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1171. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XXI. Mme André Léo »

On la sent puritaine. […] Que sont-elles, toutes ces sèches et longues institutrices anglaises, qui sentent leur esclavage et qui tordent leurs malheureuses échines sur le pal qui les embroche, et sur lequel elles tournent, au feu du désir… de n’être plus des institutrices, auprès de cette sybarite de Mme André Léo, qui trouve cette fonction d’institutrice savoureuse et voluptueuse et qui, mêlant l’amour de la science à l’amour chaste de l’amour, crée, dans ses romans, des Abeilards sans catastrophes, lesquels font, en même temps, à leurs maîtresses la classe de l’amour ; puis, après les épousailles, ouvrent une école et sont ensemble pour la vie, conjugalement, institutrices et instituteurs. […] Ce sont là des façons de s’exprimer qui sentent la caque de ce hareng, et ce sont ces charmants langages qui empêcheront, malgré la purulence démocratique universelle, les romans de Mme André Léo de s’asseoir dans l’opinion et dans le succès.

1172. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Rigault » pp. 169-183

Et, si l’on était franc, comme on dirait qu’on le sent bien dans ces vers mythologiques et nationaux dont la savante harmonie retentit du double vide de la religion et de la patrie ! […] Du moins, l’Horace de Passy, dont la gloire est déjà baissée, sentait la patrie et pleura Sainte-Hélène… Et quant à l’autre Horace français dont Louis XIV fut l’Auguste, ce Boileau qui n’admettait pas Dieu pour être tranquille, cette âme droite, sérieuse, austère, qui tira toute sa poésie de la raison, cette maîtresse faculté de l’homme, l’Horace latin ne sert qu’à montrer combien il est grand, malgré l’imagination qui lui manque. […] Vous vous rappelez l’aimable Joubert, le délicat des délicats, ce platonicien meilleur que Platon, qui sentait l’antiquité en maître et qui a déjà l’air d’un ancien, quoiqu’il soit d’hier ?

1173. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Madame de Montmorency » pp. 199-214

Renée nous dit quelque part que madame de Montmorency aimait tellement le duc son mari que, le cœur dévoré par la jalousie, elle sentait un involontaire attrait pour les femmes qui le rendaient infidèle, et qu’il lui fallait toute la dignité de l’épouse outragée pour se roidir et résister à la pente qui l’entraînait vers elles. […] Renée a supérieurement raconté cette mort, dont il a senti la grandeur et dont il a fait admirablement ressortir le caractère. […] Entre les femmes célèbres par le dévouement et l’amour, il n’y en a pas de plus grande que la veuve de Montmorency, mais sa vertu n’a pas eu d’ombre, et s’est ensevelie dans sa perfection. » Telles sont les pénétrantes paroles par lesquelles finit un volume qui nous prend l’âme avec une main tout à la fois puissante et douce, et dont on sent autour de son cœur l’empreinte longtemps.

1174. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Funck Brentano. Les Sophistes grecs et les Sophistes contemporains » pp. 401-416

On en sent le vent ; on en voudrait le fil. […] Son livre a une partie qui sent son professeur, et ce n’est pas cette odeur-là que je mettrais en flacon : — c’est la partie des sophistes grecs. […] moins développée), que j’aime mieux respirer, car elle sent son homme, d’esprit : c’est la partie des sophistes contemporains, qui, malheureusement, n’y sont que deux, comme autrefois les députés de Vaugirard n’étaient qu’un.

1175. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « André Chénier »

… André Chénier finit lui-même par sentir que tout ce travail de fourmi, engrangeant dans son cerveau tant de miettes de latin et de grec, finirait, de ses petits tas, par encombrer son génie : « Je donne trop à ma mémoire », disait-il dans les derniers temps de sa vie. Il sentait bien que pour être Grec il ne fallait pas tant de petites choses grecques prises chez les Grecs ! […] Les vrais poètes ressemblent à ces femmes qui pour avoir respiré un parfum de violettes, en passant, sentent par la bouche la violette tout un jour.

1176. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXVI. Des éloges académiques ; des éloges des savants, par M. de Fontenelle, et de quelques autres. »

Leibnitz ne peut sentir de bornes qui le resserrent ; il embrasse tout ce que l’esprit humain peut penser ; mais le plus grand nombre s’empare d’un objet auquel il s’attache, autour duquel il tourne sans cesse. […] Je ne puis finir cet article sur les éloges des gens de lettres et des savants, sans parler encore d’un ouvrage de ce genre, qui porte à la fois l’empreinte d’une imagination forte et d’un cœur sensible ; ouvrage plein de chaleur et de désordre, d’enthousiasme et d’idées, qui tantôt respire une mélancolie tendre, et tantôt un sentiment énergique et profond ; ouvrage qui doit révolter certaines âmes et en passionner d’autres, et qui ne peut être médiocrement ni critiqué ni senti : c’est l’éloge de Richardson, ou plutôt, ce n’est point un éloge, c’est un hymne. […] Je sais qu’il y a des hommes qui ne peuvent approuver, dans les autres, ce qu’ils n’ont pas senti ; ceux-là goûtent des beautés d’un autre genre.

1177. (1896) Impressions de théâtre. Neuvième série

On se sent là en pleine vie réelle. […] Moitié candeur, moitié prudence, elle ne tient pas à savoir au juste ce que fait son père : elle l’aime, elle le sent incurable et elle ne le sent pas méchant, voilà tout. […] Sentez-vous l’âcre amertume secrète ? […] Got, simplement admirable dans ce rôle, nous l’a bien fait sentir. […] Je mets, dans telle mélodie du dernier siècle, ce qu’elle me fait sentir et ce qu’elle n’exprime pas, et qui est précisément ce que les musiciens de ce siècle-ci expriment et ne me font pas sentir.

1178. (1925) Dissociations

Il faut croire qu’elle est inutile et que j’ai parlé dans le néant, car les hommes continuent à vivre, à penser et à sentir dans la confusion. […] Le voyage comporte voitures, trains, bateaux, et le commis se sent très surveillé par une bande de gens suspects. […] Il se sent propriétaire et propriétaire d’une femme, ce qui ne lui cause pas peu de fierté et quelquefois lui brouille les idées. […] En somme, il a l’air d’un esprit faible, qui ne se sent en parfaite sécurité que sous la tutelle d’une discipline. […] Qu’était-ce que l’absinthe pour cette femme, qui avait l’air de se sentir dans un lieu de délices ?

1179. (1900) Molière pp. -283

Molière ne s’est senti tout entier lui-même, il ne s’est senti bien à l’aise, bien au large, que dans les farces poussées aux dernières limites de l’extravagance et de la grossièreté sans loi. […] Mais aussi, comme on sent bien que Pierrot se vengera sans merci, le jour où il sera le plus fort ! […] On sent très bien qu’il n’aurait pas été homme à faire son chemin sous madame de Maintenon, et on lui en sait gré, parmi toutes ses scélératesses. […] L’amour, la colère, l’envie, l’orgueil, tout cela se faisait déjà sentir sous la tente des patriarches ; et Noé ne me paraît guère avoir construit l’arche que pour les sauver du déluge. […] À la faculté d’Aix et sous ce climat particulier, sec et limpide, je n’étais pas embarrassé de le sentir.

1180. (1858) Du vrai, du beau et du bien (7e éd.) pp. -492

Est-ce parce que ceux qui sentent comme vous sont plus nombreux que ceux qui sentent comme moi ? […] On peut sentir que l’imagination devient la maîtresse à l’ennui des choses réelles et présentes. […] Les mêmes qui servent à le reconnaître et à le sentir. […] Le goût sent, il juge, il discute, il analyse, mais il n’invente pas. […] Il n’en a pu sentir la justice, puisqu’il n’y a rien de juste en soi.

1181. (1892) La vie littéraire. Quatrième série pp. -362

Tout y est senti. […] Le prix de ces travaux, j’espère vous le faire sentir. […] Sa place est partout où il y a des hommes capables de sentir le beau et le vrai. […] Et l’on sent bien qu’il n’est pas obscur naturellement. […] Il était trop intelligent pour ne pas sentir combien elle est singulière, mystérieuse, effrayante.

1182. (1923) Les dates et les œuvres. Symbolisme et poésie scientifique

Et qu’il est loin du Symbolisme  et comme l’on sent qu’il n’eût point passé par là si Mallarmé n’avait pas existé ! […] Les mêmes Nouveaux-venus sentaient aussi, plus qu’ils ne la discernaient encore, une sorte de délivrance leur venir de Verlaine. […] L’on sent que tous se sont maintenant reconnus, et que l’on a pris position des deux côtés. […] La vraie, la seule vie, oui, existe là : pouvoir être, tâcher d’être, avec d’autres qui sont ou veulent, et se sentir amis de loin, dans cette amitié que crée la même foi qui vraiment soulève les montagnes, mais surtout annule les distances, à se sentir tous proches d’une réelle et constante présence. […] Mais il sied d’accepter de se détacher de notre œuvre alors que nous sentons en nous le désespoir de l’impossible : le mot, qu’on le sente et le scrute aussi près que l’on puisse de l’origine psycho-physique  le mot n’est point de même essence que la pensée.

1183. (1859) Cours familier de littérature. VII « XLe entretien. Littérature villageoise. Apparition d’un poème épique en Provence » pp. 233-312

Depuis huit jours qu’il a pris gîte sous mon humble toit, il m’a enivré de poésie natale, mais tellement enivré que j’en trébuche en marchant, comme un buveur, et que j’ai senti le besoin de décharger mon cœur avec vous. […] Il avait la bienséance de la vérité ; il plaisait, il intéressait, il émouvait ; on sentait dans sa mâle beauté le fils d’une de ces belles Arlésiennes, statues vivantes de la Grèce, qui palpitent dans notre Midi. […] Il se sentait poète sans savoir ce que c’était que la poésie ; il avait une langue harmonieuse sur les lèvres sans savoir si c’était un patois ; cette langue de sa mère était, à son gré, la plus délicieuse, car c’était celle où il avait été béni, bercé, aimé, caressé par cette mère. […] On sent que l’amour couve dans ces deux cœurs : on va le voir éclore au deuxième chant. […] Et, comme le pampre que le vent fait frissonner, comme une génisse qui se sent piquée par les frelons, ainsi gémit, bondit et se ploie l’adolescente des Micocoules… Lui pourtant a volé vers elle… Chantez en défeuillant ; « En défeuillant vos rameaux, chantez, magnanarelles !

1184. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre V. Jean-Jacques Rousseau »

Il vit solitaire, farouche, flatté malgré tout de la curiosité publique, de l’admiration qu’il sent l’envelopper, mais incurablement ombrageux et persécuté. […] Il l’a décrite comme il se sentait lui-même. […] L’humanité s’est instruite par le besoin, par l’expérience : faisons sentir le besoin, apprêtons de l’expérience à l’enfant. […] Ils mettent entre les deux portions de l’humanité une telle différence de culture, que les uns et les autres ne se sentent plus de la même nature. […] Il a très bien senti qu’il était prématuré d’essayer de fonder une morale indépendante de l’idée de Dieu ; et il a repris son point d’appui sur la religion.

1185. (1926) L’esprit contre la raison

On sent en effet dans ce texte toute la colère qui anime René Crevel ; l’écriture, déconcertante par ses métaphores filées jusqu’à la déraison, produit un effet d’accélération et de vertige. […] L’individu sent qu’il va éclater dans sa peau terrestre. […] Comment s’étonner si, en dépit de tant d’efforts lyriques, le député des Halles sent le vieux bas de laineaq. […] J’ai eu tort, je le sens, je le crois, je veux le sentir, le croire car ne trouvant point de solution dans la vie, en dépit de mon acharnement à chercher, aurais-je la force de tenter encore quelques essais si je n’entrevoyais dans le geste définitif, ultime, la solution ?  […] Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. […] La brûlante leçon est plus complète encore.

1186. (1896) Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit « Chapitre III. De la survivance des images. La mémoire et l’esprit »

Mais tandis que nous nous sentons suspendus à ces objets matériels que nous érigeons ainsi en réalités présentes, au contraire nos souvenirs, en tant que passés, sont autant de poids morts que nous traînons avec nous et dont nous aimons mieux nous feindre débarrassés. […] C’est l’herbe en général qui attire l’herbivore : la couleur et l’odeur de l’herbe, senties et subies comme des forces (nous n’allons pas jusqu’à dire : pensées comme des qualités ou des genres), sont les seules données immédiates de sa perception extérieure. […] Faites maintenant un pas de plus ; imaginez une conscience rudimentaire comme peut être celle de l’amibe s’agitant dans une goutte d’eau : l’animalcule sentira la ressemblance, et non pas la différence, des diverses substances organiques qu’il peut s’assimiler. […] Celle d’où il part est une ressemblance sentie, vécue, ou, si vous voulez, automatiquement jouée. […] Mais chacun de nous sent bien que ces lois existent, et qu’il y a des rapports stables de ce genre.

1187. (1903) La renaissance classique pp. -

Le poète sent qu’il est enfin maître des forces tumultueuses qui se soulevaient en lui. […] Il ne se demandera point avec angoisse s’il va chanter ceci ou cela ; il n’hésitera pas, il écoutera la voix inspiratrice des aïeux, et il s’abandonnera sans peur à la grande force paternelle qu’il sent agir en lui. […] Dans la bassesse de sa morale, on sent la crasse de ses origines, et jusque sous les oripeaux de sa rhétorique on voit percer la souquenille du laquais. […] et l’on sent qu’il flotte dans cette atmosphère glorieuse une idéale splendeur qui dépasse encore la splendeur visible des jardins et des édifices, et que l’harmonie de cet ensemble démesuré offre à l’imagination la fête la plus admirable dont puisse s’enchanter un poète ! […] Cela ne sent point, comme ailleurs, la forteresse ou le monastère.

1188. (1915) Les idées et les hommes. Deuxième série pp. -341

» Il avait senti la France s’ennuyer ; il lui offrit le jeu dont elle était privée. […] Et l’on est touché de sentir qu’en 1895 encore il eût préféré à la gloire le bonheur. […] Müller n’en a-t-il pas senti la noblesse ? […] Il ne sent aucune servitude l’entraver. […] Je lisais la Doctrine de la Science de Fichte et me sentais redevenir religieux.

