin (Timon) » pp. 179-190

une anatomie vivante du pamphlet qui ressemble beaucoup moins à une analyse qu’à un hymne ; mais ce lyrisme en l’honneur du pamphlet, le discours écrit, prouve à quel point cette forme, qui chez lui a le caractère oratoire, mais qui n’est pas nécessairement oratoire, transportait et emportait haut sa pensée. Intellectuellement orateur, mais empêtré dans un corps qui ne l’était pas, — car le corps, c’est la moitié de l’orateur, — sagace comme le bel œil noir, un peu couvert, de son portrait, le dit, mais lourd, épais et gauche de tournure et de mains, comme le dit son portrait encore, cet indigéré de discours accumulés au fond de sa pensée et qui ne passaient pas assez vite dans ses organes pour qu’il les dardât de la tribune à ses adversaires, il les expectorait dans ses pamphlets, et Dieu sait avec quelle abondance, quelle facilité, quel jet de salive ! […] Incorrect comme un avocat, il est pis qu’incorrect : il manque de précision dans l’image et dans la pensée.

1227. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Madame Sand »

je conçois le bégaiement de l’écrivain quand il s’agit de parler sa pensée, son idéale pensée, au lieu de l’écrire. […] Contrairement à ce que ses admirateurs pourraient en espérer ou en attendre, ce ne fut pas l’audacieux embarquement du Génie sous la pression de l’enthousiasme, de l’ardente vocation et de la fierté confiante en sa noble pensée.

1228. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Swift »

Ce fut, pour parler exactement, son unique forme littéraire, rivée comme un masque d’acier sur sa pensée. Or, qu’est-ce que l’ironie, si ce n’est pas l’hypocrisie transférée de la sphère morale dans la sphère intellectuelle, si ce n’est le cant même de la plaisanterie quand la pensée se sent trop hardie en face de la Convenance impérieuse et veut cependant l’outrager ! […] Si le bon sens suffisait pour être un homme de génie, Swift l’eût été, mais il faut plus, pour la gloire de la pensée et même pour le bonheur de la vie.

1229. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « I. Saint Thomas d’Aquin »

Jourdain, son lauréat et l’interprète de sa pensée, nous assure solennellement que saint Thomas d’Aquin, toute réflexion faite, avait vraiment de la philosophie dans la tête, quoiqu’il fût… un théologien ! […] Il aurait fallu une hauteur dans l’aperçu, et une décision dans la pensée, qui n’était pas dans les plans de M.  […] Pendant que la Philosophie cherchait à le retenir en bas, il monta, et telle fut l’indéfectible sécurité, le maître aplomb de cet homme, que les analogies ou, pour mieux parler, les identités de sa pensée avec celle d’Aristote entraînaient, vers les erreurs du péripatétisme, qu’il s’arrêta toujours à temps pour les éviter !

1230. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « V. Saint-René Taillandier »

Il a ce gros style qu’on appellera dans cinquante ans style Revue des Deux-Mondes, comme on dit le style, réfugié, ce style que chacun met sur sa pensée à cette Revue, et qui ressemble à une casaque pendue dans l’antichambre pour le service de tous les dos. […] Saint-René Taillandier a repris une millième fois la thèse maintenant abandonnée de tout ce qui a quelque ressource de discussion dans la pensée, cette distinction banale de l’avocasserie philosophique, d’un christianisme du passé, mis en contraste avec le christianisme de l’avenir. […] … Spiritualiste de prétention, spiritualiste que nous connaissons bien, et dont toute la visée et tout l’espoir est de spiritualiser tellement le christianisme qu’il n’en reste absolument rien, il pouvait s’épargner ces comédies de queue que les renards jouent aux dindons ; il pouvait s’épargner les filières par lesquelles il veut faire passer sa pensée… qui n’y passe pas et que nous voyons toujours !

1231. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Lefèvre-Deumier »

Il a toujours été ou voulu être un sentiment ou une pensée. […] — il n’en a pas moins quelque chose de contourné dans la pensée, oui ! dans la pensée, quand ce n’est plus dans l’expression !

1232. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Th. Gautier. Émaux et Camées »

Romancier, critique, écrivain de théâtre, il a éparpillé quelquefois magnifiquement un talent poétique, fait essentiellement pour le vers, ce despote heureux de sa pensée ; puis, dans un effort suprême, lui, le poète de l’effort, il s’est ramassé en un volume, d’une condensation souveraine, qui résume son genre de talent avec une incroyable énergie, mais qui n’en est pas peut-être l’expression dernière et l’infranchissable limite. […] Nous l’ignorons, seulement elle s’est développée dans ce livre où le poète n’avait pour but, croyait-il, que de se resserrer, que de se tasser dans un petit espace, et où l’idée panthéistique lui a imposé un horizon qui n’est pas l’Infini encore, — cette sphère où toute grande poésie doit franchement monter, — mais qui pourtant parle déjà d’Infini à la pensée, comme la jonction lointaine de la terre et du ciel, qui est une limite aussi, nous en parle silencieusement, le soir. […] Gautier, en veine de paradoxe (mais forcer sa pensée, ce n’est par la trahir !)

1233. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. de Gères. Le Roitelet, verselets. »

L’auteur du Roitelet a cela de caractéristique que, moins il prend dans la langue, plus il prend dans la pensée. […] Voilà ce que M. de Gères est essentiellement pour la forme ; seulement cette forme, même quand il la soigne le plus, n’est pas chez lui comme chez tant de poètes de ce temps l’unique préoccupation de sa pensée. […] C’est la poésie de la pensée, bien supérieure à toutes les ciselures… que nous ne méprisons pas et qui y sont, mais tellement légères qu’on n’en aperçoit le travail qu’à la réflexion.

1234. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Victor de Laprade. Idylles héroïques. »

Mais, comme vous le voyez, ce n’est pas du tout par la tournure de sa pensée le génie mi-parti de pasteur et de guerrier qu’il faudrait ici, avec un pareil titre, l’espèce de Guillaume Tell poétique dont le vers serait la flèche, vibrante de rapidité, de fierté et d’indépendance ! […] Le Manfred, tout merveilleux qu’il soit, pourrait Être joué, et dans la pensée de Byron, quand il l’écrivait, il supposait un théâtre, tandis que dans la pensée de M. de Laprade les Idylles héroïques sont de la poésie lyrique au premier chef.

1235. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Louis Bouilhet. Festons et Astragales. »

Mais il vient un moment, le moment de l’indépendance, de la virilité complète, de la possession de soi-même, où ce qui fut un écho devient une voix, où l’on ne répète plus les autres, et où l’on parle enfin pour le compte de sa pensée. […] Bouilhet, qui s’est faite dans les grands Romantiques contemporains, a fini par trop influer sur sa pensée, car il ne faut pas être bien élevé, à ce point de n’avoir plus en soi qu’une excellente éducation pour toute personnalité ! […] La Critique pourrait compter une par une les pièces qui appartiennent ou par la pensée, on par la manière, ou par le mouvement, aux maîtres de M. 

1236. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Deltuf » pp. 203-214

Or cinq pensées, tombées de l’esprit d’un homme ou du sein d’une femme et nouées ensemble, c’est là un bouquet bien fragile, qui peut être vite écrasé et disparaître sous les mille pieds de l’animal aux têtes frivoles, comme dit La Fontaine. […] Deltuf n’aurait-il pas, lui, des grâces irisées, ayant le mot brillant par-dessus le mouvement qui charme, le mot que le mouvement même de la pensée ferait mieux briller ? […] Alfred de Musset, cet épervier de la fantaisie, qui, lui, a quelquefois emporté Marivaux sur ses ailes jusque dans le plus bleu du ciel de Shakespeare, Alfred de Musset, nous n’en doutons pas, n’aurait point dans ses meilleurs jours hésité à signer ces deux nouvelles, où l’auteur s’est fait si complètement femme par la pensée, les sentiments et le langage, afin de nous mieux régaler des plus délicieuses mélancolies.

1237. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « J.-J. Ampère ; A. Regnault ; Édouard Salvador »

Il s’en inspire, il l’imite, il lui rend sa pensée. […] À la rigueur, il ne devrait venir qu’à la seconde ; car c’est Marseille et non pas l’Orient qui est la pensée première et centrale de ce livre ; c’est Marseille, la clef du monde dans le présent, dans le passé et dans l’avenir. […] Salvador, que nous ne connaissons pas et que nous croyons un jeune homme, n’est pas un écrivain de métier, comme il y en a tant, qui badigeonne plus ou moins proprement sa pensée.

1238. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre premier. Des principes — Chapitre IV. De la méthode » pp. 81-92

Mais, lorsque nous cherchons comment cette première pensée humaine fut conçue dans le monde païen, nous rencontrons de graves difficultés. […] Pour arriver à trouver cette nature des choses humaines, la Science nouvelle procède par une analyse sévère des pensées humaines relatives aux nécessités ou utilités de la vie sociale, qui sont les deux sources éternelles du droit naturel des gens (axiome 11). […] Cette justice intérieure, fut pratiquée par les Hébreux que le vrai Dieu éclairait de sa lumière, et auxquels sa loi défendait jusqu’aux pensées injustes, chose dont les législateurs mortels ne s’étaient jamais embarrassés.

1239. (1875) Premiers lundis. Tome III « M. de Latena : Étude de l’homme »

L’âme s’attriste, la pensée s’assombrit, et les souvenirs de la jeunesse ne se présentent plus que comme les images d’un bonheur perdu sans retour. […] Son livre lui vaudra l’estime affectueuse de tous ceux qui l’auront lu, et ne fera que redoubler chez ceux qui le connaissent les sentiments dus à des pensées justes et si bien mûries, couronnant une vie utile et un caractère aimable.

1240. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre premier. Rapports de l’invention et de la disposition »

Il n’y a point de matière, si brute qu’elle soit, qui n’ait une forme : pareillement les pensées, matière des créations de l’esprit, ne peuvent être conçues hors de toute forme, c’est-à-dire sans un certain plan et sans un certain style. […] Sans que nous y fassions attention, et comme en dehors de notre conscience, l’esprit travaille et cherche, combine et découvre encore, et soudain parmi les lignes de plan que nous arrêtons nous voyons surgir une pensée nouvelle, importante souvent, parfois vraiment principale et maîtresse, à laquelle il faut tout soumettre, et qui nous oblige à bouleverser l’édifice commencé.

1241. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Blémont, Émile (1839-1927) »

Anatole Cerfberr Poète, essentiellement poète, grisé de cadence, de mesure et de difficulté vaincue, et néanmoins facile ouvrier des assemblages de rimes ; barde mariant sentiment, forme, pensée ; rêveur et berceur ; philosophe attendri et élevé, et musical ciseleur ; combinant Hier et Aujourd’hui, fougue et élan des preux, aïeux de soixante ans écoulés et mécanisme compliqué, ouvragé des quintessenciés de notre minute. […] Les divisions de ce recueil en « Vers d’amourettes » et « Vers d’amour », « Au gré du rêve » et « Ciel de France », expliqueront mieux la pensée de l’auteur que je ne saurais le faire… M. 

1242. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Mikhaël, Éphraïm (1866-1890) »

Edmond Pilon Le Parnasse fut une école de forme, et, dans cette forme, Mikhaël eut la gloire de modeler une pensée nouvelle ; il eut la noble intuition d’en ôter toutes les images extérieures, de s’affranchir de toutes les mythologies et d’y couler, comme un bronze divin, l’émotion de son rêve, la poignante sensation de ses désirs et de ses espoirs. […] Quoique influencé par ceux du Parnasse agonisant, il apporta dans son art une pensée modelée sur une forme nouvelle, et celui qui fut couronné pour le poème Florimond au concours de l’Écho de Paris (décembre 1889) n’eût pas tardé — ses derniers vers en témoignent — à participer à l’œuvre originale de son temps.

1243. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XVI. Consultation pour un apprenti romancier » pp. 196-200

Pour le reste, assurez-vous qu’une pensée loin conduite et possédée jusqu’en ses recoins ne peut s’exprimer sottement. […] N’en doutez, mie, cette médiocrité du style accuse la faiblesse d’un esprit incapable de coordonner et de hiérarchiser les idées élémentaires, la pauvreté d’une pensée gonflée mais anémique.

1244. (1782) Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur la vie et les écrits de Sénèque pour servir d’introduction à la lecture de ce philosophe (1778-1782) « Essai, sur les règnes, de Claude et de Néron. Livre second » pp. 200-409

Lisez le reste de mon ouvrage comme vous liriez les pensées détachées de La Rochefoucauld. […] Il dit, Lettre xxxviii, « que la morale a plus d’énergie par ses pensées détachées. » Je suis de son avis ; ces pensées sont autant de clous d’airain qui s’enfoncent dans l’âme et qu’on n’en arrache point. […] …* C’est la conformité habituelle des pensées et des actions aux lois de la nature. […] Il a de fort belles pensées, et il en a en grand nombre ; beaucoup qui tiennent aux mœurs, et qu’il faut méditer. […] D’ailleurs, telle pensée, évidente pour un homme d’esprit, est inintelligible pour un autre.

1245. (1856) Le réalisme : discussions esthétiques pp. 3-105

Un vague sentiment de panthéisme se répandit sur toutes ses pensées. […] Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. […] Courbet les premiers ; mais je ne crains pas de me ranger momentanément avec eux, en expliquant ma pensée. […] Je ne puis vérifier.) 8º Appliquer sa pensée (à quoi ?) […] Le style doit rester la carafe de la pensée.

1246. (1902) Propos littéraires. Première série

Une continuation de sa propre vie, sa vie pensée et exprimée par d’autres. […] Anatole France, et qui ne révélaient guère que la pensée de M.  […] Et comme la pensée de M.  […] La pensée de M.  […] Dans la théorie de l’organisme social, le mauvais citoyen est celui qui a une pensée différente de la pensée générale, et l’homme qui est une personne est un citoyen dépravé.

1247. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Joseph de Maistre »

» Il plaisantait sans doute en parlant ainsi ; il trahissait pourtant sa vraie pensée. […] Fut-il tout d’abord ce que ses brillants écrits l’ont montré, théoricien intrépide d’une pensée qui contredisait si absolument celle de son siècle ? […] Devant rendre compte aux autres de ses impressions successives, M. de Maistre atteignit vite à toute la hauteur de ses pensées. […] Des pensées élevées et politiques se font jour à travers cette gracieuse déclamation. […] Chez lui, l’imagination et la couleur au sein d’une haute pensée rendent à jamais présents les éternels problèmes.

1248. (1890) Nouvelles questions de critique

Car, assurément moins conforme au texte même du fameux manuscrit, elle l’était bien plus à la vraie pensée de Pascal. […] Tout de même, une idée n’existe que par l’expression qu’on en donne, et c’est le style qui fait le prix des pensées. […] Et sa pensée est apocalyptique. […] L’action ne suit pas plus promptement la pensée. […] Une pensée musicale est une pensée parlée par un esprit qui a pénétré dans le plus intime de la chose, qui en a découvert le mystère le plus intérieur… La signification de chant va profond ; — ne diriez-vous pas, en vérité, son traducteur et lui, qu’ils parlent décadent ?

1249. (1914) L’évolution des genres dans l’histoire de la littérature. Leçons professées à l’École normale supérieure

Qu’est-ce en effet que cela veut dire, si nous allons au fond de sa pensée ? […] c’est-à-dire de quelles acquisitions durables ont-ils eux-mêmes enrichi l’art et la pensée ? […] Hâtons-nous d’expliquer notre pensée. […] Aurions-nous les Pensées, si la vie n’avait pas été pour Pascal la méditation de la mort, et la mort « le roi des épouvantements » ? Indispensable à la connaissance de Pascal lui-même, la question ne l’est pas moins à l’intelligence des Pensées.

1250. (1895) Journal des Goncourt. Tome VIII (1889-1891) « Année 1889 » pp. 3-111

Charcot lui apportait des pensées de Pascal, et en même temps lui faisait voir dans le cerveau du grand homme qu’il avait avec lui, les cellules qu’avaient habitées ces pensées, absolument vides, et ressemblant à des alvéoles d’une ruche desséchée. […] Montmartre, ce cimetière si fleuri, si plein de la pensée non oublieuse des survivants, prend un peu l’aspect d’un cimetière abandonné. […] Il me serait peut-être donné de composer un volume, ou plutôt une série de notes, toutes spiritualistes, toutes philosophiques, et écrites dans l’ombre de la pensée. […] Non, il n’y a décidément qu’un siècle où l’on prie, qui puisse donner la figuration morale de la montée amoureuse d’une pensée humaine au ciel. […] C’est du théâtre qui remue de la pensée autour de l’état moral de la société actuelle, et ce n’est pas commun au théâtre.

1251. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Mémoires du général La Fayette (1838.) »

Je veux tout dire, d’ailleurs, de ma pensée : tout n’était pas illusoire dans cette vue persévérante, et, pour mieux aboutir à sa fin, il fallait peut-être ainsi qu’elle se resserrât. […] Et pourquoi ne croirais-je pas l’écrire sous vos yeux, lorsque c’est au souvenir religieux de quelques amis, plus qu’à l’opinion de l’univers existant, que j’aime à rapporter mes actions et mes pensées, en harmonie, j’ose le dire, avec une telle consécration ?  […] Or, La Fayette, dans une telle complication que chaque pensée aisément achève, s’engagea sans hésiter, tout en droiture et comme naturellement. […] Dans le plus tendre petit billet, elle lui cite et lui applique cette pensée de Vauvenargues : « Nous prenons quelquefois pour le sang-froid une passion sérieuse et concentrée qui fixe toutes les pensées d’un esprit ardent et le rend insensible aux autres choses. » Madame de Tessé a-t-elle donc tout à fait tort ? […]  —  Elle m’a souvent exprimé, dans le cours de son délire, la pensée qu’elle irait au ciel ; et oserai-je ajouter que cette idée ne suffisait pas pour prendre son parti de me quitter ?

1252. (1895) Les mercredis d’un critique, 1894 pp. 3-382

« — Je n’oserai donc pas vous dire une pensée qui m’est venue. […] Il n’eut pas une pensée qui ne fût une action, et toutes ses actions furent grandes et communes. […] Je sens bien de hautes pensées dans le livre de M.  […] “Il ne se consola, écrit sa fille, que par la pensée qu’il ne lui survivrait pas longtemps.” […] C’est par la franchise du style qui suit celle de sa pensée, que Séverine s’est placée au premier rang du journalisme parisien.

1253. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre quatrième. Les conditions physiques des événements moraux — Chapitre premier. Les fonctions des centres nerveux » pp. 239-315

Qu’est-ce que cette rampe si étroite, et d’où vient que nulle part ailleurs la pensée n’apparaisse en pleine lumière ? […] Toujours la contraction pensée confine à la contraction effective. […] Il n’y a pas d’exception à cette règle ; la pensée la plus haute, la conception la plus abstraite y est soumise, par les mots ou signes qui lui servent de support. […] D’abord ils ne l’ont pris que difficilement ; ils ne l’ont pas suivi jusqu’au bout ; ils ne l’ont suivi que sous l’influence du cerveau et de la pensée. […] À la vérité, nous n’y arrivons que par conjecture, et tout ce que nous affirmons avec certitude, c’est que la pensée pourrait s’exercer par le mécanisme décrit.