1189. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Massillon. — I. » pp. 1-19

Il semble être né exprès pour justifier le mot de Cicéron : « Summa autem laus eloquentiae est, amplificare rem ornando… Le comble et la perfection de l’éloquence, c’est d’amplifier le sujet en l’ornant et le décorant. » Il est maître unique dans ce genre d’amplification que Quintilien a défini « un certain amas de pensées et d’expressions qui conspirent à faire sentir la même chose : car, encore que ni ces pensées ni ces expressions ne s’élèvent point par degrés, cependant l’objet se trouve grossi et comme haussé par l’assemblage même ». […] Il n’est pas donné à tous les esprits de sentir et de goûter également ce genre de beautés et de mérites de Massillon : il en est, je le sais, qui le trouvent monotone, sans assez de relief et de ces traits qui s’enfoncent, sans assez de ces images ou de ces pensées qui font éclat. […] La condition la plus heureuse en apparence a ses amertumes secrètes qui en corrompent toute la félicité : le trône est le siège des chagrins comme la dernière place ; les palais superbes cachent des soucis cruels, comme le toit du pauvre et du laboureur ; et, de peur que notre exil ne nous devienne trop aimable, nous y sentons toujours, par mille endroits, qu’il manque quelque chose à notre bonheur. […] Les critiques que fait ce lecteur dont j’ignore le nom, un peu minutieuses parfois, sont la plupart d’une grande justesse : il y relève des inexactitudes et des irrégularités d’expression, des phrases embarrassées, des répétitions (le mot de goût, par exemple, répété à satiété) ; il y fait sentir les faiblesses et les incertitudes du plan, surtout vers la fin ; il y reconnaît aussi et y loue les belles parties, le tableau si vif du prince de Conti à la journée de Neerwinden, et surtout la peinture animée des grâces, de l’affabilité et du charme habituel qui le faisaient adorer dans la vie civile.

1190. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Froissart. — I. » pp. 80-97

Pour les années qui suivirent la prise de Calais, Froissart, qui avait vingt ans en 1353, et qui s’était senti au sortir de l’école la vocation de chroniqueur, recueillit ses informations par lui-même, composa de son cru et vola de ses propres ailes. […] La verve et la chaleur de l’historien s’y produisent avec redoublement, et l’on y sent, pour ainsi dire, la ferveur de l’ouvrier, du forgeron en sa forge. […] Cette curiosité en tous sens, et qui ne se lassait jamais, équivalait à une impartialité véritable ; car, dès qu’il sentait qu’une information lui manquait, il ne pouvait s’empêcher d’aller s’en enquérir, et, dès qu’il savait le fait nouveau, il le couchait par écrit à l’instant. […] Il s’est laissé aller un peu longuement, dit-il, à raconter les événements et les choses nouvelles qui étaient voisines de lui et qui inclinaient à son plaisir, et pourtant le bruit des exploits qui se passent en pays lointains le préoccupe : il se sent arriéré et veut se remettre au pas de ce côté : Et pour ce, dit-il, je, sire Jean Froissart qui me suis chargé et occupé de dicter et écrire cette histoire, considérai en moi-même que nulle espérance n’étoit qu’aucuns faits d’armes se fissent aux pays de Picardie et de Flandre, puisqu’il y avoit paix ; et point ne voulois être oiseux, car je savois bien qu’encore au temps à venir et quand je serai mort, sera cette haute et noble histoire en grand cours et y prendront tous nobles et vaillants hommes plaisance et exemple de bien faire ; et, tandis que j’avois, Dieu merci !

1191. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Chateaubriand. Anniversaire du Génie du christianisme. » pp. 74-90

Il avait manifesté, depuis, sa manière de sentir et de voir sur tout sujet dans l’ouvrage qu’il avait publié à Londres en 1797, l’Essai historique, politique et moral sur les révolutions, et dont quelques-uns de ses amis, les gens de lettres de Paris, avaient eu connaissance. […] — Qui ne se sentirait ému en lisant cette phrase jetée en passant  : Je payerais ma pension après la guerre ! […] Je ne saurais guère vous en donner une idée à cause de l’extrême variété des tons qui le composent ; mais je puis vous assurer que j’y ai mis tout ce que je puis, car j’ai senti vivement l’intérêt du sujet. […] il paraît qu’il y a des peines mentales totalement séparées de celles du corps, comme la douleur que nous sentons à la perte d’un ami, etc.

1192. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Ramond, le peintre des Pyrénées — III. (Fin.) » pp. 479-496

Il voulait qu’on osât voir et sentir, qu’on se permît toutes les grandes et naturelles impressions, et qu’on ne résistât point à les exprimer. […] On sent tout ce qu’a d’original ce double sentiment, exprimé ici, du peintre et du savant, de l’observateur et de l’amant de la nature. […] Lui qui a si bien senti l’individualité et comme le génie de chaque montagne, n’a-t-il pas dit : « Une fois que le Marboré s’est saisi du spectateur, on n’est plus où l’on est, et il n’y a plus que lui dans tout ce qui mène à lui. » En 1793, arrêté trois fois au milieu de ses paisibles herborisations, recueilli ici, insulté là, il n’avait qu’un pas à faire pour franchir la frontière, il ne songea point à émigrer : il n’aurait voulu compromettre ni son vieux père ni aucun des siens ; et puis il était de ceux (selon sa belle expression) qui respectaient jusque dans son délire la mère qui les frappait. […] Le mouvement réparateur et scientifique de l’an III ne se fit sentir à lui que par des influences salutaires.

1193. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Henri IV écrivain. par M. Eugène Jung, ancien élève de l’École normale, docteur es lettres. — I » pp. 351-368

La première lettre de Henri le montre très amoureux, et les ennemis qui le savent s’embusquent dans un moulin pour le prendre au passage, s’il se hasarde à courir vers la dame de ses pensées : « Ne craignez, rien, mon âme, écrit Henri ; quand cette armée, qui est à Nogaro, m’aura montré son dessein, je vous irai voir, et passerai sur les ailes d’Amour, hors de la connaissance de ces misérables terriens, après avoir pourvu, avec l’aide de Dieu, à ce que ce vieux renard n’exécute son dessein. » Terriens, pour habitants de cette vile terre ; il y a ici du langage d’amour un peu alambiqué, et qui sent sa cour de Henri III. […] Il n’est pas jusqu’à ce prix de la carpe et du brochet, cinq sous et trois sous, qui ne sente le roi homme de ménage, le roi de la poule au pot. […] Henri, dès lors, a senti la responsabilité, comme nous dirions, qui pèse tout entière sur lui ; il a conscience qu’il est chargé d’une grande cause, d’une cause plus grande que celle même du parti protestant. […] Il lui parle du jeune Grammont, qui est près de lui à ce siège, avec intérêt et désir de flatter le cœur d’une mère : « Je mène tous les jours votre fils aux coups et le fais tenir fort sujet auprès de moi ; je crois que j’y aurai de l’honneur. » Les expressions de tendresse, mon cœur, mon âme, s’emploient toujours sous sa plume par habitude, mais on sent que la passion dès longtemps est morte ; et enfin le moment arrive où, après quelques vives distractions qui n’avaient été que passagères, Henri n’a plus le moyen ni même l’envie de dissimuler : l’astre de Gabrielle a lui, et son règne commence (1591).

1194. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Sénecé ou un poète agréable. » pp. 280-297

Né à Mâcon le 27 octobre 1643, fils d’un père lieutenant-général au bailliage, petit-fils et arrière-petit-fils de médecins fort considérés, Antoine Bauderon (c’était son nom de famille), connu sous le nom de Sénecé, qui est celui d’une terre, reçut une éducation très littéraire, mais qui sentait un peu la province. […] Sa mère, de fureurs par vengeance agitée, Sentit Junon jalouse et Lucine irritée ; La terre la refuse en son vaste contour, Le dieu de la lumière a peine à voir le jour… Cette fermeté de ton ne se soutiendra pas ; la pièce est trop longue. […] C’est là aussi la théorie de Sénecé ; il préfère Martial à tout ; il n’a pas étudié l’épigramme à sa première source la plus classique : il n’a en rien le grand goût, pas même le grand goût dans l’épigramme ; mais le joli et le spirituel, il le sent bien. […] Lorsque celui-ci arriva au timon de l’État, c’eût été le cas pour Sénecé de reparaître à la Cour ; l’exemple était encourageant pour tous ceux qui avaient quatre-vingts ans ; mais il se sentit décidément trop vieux, et se dit qu’il était trop tard pour recommencer.

1195. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Ernest Renan »

Dans son beau livre sur Averroès, sur ce philosophe arabe dont le nom signifiait et représentait, bien qu’à tort, le matérialisme au Moyen-Age, il a parlé excellemment de Pétrarque, de ce prince des poëtes et des lettrés de son temps, qu’il proclame le premier des hommes modernes en ce qu’il a ressaisi et inauguré le premier le sentiment de l’antique culture, et « retrouvé le secret de cette façon noble, généreuse, libérale, de comprendre la vie, qui avait disparu du monde depuis le triomphe des barbares. » Il nous explique l’aversion que Pétrarque se sentait pour l’incrédulité matérielle des Averroïstes, comme qui dirait des d’Holbach et des Lamettrie de son temps : « Pour moi, écrivait Pétrarque cité par M.  […] Il m’arrive comme à un fils dont la tendresse filiale se serait refroidie, et qui, entendant attaquer l’honneur de son père, sent se rallumer dans son cœur l’amour qui paraissait éteint. […] Émile de Girardin, à qui l’on demandait, au retour d’un voyage d’Italie, comment il avait trouvé Rome, répondait : « Je n’aime pas Rome, ça sent le mort. […] À peine, aux moments douteux, un frémissement léger (car toute foule est vivante) a-t-il averti le professeur qu’il vient d’effleurer une partie délicate et tendre de la conscience humaine et qu’il à à redoubler de délicatesse : et il est homme plus que personne à le sentir et à en tenir compte.

1196. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc, et à ce propos de l’ancien théâtre français »

. — Je t’ai formé ; maintenant, je te donnerai tels dons : — toujours tu peux vivre, si tu tiens mon sermon, — et tu seras sain et ne sentiras pas le frisson (la fièvre) ; — tu n’auras faim, par besoin ne boiras ; — tu n’auras froid, ni chaud ne sentiras. — Tu seras en joie, et jamais ne te lasseras, — et en déduit, ni douleur ne sauras. — Je te le dis à toi, et je veux qu’Ève l’entende ; — si elle ne l’écoute, elle s’afoloie (elle fait folie). — De toute terre avez la seigneurie, — d’oiseaux, de bêtes et de toute la maisnie. — Peu vous souciez de qui vous porte envie, — car tout le monde vous sera enclin et soumis. — En votre corps (votre personne) je mets le bien et le mal ; — qui a tel don n’est pas lié à un pal (à un pieu, — c’est-à-dire est libre), etc., etc… » On le voit, Dieu parle d’une manière bien enfantine : nous voilà tombés dans la rue et dans le populaire ; adieu la belle liturgie ! […] Le fruit mangé, Adam sent à l’instant sa faute, et il se baisse contre terre. […] Mais, pour s’élever à une telle conception, il fallait, outre le génie d’abord et le don individuel, il fallait une poésie non contrôlée, non tenue en laisse ou conduite à la lisière par le prêtre de la paroisse lisant sa leçon entre deux scènes ; il fallait une poésie biblique émancipée doublement et par la Réforme et par la Renaissance, un poëte chrétien ayant lu Homère, ayant senti Luther, ayant connu Cromwell, ayant vu sortir déjà tous les fruits amers et féconds de l’arbre de science.

1197. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Études de politique et de philosophie religieuse, par M. Adolphe Guéroult. »

On sentait qu’il y avait chez l’altier théocrate bien des vues justes et perçantes, au moins en ce qui était de l’appréciation du passé. […] Certes, je suis loin de méconnaître les progrès que l’art musical a faits depuis les couvents, j’ai admiré plus que tout autre le Requiem de Mozart et les messes de Cherubini, et, pour qui se tient au point de vue de l’art pur, nul doute que les vastes proportions, la richesse d’harmonie, les grands effets d’instrumentation des compositions modernes n’offusquent singulièrement la simplicité, la nudité du chant grégorien ; sous ce rapport, il n’y a pas de comparaison à établir : mais voulez-vous sentir où gît la supériorité réelle du simple chant d’église ? […] mais, peu à peu, le retour de ces mélodies monotones vous pénètre et vous imprègne en quelque sorte, et pour peu que des souvenirs personnels un peu tristes s’y ajoutent, vous vous sentirez pleurer sans songer seulement à juger, à apprécier ou à apprendre les airs que vous entendez. […] Un Joseph II savait et sentait tout cela.

1198. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Térence. Son théâtre complet traduit par M. le marquis du Belloy (suite et fin.) »

vous, avec votre humanité (tu homo), vous me rendrez fou. » Mais Micion, de plus en plus lancé et mis lui-même hors des gonds, va non plus jusqu’à excuser, mais jusqu’à épouser les désordres de son fils adoptif (et il sentira tout à l’heure, quand il sera seul, qu’il s’est laissé emporter un peu loin) ; cet homme doux se fâche tout de bon ; la contradiction le pousse, la passion ne lui laisse pas son sang-froid : « Ah ! […] Phédria a été chassé, tenu dehors par Thaïs qui lui a fait refuser sa porte, tandis qu’un autre a été admis : il peste, il s’indigne, il se méprise lui-même, pour sa lâcheté, de sentir qu’il l’aime encore ; il prend de grandes résolutions : elle paraît, tout ce courage s’évanouit. […] Diderot le fougueux, le verveux, a eu l’honneur de comprendre et de sentir dans Térence celui qui lui ressemblait le moins, celui qui n’outre rien, ne charge jamais, et qui ne met pas un trait de plus que nature. […] Je ne sais plus lequel des critiques de ce temps-ci dont je disais : « Il aime le délicat, mais il adore le faible. » Celui-là aura beau être instruit et versé dans les choses de l’Antiquité, il n’est digne qu’à demi de sentir Térence.

1199. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid. »

Mais tout nous prouve que c’est bien pour son propre compte que Corneille a senti et grondé ces beaux vers ; la griffe et l’âme du lion y sortent de toutes parts. […] Le grand poète y est senti et loué de l’âme et du ton qu’il faut, comme il doit l’être, et surtout par où il doit l’être. […] Il a tort, car les beautés de Corneille, celles qui ravissent, qui enlèvent et qui font passer sur tous ses défauts, il ne les voit pas, il ne les sent pas, et elles sont véritablement autre part que dans cette pièce ingénieusement monstrueuse qu’il a choisie en exemple. […] C’est un morceau plein d’intelligence et de délicatesse, dans la pensée comme dans l’expression… Cependant, à mon avis, vous allez trop loin dans la note de la page cxxi, et votre éloge de la poésie française, depuis Corneille jusqu’à Voltaire, méconnaît les progrès et les besoins du temps actuel, qu’autrement vous sentez si bien.

1200. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Mathurin Regnier et André Chénier »

Il le sentait bien, et ne se livrait à elles que par instants, pour revenir ensuite avec plus d’ardeur à l’étude, à la poésie, à l’amitié. « Choqué, dit-il quelque part dans une prose énergique trop peu connue44, choqué de voir les lettres si prosternées et le genre humain ne pas songer à relever sa tête, je me livrai souvent aux distractions et aux égarements d’une jeunesse forte et fougueuse : mais, toujours dominé par l’amour de la poésie, des lettres et de l’étude, souvent chagrin et découragé par la fortune ou par moi-même, toujours soutenu par mes amis, je sentis que mes vers et ma prose, goûtés ou non, seraient mis au rang du petit nombre d’ouvrages qu’aucune bassesse n’a flétris. […] Mais, avant cette formidable époque46, Chénier ne sentit guère tout le parti qu’on peut tirer du laid dans l’art, ou du moins il répugnait à s’en salir. […] Chez l’un comme chez l’autre, même procédé chaud, vigoureux et libre ; même luxe et même aisance de pensée, qui pousse en tous sens et se développe en pleine végétation, avec tous ses embranchements de relatifs et d’incidences entre-croisées ou pendantes ; même profusion d’irrégularités heureuses et familières, d’idiotismes qui sentent leur fruit, grâces et ornements inexplicables qu’ont sottement émondés les grammairiens, les rhéteurs et les analystes ; même promptitude et sagacité de coup d’œil à suivre l’idée courante sous la transparence des images, et à ne pas la laisser fuir, dans son court trajet de telle figure à telle autre ; même art prodigieux enfin à mener à extrémité une métaphore, à la pousser de tranchée en tranchée, et à la forcer de rendre, sans capitulation, tout ce qu’elle contient ; à la prendre à l’état de filet d’eau, à l’épandre, à la chasser devant soi, à la grossir de toutes les affluences d’alentour, jusqu’à ce qu’elle s’enfle et roule comme un grand fleuve.

1201. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre premier. Les signes — Chapitre II. Des idées générales et de la substitution simple » pp. 33-54

L’animal est un corps organisé qui se nourrit, se reproduit, sent et se meut, et non ce quelque chose informe et trouble qui oscille entre des formes de vertébré, d’articulé ou de mollusque, et ne sort de son inachèvement que pour prendre la couleur, la grandeur, la structure d’un individu. […] À ce moment, si l’on cherche le trait dominant qui règne dans ce monde divers, on ne trouve rien ; on sent bien que tout cela est beau, mais on ne démêle pas encore de quelle beauté ; on est agité par vingt tendances naissantes et aussitôt détruites ; on essaye les mots de voluptueux, de riche, de facile, d’abondant ; ils ne conviennent pas ou ne conviennent qu’à demi. […] En d’autres termes, il suffit de ressemblances fort légères entre divers objets pour susciter en nous un nom ou désignation particulière ; un enfant y réussit sans effort, et le génie des races bien douées, comme celui des grands esprits et notamment des inventeurs, consiste à remarquer des ressemblances plus délicates ou nouvelles, c’est-à-dire à sentir s’éveiller en eux, à l’aspect des choses, de petites tendances fines et, par suite, des noms distincts qui correspondent à des nuances imperceptibles pour les esprits vulgaires, à des caractères très menus enfouis sous l’amas des grosses circonstances frappantes, les seules qui soient capables, quand l’esprit est vulgaire, de laisser en lui leur empreinte et d’avoir en lui leur contrecoup. — Cette aptitude uns fois posée, le reste suit. […] Les deux mots de chaque couple représentent deux objets différents et sentis différemment chez les deux peuples.

1202. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Jean Richepin »

Richepin comme un retardataire, et tantôt comme le dernier des romantiques, tantôt comme un lointain disciple de Boileau. « Ce n’est, disent-ils, qu’un normalien exaspéré. » Ils ne sauraient peut-être pas dire pourquoi ; mais ils le sentent. […] Richepin sans parti pris, vous sentirez certainement, à l’origine de toutes ses inspirations, un très sincère et violent instinct de libre vie animale et de révolte contre tout, qui a sa grandeur ; mais le malheur est que la rhétorique s’en mêle ensuite, et, très visiblement, le goût de la virtuosité pour elle-même, et aussi le désir puéril d’épouvanter les philistins. […] Comment n’a-t-il pas senti ce qu’il y a dans ses négations de grossier, de rudimentaire, d’enfantin, d’attardé, de dépassé par l’esprit moderne ? […] On sent trop que, dans la pensée même de l’auteur, ce sont surtout des « morceaux » difficiles, des tours de force de poésie lyrico-scientifique.

1203. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre dixième »

Le dix-huitième siècle ne le sentit pas : l’unité de l’homme conduisait à Dieu ; cela ne faisait pas le compte des préjugés du temps : elle fut niée. […] » Mais il n’y a pas un certain principe qui cède à la passion et un autre qui lui résiste ; c’est le même qui est tour à tour vainqueur et vaincu, et qui sent sa victoire par son contentement de lui-même, sa défaite par ses remords. […] Il le doit à l’excellence des préceptes résumés dans la fameuse maxime qui pourrait en être l’épigraphe : « Le style est l’homme même. » D’autres maximes très belles, l’admirable vers de Boileau : Le vers se sent toujours des bassesses du cœur, la phrase célèbre de Vauvenargues : « Les grandes pensées viennent du cœur », nous avaient indiqué d’où vient le meilleur de nos écrits ; la maxime de Buffon nous mène à la source même du style. […] Il n’est pas mauvais qu’on pousse jusque-là le soin de la propriété ; encore ne faut-il pas qu’il y paraisse, ni que dans l’homme qui écrit on sente le mathématicien qui calcule.

1204. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Le Palais Mazarin, par M. le comte de Laborde, de l’Institut. » pp. 247-265

Au reste, les premières influences de cet avènement suprême de Mazarin sont admirablement rendues et dépeintes par son ennemi même, par Retz, qui, dans une page incomparable, nous fait sentir l’adresse, le bonheur, et, pour ainsi dire, le prestige caché de cette nouvelle grandeur insinuante. […] Je lui passe d’avoir été ignorantissime dans les choses d’antique magistrature et de Parlement, mais il ne sentit pas ce ressort si énergique de notre monarchie au-dedans, l’honneur, et le parti qu’on en pouvait tirer. […] Dans un chapitre du Génie du christianisme, où il examine pourquoi les Français ont tant de bons mémoires et si peu de bonnes histoires, M. de Chateaubriand, touchant à un défaut qu’il sentait mieux que personne, a dit : Le Français a été dans tous les temps, même lorsqu’il était barbare, vain, léger et sociable. […] Mais Louis XIV surtout, qui, enfant, aimait peu Mazarin et se sentait froissé par lui comme roi et comme fils (les fils instinctivement aiment peu les amis trop tendres de leur mère), qui plus tard l’avait apprécié et comprenait l’étendue de ses services, était toutefois impatient que l’heure sonnât où il put enfin régner.

1205. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Portalis. Discours et rapports sur le Code civil, — sur le Concordat de 1801, — publiés par son petit-fils — II. » pp. 460-478

Oui, sans doute, on le sent bien à la lecture, il a manqué quelque chose à cette éloquence ; cet œil ne lançait point d’étincelles ni d’éclairs ; cette voix n’avait point d’éclats sonores, ni de ce qui vibre à distance ; mais du moins un sentiment juste, équitable, pénétré, animait cette gravité douce et abondante ; une imagination tempérée y jetait plutôt de la lumière que de la couleur ; parfois la finesse et une certaine grâce d’ironie n’y manquaient pas ; l’humanité surtout, avec la justice, en était l’âme, et cet orateur au ton sage avait en lui toutes les piétés. […] Mais en les lisant, même sans être en rien du métier, on sent l’esprit général qui a présidé à ce code de prudence et d’équité : ce n’est pas une compilation, mais bien une composition qu’il y faut voir ; un conseil de sages enhardis par un héros profita du moment décisif où la nation, profondément remuée, se trouvait tout à coup replacée sous un meilleur génie et associait la vigueur d’un nouveau peuple à la maturité d’un peuple ancien. […] Mais, en lisant ces paroles si ménagées, ne sentons-nous pas l’esprit de Portalis lui-même qui se traduit jusque dans sa langue et dans sa manière de dire ? […] Dans les autres pièces publiées qui concernent son administration des Cultes (par exemple, au sujet des refus, alors nombreux, de sépulture ecclésiastique), on sent partout, chez Portalis, cette délicatesse de conscience qui lui permettait de peser avec autorité dans la même balance les intérêts de l’ordre civil et les scrupules du sanctuaire.

1206. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « La reine Marguerite. Ses mémoires et ses lettres. » pp. 182-200

Marguerite se sentait là non seulement à l’abri d’un coup de main, mais même à l’épreuve du plus long siège et de tout assaut. […] envoie celui que tu dois envoyer. » Toutefois elle se sentit, à ces paroles, éveiller un courage nouveau et des puissances jusque-là inconnues, et elle consentit à tout, entrant avec zèle dans les desseins de son frère. […] Quand elle parle de Bussy d’Amboise, elle contient mal son admiration pour ce brave cavalier, et l’on croit sentir, à l’abondance de la louange, que son cœur déborde ; mais voilà tout. […] Quand la raison d’État eut déterminé Henri IV à se démarier, à rompre une union qui n’avait pas été seulement scandaleuse, mais stérile, Marguerite s’y prêta sans résistance, et en paraissant toutefois sentir ce qu’elle perdait.

1207. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre III. Zoïle aussi éternel qu’Homère »

La pédagogie, ainsi adossée à la police, se sentait partie intégrante de l’autorité, et compliquait son esthétique d’un réquisitoire. […] Être dépassé n’est jamais agréable ; se sentir inférieur, c’est être offensé. […] Vous vous sentez aimé par eux ; c’est à s’en croire connu personnellement. […] Avez-vous besoin de croire, d’aimer, de pleurer, de vous frapper la poitrine, de tomber à genoux, de lever vos mains au ciel avec confiance et sérénité, écoutez ces poëtes, ils vous aideront à monter vers la douleur saine et féconde, ils vous feront sentir l’utilité céleste de l’attendrissement.

1208. (1927) Les écrivains. Deuxième série (1895-1910)

Quand ils ont fini, ils se sentent, tout d’un coup, fermes, résolus et prêts. […] Et Théodore ne sent pas en son âme, le pessimisme nécessaire à ce genre de littérature ! […] Je sentais la nature elle-même harmonieuse à la volonté de mon ami. […] L’âme nationale, trop portée à s’engourdir, y gagne qu’elle se sent vivre davantage, qu’elle se sent agir davantage, dans la lutte et dans le péril. […] L’ayant pétri dans de l’argile, il trouvait que l’homme sentait la boue.

1209. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Rêves et réalités, par Mme M. B. (Blanchecotte), ouvrière et poète. » pp. 327-332

On sent que ce n’est point une fiction ni une gentillesse que ce titre d’ouvrière qui se joint aux initiales de l’auteur. […] Si l’on voit dans mon œil quelque larme furtive, Si l’on sent dans ma voix quelqu’écho déchirant, Chantez, amis !

1210. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Discours prononcé à la distribution des prix du lycée d’orléans. » pp. 223-229

Quand on embrasse, de quelque courbe de sa rive, la Loire étalée et bleue comme un lac, avec ses prairies, ses peupliers, ses îlots blonds, son ciel léger, la douceur épandue dans l’air, et, non loin, quelque château ciselé comme un bijou, qui nous rappelle la vieille France, ce qu’elle a été et ce qu’elle a fait dans le monde, l’impression est si charmante, si enveloppante, qu’on se sent tout envahi de tendresse pour cette terre maternelle, si belle sous la lumière et si imprégnée de souvenirs. […] Ce lien, elle l’a si profondément senti, que ce sentiment l’a faite capable d’actions héroïques ; que, par là, elle a révélé ce lien à beaucoup d’hommes de son siècle et l’a rendu plus réel qu’il n’était auparavant.

1211. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Moréas, Jean (1856-1910) »

Et l’on sent bien qu’il n’est pas obscur naturellement. […] Mais ne vous y trompez pas ; avec tous les défauts et tous les travers de son école, il est artiste, il est poète ; il a un tour à lui, un style, un goût, une façon de voir et de sentir.

1212. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre premier. Impossibilité de s’en tenir à l’étude de quelques grandes œuvres » pp. 108-111

A toute époque, il y a dans une société certaines idées nouvelles qui naissent à la fois dans un grand nombre d’esprits, des germes de pensées et de sentiments qu’on sent flotter autour de soi et qu’on respire, pour ainsi dire, dans l’air ambiant. […] Mais qu’un homme, un grand écrivain, si l’on veut, vienne préciser ce qui était nuageux, condenser ce qui était éparpillé, mettre en pleine lumière ce qui était encore enveloppé d’ombre, exposer brillamment ces besoins que beaucoup sentaient sans en avoir la conscience bien nette, alors on lui sait gré d’avoir « dit le secret de tout le monde », d’avoir exprimé tout haut ce que tant d’autres pensaient tout bas, d’avoir donné une voix à des aspirations jusque-là presque muettes.

1213. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXIV » pp. 251-258

Une circonstance déjà remarquée favorisa cette influence : à la tête du parti des mœurs était madame de Montausier, appelée à la cour de Louis XIV comme la représentante de la société des honnêtes femmes, avec laquelle le jeune monarque avait voulu se mettre en bonne intelligence, dont il voulait être l’allié, en attendant qu’il se sentit la force d’en devenir l’ami. […] Il a changé ces vers en ceux-ci : Heureux si ses discours craints du chaste lecteur Ne se sentaient des lieux que fréquentait l’auteur.

1214. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 181-190

La lecture du Traité de Descartes sur l’Homme, lui fit sentir qu’il pouvoit marcher à grands pas dans la carriere philosophique, & lui donna l’idée de son Livre sur la Recherche de la Vérité. […] M. de Voltaire, si en état d’en sentir le prix, auroit dû en parler avec plus d’égards ; par-là il se seroit épargné le blâme du ridicule qu’il a cherché à répandre sur cet illustre Métaphysicien.

1215. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface de « Lucrèce Borgia » (1833) »

Quand il voit chaque soir ce peuple si intelligent et si avancé qui a fait de Paris la cité centrale du progrès, s’entasser en foule devant un rideau que sa pensée, à lui chétif poète, va soulever le moment d’après, il sent combien il est peu de chose, lui, devant tant d’attente et de curiosité ; il sent que si son talent n’est rien, il faut que sa probité soit tout ; il s’interroge avec sévérité et recueillement sur la portée philosophique de son œuvre ; car il se sait responsable, et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un jour de ce qu’il lui aura enseigné.

1216. (1761) Salon de 1761 « Peinture — M. Pierre » pp. 122-126

C’est qu’il n’a pas senti la richesse de son idée. […] Cet homme n’a pas senti l’effet du sang qui eût descendu le long du bras de l’exécuteur, et arrosé le cadavre même.

1217. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 34, du motif qui fait lire les poësies : que l’on ne cherche pas l’instruction comme dans d’autres livres » pp. 288-295

Les raisonnemens des autres peuvent bien nous persuader le contraire de ce que nous croïons, mais non pas le contraire de ce que nous sentons. Or nous sentons bien quel est celui de deux poemes qui nous fait le plus grand plaisir.

1218. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 4, objection contre la proposition précedente, et réponse à l’objection » pp. 35-43

Cette contrainte pénible dès l’enfance, lui devient insupportable à mesure que l’âge lui fait encore mieux sentir, et son talent et sa misere. […] Il sent bien qu’il est hors de sa place.