1254. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Académie française — Réception de M. Ponsard » pp. 301-305

Nisard s’est acquitté de ce devoir agréable avec cette vigueur de pensée et cette fermeté ingénieuse qu’il a en propre et qu’il développe de plus en plus chaque jour. […] Mais à quoi bon analyser un discours plein de pensées, et que chacun va lire ?

1255. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXIX » pp. 316-320

Le succès même de ces deux dernières tragédies, Virginie et Lucrèce, peut servir à mieux mesurer la décadence et la déchéance des hautes pensées et des espérances ambitieuses qu’on avait d’abord conçues dans cette carrière dramatique, telle qu’elle se rouvrait il y a vingt-cinq ans. […] Après douze ou quinze ans d’excès et de catastrophes de tous genres, le public en est venu à ne plus aspirer qu’à quelque chose d’un peu noble, d’un peu raisonnable et de suffisamment poétique ; toutes les pensées suivies et les vues projetées, il y a vingt-cinq ans, ont été interrompues, et la tradition n’en a pas été recueillie par les générations mal guidées, survenues pêle-mêle, et sans aucun lien qui les rattachât à leurs aînées.

1256. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Introduction. Origines de la littérature française — 2. Caractère de la race. »

Notre nation, ce me semble, est moins sensible que sensuelle et moins sensuelle qu’intellectuelle : plus capable d’enthousiasme que de passion, peu rêveuse, peu poétique, médiocrement artiste, et, selon le degré d’abstraction et de précision que comportent les arts, plus douée pour l’architecture que pour la musique, curieuse surtout de notions intelligibles, logicienne, constructive et généralisatrice, peu métaphysicienne ni mystique, mais positive et réaliste jusque dans les plus vifs élans de la foi et dans les plus aventureuses courses de la pensée. […] Parce que le moi est la réalité la plus immédiatement saisissable, la plus nettement déterminée (en apparence du moins), non par vanité seulement, elle s’y attache, elle s’y replie, et dans ce qui frappe ses sens, comme dans ce qu’atteint sa pensée, elle tend naturellement à chercher surtout les relations et les manifestations du moi : n’excédant guère la portée des sens ou du raisonnement, cherchant une évidence pour avoir une certitude absolue, dogmatique et pratique à la fois, objectivant ses conceptions, et les érigeant en lois pour les traduire en faits : sans imagination que celle qui convient à ce caractère, celle qui forme des enchaînements possibles ou nécessaires, l’imagination du dessin abstrait de la vie, et des vérités universelles de la science.

1257. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Vacquerie, Auguste (1819-1895) »

Bien que ne commençant son récit qu’à la Révolution de février, l’auteur remonte parfois, par la pensée, aux premiers jours de cette belle et forte amitié qui l’a lié à Paul Meurice et que ni les années ni les traverses de la vie n’ont jamais altérée un seul jour ; toute une pièce dédiée à M.  […] Je signalerai encore d’autres superbes parties de cette œuvre : la pièce du Cimetière de Villequier, un chef-d’œuvre de tendresse ; l’Arbre, une des plus belles conceptions du poète… Je m’arrête, renvoyant le lecteur à ce livre plein de hautes pensées, de l’amour de l’humanité et de la justice.

1258. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — F. — article » pp. 296-302

Celui de Bossuet étoit sublime en tout ; & celui de Fléchier ne paroît avoir eu en partage que la noblesse des pensées & l’harmonie de l’élocution. […] Trop de penchant à mettre de l’esprit dans ses pensées, trop d’affectation dans la symétrie du style, trop de goût pour les antithèses, ne pourroient produire & n’ont peut-être déjà que trop produit de mauvaises copies, parce qu’il est plus facile d’imiter l’esprit des grands Orateurs, que leur génie.

1259. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Le père Bouhours, et Barbier d’Aucour. » pp. 290-296

Il n’éleva jamais sa pensée à des choses de génie. […] Il mit le comble à sa gloire, par la manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit ; livre très-utile aux jeunes gens, pour leur former le goût, & leur apprendre à fuir l’enflure, l’obscurité, les pensées fausses & recherchées.

1260. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre premier. Vue générale des épopées chrétiennes. — Chapitre II. Vue générale des Poèmes où le merveilleux du Christianisme remplace la Mythologie. L’Enfer du Dante, la Jérusalem délivrée. »

C’est moins chez eux, ainsi que parmi nous, quelques pensées éclatantes, au milieu de beaucoup de choses communes, qu’une belle troupe de pensées qui se conviennent, et qui ont toutes comme un air de parenté : c’est le groupe des enfants de Niobé, nus, simples, pudiques, rougissants, se tenant par la main avec un doux sourire, et portant, pour seul ornement, dans leurs cheveux, une couronne de fleurs.

1261. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 26, que les sujets ne sont pas épuisez pour les peintres. Exemples tirez des tableaux du crucifiment » pp. 221-226

Cette pensée très-convenable à la situation des personnages, et qui montre des accidens differens de la même passion, va jusques au sublime ; mais elle paroît si naturelle en même-tems, que chacun s’imagine qu’il l’auroit trouvée, s’il eût traité le même sujet. […] Cette pensée a fait venir depuis long-tems à quelques poëtes le dessein d’imiter La Fontaine, mais il s’en faut beaucoup qu’en l’imitant, ils aïent fait comme lui.

1262. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Law »

Law1 Il ne faut pas s’y tromper, les habitudes de la pensée sont inexorables, et on ne fait pas impunément la même chose quand on la répète constamment ; il se trouve qu’au bout d’un certain temps, et lorsqu’on veut la modifier ou la changer, on la répète toujours. […] Les économistes oublient trop une pensée de Bonald, qu’il est peut-être bon de leur rappeler : « Les révolutions, comme les grandeurs des peuples, ont des causes matérielles et prochaines qui frappent les yeux les moins attentifs, mais ces causes ne sont, à proprement parler, que des occasions ; les véritables causes, les causes profondes et efficaces, sont toujours des causes morales, que les petits esprits et les hommes corrompus méconnaissent. » 1.

1263. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « L’abbé Noirot »

C’est aussi uniquement alors qu’on sera vraiment en possession de sa pensée et que la Critique pourra la juger. […] Ainsi encore, nous avons noté sur l’intuition tout un passage qui doit renverser de fond en comble, pour les esprits naturellement déducteurs, ce que la philosophie nous donne pour vrai depuis Bacon, et replacer à son vrai rang dans l’ordre des grands faits de la pensée le mysticisme si insolemment dégradé.

1264. (1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — I »

Et quand il nous promena ensuite dans l’histoire de la pensée anglaise, dans les musées italiens, dans la vie privée de Thomas Graindorge, etc., etc., c’était moins encore pour nous renseigner sur tous ces instants de la civilisation que pour nous enseigner à analyser.‌ […]   Je m’arrête encore dans ce raccourci que j’essaye de tracer de l’influence de Taine sur la pensée française.

1265. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLIVe entretien. Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers » pp. 81-176

C’est aussi le caractère le plus leste et le plus élastique qui ait jamais rebondi d’un pôle à l’autre dans la sphère de la pensée ou de l’action. […] Avec l’intelligence seule il est une glace ; avec la pensée, le sentiment, la conscience, le jugement, il est un historien. […] Ce n’est pas là la pensée de M.  […] Thiers semble préférer à tout ; avec l’intelligence, l’émotion, la pensée, la conscience et le talent de bien écrire, vous aurez la grande histoire. […] Bonaparte, pour répondre au vœu du pays, affecte un désir de paix qui ne pouvait pas être dans sa pensée, car il n’était pas dans son intérêt.

1266. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « Louis Veuillot »

Mais, s’il se jette dans la foi par le même mouvement de recours craintif que les femmes et que les plus simples de ses frères, une fois assuré de ce refuge, il se retrouve homme de pensée. […] Mais l’Encyclique du nouveau pape sur la question ouvrière eût répondu à ses plus chères pensées. […] Toutes ses variations apparentes s’expliquent par l’immutabilité même de sa pensée. […] je connais bien le fond de sa pensée, et je sais que, dans son Icarie, le citoyen serait moins « libre » que l’Église ; je veux dire qu’il n’aurait la pleine liberté ni de l’« immoralité » ni de l’« impiété » publique. […] Cependant ma pensée est droite et logique : mais j’ai trop cru au devoir, et j’en ai trop parlé.

1267. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre huitième »

Si Saint-Evremond eût osé suivre sa pensée ou se fier à ses impressions, il ne se serait pas avisé de dire que le grand peut manquer là où se montre le beau. […] Le regard fixé sur cette vérité, toutes leurs pensées sont comme les prémisses d’une conclusion invincible. […] Il se plaisait à développer cette logique des passions, par laquelle les actes sortent de la succession et du combat des pensées. […] On ne les voit pas poursuivre une grande pensée, ni combiner, pour l’exécution de cette pensée, leurs actions et leurs paroles. […] Les vers ont été pour lui le travail secondaire ; le travail principal, c’était la pensée, c’était le plan.

1268. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre quatorzième. »

ciel, même avec les ailes de sa pensée, il croit s’en rapprocher en entassant des marches de pierre entre la terre et lui. […] Cet examen embrasse tous les actes quelconques et toutes les pensées possibles d’un roi. […] Oserai-je dire toute ma pensée ? […] Il y a dans Fénelon je ne sais quelle plénitude qui fait que toutes ses pensées sur chaque objet sont toujours prêtes. […] Ce sont ces pensées justes que Fénelon a toutes prêtes sur toutes choses.

1269. (1927) Les écrivains. Deuxième série (1895-1910)

Le verbe mord âprement et profondément le cuivré de la phrase, et la pensée l’illumine. […] Par l’acuité de la pensée, la hardiesse et l’étendue de son observation, il me paraît plus proche de Baudelaire. […] Je ne sais si j’explique clairement la pensée de M.  […] Il agit et pense selon son milieu, avec tous les caractères de pensée et d’action qui lui sont propres. […] Cuir est de remplacer la pensée trop lourde de Balzac par un commentaire plus léger et de son crû, à lui, Cuir.

1270. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers, Tome xix. (L’île d’Elbe, — L’acte additionnel. — Le champ de mai.) » pp. 275-284

Tacite a de grandes et d’admirables parties, mais il en a dans l’ordinaire de bien dures et de bien denses ; il veut mettre partout des profondeurs ; quand la pensée est si pressée d’intervenir à tout coup, les faits s’en accommodent comme ils peuvent, et ils sont véritablement à la gêne. […] Tacite, là où il est beau et où il se déploie, est un grand peintre ; il est même, a-t-on dit, le plus grand peintre de l’Antiquité ; mais j’ai tant de peine, je l’avoue, à comprendre chez lui certains contournements de pensée, qu’il m’est difficile de croire que ce soit là l’unique manière de bien dire, ou même l’unique manière de bien voir et de juger. […] un peu trop prodigués, deux ou trois images de convention (lauriers, cyprès, par exemple) qui sont comme égarées dans ce style simple, ne sauraient faire oublier, je ne dis pas à l’homme impartial et sensé, mais à l’homme de goût, tant de pages vives, courantes, du français le plus net, le plus heureux, d’une langue fine, légère, déliée, éminemment spirituelle, voisine de la pensée et capable d’en égaler toutes les vitesses.

1271. (1874) Premiers lundis. Tome II « Jouffroy. Cours de philosophie moderne — I »

Il se transporte dans le présent, au milieu des sympathies, des pensées, des besoins de la société actuelle, pour interroger ses désirs, s’inspirer de ses misères, de ses espérances, et pénétrer le mystère de ses destinées futures. […] Habitué à certaines formes du passé dans lesquelles il reconnaît le caractère religieux, il ne peut se décider à admettre comme religion toute pensée qui ne se manifeste pas sous une de ces formes. […] Voici le texte de ce qui a été dit à ce sujet, par l’école de Saint-Simon, dans le volume d’exposition qu’elle a publié cette année : « La loi du développement de l’humanité, révélée au génie de Saint-Simon et vérifiée par lui sur une longue série historique, nous montre deux états distincts et alternatifs : l’un, que nous appelons état organique, où tous les faits de l’activité humaine sont classés, prévus, ordonnés par une théorie générale, où le but de l’action sociale est nettement défini ; l’autre, que nous nommons état critique, où toute communion de pensée, toute action d’ensemble, toute coordination a cessé, et où la société ne présente plus qu’une agglomération d’individus isolés et luttant les uns contre les autres. » (Vol.

1272. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — R — Régnier, Henri de (1864-1936) »

Avec une sorte de hautaine indifférence à tout ce qui n’est pas le chant, sans avoir destiné de monument, il cueille comme d’harmonieuses fleurs ses pensées et ses sentiments les plus beaux, les plus dignes de la gloire des vers. […] Chacun pouvait retrouver en ce spectacle les emblèmes de propres pensées secrètement enfouies, d’espoirs, de désillusions et de rêves, et tous ceux qui sont « affligés d’âme » écoutaient en silence cette étrange symphonie, évoquant, dans un décor presque quelconque, les symboles qui convenaient à leur bon plaisir. […] Des éléments très contraires s’y mêlent harmonieusement ou dominent en certaines périodes d’une manière presque exclusive ; il a, pour parler par métaphore, un gout double et contradictoire pour les ordonnances symétriques des jardins à la française ^ et pour la beauté romanesque des parcs anglais ; et en réalité, malgré l’élection qu’il fit surtout d’époques antiques ou médiévales, ses vraies parentés, à les résumer en deux noms, seraient, par exemple, Racine et Tennyson ; il hésite presque toujours entre la régularité stricte jusqu’à une sorte d’austérité et la fantaisie plus libre de la pensée et du rythme.

1273. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — R — Rostand, Edmond (1868-1918) »

Augustin-Thierry C’est avec une sorte de respect religieux, avec un peu de ce frisson auguste dont l’âme frémit à l’étude des grandes manifestations de la pensée humaine : Œdipe roi, Hamlet, le Cid, Andromaque, Faust, Hernani, que j’abordai celle de ce nouveau chef-d’œuvre : Cyrano de Bergerac. […] Il est inouï qu’un drame captive et éveille l’attention sans amour, sans intrigue, avec la seule beauté des caractères et des pensées, avec la magie des vers. […] Il asservit le pittoresque à exprimer, visible et désirable, la pensée.

1274. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « F.-A. Cazals » pp. 150-164

La même pensée erre dans tous les yeux, tandis qu’au fond du hall se poursuit le bruit des hoquets et des sanglots. […] Tout en marchant, il me conte ses longs espoirs et ses vastes pensées. […] Et ma pensée évoque ce dernier banquet de la Plume en l’honneur de Paul Adam (7 décembre 1899) où, dans la joie et les lumières, Deschamps sentait monter vers lui la sympathie de trois cents convives, exaltés jusqu’à l’ivresse par l’éloquence de l’auteur du Mystère des foules et la vibrante et chaude parole de Moréas.

1275. (1890) L’avenir de la science « IX »

Le philosophe, c’est l’esprit saintement curieux de toute chose ; c’est le gnostique dans le sens primitif et élevé de ce mot ; le philosophe, c’est le penseur, quel que soit l’objet sur lequel s’exerce sa pensée. […] Je choisis le problème qui, depuis les premières années où j’ai commencé à philosopher, a le plus préoccupé ma pensée, le problème des origines de l’humanité. […] Origine de la pensée et du langage.

1276. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XIV. Vaublanc. Mémoires et Souvenirs » pp. 311-322

Il dit sa pensée sans espérance et sans désespoir, avec la netteté d’un homme qui ne l’écrit que parce qu’il veut la clarifier encore. […] Il y avait harmonie profonde entre la trempe de sa pensée et la trempe de son courage. […] C’était là le type de l’homme d’action qui avait toujours préoccupé comme un idéal et tyrannisé sa pensée.

1277. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Μ. Eugène Hatin » pp. 1-14

Hatin la pensée que, quand la presse n’est pas pour les gouvernements, elle est trop aisément contre eux. […] Hatin nous en donne, il a quelque chose d’actif et de remuant dans les relations sociales aussi bien que dans la pensée. […] La tête de l’homme à qui la pensée est venue d’écrire l’histoire du journalisme en France, a été faite évidemment pour mieux que pour entreprendre des catalogues.

1278. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Barthélemy Saint-Hilaire »

D’un autre côté, j’adore l’originalité dans la forme et dans la pensée, et, quoique la bizarrerie en soit la grimace, je me sens pour l’originalité une si grande faiblesse que je suis bien capable de l’aimer jusqu’à la bizarrerie. […] C’est que, malgré son absence de manière très individuelle et d’originalité accentuée, Barthélemy Saint-Hilaire a une telle élévation naturelle, et, dans la pensée comme dans le style, une si large clarté tombant de si haut, que si ce n’est pas, cela, de l’originalité en soi, c’est quelque chose d’aussi rare que l’originalité, et peut-être de plus imposant. […] Nonobstant la note très modeste que Barthélemy Saint-Hilaire a placée en tête de son ouvrage, pour nous apprendre que son livre avait paru par articles dans le Journal des Savants, au fur et à mesure que William Muir, Sprenger et Caussin de Perceval publiaient les leurs, je suis sûr qu’avec les habitudes de sa pensée, avec sa préoccupation si singulièrement philosophique et religieuse prouvée par la dissertation que je trouve, dans ce volume sur Mahomet, concernant les devoirs mutuels de la religion et de la philosophie, Barthélemy Saint-Hilaire, l’auteur déjà d’un livre sur Bouddha et sa religion, devait aller — de son chef — à cette grande figure de Mahomet, qui nous apparaît, en ce moment, comme une figure neuve en histoire, tant jusqu’ici elle avait été offusquée et enténébrée par l’ignorance, le parti pris et toutes les sottises, volontaires ou involontaires, des passions et du préjugé !

1279. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Vte Maurice De Bonald »

Il a dans les veines du sang, et dans l’esprit de la pensée de son illustre et glorieux aïeul. […] Or, la monarchie française ne peut pas revivre autrement qu’à la condition de reprendre ses traditions de christianisme là où elle a fait la faute et le crime tout à la fois de les abandonner… Et c’est cette pensée, qui est encore dans beaucoup d’esprits justes, mais quila cachent, pour des raisons qui veulent être plus ou moins prudentes ou qui se croient plus ou moins habiles, c’est cette pensée que Maurice de Bonald a eu le courage d’exprimer.