1219. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre V. Première partie. Les idées anciennes devenues inintelligibles » pp. 106-113

Le cavalier doit sentir frémir dans sa main la bouche délicate du cheval, sous peine d’être renversé avec dédain par lui. […] Dans une telle révolution, qui atteint jusqu’aux éléments mêmes de la société, il a été bien permis, sans doute, et il n’est peut-être encore que trop permis à un grand nombre d’hommes de désespérer de notre existence sociale ; et ce malaise si naturel, qui continue toujours de se faire sentir, pourra bien ne se prolonger que trop longtemps.

1220. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Roederer. — II. (Suite.) » pp. 346-370

Roederer, qui sent volontiers de la même manière que Sieyès dans les moments décisifs, n’a pas comme lui l’invention ni la puissance de formule, il n’a que beaucoup d’esprit, de sens, une pensée énergique et diverse ; mais il y joint une plume facile, ingénieuse, et ne perd jamais de vue la pratique ; c’est un Sieyès en monnaie et en circulation, communicatif, qui a, chaque jour au réveil, une idée, une observation neuve sur n’importe quel sujet, politique, moral, littéraire, grammatical, et qui, à l’instant même, a autant besoin de dire ce qu’il pense que Sieyès avait toujours envie de le taire. […] C’est dans cette discussion que le Conseil d’État se sentit partagé entre le respect dû à ce savant octogénaire, à ce sage esprit en qui ne s’est affaiblie aucune faculté et d’où ne s’est échappée aucune portion de savoir, et l’admiration due à ce jeune législateur qui, malgré sa jeunesse, affronte les points les plus ardus de la législation. […] — Il n’est pas un homme de quelque mérite qui ne préférât, près de Bonaparte, l’emploi qui occupe sous ses yeux à la grandeur qui en éloigne, et qui, pour prix d’un long et pénible travail, ne se sentît mieux récompensé par un travail nouveau que par le plus honorable loisir.  […] Nul n’osera interrompre son silence avec indiscrétion, non que l’on craigne un moment de mauvaise humeur, mais uniquement parce qu’on sent qu’il existe, pour ainsi dire, entre lui et soi, une grande pensée qui l’occupe et le défend d’une approche familière.  […] Je répondis par les mots suivants que je me suis souvent dits à moi-même : « Je le loue publiquement de ce qu’il a fait de bien, d’abord afin qu’on l’aime et qu’on le connaisse ; ensuite pour qu’il sache quels sont les motifs de l’attachement qu’on a pour lui ; en troisième lieu pour avoir le droit de lui parler franchement et avec fermeté dans son Conseil ou en particulier. » — Il arriva sous son gouvernement une chose assez extraordinaire entre les hommes qui travaillaient avec lui : la médiocrité se sentit du talent, le talent se crut tombé dans la médiocrité ; tant il éclairait l’une, tant il étonnait l’autre !

1221. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « De la tradition en littérature et dans quel sens il la faut entendre. Leçon d’ouverture à l’École normale » pp. 356-382

Le classique en effet, dans son caractère le plus général et dans sa plus large définition, comprend les littératures à l’état de santé et de fleur heureuse, les littératures en plein accord et en harmonie avec leur époque, avec leur cadre social, avec les principes et les pouvoirs dirigeants de la société ; contentes d’elles-mêmes, — entendons-nous bien, contentes d’être de leur nation, de leur temps, du régime où elles naissent et fleurissent (la joie de l’esprit, a-t-on dit, en marque la force ; cela est vrai pour les littératures comme pour les individus) ; les littératures qui sont et qui se sentent chez elles, dans leur voie, non déclassées, non troublantes, n’ayant pas pour principe le malaise, qui n’as jamais été un principe de beauté. […] que si un jour, dans notre belle patrie, dans notre cité principale de plus en plus magnifique, qui nous la représente si bien, nous nous sentions heureux, sincèrement heureux d’en être ; que si surtout les jeunes âmes touchées d’un bon souffle, atteintes de ce contentement louable et salutaire qui n’engendre pas un puéril orgueil, et qui ne fait qu’ajouter à la vie de l’émulation, se sentaient heureuses de vivre dans un temps, dans un régime social qui permet ou favorise tous les beaux mouvements de l’humanité75 ; — si elles ne se constituaient pas dès le début en révolte, en fronde, en taquinerie, en aigreur, en regrets ou en espérances d’en arrière ou d’au-delà, si elles consentaient à répandre et à diriger toutes leurs forces dans le large lit ouvert devant elles ; — oh ! […] La meilleure manière, non seulement de sentir, mais de faire valoir les belles œuvres, c’est de ne point avoir de parti pris, de se laisser faire chaque fois en les lisant, en en parlant ; d’oublier s’il se peut, qu’on les possède de longue main, et de recommencer avec elles comme si on ne les connaissait que d’aujourd’hui. […] Laissons d’autres s’exalter dans des admirations exagérées qui portent à la tête et qui tiennent d’une légère ivresse : je ne sais pas de plaisir plus divin qu’une admiration nette, distincte et sentie.

1222. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Journal et Mémoires, de Mathieu Marais, publiés, par M. De Lescure »

Ce qui surprend, c’est que tout y est sage, réglé, plein de mœurs ; on n’y voit ni vivacité ni brillants, et ce n’est partout qu’élégance, correction, tours ingénieux et déclamations simples et grandes, qui sentent le génie d’un homme consommé et nullement le jeune homme. […] J’abonde dans mon faible peut-être, mais il me semble que ces témoignages, nés au moment même de la naissance des livres et avec eux, les font mieux sentir et rafraîchissent l’admiration. […] Toutes ces tracasseries me dégoûtent. » Il n’est devenu si dégoûté que depuis qu’il sent qu’il n’a plus de chances et que les raisins sont trop verts. […] « Mme de Lambert avait beaucoup d’esprit, écrivait M. de La Rivière, si l’on peut en avoir sans goût… Elle ne sentait point les différences du bon, du meilleur et de l’excellent. […] Je me servis du droit que j’avais comme son plus ancien ami pour lui faire sentir le ridicule d’une conduite qui blessait les bienséances et dont le monde se moquait : comme je ne pus la raviser, je pris mon parti.

1223. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres inédites de F. de la Mennais (suite et fin.)  »

Carron durant cette veine d’alors, on sent qu’il est véritablement sous le charme : « (Londres, 9 octobre 1815)… Je ne puis t’exprimer avec quelle tendresse j’aime cet excellent père, qui a bien été pour moi l’instrument des miséricordes de Dieu. […] Carron sent combien il serait essentiel, une fois en France, d’avoir à soi un bon journal religieux : il pense naturellement à La Mennais pour rédacteur. […] Je ne peux pas en désavouer le fond, parce qu’il ne me paraît que trop vrai, et que l’on ne peut guère s’abuser sur ce qu’on sent ; mais j’aurais dû m’efforcer de mettre plus de mesure dans l’expression. […] Il avouait qu’il n’était pas né pour la prêtrise, qu’il s’y était laissé inconsidérément entraîner par le vertueux abbé Carron ; qu’il lui fallait la vie laïque en plein vent et en plein soleil ; qu’il regrettait de n’être pas marié, de n’avoir pas une femme, des enfants ; mais que, pour se former une famille, il était déjà trop âgé lorsqu’il rompit avec le sacerdoce. » Certes, La Mennais, en 1810, eût probablement frémi de s’entendre s’exprimer de la sorte ; mais l’aveu qui devait sortir plus tard de ses lèvres couvait déjà dans l’amertume cruelle et irrémédiable dont il se sentait abreuvé au fond de l’âme. […] » Ceci est un dernier reproche profond et sourd adressé à son frère pour les vœux indissolubles dans lesquels il se sentait enchaîné.

1224. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Victor Hugo, Toute la Lyre. »

Et voici les pensées qu’on y trouve : — Les poètes primitifs aimaient la nature, et elle leur parlait  J’ai fait de la critique quand j’étais enfant, mais j’ai reconnu l’absurdité de cette occupation  La tragédie classique sent le renfermé. […] Ils m’empêchent de sentir sa poésie »… La demi-douzaine d’idées et de sentiments que j’énumérais tout à, l’heure, songez qu’il les a développés en cinquante ou soixante mille vers. […] Car, sans doute, si nous avions senti le besoin d’apprendre au monde que Marat fut fait de charité et de cruauté, nous aurions pu, en prenant notre temps, trouver cinq ou six images pour le dire ; mais lui ! […] Mais les mots, après tant de siècles de littérature, sont tout imprégnés de sentiments et de pensée : ils devaient donc, par la vertu de leurs assemblages, le forcer à penser et à sentir. […] Nous ne devons à Victor Hugo aucune façon nouvelle de penser — ni de sentir.

1225. (1894) Propos de littérature « Chapitre V » pp. 111-140

Avec des qualités spéciales et beaucoup plus de vivacité et d’intimité dans le sentir, M. de Régnier s’apparie ainsi à M.  […] Et nous sentons pourtant, oui, on commence je crois à le sentir, quelle force inconnue naîtrait de ce magique baiser, quel courant réciproque de nos yeux à la terre et de la terre jusqu’à nos lèvres ! […] Qui de nous ne sent pas au plus vif de lui-même bondir encore l’espoir de la parfaite Musique ? […] On le sent naturel à sa bouche comme aux diamants les chevelures, comme aux corsages tous les bouquets » etc.

1226. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre troisième »

Ce parti fit d’ailleurs la faute de tous les partis qui se sentent les plus faibles : il voulut reprendre le pouvoir par un coup d’État. […] Mélanchthon avait senti l’excellence de cette méthode ; mais il ne l’appliqua pi un corps de discours si serré et si plein, ni à des doctrines qui lui fussent propres. […] Il sentait son avantage sur les écrivains scolastiques et sur Luther lui-même, auquel il fait allusion quand il dit « que la matière a été jusqu’ici démenée confusément, sans nul ordre de droit, et par une ardeur impétueuse, plutost que par une modération et gravité judiciaire. » Dans cette phrase expressive, Calvin peint à la fois la manière de Luther et la sienne. […] Calvin l’avait compris aussi lorsque pouvant choisir entre le latin et le grec, cet homme, à qui Platon n’était pas moins familier que Cicéron, prit ses modèles dans la littérature latine, il prouva qu’il sentait mieux sa langue que Rabelais. […] Le catholicisme raisonnera quelque jour comme Calvin et sentira comme saint Augustin.

1227. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre douzième »

Il ne se sentait pas à sa place dans l’Encyclopédie, qu’il a appelée « une grande boutique » dont les auteurs sont les « garçons. » — « Pourquoi n’avez-vous pas recommandé une espèce de protocole à ceux qui vous servent, écrit-il à d’Alembert : étymologie, définitions, exemples, raison, clarté et brièveté ? […] Ce que d’Alembert pense, il ne le voit pas, encore moins le sent-il : il le démêle sans le détacher ; il l’éclaircit sans le faire briller. […] Mais rien n’égale, pour la grâce et la pureté de la peinture, cet amour qui naît comme à l’abri de l’amitié fraternelle ; cet éveil des sens chez le jeune homme qui se trahit le premier, parce qu’il se défie le moins de ce qu’il sent : les troubles de la pudeur qui agitent la jeune fille avant que sa conscience soit avertie, et qui lui parlent sans paroles ; le malaise secret dans ce qui ressemble le plus au bonheur, le premier amour ; les joies permises qui ne laissent guère plus de paix à l’âme humaine que les joies défendues. […] Pour le roman, les seules parties qui n’en soient pas fanées sont celles où l’on sent venir René. […] Mais combien qui, attirés d’abord par l’enchanteur, voulurent regarder de près les choses dont il parlait, en sentirent la vie, et y devinrent plus savants et plus croyants que lui !

1228. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « L’expression de l’amour chez les poètes symbolistes » pp. 57-90

Il a peur d’être obligé de se dire : « Je m’emballais, j’ai rencontré un caillou. » Il se sent attiré vers sa beauté, mais une amertume secrète gâte tous ses plaisirs présents. […] Déjà les parnassiens s’étaient sentis, pour les mêmes causes, inclinés à la sagesse. […] Il sentira bientôt remonter dans son cœur l’Astre argenté des rêves paisibles, mais il souffre horriblement. […] On sent bien, ne serait-ce qu’à l’artifice du style, qu’il n’y a là que rodomontades et vantardises. […] Il a toujours combattu âprement les fervents de ce système et pourtant qui ne sent qu’il en est l’un des prototypes les plus marqués.

1229. (1890) L’avenir de la science « XVIII »

L’état actuel étant défectueux et senti défectueux, quiconque se propose comme pouvant y apporter le remède est le bienvenu. […] Ce n’est pas parce qu’on a prouvé à une nation qu’elle a droit à son indépendance qu’elle se lève : le jeune lion se lève pour la chasse, quand il se sent assez fort, sans qu’on le lui dise. […] Nous autres, Français, qui avons l’esprit absolu et exclusif, nous tombons ici en d’étranges illusions et nous faisons fort souvent ce raisonnement, qui sent encore sa scolastique : « Tel système d’institution serait intolérable chez nous, au point où nous en sommes : donc il doit l’être partout, et il a dû l’être toujours. » Les simples portent cela jusqu’à des naïvetés adorables. […] Il résulterait de là une situation très poétique et inconnue jusqu’ici : un esclavage senti et supporté avec délicatesse et résignation. […] Le nôtre serait supérieur à son maître, parce qu’il sentirait mieux le divin et échapperait par l’amour à l’affreuse réalité.

1230. (1883) Souvenirs d’enfance et de jeunesse « Appendice »

L’amour filial avait absorbé en moi toutes les autres affections dont j’étais capable et auxquelles Dieu ne m’a pas appelé ; et puis il y avait entre ma mère et moi des liens tout spéciaux tenant à mille circonstances délicates qu’on ne peut que sentir. […] Elle vous fait toucher ces mystères qu’on sent en son propre cœur, et qu’on cherche péniblement à se formuler. […] J’avais perdu le besoin de savoir, de scruter, de critiquer ; il me semblait qu’il m’eût suffi d’aimer et de sentir ; mais je sentais bien qu’au premier jour où le cœur cesserait de battre si fort, la tête recommencerait à crier famine. […] » Si vous n’étiez pas ce que vous êtes, je me jetterais à vos genoux, devant vous, pour vous demander, au nom de notre amitié, si vous vous sentez capable de jurer de vous-même que vous ne changerez d’avis à aucune époque de votre existence.

1231. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre X. La littérature et la vie de famille » pp. 251-271

Il me paraît que les poètes et les romanciers ont maintes fois fait l’éducation amoureuse de leurs lecteurs et de leurs lectrices, qu’ils leur ont appris à sentir plus vivement et plus finement, qu’ils ont ainsi leur grande part dans la complexité plus grande et dans les allures romanesques ou tragiques que l’amour a prises dans les temps modernes. […] Si la femme joue ainsi parfois un rôle brillant ou touchant, on sent pourtant le plus souvent que sa place dans la famille féodale du nord de la France est encore humble et secondaire. […] Qui ne sent l’abîme qui sépare la famille d’aujourd’hui de celle d’autrefois ? […] C’est qu’il a assisté au bouleversement des fortunes par l’aventure de Law ; il a passé par la rue Quincampoix  ; il a vu des camarades monter dans les carrosses au lieu de monter derrière ; il se sent assez alerte d’esprit et assez léger de scrupules pour devenir, lui aussi, financier. […] Le valet se sent protégé par la douceur accrue des mœurs et par le progrès des idées d’égalité.

1232. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre Premier »

Il sent sa faiblesse, il a conscience de sa déraison ; mais la passion l’emporte, et il cède avec de nobles rougeurs. […] Comme toutes les femmes de son type, elle se prenait à aimer, avec la soumission d’une esclave, le mâle énergique qui lui faisait sentir sa force dans son mépris. […] Cela sentait le miel d’Hymète et le laurier-rose ; cela était grec sans pédanterie et sans hellénisme, comme ces camées ou ces fragments d’anthologie qui portent, empreint dans l’agate ou dans la strophe, un fin et pur détail des mœurs antiques. […] On y sent le placage et le mécanisme du ressort théâtral, appliqué sur la fiction, à grand renfort d’expédients criards et mal assortis. […] A peine introduite dans ce saint des saints de la royauté, la jeune fille sent sa douleur se calmer et son désespoir s’endormir.

1233. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur de Malesherbes. » pp. 512-538

» En lisant les Observations de Malesherbes, restées inédites de son vivant et qui ne parurent qu’en 1798, on sent partout un homme modeste, instruit, qui est sur son terrain et qui ne fait que le défendre comme il doit, en accueillant un peu vertement l’homme supérieur, qui jette un coup d’œil général et qui tranche. […] Nous sommes aujourd’hui dans un moment peu favorable pour bien sentir les avantages de la liberté de la presse. […] Si peu ménagé par Voltaire, il ne manquait à M. de Malesherbes, pour se sentir tout à fait dans la vraie voie et dans le juste milieu, que d’être dénoncé par Pompignan, et c’est ce qui arriva. […] C’est Boissy d’Anglas qui nous le montre ainsi, et Chateaubriand achève le portrait en ajoutant : « Mais, à la première phrase qui sortait de sa bouche, on sentait l’homme d’un vieux nom et le magistrat supérieur. » Sa conversation était riche, nourrie, abondante ; il savait tout, ou du moins il savait beaucoup de tout, et cela sortait à flots avec une vivacité et une profusion qui rendait sa parole aussi piquante qu’instructive. […] Enfin, pour toucher aux divers traits, il avait dans le propos non seulement de la gaieté, mais quelque grain du ton du xviiie  siècle, et Chamfort a cité de lui un mot leste qui sent presque sa Régence : « On est toujours de son temps ».

1234. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Bussy-Rabutin. » pp. 360-383

Il donna, dès ses débuts, dans tous les vices et tous les travers de son temps : duelliste, joueur, débauché, un raffiné en toute chose : avec cela un tour d’esprit qui sentait l’homme poli jusque dans l’homme de guerre et qui sauvait ses actions de la brutalité. […] Mais je me permettrai de trouver que l’urbanité de Bouhours ne fut jamais que celle d’un homme de collège qui fait le sémillant ; l’urbanité de Pellisson, que celle d’un bourgeois élégant et resté, un peu sur l’étiquette et sur la cérémonie à la Cour ; l’urbanité de Bussy, à son bon moment, était la seule qui sentît tout à fait le courtisan aisé et l’homme du monde. […] Elle lui avait pardonné son injure, mais à condition de s’en ressouvenir et de la lui rappeler toujours : « Levez-vous, comte, je ne veux point vous tuer à terre, lui écrivait-elle quand il faisait semblant de se mettre à genoux : ou reprenez votre épée pour recommencer notre combat… » En pleine paix, en pleine amitié, un mot, une saillie soudaine de cette innocente railleuse, laissait deviner son ancienne rancune, et montrait bien qu’elle se sentait désormais sur lui tous les avantages. […] On sent ici du moins une plainte vraie, un soupir, quelque chose d’humain. […] « D’ailleurs, ajoutait-il, Despréaux est un garçon d’esprit et de mérite que j’aime fort. » Lié avec les Sarasin, les Benserade, et ces anciens beaux esprits qu’il appelait encore les virtuoses, il eut le tact et le bon goût d’accepter, de deviner les mérites originaux et naissants : il fut l’un des premiers à sentir et à pousser La Bruyère.

1235. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Études sur Saint-Just, par M. Édouard Fleury. (2 vol. — Didier, 1851.) » pp. 334-358

Saint-Just bientôt va jouer au Caton et au Lycurgue ; mais, à l’exemple de tous les réformateurs de la fin du xviiie  siècle, ce Lycurgue a été contemporain de De Sade, et on le sent d’abord. […] Nommé député à la Convention en septembre 1792, il court à Paris rejoindre Robespierre, vers lequel il s’était senti poussé dès longtemps par une affinité secrète, et à qui il avait écrit dès le 19 août 1790 : « Je ne vous connais pas, mais vous êtes un grand homme ! […] Voulant créer une république, il sentait bien que, s’il ne faisait passer dans les autres quelque chose du même fanatisme dont il était animé depuis ces derniers mois, il ne réussirait jamais. […] Saint-Just sent très bien de bonne heure qu’il n’y a qu’un gouvernement fort qui puisse porter remède aux désastres de l’anarchie, et en cela il s’élève au-dessus du commun des démagogues : « Lorsqu’un peuple n’a point un gouvernement prospère, c’est un corps délicat pour qui tous les aliments sont mauvais. » Ce gouvernement meilleur et plus ferme, il va le chercher non dans la Convention même où l’on parle trop pour cela (et il est impossible, pense-t-il, que l’on gouverne sans laconisme), mais dans les Comités, en les résumant le plus possible dans la personne de deux ou trois chefs influents, parmi lesquels il se compte. […] Un grand coup que vous frappez retentit sur le trône et sur le cœur de tous les rois ; les lois et les mesures de détail sont les piqûres que l’aveuglement endurci ne sent pas… On trompe les peuples de l’Europe sur ce qui se passe chez nous ; on travestit vos discussions, mais on ne travestit point les lois fortes : elles pénètrent tout à coup les pays étrangers comme l’éclair inextinguible.

1236. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre I : La politique — Chapitre III : Examen de la doctrine de Tocqueville »

Les lois communes se seraient mieux fait sentir, lorsque les différences auraient été bien accusées. […] Ainsi les grands méprisaient le peuple et lui faisaient sentir le poids de leur mépris. […] Ici, à la vérité, je me rencontre précisément sur le terrain où M. de Tocqueville croit sentir le plus clairement la main toute-puissante de l’État. — Le progrès de l’industrie, dit-il, amène le développement de la puissance publique de trois manières : d’abord l’industrie, en réunissant un grand nombre d’hommes dans des cités populeuses, appelle des lois de police, une surveillance compliquée et coûteuse, la crainte des révolutions et par conséquent l’augmentation de la force publique ; en second lieu, un pays où l’industrie prospère a besoin de routes, de ponts, de ports, de canaux : de là un immense déploiement des travaux publics, et par suite de la puissance de l’État. […] « Une pareille doctrine, dit-il, est particulièrement dangereuse à l’époque où nous sommes : nos contemporains ne sont que trop enclins à douter du libre arbitre, parce que chacun d’eux se sent borné de tous côtés par sa faiblesse ; mais ils accordent encore volontiers de la force et de l’indépendance aux hommes réunis en corps social. […] Ce n’est pas qu’il fût indifférent aux choses de son temps, car on sent dans tous ses écrits une émotion contenue qui témoigne d’une âme vivement préoccupée ; mais cette émotion, qui lui donnait l’ardeur de la recherche, n’était pas assez violente pour le dominer et l’aveugler.

1237. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre II. Des poëtes étrangers. » pp. 94-141

On y sent un homme dont la vie a essuyé beaucoup de traverses, & qui a formé son jugement dans l’amertume des adversités. […] On sent dans cette Tragédie le goût d’un Écrivain qui s’est formé sur la majestueuse simplicité des Grecs. L’intrigue est naturelle, la scène animée par les actions qui s’y passent, les mœurs sentent l’antique ; le langage est noble & poétique sans être affecté, les personnages sont intéressans. […] Mais il en reste toujours assez dans la traduction pour faire sentir que Milton, quoique chrétien, n’avoit pas sur cet article la même délicatesse que montre Virgile dans le cinquiéme Livre de son Enéide. […] Nous ne nous occupons qu’à nous faire voir, qu’à nous faire sentir ; ils s’oublient entiérement pour ne montrer que la chose qu’ils imitent.

1238. (1913) La Fontaine « III. Éducation de son esprit. Sa philosophie  Sa morale. »

Il croyait à l’âme des bêtes, oui, mais il a senti le besoin de faire une sorte d’exception, de faire une sorte de répartition particulière que je vous ai indiquée déjà tout à l’heure. […] Je rendrais mon ouvrage… Il se voit fabriquant l’âme des animaux ; il est charmant… … Je rendrais mon ouvrage Capable de sentir, juger ; rien davantage. Sentir, juger ! […] Il n’y a rien qui sente le surhomme et qui sente le héros dans vos fables. » Il est certain qu’il aurait parfaitement raison.

1239. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre vi »

Il sent tangiblement la supériorité du savoir et ne s’y dérobe pas. […] Je t’assure que dans une attaque, on sent bien la liaison entre les armes et la participation de chacun au plan qui développe progressivement la pensée des chefs. […] Thierry se sentait placé au service de quelque chose de grand qu’il anticipait : Il y avait chez lui de l’esprit monastique. […] Il le sentait. […] Avant la guerre, il était présenté comme un état anarchique menaçant pour une société qui se sentait minée par le relâchement de la discipline nécessaire à toute organisation sociale et qui mettait tout son espoir dans le bon exemple des détenteurs de l’autorité, dans le bon exemple du fonctionnaire.

1240. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre x »

Je suis fier d’être soldat, d’être jeune, de me sentir brave et plein d’entrain ; je suis fier de rendre service à mon pays, à la France… La fidélité au drapeau, l’amour de la patrie, le respect de la parole donnée, le sentiment de l’honneur ne sont pas pour moi des mots creux et vides de sens ; ils résonnent comme un appel de clairon dans mon cœur de dix-huit ans, et c’est pour eux, s’il le devient nécessaire, que je saurai aller jusqu’au bout du sacrifice… (Lettres communiquées‌ Des milliers de voix, toutes pareilles, s’élèvent des classes 14, 15, 16, 17 à mesure que la patrie les appelle. […] D’autres ont aimé la nature autant que l’aime cet enfant, et Maurice de Guérin, quand il venait de son beau Midi, a senti comme ce petit Provençal le ciel du Nord, mais que faisaient-ils, ces grands peintres, de leur enivrement agreste ? […] Mais c’est dans l’action surtout qu’il s’instruira. « J’avais souvent rêvé de cette heure où j’entrerais dans la réalité. » Un jour, dans la tranchée, il songeait à la mort et lui cherchait un remède :‌ Il est infiniment doux, dans des moments comme celui-ci, de sentir qu’il y a d’autres âmes autour de nous, qui, si nous ne pouvons pas le faire, sauront élever bien haut le flambeau que nous venons de porter en avant…‌ Mais soudain il s’arrête, il écarte ce vol des oiseaux de deuil :‌ D’autres ? […] À aucun moment, je ne m’étais senti aussi près des miens et de tous ceux que j’aime ; jamais je n’aurais cru que, malgré les distances nous puissions être unis d’aussi près à ceux qui luttent avec nous…‌ Et c’est cela qui m’a conduit à la plus belle de ces trois expériences : à la valeur unique et merveilleuse de la prière.‌ […] Et voici qu’aujourd’hui, des compatriotes, des voisins, des enfants de notre formation placés dans des circonstances qui émeuvent tout l’être, sentent et raisonnent comme cet Anglais, et mon ami Hassler, plus âgé qu’eux et qui ne partage pas leur foi, regardant autour de lui, écrit : « Il ne faut pas se dissimuler que beaucoup d’hommes… sont soutenus par l’idée d’un être supérieur auquel ils se confient. » (Ma campagne au jour le jour, par le capitaine Hassler.

1241. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre I. La conscience et la vie »

La conscience et la vie Conférence Huxley 1, faite à l’Université de Birmingham,le 29 mai 1911 Quand la conférence qu’on doit faire est dédiée à la mémoire d’un savant, on peut se sentir gêné par l’obligation de traiter un sujet qui l’eût plus ou moins intéressé. […] Chacune, prise à part, nous conduira à une conclusion simplement probable ; mais toutes ensemble, par leur convergence, nous mettront en présence d’une telle accumulation de probabilités que nous nous sentirons, je l’espère, sur le chemin de la certitude. […] Ne sont-ce pas les moments de crise intérieure, où nous hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre avenir sera ce que nous l’aurons fait ? […] Mais celui qui est sûr, absolument sûr, d’avoir produit une œuvre viable et durable, celui-là n’a plus que faire de l’éloge et se sent au-dessus de la gloire, parce qu’il est créateur, parce qu’il le sait, et parce que la joie qu’il en éprouve est une joie divine. […] Au point culminant de la première évolution sont les insectes hyménoptères, à l’extrémité de la seconde est l’homme : de part et d’autre, malgré la différence radicale des formes atteintes et l’écart croissant des chemins parcourus, c’est à la vie sociale que l’évolution aboutit, comme si le besoin s’en était fait sentir dès le début, ou plutôt comme si quelque aspiration originelle et essentielle de la vie ne pouvait trouver que dans la société sa pleine satisfaction.

1242. (1905) Propos de théâtre. Deuxième série

Corneille sent bien qu’il est atteint par cette « règle » ou ce « principe ». […] On sent bien que la haine indéfectible est le fond même de son cœur. […] qu’elles sentaient bon ! […] On le sent ; mais tout cela est confus. […] Et l’on sent bien qu’aussi il y a du vrai, beaucoup de vrai.

1243. (1903) La pensée et le mouvant

Nous sentions bien la faiblesse des Premiers Principes. […] Mais nous y gagnerons aussi de nous sentir plus joyeux et plus forts. […] Tant que son action se fait sentir, il adhère à la vie de la nation et lui demeure présent. […] Par lui nous nous sentons soulevés, entraînés, portés. […] On le sentait détaché du reste, et comme distrait des réalités de la vie.