1280. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Armand Hayem »

Malheureusement, Hayem l’a énervé de métaphysique… C’est la métaphysique, et la plus mauvaise des métaphysiques, — la métaphysique moderne, qui donne l’égalité des choses apprises à la pensée et au style des hommes qui ont une valeur propre et qui devraient rester personnels, — c’est cette métaphysique générale qui noie tout, inféconde même quand elle a la prétention d’être positive, qui est le défaut capital du livre. […] Après Hegel, voici du Renan, ce lâche hégélien que Hegel aurait méprisé : « Nous nous consolons de passer à travers le souvenir de la pensée universelle, comme passent les êtres à travers la vie, dans l’immensité de l’inconnu. » « La dispute philosophique, — dit encore, par la plume d’Armand Hayem, le vaniteux mandarin des mandarins qui veut constituer à son profit l’aristocratie de l’écritoire, — la dispute philosophique est le privilège de quelques esprits, jusqu’aux temps où ils pourront ouvrir à l’humanité des vues et des destinées nouvelles. […] Esprit très élevé et très cultivé, heureux et fier dans sa pensée d’être un enfant du xixe  siècle, — de ce xixe  siècle qui a encore le temps, avec les vingt années qui lui restent à durer, de faire baisser la tête à ses fils et de diminuer l’orgueil et le bonheur d’en être un, — il a été la victime de la culture de son époque et de la culture de son esprit.

1281. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Mistral. Mirèio »

Tel est le fond du poème, tel est le motif de roman ou de romance qui, par le détail, devient épique et qui fait jaillir de la pensée du poète tout un monde grandiose, passionné, héroïque, infini, où passent des lueurs à la Corrége sur des lignes à la Michel-Ange ! […] Depuis André Chénier, on n’a rien vu, — si ce n’est les Chants grecs publiés par Fauriel, — d’une telle pureté de galbe antique, rien de plus gracieux et de plus fort dans le sens le plus juste de ces deux mots, qui expriment les deux grandes faces de tout art et de toute pensée. […] Il faut le lire et le lire tout entier pour en avoir une idée, impossible à donner, par des citations isolées, qui ne seraient jamais que des démembrements de sa pensée ou de sa forme.

1282. (1890) Derniers essais de littérature et d’esthétique

Mahaffy traite expressément de la vie sociale et de la pensée des Grecs. […] (qui pourra clairement définir sa pensée). […] La sensation et la pensée sont des parties de la vision. […] Mon cerveau avait produit une pensée, un espoir, un but. […] Résoudre l’action en pensée, et la pensée en abstraction, tel était son but criminel et transcendant.

1283. (1858) Cours familier de littérature. V « XXIXe entretien. La musique de Mozart » pp. 281-360

Nous ne savons le comment de rien ; nous ne savons pas plus comment la note contient en soi l’impression que nous ne savons comment la parole contient la pensée. […] Ces concerts innotés des éléments sont en général précédés d’un long et complet silence, comme pour faire faire en même temps silence dans les sens et dans les pensées de l’homme. […] La musique est ainsi une association et une combinaison de bruits pour produire une sensation ; cette sensation produit à son tour en nous une impression, une pensée, un sentiment, une passion. […] Écoutez, et suppléez par la pensée aux rythmes tantôt lents et tantôt rapides que le poète emploie dans ses vers, et qui ne peuvent être rendus par la prose. […] « Sous l’empire de ce chant, la vanité du roi s’éveille dans sa pensée ; il livre de nouveau toutes ses batailles ; trois fois il défait ses ennemis, trois fois il retue les morts !

1284. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXIe Entretien. Le 16 juillet 1857, ou œuvres et caractère de Béranger » pp. 161-252

La guerre, qui ne pense pas, mais qui tue, tua la pensée en France et en Europe. […] Le poète pindarique s’adresse, dans sa pensée et dans ses œuvres, à l’auditoire le plus vaste, le plus élevé de cœur et d’esprit, le plus universel et le plus éternel qu’il puisse concevoir. […] C’est dans les régions supérieures, occupées sans distractions du travail de la pensée, qu’on trouve le génie d’un peuple ; c’est sur les hauteurs que resplendit le plus de jour. Ceux mêmes parmi les hommes de génie qui sont nés dans ces régions du travail manuel se hâtent de monter aux régions du loisir plus calme et de la pensée plus vaste, pour écrire. […] Le premier Empire, en comprimant par la censure la pensée, qui vit de liberté, et qui quelquefois en meurt, avait respecté et même favorisé la liberté bachique.

1285. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Paul Féval » pp. 107-174

Il le sait mieux que moi, sans doute, mais, moi, je parierais avec assurance que c’est un événement extérieur d’une forte action sur sa pensée qui a poussé dès l’origine son esprit vers la forme de roman qu’il a adoptée, et faussé ainsi sa vraie vocation. […] Et Balzac l’amour passionné de tout ce qui était et vivait et pouvait être saisi par la pensée ! […] On avait parlé d’un livre sur les Jésuites, et je croyais que le célèbre romancier, resté romancier quoique ardemment devenu chrétien dans sa vie comme dans sa pensée, allait nous donner un roman dont les Jésuites seraient le sujet et les héros. […] Selon la lâcheté traditionnelle, les Muets de la Libre Pensée (de bavards, ils l’étaient devenus !) […] Les gens de la Libre Pensée pouvaient nous railler et nous dire : « Vous avez pour vous la vérité ; vous pouvez vous passer du reste. » Eh bien, messieurs, nous ne nous en passerons pas !

1286. (1905) Propos littéraires. Troisième série

C’est une période où la pensée littéraire a des analogies avec l’âme inquiète et hasardeuse des explorateurs. […] Toute la réforme de Malherbe est là, toute sa préoccupation constante et toute sa pensée. […] Il me semble que ce qu’on doit demander à un vieillard, c’est la pensée et puis la sérénité d’âme. […] Il a vécu par la pensée et pour la pensée. […] Le pessimisme qui a été, en de longues périodes, la pensée commune de l’humanité, n’est plus qu’une exception.

1287. (1902) Le problème du style. Questions d’art, de littérature et de grammaire

Taine disait grossièrement : le cerveau sécrète la pensée comme le foie secrète, la bile . […] Le cerveau est tout, ou rien ; il est l’organe de la pensée ou un obstacle à la pensée. […] Tant vaut la pensée, tant vaut le style, voilà le principe. […] La pensée est l’homme même. Le style est la pensée même.

1288. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « QUELQUES VÉRITÉS SUR LA SITUATION EN LITTÉRATURE. » pp. 415-441

Comme je ne me pique pas le moins du monde d’être agréable aujourd’hui, je dirai, même aux dames, toute ma pensée : « Tout le monde (c’est La Bruyère qui parle)185 connoît cette longue levée qui borne et qui resserre le lit de la Seine, du côté où elle entre à Paris avec la Marne qu’elle vient de recevoir : les hommes s’y baignent au pied pendant les chaleurs de la canicule ; on les voit de fort près se jeter dans l’eau, on les en voit sortir, c’est un amusement. […] De même, pour les belles lectrices, il y a je ne sais quelle attraction, mais ici moins naïve et plus perfide, sous ces combinaisons qu’elles pressent avec anxiété sans les bien démêler. — Reprenant donc ma pensée première, j’oserai affirmer, sans crainte d’être démenti, que Byron et De Sade (je demande pardon du rapprochement) ont peut-être été les deux plus grands inspirateurs de nos modernes, l’un affiché et visible, l’autre clandestin, — pas trop clandestin. […] Si tel écrivain habile a, par places, le style vide, enflé, intarissable, chargé tout d’un coup de grandes expressions néologiques ou scientifiques venues on ne sait d’où, c’est qu’il s’est accoutumé de bonne heure à battre sa phrase, à la tripler et quadrupler (pro nummis), en y mettant le moins de pensée possible : on a beau se surveiller ensuite, il en reste toujours quelque chose. […] Par malheur, il n’admettait à aucun degré l’indépendance de la pensée, et il oubliait que le talent n’est pas un vernis qu’on commande sur la toile à volonté ; il faut que tout le tableau ressorte du même fond. […]  — Cette citation aurait très-bien pu trouver place précédemment, dans le post-scriptum qui termine l’article Eugène Sue, tome II, page 91. — Il y a une jolie épigramme de Paul le Silentiaire, qui confine d’assez près à la pensée de La Bruyère, la voici : c’est sur un bain public où il y avait séparément le côté des hommes et le côté des femmes : « Tout proche est l’espérance de l’amour, mais il n’y a pas moyen de le satisfaire : une toute petite porte suffit pour arrêter la grande Vénus.

1289. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Le maréchal Marmont, duc de Raguse. — I. » pp. 1-22

Necker, et il retint de son père ce fonds de principes politiques qui, recouvert par tant d’événements et de pensées de tout genre, subsista toujours en lui. […] Dès le mois de mars précédent, il avait été élevé à la dignité de duc de Raguse pour récompense de son administration vigilante et créatrice dans cette province inculte de Dalmatie : « Quatre-vingts lieues de belles routes, dit-il, construites dans les localités les plus sauvages, au milieu des plus grandes difficultés naturelles, ont laissé aux habitants des souvenirs honorables et qui ne périront jamais. » Ces travaux étaient exécutés par les troupes, qui, noblement inspirées de la pensée civilisatrice du chef, y mettaient leur orgueil comme à une victoire. […] » Jardet, confondu de cette question, répondit en riant : « Fort bien, je pense, Sire. » Mais en parlant ainsi, Napoléon s’adressait moins à un autre qu’il ne conversait avec ses propres pensées. […] Et développant sa pensée : Mon beau-père l’empereur d’Autriche, disait-il, a fait ce qu’il a cru utile aux intérêts de ses peuples, c’est un honnête homme, un homme de conscience, mais ce n’est pas un homme d’honneur. […] Elles sont revenues à ma pensée après les événements d’Essonne, et m’ont fait alors une impression que l’on conçoit, et qui jamais ne s’est effacée de ma mémoire.

1290. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Grimm. — II. (Fin.) » pp. 308-328

Lorsque Charron, l’ami et le disciple de Montaigne, et qui fut en quelque sorte son ordonnateur, voulut ranger et mettre sérieusement en système les pensées et les réflexions de son maître, on lui fit des difficultés malgré sa prudence, et on refusa à la gravité de l’un ce qu’on avait accordé à l’autre pour sa vivacité charmante. […] La plupart des prétendus auteurs se contentent de travailler sur des idées étrangères, qu’ils retournent et qu’ils accommodent au goût du moment ; rien n’est plus rare que cette vivacité et cette hardiesse à peindre sa propre pensée et ses propres sentiments, qui fait l’auteur original. […] Sa Constitution, à lui, était toute dans les vers de Pope : « Laissez les fous combattre pour les formes de gouvernement ; celui, quel qu’il soit, qui est le mieux administré, est le meilleur. » Les événements qui suivirent ne furent que trop propres à le confirmer, sans doute dans cette pensée favorite, que« la cause du genre humain était désespérée », et que la seule ressource était tout au plus, çà et là, dans quelque grand et bon prince que le sort accorde à la terre, dans « une de ces âmes privilégiées » qui réparent pour un temps les maux du monde. […] Sa pensée, déjà endormie, ne se réveilla point au bruit du canon d’Iéna. […] On joint toujours à cette édition un volume de Supplément, qui fait le seizième, et qui contient des fragments et articles retranchés en 1812 et 1813 : ce ne sont pas les pièces les moins instructives pour qui veut connaître le fond de la pensée de Grimm.

1291. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre VI. Le beau serviteur du vrai »

IV La pensée est pouvoir. […] L’intelligence, la pensée, la science, l’art sévère, la philosophie, doivent veiller et prendre garde aux malentendus. […] Quand Bayle émet avec sang-froid cette maxime : « Il vaut mieux affaiblir la grâce « d’une pensée que d’irriter un tyran », je souris, je connais l’homme ; je songe au persécuté presque proscrit, et je sens bien qu’il s’est laissé aller à la tentation d’affirmer, uniquement pour me donner la démangeaison de contester. […] Entrer en passion pour le bon, pour le vrai, pour le juste ; souffrir dans les souffrants ; tous les coups frappés par tous les bourreaux sur la chair humaine, les sentir sur son âme ; être flagellé dans le Christ et fustigé dans le nègre ; s’affermir et se lamenter ; escalader, titan, cette cime farouche où Pierre et César font fraterniser leurs glaives, gladium gladio copulemus ; entasser dans cette escalade l’Ossa de l’idéal sur le Pélion du réel ; faire une vaste répartition d’espérance ; profiter de l’ubiquité du livre pour être partout à la fois avec une pensée de consolation ; pousser pêle-mêle hommes, femmes, enfants, blancs, noirs, peuples, bourreaux, tyrans, victimes, imposteurs, ignorants, prolétaires, serfs, esclaves, maîtres, vers l’avenir, précipice aux uns, délivrance aux autres ; aller, éveiller, hâter, marcher, courir, penser, vouloir, à la bonne heure, voilà qui est bien. […] En vérité, parce qu’il a pris fait et cause pour Prométhée, l’homme progrès, crucifié sur le Caucase par la force et rongé vivant par la haine, Eschyle n’est point rapetissé ; parce qu’il a desserré les ligatures de l’idolâtrie, parce qu’il a dégagé la pensée humaine des bandelettes des religions nouées sur elle, arctis nodis relligionum, Lucrèce n’est point diminué ; la flétrissure des tyrans avec le fer rouge des prophéties n’amoindrit pas Isaïe ; la défense de sa patrie ne gâte point Tyrtée.

1292. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Rivarol » pp. 245-272

C’est ainsi que le moule dans lequel il aimait le plus à couler sa pensée, finit par s’empreindre sur elle avec une telle force qu’elle se pétrifiait, violentée, sous ce moule fatal, et qu’en dehors de son étreinte elle ne pouvait plus exister. […] IV C’est dans cette préface du dictionnaire qu’il ne fit point, et auquel il pensa toujours, que Rivarol — dit très bien Sainte-Beuve — introduisit sa politique et sa métaphysique sur lesquelles, selon moi, Sainte-Beuve, qui a vu pourtant dans Rivarol le mal que le monde fait à la pensée, l’a cependant beaucoup trop favorablement jugé. […] Il trouva le temps de vivre tête à tête avec sa pensée, de tirer de son cerveau et de son cœur tout ce qu’il y avait de génie, et de le verser dans des œuvres qui maintenant ne périront pas ! […] Oui, c’était là le vrai et le grand Rivarol, aussi pour moi le Rivarol impossible à retrouver, comme la beauté d’une femme morte, le Rivarol imaginé, puisque je ne l’ai pas entendu, et qui enivre toujours ma pensée comme si je l’avais entendu, et même peut-être davantage ! […] Et alors il est beau, comme le Romulus nu de David dans Les Sabines, de la seule beauté de la pensée… De tous les Rivarols qui faisaient de Rivarol une gerbe de tant de couleurs différentes, c’est ce Rivarol-là que M. de Lescure a plus spécialement voulu nous faire admirer dans son édition, manifestement plus historique que littéraire· C’est le Rivarol très mâle au fond, sous son luxe de Sardanapale, qu’il savait grandement brûler comme Sardanapale brûle le sien, non pas quand il fallait mourir, mais quand il s’agissait d’écrire l’histoire.

1293. (1882) Essais de critique et d’histoire (4e éd.)

Chacun prescrit à la science les habitudes de sa pensée. […] Avec la pensée des oiseaux, il nous montrera la pensée des arbres et des pierres. […] Sa phrase se raccourcit pour égaler la concentration de sa pensée. […] Leur âme n’a pas été accablée dès l’enfance sous la pensée d’un pouvoir unique et formidable. […] Jamais le lecteur n’a besoin d’effort pour entendre leurs pensées.

1294. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Littré. »

Dirai-je toute ma pensée ? […] Certes, la pensée est profonde, et elle appartient bien à une âme retirée et tranquille comme celle du poète romain. […] Littré eut la pensée pieuse de le dédier à la mémoire de son père, et il le fit en des termes qui rivalisent avec ceux de M.  […] Il se croit moralement lié envers cet esprit à qui il a dû ce qu’il y a de plus précieux et de plus inestimable pour un homme de pensée, une évolution intérieure. […] n’y avait-il pas eu aussi du profit et du gain, du moins en perspective, pour l’action plus libre de la pensée et le procédé de plus en plus analytique de l’esprit ?

1295. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Delille »

Gresset, qu’on avait essayé dans un temps d’opposer à Voltaire, et dont Jean-Baptiste Rousseau exaltait les débuts, n’avait eu ni assez de force de talent ni assez de pensée pour soutenir la lutte, et il avait été vite jeté de côté. […] Racine et Boileau l’avaient à un haut degré, bien que cette qualité, chez eux, ne soit pas aisément distincte de la pensée même et se dissimule sous l’élégance d’une expression d’ordinaire assez voisine de l’excellente prose. […] Quant à l’anecdote des dix louis qui aurait paru presque odieuse, nous la réduirons à sa valeur en dégageant notre pensée. […]  — On peut voir, dans les Notes et Sonnets qui font suite aux Pensées d’août, un sonnet adressé à M.  […] J’emprunte cette pensée à M. 

1296. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre V. Les contemporains. — Chapitre VI. La poésie. Tennyson. »

Peut-être que monseigneur est las, que sa cervelle est surchargée ; —  amuse-le de tes plus légères imaginations, caresse-le de tes plus délicates pensées. […] Il n’a pas eu le temps de raffiner, de ciseler et d’enluminer sa pensée ; il la montre toute nue. […] Car la pensée primitive est la pensée saine ; nous n’avons fait que l’altérer par les greffes et la culture ; nous y revenons comme dans notre fonds le plus intime pour y trouver le contentement et le repos. […] Cette grande ville est cosmopolite ; toutes les idées peuvent y naître ; nulle barrière n’y arrête les esprits ; le champ immense de la pensée s’ouvre devant eux sans route frayée ou prescrite. […] Il n’a pas été un simple dilettante ; il ne s’est pas contenté de goûter et de jouir ; il a imprimé sa marque dans la pensée humaine ; il a dit au monde ce que c’est que l’homme, l’amour, la vérité, le bonheur.

1297. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCVIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (1re partie) » pp. 413-491

Je tournai donc ma pensée de ce côté, sans pour cela commencer aucune étude. […] Reprendre ensuite ce premier feuillet, et, fidèle à la trace de mes indications, remplir les scènes, dialoguer en prose, comme elle vient, la tragédie tout entière, sans écarter une seule pensée, quelle qu’elle soit, et écrire avec toute la verve que je puis avoir, sans prendre garde aux termes, c’est là ce que j’appelle développer. J’appelle enfin versifier, non-seulement mettre la prose en vers, mais, avec un esprit à qui j’ai laissé le temps de se reposer, choisir parmi les longueurs du premier jet les pensées les meilleures, les élever à la forme et à la poésie. […] De cette méthode, que j’ai voulu caractériser avec détail, il est peut-être résulté une chose : c’est que mes tragédies dans leur ensemble, et malgré les nombreux défauts que j’y vois, sans compter tous ceux que peut-être je n’y vois pas, ont du moins le mérite d’être, ou, si l’on veut, de paraître pour la plupart venues d’un seul jet et rattachées à un seul nœud, de telle sorte que les pensées, le style, l’action du cinquième acte s’identifient étroitement avec la disposition, le style, les pensées du quatrième, et ainsi de suite, en remontant jusqu’aux premiers vers du premier, ce qui a du moins l’avantage de provoquer, en la soutenant, l’attention de l’auditeur, et d’entretenir la chaleur de l’action. […] Telle fut la flamme qui, à dater de cette époque, vint insensiblement se placer à la tête de toutes mes affections, de toutes mes pensées, et qui désormais ne peut s’éteindre qu’avec ma vie.