1244. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. DAUNOU (Cours d’Études historiques.) » pp. 273-362

Enseigner, ce n’est pas dicter ce qu’il faut croire, c’est faire observer ce qui a été senti ; ce n’est pas inculquer des opinions traditionnelles, ce n’est pas même révéler à un élève les résultats des recherches que l’on a faites avant lui, c’est le diriger lui-même dans ces recherches et le conduire à ces résultats. […] C’est assez indiquer ce que chacun sent, car nous ne péchons point par un tel genre d’excès aujourd’hui. […] Ils avoueraient que celui de tous les hommes qui a le plus vivement senti le besoin d’une renommée vaste et immortelle, a pourtant aimé sa patrie aussi passionnément que la gloire. […] Et il dut passer bien des heures assez douces en effet, des heures désabusées, monotones, mais tranquilles, dans lesquelles il goûtait le plaisir philosophique et sévère d’appliquer indifféremment son esprit, de sentir son instrument exact et sûr fonctionner sur des objets bien déterminés. […] Le style qui sentait un peu la lampe ne lui déplaisait pas.

1245. (1892) Les idées morales du temps présent (3e éd.)

Ils sentaient le divin en eux-mêmes. » (Vie de Jésus. […] Certainement, c’était ridicule ; mais elle sentait ainsi, elle ne pouvait se refaire ». […] On le sent irrité contre eux, contre leur chair dont il a étalé les luxures, contre leur cœur qu’il a rempli de convoitises. […] On sentirait que les excuses que M.  […] Il a senti cette instabilité, cette insécurité dont tout le monde souffre depuis vingt ans, les hommes de pensée plus que les autres.

1246. (1856) Réalisme, numéros 1-2 pp. 1-32

Il est tout simple alors qu’un homme soit content de sentir tout cela en lui. […] Le public sent cela d’instinct. […] La poésie ne voit pas, ne sent pas elle est dans des choses arbitraires. […] Ce qui est senti est, ce qui est imaginé n’est pas. […] Il ne sentait que les côtés âpres, durs, intéressés de la vie.

1247. (1891) La vie littéraire. Troisième série pp. -396

Qu’est-ce qui lui fait sentir ainsi le mal de vivre ? […] Avec une exquise délicatesse d’épiderme, il ne sent rien à fond. […] Je ne parle, bien entendu, que de ce qui est senti. […] Il sent qu’il l’a perdue par sa faute. […] Du moins, l’ai-je senti vivement.

1248. (1865) Cours familier de littérature. XIX « CXIIIe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (2e partie). Littérature de l’Allemagne. » pp. 289-364

Lorsqu’un esprit aussi énergique, aussi dispos, ne se plaint que de l’abaissement de cette activité à laquelle il a été habitué pendant plus d’un demi-siècle et qui a progressé d’elle-même, c’est qu’il doit sentir qu’il lui reste encore bien peu de temps. […] « Ce n’est pas le marbre qui rappelle sa mémoire ; mais partout où les lumières, l’amour de la nature, l’intelligence du monde et de notre propre espèce, comme membres de la création, réjouissent notre âme, là nous sommes en présence de son monument, là nous nous sentons pénétrés d’un doux sentiment de reconnaissance pour lui, là nous rendons hommage au nom de Alexandre de Humboldt !  […] « Al. de Humboldt. » Ainsi l’instinct de l’amitié se fait sentir dans ceux-là même qui n’en ont pas l’intelligence. […] Platon dépeint en quelques traits généraux « l’ombrage épais du haut platane, les parfums qui s’exhalent de l’Agnus-castus en fleur, la brise qui sent l’été et dont le murmure accompagne les chœurs des cigales ». […] On sent que les accidents météorologiques qui se produisent dans la région des nuages, les vapeurs qui se condensent ou se dissipent, suivant la direction des vents, les jeux bizarres de la lumière, la formation de la grêle et du tonnerre, avaient été observés avant d’être décrits.

1249. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre III. Molière »

Pour suffire à tous ses emplois, et écrire encore tant de pièces, il fallait que Molière improvisât : et cela se sent. […] Le pire contresens qu’on puisse faire sur Molière, c’est de ne pas sentir combien son rire est naturel, spontané, copieux, et comment, loin d’être le masque de son expérience, il a les mêmes sources profondes que cette expérience même. […] Et inversement, pour la même raison, ils sentent intérieurement le même respect pour lui que nous sentons nous-mêmes. […] Cela se sent, plutôt qu’on ne le démontre : on voit pourtant bien qu’à une âme naïve, la plus fausse des coquettes devait, dès la première rencontre, présenter son idéal plus complet et apparent qu’une simple honnête femme : le vrai a ses limites que le faux franchit aisément. […] il la sent plaisante, et pour l’épuiser, il imprime à sa comédie ce mouvement symétrique de bascule, qui est le plus déplaisant des artifices du vaudeville.

1250. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre I — Chapitre deuxième »

Le détour est si court pour arriver au but, et l’opération, pour rétablir l’ordre, si aisée et si rapide, qu’on sent bien que l’inversion ne tardera pas à disparaître ainsi, même aux époques où notre langue l’a subie, elle a su l’accommoder à ce besoin de clarté qui est le trait distinctif de l’esprit français. […] Aux plus beaux temps de notre langue, on n’aurait pas su exprimer en moins de mots plus sentis ce lâche retour des Grecs à leur empereur rétabli sur le trône. […] Quoi qu’il en soit, cette culture latine se fait sentir dans les Chroniques de Froissart. […] Il n’y a pas place pour la critique là où il n’y a pas un historien qui recherche à la fois le vraisemblable et le vrai ; qui non-seulement raconte les événements, mais qui les explique ; qui pénètre les causes et prévoit les effets ; qui raisonne sur les intérêts des peuples, sur les caractères sur les mœurs ; qui discerne le bien du mal, et qui approuve ou blâme ; qui, pour tout dire, sent en homme de cœur, examine en philosophe et décidé en juge. […] De même, la langue française se reconnaît à cette netteté de l’expression, à cette grâce du tour, à cette fermeté sans roideur, à cet éclat tempéré, qui frappent le critique le moins suspect d’archaïsme, et que sentiraient ceux même qui veulent lire sans juger.

1251. (1765) Articles de l’Encyclopédie pp. 3665-7857

On ne sait ce qui manque à leur style pour être naïf : mais on sent bien qu’il ne l’est pas ; cela vient de ce que leurs bergers pensent au lieu de sentir, & analysent au lieu de peindre. […] Un berger sent épanoüir son ame au retour de sa bergere ; les termes abstraits lui manquent pour exprimer ce sentiment. […] Ce n’est point à nous à tracer un tel plan, nous en sentons les difficultés ; mais nous écrivons ici pour les hommes de génie. […] Il s’agit de ménager la répugnance que chacun sent à être corrigé par son égal. […] Or peut-on se persuader que ce soit un homme naïf qui le premier ait vû & senti ces rapports & ces nuances ?

1252. (1894) La bataille littéraire. Cinquième série (1889-1890) pp. 1-349

Il ne se sent pas le droit de tuer, et il aura beau faire, il n’arrivera pas à se persuader qu’il peut le prendre. […] Quatre mois ont passé ; le monde a tout ignoré, la femme coupable a senti son cœur s’émouvoir. […] Je me sentis, pour ainsi dire, en communication directe et intime avec les mornes habitants de ce caveau. […] Ces morts qui s’entretenaient entre eux ne m’inspiraient plus d’effroi ; je me sentais presque à l’aise parmi eux. […] Mais s’il fallait parler comme l’enfant, on ne dirait rien… Il a bien assez de sentir !

1253. (1885) L’Art romantique

À force de contempler et de copier, ils oublient de sentir et de penser. […] J’ai senti quelque chose d’analogue devant quelques tableaux de Lesueur et quelques toiles espagnoles. […] Il sent ou plutôt il juge successivement, analytiquement. D’autres peuples, plus favorisés, sentent tout de suite, tout à la fois, synthétiquement. […] Sous l’amant, on sent un père et un protecteur.

1254. (1817) Cours analytique de littérature générale. Tome I pp. 5-537

On sent que, par cette méthode, il ne me sera pas permis de discourir au hasard sur des points indéterminés. […] Alors qu’on se sent frappé, ébloui, enlevé hors de soi par l’enthousiasme qu’inspire un mot, un discours, ou une action, on s’écrie : Voilà le sublime ! […] On sent aussitôt que les plaisirs vrais de la nature le dédommagent de la perte du pouvoir. […] Plus on réfléchit sur eux, et plus on sent le besoin de les méditer encore. […]                  « Il n’est que les grands cœurs « Qui sentent la pitié que l’on doit aux malheurs, « Qui sentent d’un bienfait le plaisir et la gloire !

1255. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Académie française — Réception de M. de Falloux » pp. 311-316

Molé était un nom ancien, qui avait senti de bonne heure la nécessité d’être un homme nouveau. « Vous avez fait comme nous, monsieur, lui disait M.  […] Son second ministère, le ministère dit du 15 avril, se dessine à présent et restera dans l’histoire comme le moment le plus serein et le plus calme des dix-huit années ; et lorsqu’on vient à se rappeler à combien d’attaques, à combien de violences cet honorable ministère fut en butte de divers côtés, combien on l’accusait tout haut d’être un ministère d’abaissement, on rougit aujourd’hui, on devrait rougir, et sentir une bonne fois ce que valent ces coalitions où les meilleures intentions se faussent, où les meilleurs esprits s’aveuglent.

1256. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — D — Desbordes-Valmore, Marceline (1786-1859) »

Oui, dans le premier et célèbre portrait, malgré la robe de moyen âge de pendule, malgré la coiffure à la Ninon, malgré la lyre venue de chez le luthier, la grande Marceline, avec ses beaux yeux enflammés et humides, avec ce front droit et ces sourcils fièrement tracés, avec ce nez si caractérisé, aux bosses hardies et spirituelles, avec ce menton pointu, finement pensif, ces lèvres épaisses et si arquées, ce col énergique, attire, charme et retient le regard, qui se sent en face d’une pensée et d’une âme. […] » — Comme un appel sacré, Marceline Valmore, Tu la sentis dans l’ombre exhaler ce regret… Tel un saule épuisé, relique d’un autre âge, Que remue et soudain ranime un veut d’orage, Le grand luth soupira tout entier palpitant !

1257. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre VIII » pp. 70-76

Toutes ces naïvetés-là ont changé de nuance jusqu’à Voltaire, qui fut libre, leste et gai, mais avec une retenue dont la société de madame Duchatelet lui avait fait sentir la convenance. […] Boileau, l’ayant employé depuis en parlant des vers pleins de sel de Régnier, se hâta de le remplacer par ceux-ci : Heureux si ses discours, craints du chaste lecteur, Ne se sentaient des lieux où fréquentait l’auteur !

1258. (1881) Le naturalisme au théatre

En un mot, notre littérature sent le fagot. […] Mais on sent tout ce qu’elle a de mécanique et d’insuffisant. […] Je me sentais très bête, je tournais à l’ahurissement. […] Nous sentons trop à cette heure le mannequin sous la draperie. […] On ne sent pas des hommes.

1259. (1925) Portraits et souvenirs

Il se sent digne de lui-même. […] Ils le sentaient frappé d’un mal incurable et singulier. […] Ne retrouvons-nous pas chez lui leurs façons de sentir ? […] Il se sent quitte vis-à-vis d’elle. […] Geneviève Tellier l’a senti.

1260. (1854) Causeries littéraires pp. 1-353

Sainte-Beuve, on sent que Soumet s’en est allé et que Théophile Gautier est venu. […] On sent que le panthéisme païen ne suffit plus à M.  […] Cousin, et que l’on revient ensuite au nôtre, est de se sentir humilié et attristé. « Qu’ils étaient grands, et que nous sommes petits !  […] Mignet, plus de sérieux et de profondeur : on sent que l’un écrit pour une société plus polie, l’autre pour un public plus mûr. […] Il y a là une nuance délicate, qui tient au sujet même, et que M. de Beauchesne a merveilleusement sentie.

1261. (1926) La poésie pure. Éclaircissements pp. 9-166

Il devrait s’en tenir là, mais, poète lui-même, il sent confusément que tout lui reste à dire. […] Ce n’est pas seulement le plus beau des sujets, c’est le sujet même de tous les sujets, ce qui reste à dire quand tout a été dit, ce que l’on sent bien que nul ne dira jamais. […] Ni même qu’il ait confusément senti qu’il ne comprenait pas. […] Ils expliqueront beaucoup de choses que nous ne faisons encore que sentir ; ils n’expliqueront pas tout. […] Que je suis d’accord avec tous ceux qui créent ou sentent poétiquement lorsque la fausse raison ne les trompe pas ?

1262. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre I. Les origines. — Chapitre I. Les Saxons. » pp. 3-71

Crier, boire, s’agiter, sentir ses veines échauffées et gonflées par le vin, entendre et voir autour de soi le tumulte de l’orgie, c’était le premier besoin des barbares24. […] Il ne le figure pas, il le sent ; sa religion est déjà intérieure, comme elle le sera lorsqu’au seizième siècle il rejettera le culte sensible importé de Rome, et consacrera la foi du cœur39. […] Il y avait des hommes parmi eux, les Berserkirs43 qui, dans la bataille, saisis par une sorte de folie, déchaînaient tout d’un coup une force surhumaine et ne sentaient plus les blessures. […] La fiction n’est pas ici bien éloignée des choses, et l’on sent l’homme palpiter sous le héros. […] Ils sentent eux-mêmes leur impuissance et leur décrépitude.

1263. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre II. La parole intérieure comparée à la parole interieure »

Sans doute, quand nous parlons notre attention porte uniquement sur le son ; sans doute aussi nous ne sentons pas les mouvements de notre larynx ; mais nous sentons, et très distinctement, ceux de la langue et des lèvres ; il suffit pour les apercevoir de réagir par un moment d’attention contre l’habitude que nous avons de ne pas les remarquer ; en réalité, la sensation de l’ouïe est toujours accompagnée d’une sensation tactile très fine et très spéciale, localisée dans notre bouche. […] Par une raison analogue, comme le cœur s’agite et que nous sentons ses battements quand nous sommes émus, les sentiments sont, naturellement et avant toute science, localisés dans le cœur148. […] Et, tandis que l’affirmation du passé est toujours explicite dans le jugement de reconnaissance, l’affirmation du présent n’est guère autre chose que l’absence de reconnaissance ; l’idée de cette détermination du temps est obscurément enveloppée dans l’expérience des phénomènes que nous ne jugeons pas anciens et dans ce fait que nous nous sentons durer au moment de cette expérience. […] C’est le contexte précis de la citation de Egger : « Mme de Rênal ne pouvait fermer l’œil. […] Elle ne pouvait distraire sa pensée du bonheur de sentir Julien couvrir sa main de baisers enflammés. […] Ici le disciple de Condillac a senti que les mots nous gouvernent.