1298. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (3e partie) » pp. 193-271

Je crois qu’Aristote n’a pas examiné d’assez près la pensée de son maître. […] Faut-il dire toute ma pensée ? […] Elle ne dirige pas seulement les pensées, elle gouverne les actes ; elle prononce dans les conflits qu’elle tranche souverainement ; et dans l’échelle des biens divers, c’est elle qui assigne et maintient les rangs. […] Les intentions, les pensées, mobiles invisibles de tous les actes, leur échappent absolument ; et ce sont cependant les pensées et les intentions, en un mot, tout ce qui se dérobe nécessairement aux justices humaines, qu’il s’agit de juger. […] Le souvenir de la plupart de ses pensées et de ses intentions, même les plus vives, périt à chaque instant en lui.

1299. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1872 » pp. 3-70

Dans la tourbe, au milieu de laquelle il vit, dans le contact imbécile et fanatique qu’il est obligé de subir, dans les mesquineries idiotes de la pensée et de la parole qui le circonviennent, l’illustre amoureux du grand, du beau, enrage au fond de lui. […] Tous ces jours, en parcourant le journal, ma pensée était à l’enragement de travail, avec lequel mon frère hâtait la fin de ce livre. […] En l’entendant, il me semblait écouter mes pensées de tous les jours. […] Et cependant dans l’ensommeillement de ses pas, de ses mouvements, de sa pensée, quand, un moment, il secoue sa léthargie, le vieux Théo réapparaît, et ce qu’il dit, de sa voix assoupie, avec des ébauches de gestes, semble le langage de son ombre — qui se souviendrait. […] La chambre même, avec le chevet de chêne du lit, la tache rouge du velours d’un livre de messe, une brindille de buis dans une poterie, sauvage, me donnaient tout à coup la pensée d’être introduit dans un cubiculum de l’ancienne Gaule, dans un primitif, grandiose, redoutable intérieur roman.

1300. (1913) Le mouvement littéraire belge d’expression française depuis 1880 pp. 6-333

Encore une fois, leurs pensées, leurs sensations doivent garder le caractère de leur race, éviter à tout prix de se parisianiser. […] Vous nous faites voir un aspect particulier de notre pensée, comme le genevois Rousseau est indispensable à l’intégralité de la pensée française. […] Pour s’assimiler toute la pensée de Maeterlinck, il convient d’apercevoir la vie même à travers ses drames. […] L’âme de Dieu se répand dans le monde à travers les pensées des hommes. […] Il a sacrifié sa pensée au journalisme et aux « revues ».

1301. (1854) Causeries littéraires pp. 1-353

Non, c’est impossible, ce n’est pas là la pensée de M.  […] Leconte de Lisle a du moins le mérite de ne pas déguiser sa pensée sous des périphrases diplomatiques. […] Cousin cite une phrase cruelle de son héros, qui me servira à expliquer ma pensée. […] Albert de Broglie, à mesure que de nouvelles péripéties donnaient à ses pensées une autre direction, à ses luttes un autre terrain, à sa polémique un autre but. […] — Et cet artiste qui essaye de donner une forme à sa pensée, que lui dit-on si ses premières ébauches trahissent un germe de talent, une étincelle du feu sacré ?

1302. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre VI. Bossuet et Bourdaloue »

Son style paraît dur, parce que la vérité et la logique le règlent, impérieux, parce qu’il explique la tradition, et non sa pensée individuelle : mais, en cela au moins, son style n’est pas l’image de son caractère. […] Il n’a point connu les chimères, les folies de la pensée, ni celles même de la vertu. […] La meilleure substance de l’antiquité gréco-romaine a passé dans son esprit ; il découvre dans la Bible ou l’Évangile les pensées d’Aristote ou de Platon ; il emploie Lucrèce à commenter la Genèse. […] La qualité dominante, et l’on pourrait dire unique, de ce style, c’est la propriété ; il ne vaut que parce qu’il rend la pensée de l’homme. […] Il aime à élargir en symboles les personnages et les actions de l’Écriture, et il y verse toute la richesse, il y réalise toute la généralité de sa pensée.

1303. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 14 mars 1885. »

Richard Wagner excelle à découvrir et à généraliser la pensée intime des mythes populaires. […] Le chant de Walter occupe sa pensée tout entière. […] Pour Mendès, cette métaphore du couple et de l’enfantement est le cœur même de la pensée de Wagner ce qui est très juste. […] Les trois moments de la vie de Wagner sont révélateurs de la pensée de Wolzogen. […] Sur cette question et l’évolution de sa pensée, on pourra se reporter à Edouard Sans : Richard Wagner et la pensée schopenhauerienne, Paris, C.

1304. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « Introduction »

Un homme qui décrit, analyse et classe les phénomènes de la pensée comme MM.  […] Elle ne serait possible tout au plus qu’avec la solution idéaliste, pour qui Dieu, Nature, Histoire, tout n’a de réalité que dans la pensée humaine. […] Laissez-nous espérer dans les phénomènes de la pensée quelque généralisation qui les rattache, par exemple, à ceux de la vie, que l’histoire nous livre en partie au moins son secret. […] Rapprochez maintenant par la pensée toutes ces données expérimentales du peu que l’antiquité nous a laissé sur ce sujet. […] On peut comprendre d’abord sous le nom de psychologie descriptive l’étude des phénomènes de conscience, sensations, pensées, émotions, volitions, etc., considérés sous leurs aspects les plus généraux.

1305. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1882 » pp. 174-231

c’est terrible cette pensée — et de la terreur vient à ses yeux. — Il y a des nuits, où je saute tout à coup sur mes deux pieds, au bas de mon lit, et je reste, une seconde, dans un état d’épouvante indicible ». « Moi, fait Tourguéneff, c’est une pensée très familière, mais quand elle vient, je l’écarte ainsi, dit-il, en faisant un petit geste de dénégation de la main. […] Voici, du moins — ce médecin le croyait — tout le thème des pensées de la jeune fille, devenue femme, et qui ne voit pas d’homme. […] * * * — C’est singulier, le bégayement de la pensée chez quelques hommes. […] C’est cependant un vieux Turc, un tranquille metteur à l’ombre de ses ministres, qui bonhomise merveilleusement sa pensée, en les euphémismes spirituels d’un parfait civilisé.

1306. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Vicq d’Azyr. — II. (Fin.) » pp. 296-311

Il n’avait pas besoin, pour paraître affable, d’étudier ses gestes, de donner à un corps robuste des attitudes contraintes, d’adoucir l’éclat de sa voix, de réprimer la fougue de sa pensée, de cacher les impulsions d’une volonté absolue (c’était une allusion sans doute à quelque confrère moins favorisé) : la nature l’avait fait aimable ; c’est-à-dire qu’en lui donnant de la saillie, de la finesse et de la gaieté, elle y avait joint cette sensibilité, cette douceur, sans lesquelles l’esprit est presque toujours incommode pour celui qui s’en sert, et dangereux pour ceux contre lesquels il est dirigé. […] De même pour l’immortalité et pour l’avenir des destinées humaines : rendant compte, dans son Éloge de Buffon, des Époques de la nature et rappelant l’hypothèse finale du grand naturaliste lorsqu’il peint la lune déjà refroidie et lorsqu’il menace la terre de la perte de sa chaleur et de la destruction de ses habitants : Je demande, s’écrie-t-il, si cette image lugubre et sombre, si cette fin de tout souvenir, de toute pensée, si cet éternel silence n’offrent pas quelque chose d’effrayant à l’esprit ; je demande si le désir des succès et des triomphes, si le dévouement à l’étude, si le zèle du patriotisme, si la vertu même, qui s’appuie si souvent sur l’amour de la gloire, si toutes ces passions, dont les vœux sont sans limites, n’ont pas besoin d’un avenir sans bornes ? […] À ces juges impétueux et qui sont sujets à secouer du geste la balance, il y aurait, s’ils daignaient écouter, à opposer maint passage excellent de ton, irréprochable de pensée et de goût : tel est, dans l’Éloge de M. de Lassone, ce morceau exquis sur Fontenelle et que peu de personnes ont lu, car l’Éloge de Lassone n’a pas même été recueilli dans les Œuvres de Vicq d’Azyr : Plusieurs médecins, dit-il, se sont vantés d’avoir compté Fontenelle parmi leurs malades, quoique ce philosophe si paisible et qui a vécu si longtemps n’ait dû que rarement avoir besoin des secours de notre art : M. de Lassone se félicitait seulement de l’avoir eu pour protecteur dans sa jeunesse, et pour ami dans un âge plus avancé. […] Je donnerai ici l’une de ces versions, qui montre à quel point ces grands mots tout chargés de foudre cachent souvent de timides pensées ; plus l’auteur tremble, et plus il grossit sa voix : Citoyens représentants, écrivait Vicq d’Azyr, vous avez dit un mot, et le sol de la liberté, labouré d’une manière nouvelle, produit une abondante moisson de salpêtre.

1307. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Lettres sur l’éducation des filles, par Mme de Maintenon » pp. 105-120

Cependant le roi commençait à entrer dans sa pensée, et chaque fois qu’il y entrait, il l’avertissait de l’agrandir. […] L’une de ces pièces s’adresse à un mort ou à une morte chérie : À un esprit qui s’en est allé Du haut des brillantes étoiles, ou du sein de l’air invisible, ou de quelque monde que n’atteint point l’humaine pensée, Esprit ! […] Dans la tranquillité de midi, dans le calme du couchant, à l’heure la plus sombre de la nuit, quand montent les pensées profondes, quand les fantômes du cœur s’élancent du sein des ténèbres dans leur beauté pleine d’effroi, pour lutter avec le sommeil, —  Esprit, alors réponds-moi ! […] Et la sainte prière a fui de ma pensée, — la prière apprise sur les genoux de ma mère.

1308. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Fanny. Étude, par M. Ernest Feydeau » pp. 163-178

Mais n’allons pas au-delà de la pensée de l’auteur, ne lui prêtons pas : malgré les deux épigraphes qu’il a mises en tête de son livre et dont je voudrais effacer la première38, il n’a songé sans doute qu’à nous offrir une application hardie d’analyse, en un cas splendide. […] La naissance, le progrès, les divers temps de ce mal de jalousie chez Roger, ses soupçons tantôt irrités, tantôt assoupis, et que le moindre mot réveille, son horreur du partage, l’exaspération où il s’emporte à cette seule idée, tous ces degrés d’inquiétude et de torture jusqu’à la fatale et horrible scène où il a voulu n’en croire que ses yeux et être le témoin de sa honte, sont décrits avec un grand talent, avec un talent qui ne se refuse aucune rudesse métallique d’expression, qui ne craint pas d’étreindre, de violenter les pensées et les choses, mais qui (n’en déplaise à ceux qui n’admettent qu’une manière d’écrire, une fois trouvée) a certainement sa forme à lui et son style. […] C’est spirituel, mais il est bon de ne pas trop ouvrir la fenêtre et de fermer à demi la paupière si l’on veut être plus sûr de discerner ces replis de pensées, ce fil ténu et léger, dans le demi-jour du dedans. […] Et Roger que ce nous négligemment jeté a déjà mordu au cœur, et que bouleverse la seule attente, se met à décrire le conflit fiévreux de sentiments contraires, de terreurs, d’espoirs confus et d’amertumes qui lui bouillonnaient dans le cerveau : Mais ce n’était rien auprès de ce que je devais éprouver à cette table trop étroite où, sous les nappes de clarté qui s’échappaient des globes des lampes, nul convive ne pouvait dérober à personne les pensées qui plissaient son front.

1309. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires. par M. Louis Veuillot. » pp. 64-81

Celui-là, il se fâche, il a le hoquet, mais du moins ilparle ; il y en a qui, en s’efforçant de parler, ne réussissent qu’à suer sang et eau et à défaillir ; celui-ci, parexemple, que vous ne sauriez reconnaître, car il n’a quebien rarement donné : « Orateur prompt à se cabrer aumoindre bruit, sujet à voir ses pensées s’enfuir commeune volée d’oiseaux qu’un geste effarouche, et qui faitrage contre lui-même, mais en vain, d’être si malaguerri. […] Serve de la pensée, La phrase saine et souple, en son ordre placée, Vit, commande déjà : le poète aux abois Poursuit encor la rime à travers champs et bois. […] Mes pas suivent encor le char qui les emporte ; Dans la fosse mon cœur tombe encor par lambeaux ; Et comme les cyprès plantés sur leurs tombeaux, Ma douleur chaque jour croît et devient plus forte… Je recommande aussi le beau et triste sonnet qui exprime une pensée d’agonie : J’ai passé quarante ans. […] Je ne sais si j’ai bien fait comprendre toute ma pensée ; le procédé est indiqué plutôt qu’appliqué à fond.

1310. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Biot. Mélanges scientifiques et littéraires, (suite et fin.) »

En-me permettant de parler ici avec quelque étendue d’un savant illustre, et autrement encore que pour lui rendre un pur et simple hommage, en essayant d’indiquer à l’aide de témoignages recueillis, et par le peu que j’ai pu moi-même observer, sa vraie portée et sa mesure, j’ai besoin qu’on ne se méprenne pas un instant sur ma pensée. […] Qu’est-ce, auprès de ces systèmes profonds, rigoureux, enchaînés, et d’une vérité éternelle, qui occupent la pensée d’un Newton ou d’un Laplace, que nos faibles observations passagères, nos remarques d’esprits fins et légers, sans suite, où le fil casse à chaque instant, nos aperçus rapides et fugitifs, ce que nous appelons traits d’esprit, saillies, reflets, étincelles aussitôt nées, aussitôt évanouies ? A ceux dont la pensée, subtile et ferme tout ensemble, saisit une fois et ne lâche plus ces séries et ces enchaînements de vérités immuables, un juste respect est dû. — Que s’ils joignaient à la possession de ces hautes vérités mathématiques le sentiment et la science de la nature vivante, la conception et l’étude de cet ordre animé, universel, de cette fermentation et de cette végétation créatrice et continue où fourmille et s’élabore la vie, et qui, tout près de nous et quand la loi des cieux au loin est connue, recèle encore tant de mystères, ils seraient des savants plus complets peut-être qu’il ne s’en est vu jusqu’ici, quelque chose, j’imagine, comme un Newton joint à un Jussieu, à un Cuvier, à un Gœthe tout à fait naturaliste et non plus seulement amateur, à un Geoffroy Saint-Hilaire plus débrouillé que le nôtre et plus éclairci. — Que s’ils y ajoutaient encore, avec l’instinct et l’intelligence des hautes origines historiques, du génie des races et des langues, le sentiment littéraire et poétique dans toute sa sève et sa première fleur, le goût et la connaissance directe des puissantes œuvres de l’imagination humaine primitive, la lecture d’Homère ou des grands poèmes indiens (je montre exprès toutes les cimes), que leur manquerait-il enfin ? […] Ce qui est vraiment beau pour un savant et ce qui mérite d’être envié en effet de tous ceux qui ont connu les plaisirs de l’esprit, c’est qu’il se maintint constamment frais et dispos d’intelligence, et qu’il vécut, presque jusqu’à la dernière heure de la vie de la pensée.

1311. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Entretiens de Gœthe et d’Eckermann (suite et fin.) »

On commence à déclarer ennuyeuse l’exposition de pensées et d’actions nobles ; on s’essaye à traiter toutes les folies. […] Si chacun peut dire de soi la même chose, alors tout ira bien. » Et retournant l’épine de la calomnie qui tant de fois l’avait blessé et qu’Eckermann avait remuée sans le savoir, il agitait en tout sens l’amertume de ses pensées : « Je ne peux pas dire ce que je pense, murmurait-il. […] Mais qu’on veuille y réfléchir : je le demande, Gœthe étant ce qu’il était par sa nature, par ses tendances, par la région élevée où habitait sa pensée, pouvait-il avoir une autre opinion sur le jeune et brillant poëte, dont il reconnaît d’ailleurs en maint endroit le grand talent d’imagination et la puissance ? […] Hetzel, la pensée de Gœthe, par suite des coupures, semble plus concise, plus taillée : elle est ramenée à ce qu’on croit devoir être le style d’un livre.

1312. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Térence. Son théâtre complet traduit par M. le marquis de Belloy »

Tout cela revient à dire que la disposition particulière des esprits et le moment précis de culture littéraire qui favorisaient et réclamaient les traductions en vers sont passés et ont fait place à une autre manière de voir, à un autre âge ; et ici, comme dans des ordres d’idées bien plus considérables et bien autrement importants, il n’est que vrai d’appliquer ce mot d’un ancien sage que je trouve heureusement cité, à savoir qu’on ne retourne jamais au même point et que le cours universel du monde ressemble à « un fleuve immense où il n’est pas donné à l’homme d’entrer deux fois. » Les choses allant de la sorte, on doit savoir d’autant plus de gré aux esprits non pas attardés, mais foncièrement religieux à l’art ou obstinément délicats, qui n’ont pas perdu la pensée, même devant un public si refroidi, de lutter de couleur, de relief et de sentiment avec de désespérants modèles. […] César demandant à Térence d’être plus vif et lui opposant dans sa pensée Ménandre ou Plaute, ne serait-ce pas comme Fénelon opposant (à l’inverse) Térence à Molière et préférant décidément le premier ? […] «  Vous autres, dit-il en s’adressant aux esclaves chargés des provisions, emportez tout cela au logis, allez ; et toi, Sosie, viens ici, j’ai quelques mots à te dire. » — « J’entends, dit le bon Sosie, toujours prompt à entrer dans la pensée de son maître et à la devancer s’il est possible, vous voulez que je veille à ce que tout aille à souhait. » — Mais il s’agit de tout autre chose. […] » — « C’est juste », répond Sosie, espèce de Sancho naïf qu’on voit d’ici, le bonnet à la main, toujours prêt à approuver, à abonder dans la pensée du maître.