1264. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « L’abbé Fléchier » pp. 383-416

Je croyais n’avoir plus de goût que pour les soins de l’épiscopat et pour les règles de la discipline de l’Église ; mais j’ai senti que j’aimais encore les sonnets, les stances et les idylles, et qu’au milieu des occupations les plus sérieuses j’étais encore capable d’amusement. […] Fléchier nous fait discrètement sentir ces raisons combinées, et il exprime, en la partageant, l’opinion de M. de Caumartin, plus humain et plus équitable. On sent déjà, à cette modération du narrateur, le futur évêque de Nîmes, qui, dans ses luttes diocésaines avec les protestants, aura à adoucir sans cesse l’humeur et les procédés expéditifs de M. de Bâville. […] Ceux qui, à la lecture, se sont effarouchés de cette espièglerie si gentiment racontée, et de quelques autres traits du même genre, ou de quelques mots francs et vifs à la rencontre, ignorent donc comment on causait alors dans la meilleure compagnie, et je dirai même, quand on s’y sent bien à l’aise et chez soi, comment on y cause aujourd’hui encore. […] On était alors au plus fort de la querelle religieuse ; il n’y avait pas dix ans que Les Provinciales avaient paru : Fléchier, on le sent, les a beaucoup lues, et son ironie en profite ; mais il garde son jugement libre, et il se moque doucement des deux partis.

1265. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE RÉMUSAT » pp. 458-491

La ruine soudaine de crédit qui s’était fait sentir au sein de la famille à la mort de l’oncle ministre (1787) avait été pour elle une première leçon, et qui ne l’étonna point : elle savait de bonne heure son La Bruyère. […] L’enthousiasme reconnaissant et dévoué, dont elle s’était d’abord senti le besoin, essuya trop d’échecs consécutifs pour résister et subsister bien longtemps. […] M. de La Mennais, en un récent écrit, d’où l’on tirerait des pensées assurément plus gracieuses, a dit : « Je n’ai jamais rencontré de femme en état de suivre un raisonnement pendant un demi-quart d’heure. » Voilà qui est bien dur, et qui sent la rancune. […] Attachée d’ailleurs par affection comme par position à l’impératrice Joséphine, elle se sentait pour rôle unique de suivre sa fortune. […] Une inspiration particulière s’y mêle, on le sent, et en est comme la muse secrète.

1266. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIe entretien. Vie du Tasse (1re partie) » pp. 5-63

Sous le poète on sentait le philosophe à caractère sobre ; l’Arioste se retrouvait dans sa maison. […] « Les cœurs comprimés par de longues et précoces infortunes ne déposent jamais complètement les soucis qui ont pesé sur leur jeunesse ; c’est le propre des malheureux de ne jamais croire aux choses heureuses, même quand la fortune souriante revient à eux. » On voit dans une lettre du jeune Torquato écrite de Rome, à cette époque, à la belle et puissante protectrice de tous les génies et de toutes les adversités, la célèbre Vittoria Colonna, combien ce jeune homme sentait prématurément les malheurs de son père et de sa sœur. […] Torquato, de plus, était sincèrement et tendrement religieux ; il se sentait poussé vers son poème non-seulement par la poésie, mais par la piété ; c’était le croisé du génie poétique, aspirant à égaler, par la gloire et par la sainteté de ses chants, les croisés de la lance qu’il allait célébrer. […] La nature, en effet, semblait s’être complu à personnifier la poésie dans le poète ; son portrait par le marquis Manso, son ami, qui l’avait décrit dans son adolescence, à Sorrente et à Rome, rappelle le gracieux portrait de Raphaël d’Urbin, le génie enfant, avec un trait de plus dans le regard, la fierté martiale du chevalier qui sent l’héroïsme dans son sang. […] « Vous me faites sentir plus que jamais combien la Fontaine est charmant dans ses bonnes fables ; je dis dans les bonnes, car les mauvaises sont bien mauvaises ; mais que l’Arioste est supérieur à lui et à tout ce qui m’a jamais charmé, par la fécondité de son génie inventif, par la profusion de ses images, par la profonde connaissance du cœur humain, sans faire jamais le docteur ; par ces railleries si naturelles dont il assaisonne les choses les plus terribles !

1267. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXVIIIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 65-128

CLXXXV Je me sentais le cœur presque fendu en écoutant le récit de la fille du vieux galérien, séduite par sa reconnaissance, et du jeune forçat séduit par la liberté et par l’amour. […] Mon cœur, resserré par les nouvelles de la maîtresse du logis, se fit si petit dans ma poitrine que je me sentis aussi morte que mon ami. […] Les prisonniers crurent que c’était un faux pas contre les dalles du cloître qui avait causé l’accident ; personne, heureusement, n’y prit garde ; j’eus le temps de revenir à moi, de sentir le danger et de réfléchir au moyen d’entrer dans la loge du meurtrier sans que le saisissement trop soudain lui fît révéler involontairement qui j’étais aux oreilles de ses compagnons de peine. […] Allons la chercher ; tirons-en quelques sons d’abord faibles et décousus, dans la cour, bien loin du cachot du meurtrier ; éveillons ainsi son attention, puis taisons-nous pour lui donner le temps de revenir de son étonnement ; puis recommençons un peu plus fort et d’un peu plus près, pour lui faire comprendre que c’est moi qui approche ; puis, taisons-nous de nouveau ; puis, avançons en jouant plus fort des airs à nous seuls connus, pour qu’il ne doute plus que c’est bien moi et que, de pas en pas et de note en note, il sente que je vais précautieusement à lui, et qu’il soit tout préparé à me revoir et à se taire quand la zampogne se taira et que j’ouvrirai la première grille de son cachot. […] Voilà tout ce qui se passait au grand châtaignier, monsieur : la misère, et le chagrin qui empêchait de sentir la misère.

1268. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre I. Polémistes et orateurs, 1815-1851 »

On dirait qu’il a peur de séduire : il s’attache à saisir chaque idée par la face paradoxale ou choquante ; nous ne pouvons le lire sans nous sentir constamment taquiné, bravé, dans toutes les affirmations de notre raison. […] Le, défaut de Courier, c’est qu’on sent trop cet art, et l’effort de l’écrivain : nous aimerions un peu plus d’abandon ; et pourtant, en son genre, il fut un vrai artiste, et tout à fait original. […] Mais s’il se sentait chrétien, il ne voulait pas être prêtre ; il se fit ordonner sous la pression de son directeur et de son frère, dans une angoisse profonde. […] Il le disait sur ses vieux jours : le romantisme, c’est la Commune ; il l’abhorrait comme une insurrection ; il n’y sentait pas l’explosion puissante de l’art et de la poésie. […] Cette vive intelligence ne pouvait pas ignorer, comprenait tout, décidait tout, et ne se sentait jamais écrasée, ni dépassée.

1269. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Taine » pp. 305-350

Mais l’homme de talent, que je mets bien au-dessus du savant, y perdrait, de s’être mis dans les brassières d’une méthode, au lieu de suivre l’inspiration, qui domine toutes les méthodes quand on se sent la vocation d’écrire l’Histoire. […] On sent en lisant ces pages travaillées, fouillées, cannelées, guillochées, que M.  […] Il n’y en avait pas dans laquelle on ne sentît une opinion politique quelconque… Mais ici, rien ! On ne sent que le fait… M.  […] Tout fut dit, jusqu’au jour où un grand homme (Napoléon), de cette poussière, qu’il arrosa, pour la purifier, du sang héroïque d’une armée, essaya, en la pétrissant, de refaire un ciment social qui pût durer, — mais qui recommença d’être poussière quand elle ne sentit plus sa main !

1270. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Crétineau-Joly »

On se sent couvert par ce grand homme. […] On sent bien qu’elle a de la puissance, puisqu’elle a des passions ; mais les passions sont la force la moins noble, la plus animale de notre être. […] Dans leur joie, ils allèrent presque jusqu’à béatifier Clément XIV : « Les calvinistes de Hollande et les jansénistes d’Utrecht, — dit Crétineau, — frappèrent une médaille à son honneur. » Le Pape sentit l’outrage de cet hommage. […] Nul murmure ne s’éleva, nulle plainte, nulle parole qui sentît le dernier orgueil qui périt dans l’homme : — l’orgueil des services qu’il a rendus. […] Ils sentaient, eux qui l’avaient sauvé tant de fois, qu’ils pouvaient le sauver encore.

1271. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Alphonse Daudet »

C’est une série de petits sujets d’histoires qu’il a vus et qu’il a sentis, presque tous provençaux ; car Daudet est provençal. […] que les superficiels, qu’il faut accabler par les détails pour qu’ils sentent quelque chose, voient dans Alphonse Daudet. […] Journaliste, fou des journaux qui l’ont perdu, en ne le rendant propre à rien qu’à faire des journaux, il les ramasse partout sans y voir, les sent, trouve qu’ils sentent bon, lèche leur encre et maudit sa femme qui ne veut pas les lui lire, — une catin bégueule, — parce qu’elle y trouve des inconvenances. […] Avec sa manière de sentir, son horreur du vulgaire, l’élégance de sa plume, Alphonse Daudet n’est fait que pour peindre la société à une certaine hauteur… et dans son Nabab, c’est à cette hauteur qu’il l’a prise. […] Mais Daudet, qui a l’entrain et la bravoure d’esprit d’un artiste, et d’un artiste qui se sent de la vie depuis la pointe des cheveux jusqu’au bout des ongles, n’a pas reculé devant la double difficulté d’une Étude de mœurs parisiennes après les Études de mœurs parisiennes de Balzac.

1272. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Sully, ses Économies royales ou Mémoires. — III. (Fin.) » pp. 175-194

Henri IV, ayant à l’instant donné ordre à Rosny de faire mettre à part une certaine somme pour payer la montre (ou solde) aux compagnies suisses, Sancy, collègue de Rosny aux finances et son ancien, essaya de faire acte d’autorité, et, le matin de la revue des Suisses, il lui envoya demander cet argent par un billet qui sentait le supérieur. […] Il faut assembler par-delà nos deniers, les mettre et garder dedans nos coffres, en faire la meilleure provision que nous pourrons et la tenir secrète… Mais Henri IV sent qu’il peut encore employer Rosny à d’autres fins qu’à celle de financier et d’économe royal, quoique ce soit là son office principal et le plus essentiel s’il fallait choisir. […] Rosny, qui sent sa puissance et sa capacité de travail, et de qui l’ambition n’est jamais pressée de dire : « C’est trop ! […] Or, combien que j’y reconnaisse une partie de ses défauts, et que je sois contraint de lui tenir quelquefois la main haute quand je suis en mauvaise humeur, qu’il me lâche ou qu’il s’échappe en ses fantaisies, néanmoins je ne laisse pas de l’aimer, d’en endurer, de l’estimer et de m’en bien et utilement servir, pource que d’ailleurs je reconnais que véritablement il aime ma personne, qu’il a intérêt que je vive, et désire avec passion la gloire, l’honneur et la grandeur de moi et de mon royaume ; aussi qu’il n’a rien de malin dans le cœur, a l’esprit fort industrieux et fertile en expédients, est grand ménager de mon bien ; homme fort laborieux et diligent, qui essaye de ne rien ignorer et de se rendre capable de toutes sortes d’affaires, de paix et de guerre ; qui écrit et parle assez bien, d’un style qui me plaît, pource qu’il sent son soldat et son homme d’État : bref, il faut que je vous confesse que, nonobstant toutes ses bizarreries et promptitudes, je ne trouve personne qui me console si puissamment que lui en tous mes chagrins, ennuis et fâcheries.

1273. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le prince de Ligne. — I. » pp. 234-253

Si l’exercice même d’un seul bataillon ne vous transporte pas, si vous ne sentez pas la volonté de vous trouver partout, si vous y êtes distrait, si vous ne tremblez pas que la pluie n’empêche votre régiment de manœuvrer, donnez-y votre place à un jeune homme tel que je le veux : c’est celui qui sera fou de l’art des Maurice, et qui sera persuadé qu’il faut faire trois fois plus que son devoir pour le faire passablement. […] Quant au grand Frédéric, le prince de Ligne nous fait bien sentir aussi l’esprit de sa tactique durant cette guerre pénible où il lui suffit le plus souvent de n’être point écrasé, « ni vainqueur, ni vaincu, et content même de cet état d’indécision ». […] Il a laissé là-dessus quelques pages qui sentent une âme enfin initiée, et qui montrent qu’il avait été récompensé de ses soins champêtres assidus. […] Vous sentez bien, papa, que j’ai pensé à vous, en montant le premier à l’assaut.

1274. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le marquis de la Fare, ou un paresseux. » pp. 389-408

Louvois sentait en La Fare non seulement un rival auprès d’une femme aimée, mais aussi et surtout un esprit indépendant, jugeur et qui ne pliait pas. […] Appliquant cette idée aux dernières époques historiques, il montre que le xvie  siècle, par exemple, fut un siècle de troubles et de divisions, d’abaissement de l’autorité royale et de rébellions à main armée, tellement que ces guerres et rivalités de princes et de grands seigneurs sous forme de religion étaient devenues le régime presque habituel : Comme il y avait beaucoup de chemins différents pour la fortune, et des moyens de se faire valoir, l’esprit et la hardiesse personnelle furent d’un grand usage, et il fut permis d’avoir le cœur haut et de le sentir. […] Mazarin y achemina d’abord, mais avec assez de douceur et par voie de transition ; il ressaisit et répara l’autorité royale, mais sans la faire trop rudement sentir : Comme il avait eu besoin de tout le monde, il ménagea le mieux qu’il put et les uns et les autres. […] Il sent bien que ce qui a porté l’autorité royale au point où il la voit élevée, ça été précisément l’abaissement qu’elle avait souffert au siècle précédent et le souvenir laissé par les guerres civiles : et s’il y a eu sous Louis XIV cette recrudescence d’effort et de zèle monarchique, ça été au ressentiment récent de la Fronde qu’on le doit.

1275. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Instruction générale sur l’exécution du plan d’études des lycées, adressée à MM. les recteurs, par M. Fortoul, ministre de l’Instruction publique » pp. 271-288

Très peu de jeunes gens, et cela est heureux, peuvent se passer d’un état, d’une profession ; ceux même qui le pourraient sentent de bonne heure (ou les familles le sentent pour eux) qu’ils doivent faire comme s’ils en avaient besoin. […] En remerciant donc les lecteurs qui m’ont suivi jusqu’ici avec tant de bienveillance dans mes excursions toutes modernes, j’ai besoin de leur demander de me laisser pour quelque temps interrompre ces communications habituelles : le jour où je me sentirais en mesure de les reprendre, serait, on peut le croire, un jour heureux pour moi. […] C’est ainsi que l’influence de Charlemagne s’est fait sentir pendant plusieurs siècles, et que même aujourd’hui l’éducation de la jeunesse obéit encore à l’impulsion donnée par ce grand homme.

1276. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « II » pp. 21-38

À sa rentrée en France, il ressemble à un homme qui se tâte, qui s’assure qu’il est dans son entier et qui sent des contusions dans tous ses membres. […] J’ai, dès l’âge de douze ans, senti et pensé tout le contraire. […] De même que dans ses lettres les plus ordinaires, il y a toujours un joli tour, un je ne sais quoi de piquant et de leste et un air d’agrément, de même dans ses meilleures pages, il y a presque toujours une pointe de licence, d’impiété, qui se glisse et qui se fait sentir, ne fût-ce qu’en jouant, et au moment où l’on s’y attend le moins. […] Ajoutons, pour être juste, que dans toutes ses appréciations piquantes et sagaces, mais qui sentent la boutade, Voltaire oubliait ou ne prévoyait pas un adoucissement graduel de mœurs, un progrès insensible et continu auquel lui-même contribuera.