1313. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Souvenirs d’un diplomate. La Pologne (1811-1813), par le baron Bignon. (Suite et fin.) »

M. de Senfft désirait in petto un rétablissement complet de la Pologne, mais sans le concours de la France, par un soulèvement spontané des anciennes provinces polonaises, à la faveur de la guerre que la Russie soutenait alors contre les Turcs, avec je ne sais quels efforts combinés de l’Autriche, de la Suède, d’une partie de l’Allemagne du centre, et avec l’assentiment de l’Angleterre, — tout un rêve : il dut contenir de telles pensées dans son for le plus intérieur, et les quelques Polonais auxquels il crut pouvoir s’en ouvrir en confidence, n’étaient pas en position d’y aider. […] L’opinion prit alors ce caractère énergique qui la rend maîtresse des événements ; et c’est ainsi que le grand mouvement qui a abattu la puissance gigantesque créée par la Révolution, loin de démentir l’esprit primitif de celle-ci et le génie du siècle, n’a fait que déployer le principe fondamental de l’une et de l’autre, sous de plus nobles auspices et dans une direction plus heureuse. » Quand il écrivait ainsi, M. de Senfft était encore libéral, et il avait foi encore en l’avenir des peuples. — Mêlant des idées mystiques et des pensées de l’ordre providentiel à ses observations d’homme politique, il voyait, l’année suivante (1812) et lors de la gigantesque expédition entreprise pour refouler la Russie, il voyait, disait-il, dans « cette réunion monstrueuse » de toutes les puissances de l’Europe entraînées malgré elles dans une sphère d’attraction irrésistible et marchant en contradiction avec leurs propres intérêts à une guerre où elles n’avaient rien tant à redouter que le triomphe, « un caractère d’immoralité et de superbe, qui semblait appeler cette puissance vengeresse nommée par les Grecs du nom de Némésis » et dont le spectre apparaît, par intervalles, dans l’histoire comme le ministre des « jugements divins. » Il lisait après l’événement, dans l’excès même des instruments et des forces déployées, une cause finale providentielle en vue d’un résultat désiré et prévu : car telle grandeur d’élévation, telle profondeur de ruine. « L’immensité des moyens, des efforts et des pertes que révéla cette expédition porta au comble, pensait-il, l’effet tragique de la guerre : il fallait que la pitié et l’épouvante coulassent à pleins bords. » Nous avons là l’expression fidèle, l’écho direct de la pensée allemande en 1813. […] Matuchewitz et rempli de pensées solides et de traits d’une véritable éloquence. » Napoléon, en lisant ce discours, en reçut tout à fait la même impression : ce qui avait paru plus éloquent à quelques-uns et surtout à son auteur, il le trouva mauvais.

1314. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Préface » pp. 1-22

. — Pour ce qui est des sensations, les spécimens significatifs ont été donnés par les, sensations de la vue et surtout par celles de l’ouïe ; grâce à ces documents et grâce aux récentes découvertes des physiciens et des physiologistes, on a pu construire ou esquisser toute la théorie des sensations élémentaires, avancer au-delà des bornes ordinaires jusqu’aux limites du monde moral, indiquer les fonctions des principales parties de l’encéphale, concevoir la liaison des changements moléculaires nerveux et de la pensée. — D’autres cas anormaux, empruntés également aux aliénistes et aux physiologistes, ont permis d’expliquer le procédé général d’illusion, et de rectification dont les stades successifs constituent nos diverses sortes de connaissances. — Cela fait, pour comprendre la connaissance que nous avons des corps et de nous-mêmes, on a trouvé des indications précieuses dans les analyses profondes et serrées de Bain, Herbert Spencer et Stuart Mill, dans les illusions des amputés, dans toutes les illusions des sens, dans l’éducation de l’œil chez les aveugles-nés auxquels une opération rend la vue, dans les altérations singulières auxquelles, pendant le sommeil, l’hypnotisme et la folie, est sujette l’idée du moi. — On a pu alors entrer dans l’examen des idées et des propositions générales qui composent les sciences proprement dites, profiter des fines et exactes recherches de Stuart Mill sur l’induction, établir contre Kant et Stuart Mill une théorie nouvelle des propositions nécessaires, étudier sur une série d’exemples ce qu’on nomme la raison explicative d’une loi, et aboutir à des vues d’ensemble sur la science et la nature, en s’arrêtant devant le problème métaphysique qui est le premier et le dernier de tous. […] J’ai eu entre les mains le manuscrit d’une folle, ancienne maîtresse d’écriture, qui, par une sorte de tic intellectuel et de chassé-croisé mental, confondait habituellement son diplôme et son estomac, en sorte que, lorsqu’elle voulait parler de sa gastrite, sa phrase finissait par une mention de son diplôme, et que, lorsqu’elle voulait parler de sa profession, elle arrivait à décrire sa gastrite ; nulle autre lésion ; mais, à cet endroit, deux cordons intellectuels s’étaient noués, et, quand le courant mental atteignait l’un, il entrait dans l’autre. — Rien de plus curieux que ces sortes de faits ; ils éclairent tout le mécanisme de notre pensée. […] À cet égard, les manifestations spirites elles-mêmes nous mettent sur la voie des découvertes, en nous montrant la coexistence au même instant, dans le même individu, de deux pensées, de deux volontés, de deux actions distinctes, l’une dont il a conscience, l’autre dont il n’a pas conscience et qu’il attribue à des êtres invisibles. […] L’écrit finit toujours par une signature, celle d’une personne morte, et porte l’empreinte de pensées intimes, d’un arrière-fond mental que l’auteur ne voudrait pas divulguer. — Certainement on constate ici un dédoublement du moi, la présence simultanée de deux séries d’idées parallèles et indépendantes, de deux centres d’action, ou, si l’on veut, de deux personnes morales juxtaposées dans le même cerveau, chacune à son œuvre et chacune à une œuvre différente, l’une sur la scène et l’autre dans la coulisse, la seconde aussi complète que la première, puisque, seule et hors des regards de l’autre, elle construit des idées suivies et aligne des phrases liées auxquelles l’autre n’a point de part. — En général, tout état singulier de l’intelligence doit être le sujet d’une monographie ; car il faut voir l’horloge dérangée pour distinguer les contrepoids et les rouages que nous ne remarquons pas dans l’horloge qui va bien.

1315. (1894) Propos de littérature « Chapitre III » pp. 50-68

La Poésie n’est ni la musique, ni la sculpture, ni la peinture, ni l’architecture, ni la morale ; mais qu’elle soit philosophique par son idéale portée, que l’ordonnance la montre architecturale, que ses images la colorent et la dessinent, que par ses rythmes et ses harmonies elle atteigne la musique — et que, musique, philosophie, peinture et dessin, elle soit en même temps tout cela, car elle se nourrit de tous les arts et de toute la pensée, comme elle les pénètre elle-même de son vivant effluve. […] Elles se meuvent à peine et comme allégées en des paysages pacifiques ; c’est la chimérique Thulé, on ne sait, ou le pays d’Ophir — et l’esprit, mené doucement par une pensée mélancolique, y passe émerveillé parmi des images agrandies de lui-même. […] Souvent, chez celui-ci, quelques mots au détour d’une strophe, quelques comparaisons ou même une simple allusion suffisent à en fixer les lignes générales et en apportent le sentiment comme un parfum : la mer, la forêt, la plaine, passent à l’horizon de la pensée. — M.  […] Vielé-Griffin — mais n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que la pensée de ce poète, tendue vers l’énergie, se complaise en un pays de vie facile où l’action ne suppose pas l’effort ?

1316. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XIX. Cause et loi essentielles des variations du gout littéraire » pp. 484-497

Il opère ou tente une quadruple révolution : une révolution économique, liée aux découvertes maritimes qui transportent du bassin de la Méditerranée aux bords de l’Atlantique le siège du grand commerce, qui ouvrent d’immenses débouchés à l’Europe soit aux Indes soit en Amérique, qui accélèrent la substitution de la richesse mobilière à la richesse terrienne, base du régime féodal ; une révolution intellectuelle qu’on a baptisée la Renaissance et qui n’est pas seulement la résurrection de l’antiquité classique, qui est aussi le réveil de l’esprit d’examen, l’essor de la pensée moderne, le point de départ d’une activité féconde dans les sciences, les lettres, la philosophie ; une révolution religieuse qu’on appelle la Réformation et qui, séparant l’Europe occidentale en deux confessions rivales, cause les guerres les plus atroces dont la différence de croyance ait jamais ensanglanté le monde ; enfin une révolution politique, conséquence des trois autres, qui ébranle les bases de la royauté, suscite des théories libérales et républicaines, des soulèvements populaires et même des appels au régicide. […] C’est un siècle calme, ordonné, conservateur, où la pensée et la société se reposent sous le joug multiple de l’Etat, de l’Eglise, des Académies, des traditions, des convenances et des règles de toute espèce. […] Sous la minorité de Louis XIV, le burlesque est en plein épanouissement et le burlesque consiste proprement à rabaisser de grands personnages par la trivialité des pensées, du langage et des actes qu’on leur prête. […] Pensées.

1317. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre troisième. L’appétition »

Ces deux forces de ridée peuvent être en opposition : une idée peut tendre à être maintenue comme pensée et à être supprimée comme sentiment. […] Le vieux dicton philosophique sur le désir, nihil appetimus uni sub specie boni , n’est applicable qu’au désir produit par l’anticipation d’un plaisir dans notre pensée ; mais ce désir né de l’idée n’est pas le désir primitif, le penchant. […] Mais cette explication, mécaniquement suffisante, n’est cependant pas adéquate à la réalité, ni métaphysiquement suffisante, puisque, si les mouvements se suffisaient à eux-mêmes dans la réalité, il n’y aurait pas de sensations, ni déplaisirs, ni de pensées, ni d’appétitions. […] La critique du savoir découvre deux limites : ce qui est au-delà de notre atteinte, et ce qui est trop près de nous pour être posé devant nous : « parce qu’on ne peut voir ses yeux, ce n’est pas une raison pour dire qu’on n’a pas d’yeux » ; de même l’activité de la pensée ne peut se voir elle-même comme un objet.

1318. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Les romans de M. Edm. de Goncourt » pp. 158-183

La physionomie de la Faustin lui apparaît tantôt dessinée en ombres et méplats lumineux, par une lampe posée près de son lit, tantôt s’assombrissant, se creusant sous une émotion tragique : Subitement sur la figure riante de la Faustin, descendit la ténébreuse absorption du travail de la pensée ; de l’ombre emplit ses yeux demi-fermés ; sur son front, semblable au jeune et mol front d’un enfant qui étudie sa leçon, les protubérances, au-dessus des sourcils, semblèrent se gonfler sous l’effort de l’attention ; le long de ses tempes, de ses joues, il y eut le pâlissement imperceptible que ferait le froid d’un souffle, et le dessin de paroles, parlées en dedans, courut mêlé au vague sourire de ses lèvres entr’ouvertes. […] Et maintenant cette analyse terminée, il faut imaginer que le mécanisme cérébral dont nous avons essayé d’isoler et de montrer les gros rouages, est vivant et en marche, possédé par une créature humaine, constitue en son engrènement et son travail une unité indivise, la pensée, la raison et le génie d’un artiste et d’une personne. […] Et quand on y songe qui ne frémirait, en effet, à cette idée de vivre peut-être au milieu d’une race de dieux implacables parmi des êtres qui lisent peut-être couramment dans notre pensée, quand la leur se cache pour nous sous une triple armure de diamant ! […] Nous ne connaissons pas de portrait plus évocateur et plus animé, gesticulant et parlant, traversé d’onde, de vie et de pensée, plus délicatement modelé par la sympathie des souvenirs exacts.

1319. (1759) Observations sur l’art de traduire en général, et sur cet essai de traduction en particulier

Le caractère des écrivains est ou dans la pensée, ou dans le style, ou dans l’un et dans l’autre. Les écrivains dont le caractère est dans la pensée, sont ceux qui perdent le moins en passant dans une langue étrangère. […] Dans le premier cas, il peut se flatter de faire passer dans la copie le caractère de la pensée, et par conséquent au moins la moitié de l’esprit de l’auteur ; dans le second cas, s’il ne rend pas la diction, il ne rend rien. […] Pourquoi d’ailleurs se mettre à la torture pour rendre avec élégance une pensée fausse, avec finesse une idée commune ?

1320. (1899) Psychologie des titres (article de la Revue des Revues) pp. 595-606

Au xiiie  siècle Saint Bonaventure, le Docteur séraphique, donnait ses pensées et ses prières sous ce titre plein de poésie : l’Itinéraire de l’âme vers Dieu. […] La boutique de l’apothicaire spirituel. — Encensoirs fumans de pensées mystiques. — Le brise-tête du dragon infernal. — Le faisceau de myrrhe (Angers, 1525). — La chaîne d’or des vrais croyans. — Les sept trompettes pour éveiller les pêcheurs. — La pieuse alouette avec son tire-lire, par le père Antoine la Chaussée (Valenciennes, 1638). — Le roman en rimes des trois pèlerinages ; le premier de l’homme durant qu’est en vie ; le second de l’âme séparée du corps, le tiers de N.  […] Et l’on acquiert une exacte notion de la vanité des hommes à voir un nommé Morin publier en 1662 les Pensées de Morin, tout comme ces Messieurs de Port-Royal allaient, après la mort de leur grand ami, survenue cette même année, imprimer les Pensées de Pascal.

1321. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Baudelaire.] » pp. 528-529

Quoi qu’il en soit, il y eut procès, condamnation même, et c’est à la veille de cette plaidoirie plus que littéraire que j’adressai à l’auteur la lettre suivante, dans la pensée de venir en aide à la défense et de ramener la question à ce qu’elle était en soi, c’est-à-dire à une simple affaire de goût relevant de la seule critique. […] Que si vous l’eussiez fait intervenir un peu plus souvent, en deux ou trois endroits bien distincts, cela eût suffi pour que votre pensée se dégageât, pour que tous ces rêves du mal, toutes ces formes obscures et tous ces bizarres entrelacements où s’est lassée votre fantaisie, parussent dans leur vrai jour, c’est-à-dire à demi dispersés déjà et prêts à s’enfuir devant la lumière.

1322. (1874) Premiers lundis. Tome I « Charles »

Du second, il a fait une magnifique, spirituelle, mais fatigante caricature : ancien négociant italien de soixante-treize ans, qui écrit le plus souvent des pensées de Balzac en style de Montaigne ; il me fait l’effet de ces richards des Indes parés de diamants à tous leurs doigts. […] Dans l’entraînement, et pour ainsi dire la superstition de l’amour, il semble que tout ce qui nous environne se mette en harmonie avec notre pensée, et sympathise avec nos joies et nos peines.

1323. (1874) Premiers lundis. Tome II « Théophile Gautier. Fortunio — La Comédie de la Mort. »

Son livre de poésie, qui le classe véritablement, La Comédie de la Mort, s’intitule ainsi, non-seulement à cause de la première pièce qui porte ce titre particulier, mais aussi, sans doute, à cause d’une impression générale de mort qui réside au fond de la pensée du poète, qui ne le quitte pas même aux plus gais moments, et qui ne fait alors que le convier à une jouissance plus vive de cette terre et de ses couleurs. […] fugaces, Posthume, Posthume… ; mais, au lieu d’être exprimée sur le mode de l’inspiration antique, cette pensée prend, chez.

1324. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Ghil, René (1862-1925) »

René Ghil n’avait pas faussé comme à plaisir son talent et son instrument, il aurait pu être ce poète, celui qui dit au vaste peuple sa propre pensée, qui clarifie ses obscurs désirs. […] René Ghil au même titre que les sylves de poèmes sans pensée générale et écrits uniquement selon l’inspiration.

1325. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre troisième. Histoire. — Chapitre VIII. Bossuet historien. »

Ces pyramides étaient des tombeaux ; encore ces rois qui les ont bâties n’ont-ils pas eu le pouvoir d’y être inhumés, et ils n’ont pu jouir de leur sépulcre176. » On ne sait qui l’emporte ici de la grandeur de la pensée ou de la hardiesse de l’expression. […] Remarquons que Tacite a parlé des pyramides177, et que sa philosophie ne lui a rien fourni de comparable à la réflexion que la religion a inspirée à Bossuet ; influence bien frappante du génie du christianisme sur la pensée d’un grand homme.

1326. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Saint-Marc Girardin »

Nous avons vu là, entre elles deux, de tristes analogies, et une différence plus triste encore ; car si toutes deux sont sans originalité réelle, sans puissance collective, sans conscience surtout, et par conséquent sans profondeur, la littérature américaine a du moins pour elle le mouvement d’une pensée jeune et enflammée qui se cherche, et la littérature française n’a que la langueur d’une pensée qui ne se cherche même plus.

1327. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. LEBRUN (Reprise de Marie Stuart.) » pp. 146-189

J’occupe donc, si je vous crois, Un coin de sa vaste pensée, Où la terre entière est pressée, Où se meut le destin des rois ! […] Le style en général était assez pauvre sous l’Empire et servait mal l’aspiration de la pensée. César montait droit à l’Olympe ; la pensée à sa suite y visait de son mieux, mais le style n’allait pas du tout. […] Quelques maux dont il vît sa tête menacée, Ithaque était toujours sa première pensée ; Quelque bien que le Ciel lui permît de choisir, Ithaque était encor son unique désir. […] L’année même du Cid, comme par un retour de pensée vers Marie Stuart, l’auteur allait en Écosse et y passait trois jours à Abbotsford, visitant avec Walter Scott tous les environs à l’avance connus.

1328. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIe entretien. Vie du Tasse (1re partie) » pp. 5-63

Je me disais qu’il faisait bon là, comme l’apôtre ; j’aimais cette avenue de solitude et de misère par laquelle j’y étais monté, cet escarpement qui le séparait de la foule, cet horizon qui portait la pensée au-delà des siècles, ce silence, ces portes fermées, ce mystère, cet arbre isolé, ce seuil d’église, ce monastère vide, ces dalles polies sous le portique par les pas, par les genoux et peut-être par les larmes des voyageurs tels que moi, cherchant sur les hauts lieux l’entretien avec leurs pensées et les inspirations de la solitude. […] La première esquisse de ce poème, et quelques centaines de vers des premiers chants conservés à Rome dans la bibliothèque du Vatican, donnent la date précise de la pensée du Tasse en 1564. […] Cependant, ajoute Manso, il ne parlait pas en public, devant les princes ou devant les académies avec autant de force, d’assurance et de grâce dans l’accent, qu’il y avait de perfection dans le style et dans les pensées, peut-être parce que son esprit, trop recueilli dans ses pensées, portait toutes ses forces au cerveau, et n’en laissait pas assez pour animer le reste de son corps ; néanmoins, dans toutes ses actions, quelque chose qu’il eût à dire ou à faire, il découvrait à l’observateur le moins attentif une grâce virile et une mâle beauté, principalement dans sa contenance, qui resplendissait d’une si naturelle majesté qu’elle imposait, même à ceux qui ne savaient pas son nom et son génie, l’admiration, l’étonnement et le respect. » Manso dit que Torquato avait la vue courte et faible par la continuelle lecture à laquelle il se livrait sans repos, et même par celle de sa propre écriture prodigieusement fine et souvent illisible. […] Sa conversation, sans vivacité et sans saillies, coulait de ses lèvres avec naturel, lenteur et mélancolie ; il ne causait point pour éblouir, mais pour se répandre dans le sein de l’amitié, soit par retour de sa pensée sur les adversités de son berceau, soit par pressentiment de ses malheurs futurs. […] Son entretien avait la grâce, le demi-jour et la douce intimité de sa vie ; cette tristesse attendrissait les cœurs, mais la piété de son âme, toute consacrée aux pensées divines, décourageait l’amour.

1329. (1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre I. Décomposition du Moyen âge — Chapitre I. Le quatorzième siècle (1328-1420) »

On s’habituait à suivre la pensée de son esprit, le sentiment de son cœur, sans attendre une règle, une direction de l’autorité ecclésiastique, haïe, méprisée ou suspecte en ses représentants. […] De l’abus même de l’instrument logique, une certaine liberté de pensée naîtra, et les opinions individuelles livreront leurs premières batailles sous l’épaisse armure du syllogisme. […] Enfin les passions populaires pénétreront ce corps où circule le sang du peuple, et contribueront à donner aux études une orientation, à la pensée une forme que l’Église n’a pas souhaitées. […] Du haut de leurs chaires, sur les places, par les champs, les prédicateurs étaient les directeurs publics de la conscience des individus et des foules : tout et tous passaient sons leur âpre censure, et définis les coiffures effrontées des femmes, nulle partie secrète ou visible de la corruption du siècle ne déconcertait l’audace de leur pensée ou de leur langue. […] Vivat rex, vivat pax, ces deux textes de deux discours qu’il adressa au roi Charles VI et qui firent une impression profonde, résument toute la pensée politique de Gerson.

1330. (1912) Enquête sur le théâtre et le livre (Les Marges)

C’est là qu’est la littérature, l’art et la pensée. […] En ceci le théâtre dépasse certainement la littérature, mais il reste en deçà d’elle pour les expressions de pensée philosophique, de rêve poétique, aussi d’analyse psychologique, car il ne procède que par raccourcis, par éclairs… et tout le monde n’est pas Shakespeare ou Racine ! […] … Le geste, depuis quelque temps, dépasse toujours la pensée, si le mot ne passe pas toujours la rampe. […] Au théâtre, tout est en trompe-l’œil et en fausse esthétique ; c’est un métier à ficelles, à gros effets, où tout ce qui est finesse d’esprit, subtilité de verbe, délicatesse de pensée, ne peut franchir la rampe ; une pensée de Chamfort tomberait dans le vide, un vers de Baudelaire serait sans effet. […] Le livre n’est qu’un moyen d’expression comme les autres ; attribuer une dignité spéciale et une précellence esthétique au bouquin, ça ressemble à la folie de l’avare qui aime son or pour lui-même, oubliant qu’il n’est qu’un signe de la richesse ; le livre n’est pareillement qu’un signe de la pensée.

1331. (1890) L’avenir de la science « XXIII »

XXIII Je visitais un jour ce palais transformé en Musée, sur le front duquel une pensée de large éclectisme a fait écrire : À toutes les gloires de la France. […] Les superficiels, au contraire, crient, tempêtent qu’il faut à tout prix délivrer l’humanité de ces préjugés. « Il faut avoir une pensée de derrière, dit Pascal, et juger du tout par là, en parlant cependant comme le peuple. » Mais, quand le nombre des finassiers est trop considérable, toute piperie devient impossible : car il devient alors de bon ton de faire le malin et de dire aux simples : Ah ! […] Il y a en lui un monde de pensée et de sentiment, que ne sauraient comprendre ni la grossière stupidité ni le scepticisme frivole. […] Pas une pensée, pas un sentiment qui ne s’y rattache : la vie matérielle elle-même est presque absorbée dans ce grand mouvement d’idéalisme. […] Assailli de pensées contraires, chancelant à vingt ans sur les bases de ma vie, une pensée lumineuse s’éleva dans mon âme et y rétablit pour un temps le calme et la douceur : Qui que tu sois, m’écriai-je dans mon cœur, ô Dieu des nobles âmes, je te prends pour la portion de mon sort.

1332. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Gustave Flaubert »

c’est un homme à pensées rares, qui, quand il en a une, la cuit et la recuit, et non point dans son jus ; car elle n’en a pas. […]  » Et c’est aussi là l’infirmité de Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale, mais cette infirmité crée le procédé de Flaubert, dont la pensée ne fonctionne jamais non plus que sous la forme de tableaux. […] Franchement, pendant que ses amis parlaient de ce livre, si dur d’extraction, et l’annonçaient comme un chef-d’œuvre, je faisais involontairement à Flaubert l’honneur de lui supposer une pensée. […] Elle n’est pas plus qu’autre chose dans ce livre, qui n’est pas une pensée — une seule pensée — de toutes celles-là que Flaubert pouvait y mettre ! […] Il n’a jamais eu, dans les siens, ni pensée profonde, ni aperçu brillant, — ni même d’aperçu du tout !

1333. (1889) Derniers essais de critique et d’histoire

On y enseigne l’orthographe, non la pensée ; quand les jeunes gens ont appris l’orthographe, qu’ils parlent, s’ils ont quelque chose à dire. […] Pour qui sait voir le fond des pensées, il n’y eut pas d’esprit plus conséquent. […] De cette façon son choix sera pur de toute pensée égoïste. […] Toute la journée il est aux champs et le travail agricole cloue la pensée de l’homme à la terre. […] Pour diminuer la corvée, il se réduisait au strict nécessaire, et, allégé par son abstinence, il pouvait suivre sa pensée qui planait ailleurs.

1334. (1891) La bataille littéraire. Quatrième série (1887-1888) pp. 1-398

L’orgueil allumait toutes ses flammes sur ce front chargé de sinistres pensées, où la peur n’apparaissait point, non plus le repentir. […] J’insiste sur ce passage d’un charme pénétrant, d’un style simple, sans contorsions de pensée ni de mot, sans inquiétude ni préoccupation d’école. […] Les amis qui, avec un soin pieux, ont mis en ordre les pièces qui composent ces deux volumes ont divisé les sept cordes en sept chapitres, contenant chacun les morceaux qui chantent la nature, l’humanité, la pensée philosophique, l’art, la pensée intime, l’amour, la fantaisie. […] La pensée, elle est partout dans le Bonheur, pensée assez forte d’aile pour nous conduire, sans effort, à travers les espaces infinis, au plus loin de notre monde limité. […] Malgré ses succès, elle n’a qu’une pensée : connaître sa mère, la retrouver, être aimée d’elle.

1335. (1909) Nos femmes de lettres pp. -238

Comme si elle avait voulu s’excuser par avance de laisser un testament durable de sa pensée — peut-être soupçonnait-elle que son lecteur en deviendrait un jour l’historien ?  […] Encore une fois, je prie qu’on ne me fasse pas dépasser ma pensée, dire ce que je n’ai pas voulu dire. Je n’ai voulu que marquer des analogies pour préciser cette pensée. […] Je voudrais en un mot que le travail de synthèse, qui reconstitue une pensée, se fût opéré peu à peu, à mesure de l’analyse qui le décompose en ses multiples éléments. […] C’était là une de ces formules chères à Gustave Moreau, qui revenaient fréquemment dans ses entretiens avec ses élèves, et qui se retrouvent dans les notes demeurées inédites où il fixait ses rêveries et ses pensées sur l’art.

1336. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Appendice. »

Ce que je puis vous attester, c’est que les imitations de littérature étrangère, et particulièrement de l’Allemagne, étaient moins voisines de leur pensée qu’on ne le supposerait à distance. […] Mais encore, dans leur pensée, cette importation de Shakspeare ne venait là que comme machine de guerre et pour battre en brèche la muraille classique. […] J’ai fait de ce bon et charmant homme un portrait un peu arrangé, mais véridique et fidèle au fond, dans la première des Pensées d’Août ; c’est lui qui est Doudun, et dont j’ai raconté l’histoire ; dont j’ai surtout retracé la touchante piété filiale. […] Un autre lecteur ami, que j’ai ou vers le même temps, s’appelait Oger ; c’est lui encore dont je me suis permis d’esquisser le portrait dans cette même première pièce des Pensées d’Aout. […] Vers la fin, je sentais qu’il m’était difficile de ne pas lui dérober des pensées faites pour se produire d’elles-mêmes et en son nom.

1337. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME ROLAND — I. » pp. 166-193

Maintenons commerce avec ces personnages, demandons-leur des pensées qui élèvent, admirons-les pour ce qu’ils ont été d’héroïque et de désintéressé, comme ces grands caractères de Plutarque, qu’on étudie et qu’on admire encore en eux mêmes, indépendamment du succès des causes auxquelles ils ont pris part, et du sort des cités dont ils ont été l’honneur. Plus que jamais, en ce sens, l’immortelle Gironde est la limite à laquelle notre pensée se plaît et s’obstine à s’arrêter. […] C’est dans ce train de pensée qu’elle arriva à Paris en février 91, déjà très-engagée, ayant son parti pris, et avec tous ses ressentiments lyonnais, comme avec des troupes fraîches, au secours de Brissot et des autres. […] Quel changement théorique se fit-il alors dans la pensée des Girondins ? […] Un éloge bien rare à donner aux grandes et glorieuses existences, tout à fait particulier à Mme Roland, c’est que plus on va au fond de sa vie, de ses lettres, plus l’ensemble paraît simple : toujours le même langage, les mêmes pensées sans réserve ; pas un repli, nulle complication ou de passions ou de vœux et de tendances diverses.

1338. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Mendès, Catulle (1841-1909) »

… Cette longue scène, mouvementée, émouvante, pleine de surprises et de péripéties qui se passent dans la pensée et n’en sont que plus réelles (car rien de matériel n’est vrai), est une élégie tragique de la plus grande beauté, écrite d’un style précis dans l’idéal et dans le raffinement, et qui, à elle seule, accueillie comme elle l’a été par mille bravos enthousiastes, eût suffi à établir la réputation d’un écrivain. […] À part quelques expressions qui conviennent plus au livre qu’au théâtre et sont trop raffinées pour dépasser la rampe, toute la pièce est écrite dans une très belle langue pleine de pensées et d’images. […] Catulle Mendès est un poète toujours ; il n’est jamais plus poète que si, dans l’expression d’une délicate pensée ou d’un sentiment héroïque, il consent à être simple. […] Mendès vit ; toujours battant l’enclume de diamant de la pensée romantique, il continue la belle tradition du poème-légende, et, peut-être, pour cela surtout que sa poigne implacablement vigoureuse fait jaillir encore l’étincelle divine, nombre de jeunes ont l’air de lui reprocher de rester… après l’Autre. […] Les vers ne sont peut-être pas toujours d’une clarté absolue, mais, même en ces quelques passages où la pensée du poète apparaît un peu confuse et parée de métaphores trop éclatantes, le rythme et l’harmonie y demeurent d’un charme si prenant, que nous subissons une impression sans songer à l’approfondir.

1339. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — V. — article » pp. 457-512

  La Henriade peut, sans contredit, être regardé comme un chef-d'œuvre de Poésie, pourvu qu'on n'exige, dans un Poëme, que la richesse du coloris, l'harmonie de la versification, la noblesse des pensées, la vivacité des images, la rapidité du style. […] Jamais personne n'a su mieux donner une tournure ingénieuse aux plus minces bagatelles ; prodiguer, avec autant de grace que de facilité, la finesse des pensées, l'agrément des figures, la délicatesse des tours, l'élégance, & la légéreté. […] Comme les choses ne saisissent les Hommes que selon la proportion qu’elles ont avec leur intelligence, & que les lumieres de la multitude ne sont ni justes ni profondes ; comme la maniere d’exprimer une pensée décide de tout chez la plupart des Lecteurs : il n’est pas étonnant que par l’art de se mettre à la portée du commun des esprits, de rendre ses idées avec agrément, il ne se fasse goûter, & n’enleve des suffrages. […] Ses pensées, ses expressions, ses jugemens, si on les compare les uns les autres à mesure qu'ils se présentent, sont moins de lui, que du Génie qui l'inspiroit alors : peu d'Auteurs, au style près, paroissent moins appartenir en propre à eux-mêmes : à force d'avoir tous les caracteres, il n'en a aucun. […] La véritable doit également agir sur l'esprit & sur le cœur : sur l'esprit, par des principes éclairés, solides, & invariables ; sur le cœur, par des sentimens honnêtes, supérieurs, & à l'épreuve de tout : c'est par ce rapport des pensées & des sentimens qu'elle éleve l'Homme au dessus de la classe ordinaire.

1340. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1856 » pp. 121-159

Il exige tout son temps, toute sa pensée, et, pour arriver à cela, il lui impose de petits devoirs matériels, comme de la forcer à se lever, tous les matins, pour lui écrire des lettres de sept ou huit pages. […] Tout amoureux qu’il est de l’exhumation d’infimes personnalités, de petites médiocrités d’art provinciales, et qui condamnent cet esprit distingué et original à des travaux au-dessous de lui, Chennevières caresse toujours, à l’horizon de sa pensée, quelque petit conte normand ou vendéen : un entre autres, qui serait l’histoire d’un jeune homme prenant le fusil dans la levée d’armes en 1832, et jugé et mis au Mont Saint-Michel, et là, développant la politique qu’aurait pu faire prévaloir le parti légitimiste d’alors, la politique de la décentralisation, qui était la politique de la duchesse de Berry. […] » Et dans le dîner qu’il nous donne au Moulin-Rouge, apparaît, au fond de ses pensées et de ses paroles, comme une charge pesante, une responsabilité sérieuse, presque une tristesse effrayée de tant d’or inespéré. […] Cette Histoire de la société française pendant le Directoire, où nous avons mis tous les moxas, vendue à 500… Après la douce existence de Gisors, une vie de tracas, de courses vaines et déçues, de pensées de découragement. […] De véritables débits de consolation, où l’on détournera le cours de l’âme et la mélancolie de la pensée, pendant une heure.

1341. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXI. »

Ne l’oublions pas, toutefois : si l’Italie elle-même avait alors porté ses pensées plus haut, Pétrarque était digne de lui servir d’interprète. […] Que maintenant, parmi les fêtes et les chefs-d’œuvre des galeries de Florence, Médicis, nourri des pensées de Platon, les ait redites parfois en strophes élégantes ; que Politien ait retrouvé, dans ses deux langues natales, quelque chose de l’harmonie d’Horace et de sa curieuse hardiesse d’expression, ce sont des plaisirs délicats pour le goût, des sujets pour l’étude, mais non de grandes influences qui aient agi sur la pensée et pris place dans l’histoire des lettres. […] » Dans ce dégoût de la terre, dans cette soif d’agonie et de bonheur céleste, les pensées de la sainte, ses stations forcées ici-bas, ses ardeurs d’espérance, sont des hymnes d’amour divin, comme n’en rêva jamais la poésie profane. […] Si la pureté même de la foi peut avoir son délire, la sublimité de la source devrait du moins se reconnaître encore au cours limpide de la pensée. […] Ces vers, bien récités, ne vous semblent-ils pas, comme un orgue mélodieux, prolonger les sons du Psalmiste : Cogitavi dies antiquos, et annos æternos in mente habui  ; et cette perfection de langage ne donnait-elle pas dès lors à la pensée l’immortalité qu’elle lui promettait ?

1342. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Charles Nodier après les funérailles »

La mort de Charles Nodier n’a pas semblé moins prématurée que celle de Casimir Delavigne ; et quoiqu’il eût passé le terme de soixante ans, ce qui est toujours un long âge pour une vie si remplie de pensées et d’émotions, on ne peut, quand on l’a connu, c’est-à-dire aimé, s’ôter de l’idée qu’il est mort jeune. […] Plus d’une fois, nous l’avons vu, le matin, à quelque réunion d’amis à laquelle il était convié et dont il était l’âme : il arrivait au rendez-vous, fatigué, pâli, se traînant à peine ; aux bonjours affectueux, aux questions empressées, il ne répondait d’abord que par une plainte, par une pensée de mort qu’on avait hâte d’étouffer. […] Entouré de la famille la plus aimable et la plus aimée, d’une famille que l’adoption dès longtemps n’avait pas craint de faire plus nombreuse, de ses quatre petits-enfants qui Jouaient la veille encore, ne pouvant rien comprendre à ces approches funèbres, de sa charmante fille, sa plus fidèle image, son œuvre gracieuse la plus accomplie, Nodier a traversé les heures solennelles au milieu de tout ce qui peut les soutenir et les relever ; si une pensée de prévoyance humaine est venue par moments tomber sur les siens, elle a été comprise, devinée et rassurée par la parole d’un ministre, son confrère, l’ami naturel des lettres193.

1343. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre IV. Des femmes qui cultivent les lettres » pp. 463-479

Ce même esprit devait inspirer plus d’éloignement encore pour les femmes qui s’occupaient trop exclusivement de ce genre d’étude, et détournaient ainsi leurs pensées de leur premier intérêt, les sentiments du cœur. […] Néanmoins un homme distingué ayant presque toujours une carrière importante à parcourir, ses talents peuvent devenir utiles aux intérêts de ceux mêmes qui attachent le moins de prix aux charmes de la pensée. […] Courageuses dans le malheur, elles sont timides contre l’inimitié ; la pensée les exalte, mais leur caractère reste faible et sensible.

1344. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre I. Les origines du dix-huitième siècle — Chapitre II. Précurseurs et initiateurs du xviiie  siècle »

Voilà l’essentielle affirmation du xviiie  siècle ; quelques-uns des plus grands esprits qu’il ait produits, l’ont repoussée ; mais, à leur insu, elle a dirigé leur pensée. […] Il devait dire : pour ce qui est vrai ; mais il était si peu artiste, qu’il ne concevait pas d’autre beauté que celle d’une pensée fine ou d’une démonstration élégamment conduite. […] On recueille dans l’ouvrage, çà et là, négligemment jetés, certains mots sur Platon inventeur de dogmes, exposant l’idée de la Trinité, et d’autres pareils, qui achèvent de nous faire saisir la vraie pensée de Fontenelle.

1345. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XIX. Progression croissante d’enthousiasme et d’exaltation. »

Fidèle à sa pensée que les soucis de la vie troublent l’homme et l’abaissent, Jésus exige de ses associés un entier détachement de la terre, un dévouement absolu à son œuvre. […] Le Père leur enverra d’en haut son Esprit, qui deviendra le principe de tous leurs actes, le directeur de leurs pensées, leur guide à travers le monde 880. […] D’autres fois (quoiqu’une telle pensée n’ait été érigée en dogme que plus tard), la mort se présente à lui comme un sacrifice, destiné à apaiser son Père et à sauver les hommes 890.

1346. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre II. Le Bovarysme comme fait de conscience son moyen : la notion »

Or, il arrive que chez l’homme, la conscience possède la propriété, à un degré beaucoup plus élevé que chez toutes les autres espèces, de refléter, en même temps que l’image des sentiments, des pensées, des actes individuels, l’image aussi des sentiments, des pensées, des actes étrangers. […] La conscience de l’homme, a-t-on dit, se distingue de celle de toutes les autres espèces animales par un pouvoir beaucoup plus grand de refléter des images de sentiments, de pensées, d’actes étrangers.

1347. (1888) La critique scientifique « La critique scientifique — La synthèse »

Saisie dans le jour blanc d’un musée ou fixée aux panneaux futilement ornés d’un salon, la toile dont les pigments réfléchissent les diaprures incluses du rayonnement solaire, refleurira par les mots, dans l’accord heurté ou doux à l’œil de ses nuances stridentes ou tragiquement mortes ; et il y aura des cadences de phrase pour la langueur innocente d’un beau corps nu, et des aurores verbales pour l’éveil religieux d’un blond rayon de lumière entre les ténèbres d’un fond où s’effacent de torturés ou humbles visages, et de pénétrantes périodes pour la sagace analyse de quelque froide et mince tète de roi ou de moine surgie du passé, avec ses yeux pleins de pensées mortes et ses traits sillonnés par des passions définitivement réprimées. […] Il faut pour entreprendre la restitution d’un de ces grands êtres intellectuels qui sont, dans l’ordre de la pensée et de la sensibilité pures, comme les initiateurs d’une espèce morale, qui concentrent et qui exaltent en eux toute l’émotion et la réflexion excitée dans la foule mêlée de leurs admirateurs, remonter des parties éparses de son esprit à leur enchevêtrement et leur engrenage dans le tout, replacer cet esprit ainsi particularisé dans chacune de ces facultés et dans leur association, en un corps dont il sera nécessaire de connaître les représentations graphiques et dont les habitudes ressortiront des témoignages des contemporains : ce corps même et cet esprit, il faudra le prendre dans ses origines, la famille, la race, la nation, — dans son milieu premier, le lieu de naissance et d’enfance, le climat, le paysage, le sol : il faudra le suivre dans son développement et ses relations, de son enfance à sa jeunesse, de ses amitiés à ses liaisons, de ses lectures à ses actes, tracer le cours de ses productions, connaître les joies et les amertumes de sa vie, le conduire enfin à ce déclin et ce décès qui si rarement, pour les grands artistes, sont glorieux, ou fortunés ou paisibles. L’on aura atteint au bout de ces travaux le résultat le plus haut auquel tend tout l’embranchement des sciences organiques : la connaissance d’un homme analyse et reconstitué, de ses fibres intérieures, des délicates agrégations de cellules cérébrales traversées par le jeu infiniment mouvant et complexe des ondes récurrentes, de ce centre de la trame intime de vibrations qui, phénomène physiologique pour l’observateur idéal placé au dehors et percevant son envers, est, pour ces cellules mêmes, immatérielles ou s’ignorant matière, de la pensée, des émotions, des douleurs, des joies, des souvenirs d’êtres et de choses, — jusqu’à l’aboutissement même des nerfs infiniment déliés, infiniment ramifiés, qui par des voies encore inconnues, à travers l’encéphale, le cervelet, la moelle allongée et la moelle épinière, recevant les répercussions actives de tout ce travail intérieur, conduiront aux muscles, à l’épiderme, à cette surface de l’homme colorée et conformée, — jusqu’aux êtres qui forment les antécédents de ce corps, — jusqu’à ceux qui le touchèrent ou dont les actes, par des manifestations proches ou lointaines, l’affectèrent, le réjouirent ou le contristèrent, — jusqu’aux cieux qui se reflétèrent dans ses yeux, — jusqu’au sol qu’il foula de sa marche, — jusqu’aux cités ou aux campagnes dont la terre souilla ses pieds et résorba sa chairec.

1348. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Troisième Partie. De la Poësie. — II. La versification, et la rime. » pp. 257-274

Dans la seconde strophe l’auteur invective ainsi contre la mesure : « Mesure tyrranique, mes pensées seront-elles toujours vos esclaves ? […] Je vois le soleil se lever, se coucher, se relever plus d’une fois avant que j’aie pu vous réconcilier avec une pensée qui valoit à peine quelques momens. » Le grand argument de La Mothe, en faveur de son opinion, étoit que la prose peut dire tout ce que disent les vers ; au lieu que les vers ne sçauroient dire tout ce que dit la prose ; qu’elle comporte, aussi bien que la poësie, l’enthousiasme, l’invention, les images, les figures hardies, la pompe de l’expression. […] La rime, à ce qu’ils prétendoient, gêne plus qu’elle n’orne les vers : elle les charge d’épithètes ; rend la diction forcée, extraordinaire, emphatique ; énerve les pensées & allonge nécessairement le discours.

1349. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Quitard »

En ces proverbes, naïfs ou sublimes, brillants ou profonds, moqueurs ou tendres, ils reconnaissaient une pensée, parente de la leur mais moins heureuse, car elle était entrée sans signature dans la mémoire des hommes, et en y restant elle n’y laissait aucun nom ! […] À l’origine des sociétés tout commence par des despotes, dans la pensée et dans le langage comme dans le reste des choses humaines. […] Qui sait si la plupart des pensées les plus individuelles de Rivarol lui-même ne passeront pas un jour dans la langue française et ne feront pas corps avec elle, comme des inscriptions sur le marbre où elles sont gravées, — et si, comme tant de mots dont le génie qui les a prononcés a été exproprié, pour cause d’utilité publique, avant le Code Napoléon, elles ne seront pas recueillies par quelque Quitard de 1990 ?

1350. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « La révocation de l’Édit de Nantes »

Mettez par la pensée Louis XIV à la place de Henri IV, et Henri IV à la place de Louis XIV, et vous n’aurez rien changé peut-être à la politique de leur époque, tant il est des logiques de situation qui viennent modifier ces grandes individualités politiques qui sont moins des hommes que des systèmes ! […] Au lieu de pénétrer la pensée politique qui se cache sous cette dure mesure de la révocation de l’Édit de Nantes, il a été plus tôt fait et bien plus facile de redire de Louis XIV, tombé sous la quenouille de madame de Maintenon, les lieux communs que débite, depuis plus d’un siècle, cette haïsseuse de tout pouvoir : la Philosophie. […] Il eût cherché si cette révocation de l’Édit de Nantes, qu’on s’obstine à juger en l’isolant, n’était pas la conséquence d’un système d’unité dans le pouvoir qui n’est pas seulement un besoin impérieux de la pensée politique, mais qui, de plus, avait été appliqué par les prédécesseurs de Louis XIV avec une logique imperturbable, et particulièrement par ce glorieux cardinal de Richelieu dont il était le continuateur.

1351. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Léon Aubineau. La Vie du bienheureux mendiant et pèlerin Benoît-Joseph Labre » pp. 361-375

Tout homme qui pense, — tout moraliste, — tout physiologiste, — se sentira saisi d‘une ardente curiosité devant le phénomène de cette existence mise en dehors de l’humanité par l’énergique volonté et la passion religieuse d’un homme, et voudra la scruter et s’en rendre compte philosophiquement… Voilà pour la science et pour la pensée ! […] Aubineau de replacer le grand mendiant chrétien dans sa véritable lumière, mais je sais bien que c’est là une raison pour moi d’en parler aux Habits noirs de l’Impiété, aux messieurs de la Libre Pensée, qui admirent Diogène pour peu qu’il soit païen, cynique et porc (mais pas d’Épicure), et qu’il crache sur les tapis d’Aristippe, mais qui ne veulent plus d’un Diogène chrétien doux et pur, et qui s’agenouille noblement devant un autel. […] Et quelle canonisation pour messieurs de l’insolente et libre pensée, qui ne croient pas à la canonisation du Pape !

1352. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Mgr Rudesindo Salvado »

Mgr Salvado aurait pu ajouter aux paroles si sensées et si courageuses du docteur, ce passage des Monthly Records, plus courageux et plus explicite encore : « S’il est un fait incontestable, — disent les Monthly Records, — qui nous humilie et qui nous afflige, c’est que là où nous, anglicans, nous agissons timidement, dans nos possessions australiennes, l’Église de Rome est activement à l’œuvre avec un zèle et une sagesse que nous ferions bien d’imiter… Ses évêques sont partout où il y a des âmes à conquérir et à changer… Une maîtresse pensée (master mind) anime et dirige leurs travaux… Quand un seul membre de notre clergé poursuit solitairement une tâche accablante, sans être assisté des conseils de ses supérieurs, l’Église de Rome ne cesse d’apparaître avec tous ses moyens d’action au grand complet… » Certainement, jamais le sentiment de ce qui manque à sa patrie n’a inspiré à un anglais plus de noble jalousie et de justice, et il n’y aurait qu’à admirer, si, en sa qualité d’anglican, l’écrivain auquel on applaudit ne provoquait pas le sourire en nous parlant des moyens d’action au grand complet de cette Église romaine dont il faut bien compliquer le génie pour en comprendre la puissance, quand on ne croit plus à sa divine autorité ! […] Pour expliquer le miracle permanent de son influence sur le monde, et de ce pétrissage des cœurs dans sa main qu’on appelle ses prédications, la pensée humaine, déconcertée par les spectacles que lui offre l’Église, invente aussitôt, pour se remettre, des raisons légitimantes et vulgairement logiques d’accepter un succès si certain toujours, et si prodigieux. […] Elle n’est pas sortie de la pensée, si vigoureuse qu’elle fût, d’un saint Grégoire, d’un saint Benoît ou d’un saint Ignace.

1353. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Gustave D’Alaux »

Eh bien, nonobstant cette autorité, quand l’historien de Soulouque nous étale les hideuses et sanguinaires bêtises qui se prélassent là-bas dans des oripeaux de gouvernement ou un gouvernement d’oripeaux, le fameux mot du sceptique revient involontairement à la pensée : « Je crois à l’histoire, mais je n’y étais pas !  […] Que si, du reste, par hasard ou par inconséquence, c’était là le fond vrai de sa pensée, nous aurions la preuve une fois de plus que l’étude de l’Histoire est quelquefois stérile, et que savoir correctement les faits et les reproduire avec éloquence n’est pas tout. […] En proie aux titubations modernes, la plus triste maladie de ce temps, il n’aurait pas osé prendre sur la responsabilité de sa pensée d’affirmer qu’il y a des hiérarchies politiques et des hiérarchies de nations !

1354. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Le Docteur Favrot »

Par la manière dont le livre aurait été fait, il devait nous rappeler à l’horrible réalité qui nous menace tous si nous ne nous armons contre elle, et nous infliger cette pensée, puisque nous sommes si incompréhensiblement superficiels ! […] … Il a été, je le reconnais, plus explicite sur la question des enterrements vivants, qu’il a exposée et qu’il a cherché à résoudre ; mais, franchement, était-ce un rapport, limpide comme l’eau, je le veux bien, mais froid comme elle, qui pouvait suffire pour traiter cette effrayante question qui convulse jusqu’à la pensée, et qu’à force de talent, d’émotion, d’éloquence, de griffe de feu dans l’éloquence, il faudrait, dans l’intérêt de sa solution absolue, attacher, comme une flamme, à nos esprits et à nos cœurs !! […] Pascal, lorsque au xviie  siècle la foi de l’homme en ses fins dernières s’affaiblissait, poussait, pour réveiller des terreurs salutaires, le fameux cri de ses Pensées.

1355. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. J. Autran. Laboureurs et Soldats, — Milianah. »

Autran est-il vraiment le poète, doué du génie des sujets auxquels il a si noblement dévoué sa pensée ? […] II Si cela était possible, du reste, si cette manière qui est le visage de notre pensée et qui nous a été donnée comme notre autre visage pouvait être changée au gré du poète et du penseur, M.  […] ajustant le mieux qu’il peut les incorrections d’un style poétique sans puissance à une pensée dont nous ne contestons pas la moralité, mais dont nous contestons la grandeur.

1356. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Edgar Poe » pp. 339-351

— sur la moralité sensible ou réfléchie d’un homme qui, après tout, avec une organisation superbe, ne fut accessible qu’à des émotions inférieures, et dont la pensée, dans les plus compliquées de ses inventions, n’a jamais que deux mouvements convulsifs, — la curiosité et la peur. […] IV Ainsi, en plein cœur de son propre talent, pour le diminuer et le piquer de sa tache, voilà que nous rencontrons le Bohême, c’est-à-dire l’homme qui vit intellectuellement au hasard de sa pensée, de sa sensation ou de son rêve, comme il a vécu socialement dans cette cohue d’individualités solitaires, qui ressemble à un pénitentiaire immense, le pénitentiaire du travail et de l’égoïsme américain ! […] Revanche de la pensée, cette force spirituelle contre l’immoralité fangeuse de la vie, ce fut sa grande anxiété, à cet Hamlet américain !

1357. (1892) Impressions de théâtre. Sixième série

Cette pensée, M.  […] Féconde jadis, elle enfantait l’amour, la pensée et la vie. […] Mais voici où la pensée de l’auteur me choque décidément et m’offense. […] Dans ma pensée, c’est très clair. […] ce n’est pas tout à fait ma pensée.

1358. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre I. La Renaissance païenne. » pp. 239-403

Il y a de l’éloquence dans le développement régulier de sa pensée ; il y a de la musique dans l’accent soutenu de ses vers. […] Sa pensée se déploie en vastes comparaisons redoublées, pareilles à celles du vieux conteur ionien. […] Sa pensée maîtresse se marque dans la grande œuvre qu’elle produit et qu’elle conduit. […] Ample et confuse fermentation, d’où se dégagent beaucoup de pensées, mais d’où sortent peu de beaux livres. […] Il y a là un fourmillement extraordinaire de pensées et de formes, souvent avortées, plus souvent encore barbares, quelquefois grandioses.

1359. (1911) Psychologie de l’invention (2e éd.) pp. 1-184

De l’idée la plus vulgaire à la pensée la plus géniale et la plus imprévue la chaîne ne s’interrompt pas. […] J’ai la pensée quand je fais un roman de rendre une coloration, une nuance. […] Prenons, en effet, une pensée originale, la plus haute et la plus rare. […] Cela rend plus saisissant le caractère de nouveauté de la pensée qui fixe l’orientation de la série future. […] Le développement qui tend presque toujours à déformer une pensée, tend donc aussi dans une certaine mesure à la reformer.

1360. (1903) Hommes et idées du XIXe siècle

À cette date du moins, c’est encore une erreur d’interpréter ainsi la pensée de Bonaparte. […] Parigot donne volontiers à sa phrase un air un peu énigmatique : sa pensée se fait chercher. […] Ce sont là les sources vives des grandes pensées et des grandes actions. […] Ainsi se forme un être collectif, le public, dont la pensée s’appelle : l’opinion. […] Mais, par exemple, elle se glisse toujours dans sa pensée inquiète.

1361. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Roederer. — III. (Fin.) » pp. 371-393

Comme secrétaire confidentiel et rédacteur de la pensée gouvernante, Roederer avait fait son temps. […] Et comme il était question un peu de tout avec Napoléon, et que sa pensée se portait en mille sens, je trouve encore, dans une de ces conversations, du 6 mars 1809, ce brusque jugement sur les unités et la règle des vingt-quatre heures, à propos de la tragédie semi-romantique de Walstein qu’avait publiée Benjamin Constant. […] Ces guerres d’Italie considérées généralement comme des fautes, il les excuse et les justifie en les montrant dans la pensée du prince comme un moyen de politique utile et nationale : il lui fallait obtenir du pape Alexandre VI de rompre son mariage avec Jeanne de France pour épouser ensuite Anne de Bretagne, et pour réunir ce duché au royaume. […] Il y a plus : les femmes jouèrent toujours un grand rôle dans la pensée de Roederer ; il les aimait, entre autres choses, pour leur esprit, pour leur conversation, pour le charme qu’elles mettaient dans la société, et pour la part de culture qu’elles apportèrent dans la formation de la langue. […] L’opposition prétendait voir dans la brochure un ballon d’essai, et dans l’auteur anonyme un organe direct de la pensée royale4.

1362. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Étienne de La Boétie. L’ami de Montaigne. » pp. 140-161

M. le docteur Payen, qui au milieu des devoirs et de la pratique assidue de sa profession, a, depuis des années, concentré sa pensée la plus chère sur Montaigne, en l’étendant à tout ce qui intéresse cet objet principal de son admiration, est un de ces investigateurs ardents, sagaces, infatigables, qui ne connaissent ni l’ennui ni le dégoût de la plus ingrate recherche quand il s’agit d’arriver à un détail vrai, à un éclaircissement nouveau, à un fait de plus. […] Le traité de La Servitude volontaire, qui, bien lu, n’est à vrai dire qu’une déclamation classique et un chef-d’œuvre de seconde année de rhétorique, mais qui annonce bien de la fermeté de pensée et du talent d’écrire, fut composé par lui, à seize ans, disent les uns ; à dix-huit ans, disent les autres. […] Lorsqu’on lit les réflexions et fragments de cet autre généreux écrivain enlevé comme lui dès le début, de Vauvenargues, et qu’on en pénètre l’esprit, l’inspiration secrète, on voit certes un homme de pensée, mais on reconnaît encore plus un homme de caractère et d’action qui a manqué sa destinée et qui en souffre. […] Elle fut sans doute écrite à l’occasion des premiers troubles civils et religieux qui déchirèrent la France (1560) ; elle ne s’adresse pas à Montaigne seul, mais aussi à un autre ami, M. de Bellot : Montaigne, toi le juge le plus équitable de mon esprit, et toi, Bellot, que la bonne foi et la candeur antique recommandent, ô mes amis, ô mes chers compagnons, s’écrie le poète (je traduis en resserrant un peu sa pensée), quels sont vos desseins, vos projets, vous que la colère des dieux et que le destin cruel a réservés pour ces temps de misères ? […] [NdA] Voir au tome II des Pensées de M. 

1363. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid (suite.) »

Toute œuvre étrangère, en passant par la France, par la forme et par l’expression française, se clarifie à la fois et se solidifie, de même qu’en philosophie une pensée n’est sûre d’avoir atteint toute sa netteté et sa lumière, que lorsqu’elle a été exprimée en français. […] » Plus tard Corneille, si riche toujours en vers de pensée, aura trop peu de ces vers d’image qui sont un des charmes du Cid. […] Il faut convenir que l’épreuve est plus naturelle et plus parlante aux yeux : chez Corneille, on n’a que l’idée, — la pensée de la chose plus que la chose même. […] Ose-t-on remarquer quelque trace de jeux de mots et de cliquetis de pensées, à propos de cette épée et du sang dont elle est teinte et qu’une autre teinture peut faire oublier ? […] Corneille a la pensée, le premier sentiment sublime, le motif et le mot, mais des chutes.

1364. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. » p. 232

Ma pensée est trop grave, trop appesantie, et je n’ai pu faire le conte demandé. […] Sa glace polie me gèle à la seule pensée d’un service d’argent. […] Je cherche souvent en moi-même ce qui peut m’avoir fait frapper si durement par notre cher Créateur ; car il est impossible que sa justice punisse ainsi sans cause, et cette pensée achève bien souvent de m’accabler. » Chaque cœur croyant a, ainsi, un jour ou l’autre, son heure de tentation et de doute, son délaissement et sa sueur froide, son jardin des Olives. […] On serait trop tenté vraiment, à voir le détail d’une telle vie, et quel mal infini eut de tout temps à se soutenir et à subsister cette famille d’élite et d’honneur, ce groupe rare d’êtres distingués et charmants, comptant des amitiés et, ce semble, des protections sans nombre, chéris et estimés de tous, on serait tenté de s’en prendre à notre civilisation si vantée, à notre société même, à rougir pour elle ; et surtout si l’on y joint par la pensée le cortège naturel de Mme Valmore, cette quantité prodigieuse de femmes dans la même situation et « ne sachant où poser leur existence », courageuses, intelligentes et sans pain, « toutes ces chères infortunées » qui, par instinct et comme par un avertissement secret, accouraient à elle, qu’elle ne savait comment secourir, et avec qui elle était toujours prête à partager le peu qui ne lui suffisait pas à elle-même ! […] Dans les orages de ma vie, c’était comme une chapelle silencieuse où ma pensée allait s’abattre, et j’avais le bonheur de le sentir heureux, exempt des luttes avec le besoin qui brûle l’honneur » ; — et M. 

1365. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [II] »

Il dut y songer à deux fois et se recueillir pour accommoder et accorder ses propres pensées avec ce mode d’expression fin, éclatant et poli, dont l’idée si longtemps éclipsée était enfin retrouvée pour ne plus se perdre, et qui rayonnait avec diversité en vingt types immortels ; il fit, en présence des Grecs et des Latins, ce que les Latins avaient déjà fait en présence des Grecs : il choisit, il s’ingénia, il combina. […] Telle de ces allusions soudaines qu’on faisait jaillir d’un texte consacré, telle de ces grandes images qu’on empruntait tout à coup pour revêtir une pensée présente, était réputée éloquence et invention. […] Remarquez que Du Bellay aurait pu l’écrire encore, quatre-vingts ou cent ans plus tard, au temps des Vaugelas, des d’Ablancourt, avant les Provinciales, et quand la prose française, excellente en effet de correction et de pureté dans le travail des traductions, manquait pourtant de pensée et d’énergie pour atteindre à une œuvre originale et forte : il aurait pu employer quelques-uns des mêmes arguments pour l’aiguillonner et lui donner du cœur. […] Il y a des degrés encore après Homère et Virgile, remarque Du Bellay, qui nous rend en ceci comme un écho de Cicéron : « Nam in poetis, non Homero soli locus est (ut de Græcis loquar), aut Archilocho, aut Sophocli, aut Pindaro, sed horum vel secundis, vel etiam infra secundos 106. » À chaque pas, avec Du Bellay, on a affaire à des citations des Anciens, directes et manifestes ; mais il y a aussi, à tout moment, les citations latentes et sous-entendues, comme celle qu’on vient de lire ; et encore, lorsque plus loin, parlant des divers goûts et des prédilections singulières des poètes, il nous les montre, les uns « aimant les fraîches ombres des forêts, les clairs ruisselets murmurant parmi les prés », et les autres « se délectant du secret des chambres et doctes études » : à ces mots, tout ami des Anciens sent les réminiscences venir de toutes parts et se réveiller en foule dans sa pensée ; ainsi, par exemple, ces passages du Dialogue des Orateurs : « Malo securum et secretum Virgilii secessum… Nemora vero, et luci, et secretum ipsum… tantam mihi afferunt voluptatem 107. » On a, en lisant ce discours de Du Bellay, le retentissement et le murmure de ces nombreux passages dont lui-même était rempli. […] Il est pour les hardiesses d’alliances, pour les périphrases poétiques et bien trouvées, pour les épithètes qu’il ne faut employer que significatifs, expressifs (épithète était alors masculin), et selon le cours de la pensée, sans banalité oiseuse et avec une justesse propre.

1366. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. J. J. AMPÈRE. » pp. 358-386

Par l’autre voix secrète, il n’était pas moins excité à se marquer une place entre les jeunes et hardis investigateurs qui, dans les dix dernières années de la Restauration, allaient demander aux littératures étrangères des vues plus larges, des précédents et des points d’appui pour l’émancipation de l’art, et des termes nombreux de comparaison pour l’histoire de l’humaine pensée. […] Il est l’un des premiers en France qui aient à ce point voyagé dans un simple but de littérature et pour aller étudier sur place, sous toutes les zones, les diverses productions de la pensée. […] Ampère a très-bien rapproché les louanges sans mesure prodiguées par Ausone aux vers de saint Paulin, et les ridicules compliments que Balzac adresse au Père Josset : « Oserai-je, écrivait Balzac, hasarder une pensée qui vient de me tomber dans l’esprit ? […] Qu’on ouvre les livres du Père Garasse, ceux de Pierre Mathieu, si étrangement réhabilité de nos jours ; la pensée n’y va qu’à travers toutes sortes d’allusions érudites et sous une marqueterie de métaphores, toutes plus raffinées les unes que les autres, et qui ne permettent presque jamais de saisir le fil direct et simple. […] L’espèce de renaissance chrétienne, qui eut lieu au commencement du xviie  siècle, refit comme un contraste frappant et primitif de la pensée monastique austère avec la littérature mondaine.

1367. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « HISTOIRE DE LA ROYAUTÉ considérée DANS SES ORIGINES JUSQU’AU XIe SIÈCLE PAR M. LE COMTE A. DE SAINT-PRIEST. 1842. » pp. 1-30

L’ensemble de l’ouvrage est conçu et construit dans une pensée d’art ; il se compose de dix livres, dont chacun embrasse un objet déterminé, et roule autour d’un sujet habilement choisi, contrasté, balancé, dans lequel l’auteur tente et rencontre souvent des nouveautés très-piquantes et bien des insinuations lumineuses. […] L’auteur cherche ainsi à introduire une sorte de pensée fixe et de loi dans ces perpétuelles et confuses révoltes du prétoire. […] Ce fond continu de la vieille Rome au sein de la nouvelle s’est empreint jusque dans les formes et dans l’attitude : la pensée du Vatican en a gardé aussi des allures. […] La critique pourra trouver qu’il les prodigue ; ce n’est pas trop au lecteur de s’en plaindre, car cette manière de mettre un nom de notre connaissance au bout de la pensée éclaire et détermine singulièrement, même quand cela est poussé un peu loin. […] Thierry, la pensée originale avait de quoi s’exciter dans son entrain naturel et ne pouvait qu’acquérir vite tout son ressort.

1368. (1892) Boileau « Chapitre II. La poésie de Boileau » pp. 44-72

Il ne s’agit pas de cette harmonie imitative dont on a si ridiculement abusé, mais d’une fine correspondance des qualités sensibles du vers au caractère intime de la pensée. […] Il arrive même souvent que ce soit l’ampleur des sons qui donne au vers ce je ne sais quoi de saisissant qui enlève la pensée, cette envolée qui fait la poésie. […] Le malheur, c’est que nous lisons trop Boileau des yeux, et avec l’esprit, pour la pensée. […] Mais surtout ces jouissances étaient des jouissances égoïstes ; il portait son moi au milieu de la nature, et ne demandait à l’exquise douceur des choses champêtres que le délassement, le rafraîchissement de son moi, et certaines commodités propres à faciliter l’exercice de sa pensée. […] Ce n’est pas la causerie facile d’Horace, si finement liée par l’unité de la pensée qui suit sa pente naturelle : ce n’est pas la déclamation fougueuse de Juvénal, entassant avec rage faits sur faits, invectives sur invectives, pour enfoncer dans l’esprit du lecteur le sentiment qui réchauffe.

1369. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre I. Renaissance et Réforme avant 1535 — Chapitre II. Clément Marot »

Les traductions de quelques ouvrages d’Aristote n’impliquent aucune intelligence de la langue ni surtout de la pensée grecques : on lisait la Poétique, et nous voyons, dans un traité de métrique du xive  siècle, les poèmes de Lucain et de Stace donnés comme exemples de tragédies. […] En 1500 paraissent à Paris les Adages d’Érasme ; c’est toute la lumière de l’antiquité qui se répand à flots sur le monde : dans ce petit livre est ramassée la quintessence de la sagesse ancienne, la fleur de la raison d’Athènes et de Rome, tout ce que la pensée humaine suivant sa droite et naturelle voie peut trouver de meilleur et de plus substantiel, avec cette forme exquise et simple qui s’était perdue depuis tant de siècles. […] On sent des souffles d’Italie, dans l’Heptaméron issu du culte de Boccace, et les anciens sont de moitié avec l’Italie dans le platonisme, qui concourt, avec la théorie courtoise et la tendresse mystique, à former l’idéal amoureux de la reine, dans la mythologie qui ne séduit plus par l’absurdité merveilleuse des faits, mais par son beau naturalisme et par sa vérité pathétique, dans une aisance enfin de la pensée, du sentiment, de tout l’être, qui soulève, anime, illumine la raideur rebelle des formes surannées. […] Ou plutôt n’est-ce pas qu’à cet esprit fort médiocrement pourvu de puissance logique ou d’invention métaphysique, la doctrine de Farel offrait ce qu’en l’absence d’une philosophie constituée rien ne pouvait lui donner : un ensemble assez net d’idées qui pour l’instant affranchissaient la pensée. […] La forme est sèche, plus voisine du xve  siècle que celle de Marot ; la pensée est aussi frivole, et moins sincère.

1370. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « La jeunesse du grand Condé d’après M. le duc d’Aumale »

Mais cela même ne leur est guère possible, et le plus souvent les convenances impérieuses de leur position façonnent jusqu’à leurs pensées intimes. […] Il n’eut pas un instant d’accablement, il n’eut qu’une pensée : arracher à l’ennemi une victoire éphémère, dégager son aile battue, non en volant à son secours, mais en frappant ailleurs. […] Robuste, infatigable, usant force chevaux, très habile à manier ses armes, mais payant peu de mine, petit, replet, le visage osseux et presque carré, ses traits, son regard, annonçaient l’audace et la résolution plutôt que la supériorité de la pensée. […] Et d’autre part, après avoir ainsi escamoté Gassion, M. le duc d’Aumale nous dit, dans les réflexions qui terminent son chapitre : « Ainsi que Sirot, Gassion sut presque deviner la pensée de son chef et lui donner le concours le plus intelligent et le plus énergique. » Qu’est-ce à dire : « sut presque deviner » ? S’il sut deviner la pensée de Condé, c’est donc que Condé ne la lui avait point dite, et cela signifie qu’elle est bien de lui, Gassion.

1371. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Les poètes décadents » pp. 63-99

Ce mot suppose au contraire des pensées raffinées d’extrême civilisation, une haute culture littéraire, une âme capable d’intensives voluptés. […] Non seulement ces pauvres diables mouraient littéralement de faim, mais leurs excursions dans le domaine de la pensée leur valaient toutes sortes de tracasseries de la part de l’administration. […] Son esprit fruste subissait l’ascendant de ce raffiné qui l’éblouissait de tout son dandysme délicat et de toute sa séduisante désinvolture, mais il ne le suivait qu’avec difficulté, raturant, hésitant, tiraillé par mille pensées contradictoires. […] On écrivait d’elle : — « N’a-t-elle pas toujours été un obstacle à tous les mouvements de la pensée ? […] Il se fie à l’intelligence de ses lecteurs pour reconstituer la pensée de l’auteur.

1372. (1890) L’avenir de la science « XIX » p. 421

La plupart des positions libérales, en effet, absorbent tous les instants, et, qui pis est, toutes les pensées ; au lieu que le métier, n’exigeant aucune réflexion, aucune attention, laisse celui qui l’exerce vivre dans le monde des purs esprits. Pour ma part, j’ai souvent songé que, si l’on m’offrait un métier manuel qui, au moyen de quatre ou cinq heures d’occupation par jour, pût me suffire, je renoncerais pour ce métier à mon titre d’agrégé de philosophie ; car ce métier, n’occupant que mes mains, détournerait moins ma pensée que la nécessité de parler pendant deux heures de ce qui n’est pas l’objet actuel de mes réflexions. […] Toute complication, toute chose qui exigerait la moindre attention serait un vol fait à sa pensée. […] , ils risquent de ressembler aux plus sots, aux plus ridi-cules, aux plus fats de tous les hommes, à ces Chatterton manqués, à ces jeunes gens de génie méconnus, qui trouvent tout au-dessous d’eux et anathématisent la société parce que la société ne fait pas un douaire convenable à ceux qui se livrent à de sublimes pensées. […] Si ma pensée était là, incarnée à côté de moi, ne l’aimerais-je pas, ne l’adorerais-je pas davantage ?

1373. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XI. La littérature et la vie mondaine » pp. 273-292

Puis encore, comme on est là en parade et pour se divertir, éviter ce qui attriste, ce qui ennuie ; se montrer par ses beaux côtés ; soigner ses gestes comme ses paroles ; parer sa pensée comme sa personne ; rechercher ce qui est joli, léger, élégant. […] Il aime, en revanche, toutes les expressions qui sont capables d’enjoliver et d’adoucir la pensée. […] On imaginera surtout mille tours ingénieux pour rendre toutes les nuances et toutes les délicatesses de sa pensée. […] Entre ces esprits brillants qui se rencontrent, c’est une lutte à qui brillera le plus, un feu d’artifice où la pensée part en fusées, un pétillement étincelant de saillies et de mots spirituels. […] Michelet prétend quelque part que, si le xviiie  siècle fut par excellence le siècle de la causerie et de l’esprit, il le doit en bonne partie à la noire liqueur, en ce temps-là nouvelle en France, qui vint donner plus de lucidité aux cerveaux et je ne sais quoi de plus nerveux à la pensée.

1374. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre IV, Eschyle. »

Mais la pensée d’Eschyle égalait en hauteur et en profondeur les dogmes et les arcanes d’Éleusis, elle se confondait avec eux, II y eut rencontre, sans doute, amalgame de sublimités, non divulgation sacrilège. […] Les luttes des dieux détrônés et des dieux régnants, leurs vengeances et leurs châtiments arbitraires, le libre arbitre opprimé par la tyrannie du destin, les meurtres ordonnés par des oracles et punis par des décrets également divins, les dynasties et les familles vouées à l’hérédité du forfait, toutes ces redoutables énigmes déchirent évidemment, sa pensée. […] La langue, chez lui, n’a rien du développement oratoire qu’elle prend dans Sophocle et dans Euripide ; elle ne déroule pas la pensée, elle la darde en vers soudains et rapides, isolés comme les flèches que le sagittaire lance de son carquois, une à une. […] Il y a de l’obscurité sur ses pensées comme il y a des nuées sur les cimes. […] Avec des trésors de génie, une masse de mythes, de traditions, de légendes, remontant, par-delà Hésiode et Homère, aux origines de la pensée grecque, a disparu dans ce grand désastre.

1375. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Le maréchal Marmont, duc de Raguse. — II. (Suite.) » pp. 23-46

Pour ceux qui ont examiné, il est certain qu’aucune pensée de calcul étroit ni d’intérêt particulier n’entra dans ses résolutions. […] Après quelques ordres de détails, l’Empereur, agitant ainsi le tumulte et l’orage de ses pensées, repartit pour Fontainebleau. […] Cette lettre, qui ne fut point envoyée, ne paraîtra point invraisemblable à ceux qui connaissent Marmont ; et, si incohérente que puisse sembler cette double action, elle est peut-être ce qui exprimerait le mieux la lutte et la contradiction de ses pensées dans toute cette crise. Tout pour lui eût été concilié en 1814, s’il eût pu dire : J’ai donné mon corps d’armée au gouvernement provisoire pour l’aider à traiter, et moi je demande à aller à l’île d’Elbe. — De telles pensées ne passèrent dans son esprit sans doute qu’à l’état d’éclair, mais elles suffisent pour le peindre. […] Sa physionomie était des plus expressives ; des sourcils noirs proéminents ombrageaient un œil bleu qui ne cachait jamais ses pensées.

1376. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre I. Shakespeare — Son génie »

À quoi cette poésie peut-elle servir, sinon à égarer notre bon sens, à jeter le désordre dans nos pensées, à troubler notre cerveau, à pervertir nos instincts, à fêler nos imaginations, à corrompre notre goût, et à nous remplir la tête de vanité, de confusion, de tintamarre et de galimatias ?  […] Le poëte ne se limite que par son but ; il ne considère que la pensée à accomplir ; il ne reconnaît pas d’autre souveraineté et pas d’autre nécessité que l’idée ; car, l’art émanant de l’absolu, dans l’art comme dans l’absolu, la fin justifie les moyens. […] Les choses de l’inconnu, les problèmes métaphysiques reculant devant la sonde, les énigmes de l’âme et de la nature, qui est aussi une âme ; les intuitions lointaines de l’éventuel inclus dans la destinée, les amalgames de la pensée et de l’événement, peuvent se traduire en figurations délicates, et remplir la poésie de types mystérieux et exquis, d’autant plus ravissants qu’ils sont un peu douloureux, à demi adhérents à l’invisible, et en même temps très réels, préoccupés de l’ombre qui est derrière eux, et tâchant de vous plaire cependant. […] Une pensée colossale et un caprice immense. […] Vous voici dans le resplendissant jardin des Muses où s’épanouissent en tumulte et en foule à toutes les branches ces divines éclosions de l’esprit que les grecs appelaient Tropes, partout l’image idée, partout la pensée fleur, partout les fruits, les figures, les pommes d’or, les parfums, les couleurs, les rayons, les strophes, les merveilles, ne touchez à rien, soyez discret.

1377. (1759) Réflexions sur l’élocution oratoire, et sur le style en général

Le psalmiste a dit : Les cieux racontent la gloire de Dieu, et le firmament annonce l’ouvrage de ses mains  : voyez comment un de nos plus grands poètes a défiguré cette pensée sublime en voulant l’étendre et l’orner. […] Les hommes, dit un philosophe moderne, ont tous à peu près le même fond de pensées ; ils ne diffèrent guère que par la manière dont ils les rendent. […] Tous les hommes ont le même fond de pensées communes, que l’homme ordinaire exprime sans agrément, et l’homme d’esprit avec grâce ; une grande idée n’appartient qu’aux grands génies ; les esprits médiocres ne l’ont que par emprunt ; ils montrent même, par les ornements qu’ils lui prêtent, qu’elle n’était point chez eux dans son terroir naturel, et s’y trouvait dénaturée et transplantée. […] C’est aussi la nécessité d’employer partout le terme propre, qui rend les bons vers si rares, par la contrainte que la poésie impose, et qui oblige à tout moment les versificateurs médiocres à ne rendre que faiblement ou imparfaitement leur pensée, quand ils ont le bonheur d’en avoir une. […] Deux raisons contribuent à ce défaut, le plus insupportable de tous aux bons esprits ; les fausses idées qu’on donne de l’éloquence dans nos collèges, en apprenant aux jeunes gens à noyer une pensée commune dans un déluge de périodes insipides ; et si l’on ose le dire, l’exemple de Cicéron, quelquefois un peu trop verbeux.

1378. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Nisard » pp. 81-110

Dans ces Études de critique littéraire, à propos de l’autorité, des deux morales, et particulièrement de l’aumône, vous sentez à quel point le Christianisme, compris avec cette intelligence de sa vérité la plus profonde et de ses beautés les plus secrètes, a pénétré la pensée de ce critique dont l’esprit, hier, pour vous et pour moi, paraissait rigoureux parce que la conscience était irréprochable, mais dont la politesse exquise, trouvée aujourd’hui dans ses livres, est peut-être de la charité ! […] Byron, qui aimait la force physique pour trois raisons souveraines : parce qu’il était un être idéal, délicat et infirme, a toute sa vie recherché et choyé les heureuses créatures douées de cette mystérieuse puissance, si loin de lui qu’elles fussent, d’ailleurs, par la pensée, le sentiment et les autres distinctions faites par la nature ou par la société. […] Pour ma part, je ne croirai jamais que des hommes comme les Trelawney et les Surcouf manquent entièrement d’individualité quand ils ont quelque chose à dire qui leur pèse sur le cœur ou sur la pensée. […] La pensée y brille d’autant plus que le style est plus correct et plus sévère, et c’est la seule différence qu’il y aurait entre M.  […] La pensée, chez madame de Staël, aurait été plus trouble et les mots auraient plus brillé… Il faut louer sans réserve le beau travail de M. 

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