1277. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Le journal de Casaubon » pp. 385-404

Il est nouvellement arrivé et à peine établi à Montpellier, et dès lors, après une transplantation qui lui a fait sentir plus que jamais combien il est, lui et les siens, entre les mains de celui qui peut tout, il tient à se rendre un compte exact de l’emploi de son temps, « afin que si cet emploi est bon, il se réjouisse et rende grâces à Dieu, et que, s’il en perd quelque chose par distraction ou par sa faute, il le sache aussi et reconnaisse son malheur ou son imprudence ». […] lorsque Casaubon allait entendre à Saint-Paul ou ailleurs (car il se laissait mener volontiers aux églises catholiques) quelqu’un des prédicateurs du temps si détestables de goût, le célèbre Valladier, par exemple, faisant le panégyrique de la Vierge, célébrant les louanges de Marie, il se sentait redevenir très protestant, et il avait quantité de réponses toutes prêtes à opposer à du Perron ; au contraire, il y avait des jours où quand il sortait d’un prêche, d’un sermon protestant de Du Moulin, il se sentait rejeté vers les catholiques. […] [NdA] Ce mot de Henri IV, de ce roi vraiment tutélaire et qui sentait à quel point il l’était, rappelle les belles paroles de Richelieu, en son testament politique, sur la vigilance nécessaire au chef d’un État et sur la gravité de la charge dont il porte le poids à toute heure, la ressentant d’autant plus qu’il est plus habile : « Il faut dormir comme le lion, sans fermer les yeux… Une administration publique occupe tellement les meilleurs esprits, que les perpétuelles méditations qu’ils sont contraints de faire pour prévoir et prévenir les maux qui peuvent arriver les privent de repos et de contentement, hors de celui qu’ils peuvent recevoir voyant beaucoup de gens dormir sans crainte à l’ombre de leurs veilles et vivre heureux par leur misère. »

1278. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau. »

Presque tous les bons ouvriers vivent longtemps : c’est qu’ils accomplissent une loi de la Providence. » Ne soyez pas de cette religion-là, je le conçois ; trouvez que c’est trop ou trop peu, je le comprends également ; mais ne dites pas, en lisant de telles-pages, que ce n’est ni sincère ni senti et que vous n’y voyez que patelinage. […] Je tiens à conserver ma foi dans l’humanité. » Puis, à d’autres jours, la sociabilité dont il avait une si forte dose l’emportait sur son rassasiement des hommes ; il sentait le besoin du monde, des vieux amis ou même des jeunes visages nouveaux, et il se rapprochait, il revenait au gîte, à ce maudit Paris qu’on aime tant. […] La correspondance avec Chateaubriand était déjà en partie connue ; elle est apprêtée, travaillée, et sent l’huile. […] — Vous sentez, mon cher ami, que c’est une phrase à faire, dont je vous indique ici la substance, et que ce n’est pas d’un cœur bien contrit que je formule cet acte de pénitence.

1279. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire, par M. Camille Rousset, professeur d’histoire au lycée Bonaparte. »

Cette histoire, telle qu’il a su l’établir et la bâtir, est tout à fait le contraire de ces histoires générales, systématiques, où l’auteur prête de ses intentions et de son parti pris aux personnages et aux événements eux-mêmes, tellement qu’en les lisant le vulgaire des esprits qui aime à être mené croit tout comprendre et se déclare charmé, tandis que tout esprit politique et qui a tâté des affaires humaines sent aussitôt que ce n’est pas ainsi que les choses ont dû se passer. […] Louvois a senti de bonne heure qu’avec tout ce qu’il exécute déjà et ce qu’il prépare il lui faut avoir des hommes à lui, rien qu’à lui. […] C’est le duel éternel de tout ce qui finit et de ce qui succède, de ce qui se survit et de ce qui doit vivre ; cela s’est vu de tout temps, en grand, en petit, dans tous les genres et dans tous les ordres : César et, Pompée, Malherbe et le vieux Desportes, Descartes et Voët, Franklin et l’abbé Nollet… Le chevalier de Glerville sent désormais son maître dans celui qui fut longtemps son diacre, comme le disait plaisamment Vauban : « Il est fort chagrin contre moi, ajoutait celui-ci, quelque mine qu’il fasse ; c’est pourquoi il ne me pardonnera rien de ce qui lui aura semblé faute ; mais je loue Dieu de ce que lui et moi avons affaire à un ministre éclairé qui, en matière de fortification, ne prend point le change, et qui veut des raisons solides pour se laisser persuader et non pas des historiettes. » Une dernière rencontre a lieu entre les deux rivaux, au sujet des fortifications de Dunkerque ; elle est décisive. On sent à quel point Vauban, comme tous les vrais artistes, a en lui la fibre de l’honneur ; je parle présentement de l’honneur du métier.

1280. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire, par M. Camille Rousset, professeur d’histoire au lycée Bonaparte. (Suite et fin) »

Un roi, en effet, je veux dire quelqu’un qui est né pour l’être, qui se croit et se sent de race et d’étoffe à cela, soit qu’il s’appuie à la vieille idée du droit divin, ou qu’il s’inspire de la pensée d’une haute mission, suscitée et justifiée par l’attente universelle, doit avoir en soi une noble confiance. […] Mais ayant appelé la prudence à mon secours, et considéré que je n’avais ni le nombre de troupes, ni la qualité des alliés requis pour une pareille entreprise, je dissimulai ; je conclus la paix à des conditions honorables, résolu de remettre la punition de cette perfidie à un autre temps. » Depuis cette paix, conclue un peu trop tôt, cette paix brusquée, il le sent, et contre laquelle étaient Turenne, même Vauban, et tous les militaires, si bien qu’il fallut donner à son armée et à la jeunesse guerrière la diversion immédiate de l’expédition de Candie, Louis XIV n’a qu’une idée, celle de se venger ; tout ce qu’il veut, il le veut avec suite, et sans se laisser distraire ; de 1668 à 1671, pendant trois années, il n’est occupé qu’à fortifier ses places, à augmenter ses troupes peu à peu, sans donner ombrage au dehors, à disposer ses alliances du côté de l’Angleterre, du côté de l’empereur et des princes de l’Empire, pour obtenir de ces derniers au moins la neutralité : « Je ne faisais pas un grand fonds sur la solidité de ces alliances que je prévoyais bien ne devoir pas durer longtemps, comme on le verra dans la suite ; mais je comptais pour un grand avantage de pouvoir châtier en liberté, pendant quelque temps, l’insolence des Hollandais, et j’espérais les réduire à souscrire à une paix honteuse, avant que les puissances, mes alliées, pussent être en état de les secourir. » Louis XIV est franc, il ne dissimule pas son motif : il a été blessé et il prétend en avoir raison. […] Comme tout cela est bien senti, bien dit, sans omission, sans phrase ! […] Boileau (et je ne parle pas ici du poète louant en public, mais de l’homme de sens s’épanchant dans la familiarité), Boileau était d’un tout autre avis ; il entrait, nous assure-t-on, dans une espèce d’enthousiasme lorsqu’il parlait de Louis XIV, et l’on a recueilli de ses lèvres ces propres paroles, qui renferment un si bel éloge sous forme littéraire : « C’est, disait-il, un prince qui ne parle jamais sans avoir pensé ; il construit admirablement tout ce qu’il dit ; ses moindres reparties sentent le souverain ; et quand il est dans son domestique, il semble recevoir la loi plutôt que la donner. » Ce dernier trait se rapporte à la facilité de vivre du roi dans son intérieur et à son égalité d’humeur avec tout ce qui l’entourait.

1281. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Le père Lacordaire. Les quatre moments religieux au XIXe siècle, (suite et fin.) »

Chacun s’y mit avec modération et prudence, sous l’égide du héros modérateur, et le Pontife tout le premier, et le Clergé constitutionnel lui-même, heureux en grande partie de se sentir réconcilié avec son chef. […] Elle s’en séparait, sans avoir d’ailleurs l’intention de la maudire, car il n’y a que le fanatisme qui maudit : la France du XIXe siècle, dans ce qu’elle avait d’inspiration directe et naturelle, et si on ne la faisait, pas dévier, entendait bien profiter du XVIIIe siècle, en hériter sous bénéfice d’inventaire, lui laissant, à sa charge, les impiétés grossières, les énormités elles témérités antisociales, déjà senties et jugées sur la fin par ses hommes d’esprit les plus éclairés. […] C’est, redirai-je d’après lui à mon tour, c’est être ou avoir été amis, avoir eu, à une certaine heure de jeunesse, des sentiments vifs et purs en commun ; avoir eu volontiers mêmes vues à l’horizon, mêmes perspectives et mêmes vœux, par le seul fait de cohabitation morale dans un même navire ; ou, dans des navires différents, avoir fait route quelque temps de conserve sous les mêmes astres, avoir jeté l’ancre un moment côte à côte dans de belles eaux ; s’être connus et goûtés dans des saisons meilleures ; sentir, même en s’éloignant, qu’on est, malgré tout, de la même escadre, qu’on flotte ensemble, qu’on est à bord d’une même expédition, qui s’appelle pompeusement le siècle, qui comprend environ un quart, de siècle et qui, pour la plupart, n’ira guère au-delà. […] Des hommes sages dans le Clergé le sentent comme nous et osent à peine le dire bien bas : ils auraient hâte de voir se rétablir un peu de distance entre Rome et ce qui n’est pas exclusivement romain.

1282. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Mémoires de l’abbé Legendre, chanoine de Notre-Dame, secrétaire de M. de Harlay, archevêque de Paris. »

Il se destinait à la prédication pour laquelle il se sentait du goût et des moyens, et il fit ses provisions de doctrine en conséquence. […] Le roi, âgé de vingt ans, après un premier accueil assez sévère, lui sourit et sentit, en le voyant, que c’était là un prélat tout fait non pour l’irriter, mais pour lui complaire et le servir. […] Il donna une autre preuve de sa merveilleuse dextérité de parole lorsque, chargé par le roi de prononcer, aux obsèques solennelles d’Anne d’Autriche, à Notre-Dame, l’oraison funèbre de cette reine à laquelle il devait tant, il le fit avec toute l’effusion convenable, mais en touchant les années de la Fronde et de la guerre civile de telle sorte et si délicatement que le Parlement de Paris présent, et si fort intéressé dans ces souvenirs, put l’entendre sans se sentir offensé. […] On sentait, même sous le personnage d’apparat, l’homme d’esprit à l’aise et qui jouait de ses talents.

1283. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Oeuvres inédites de la Rochefoucauld publiées d’après les manuscrits et précédées de l’histoire de sa vie, par M. Édouard de Barthélémy. »

Et encore parlant du portrait de La Rochefoucauld par lui-même, de ce beau portrait si aisé, si net, et qui sent, comme on disait, son honnête homme, M.  […] Le Mémoire où les griefs du prince sont fort bien déduits, avec fierté, roideur, beaucoup de tenue, et dans une forme de phrase assez compliquée et bien balancée, annonce du talent sans doute, mais un talent quelque peu empesé encore, et qui se sent du voisinage des héros de Corneille. […] c’est que vous vous sentez au fond tel que vous êtes, et que vous ne pourriez entreprendre beaucoup. […] C’est par des témoignages mêmes du temps et du dedans que j’ai fait sentir quelques-uns des petits ennuis, des tracas légèrement ridicules, qu’apportait au grave monastère le voisinage de la marquise, et comment les inconvénients compensaient peut-être les avantages.

1284. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vaugelas. Discours de M. Maurel, Premier avocat général, à l’Audience solennelle de la Cour impériale de Chambéry. »

Avant de passer à d’autres chefs-d’œuvre, elle sentit le besoin de se donner un dernier poli. […] J’y ai retrouvé bien d’agréables et de curieux détails, de piquantes anecdotes de langue, et surtout la fidèle image de cet état de croissance dernière où l’on sentait la perfection venir de jour en jour et s’achever comme à vue d’œil. […] Le français, dans sa dernière forme toute monarchique, se sentait près de devenir la maîtresse-langue, la langue-reine. […] Enfin, il eût fait voir qu’il n’y en a point qui observe plus le nombre et la cadence dans ses périodes que la nôtre, en quoi consiste la véritable marque de la perfection des langues. » Mais celui qui fera cette démonstration désirée par Vaugelas, ne le sentez-vous pas ?

1285. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Le mariage du duc Pompée : par M. le comte d’Alton-Shée »

Tout s’est assez bien passé d’abord : la comtesse s’est senti de la sympathie pour la grande artiste dont la présence se trouve suffisamment expliquée par une visite à des ruines voisines, à une tourelle gothique du parc, et elle a retenu les visiteuses pour ce soir-là au château. […] » On la rassure ; ce n’est pas elle qui a vieilli, c’est Herman ; il prend tout sur lui, il s’excuse, il s’humilie ; la nécessité… ; il raconte son histoire, ce testament d’un vieil ami, d’un père… plus qu’adoptif ; c’est Pompéa du moins qui le dit, comme elle l’a deviné, à la simple vue d’un portrait et à la ressemblance ; — il parle de son amour pour sa femme, de ce sentiment nouveau qui lui est venu en la voyant : «  J’ai senti que près de cette charmante personne je devenais meilleur ; j’ai apprécié ses excellentes qualités ; je l’ai estimée, puis aimée d’un amour inconnu, confiant, impérissable… » Mais Pompéa n’est pas de celles qui prennent le change ; elle sourit d’un sourire de pitié : « Voilà une idylle qui a le défaut d’arriver trop tard ; hier je t’aurais cru, mais il ne fallait pas me faire passer la soirée avec ta belle-sœur. » Herman assure ne pas comprendre ; Pompéa reprend : « Est-ce qu’on nous trompe, nous autres ? […] J’ai souvent fait un rêve, ou plutôt (car la chose est irréparable) j’ai formé et senti un regret : c’est que parmi toutes ces générations qui se sont succédé dans notre France légère depuis tant de siècles, il ne se soit pas trouvé, à chaque génération un peu différente, un témoin animé, sincère, enthousiaste ou repentant, présent d’hier à la fête ou survivant le dernier de tous et s’en ressouvenant longtemps après ; lequel, sous une forme quelconque, ou de récit naïf, ou de regret passionné, ou de confession fidèle, nous ait transmis la note et la couleur de cette joie passagère, de cette ivresse où l’imagination eut bien aussi sa part. […] Elle est toute trouvée : « L’ambition, a dit un autre moraliste des plus consommés, Senac de Meilhan, est une passion dangereuse et vaine, mais ce serait un malheur pour la plupart des hommes que d’en être totalement dénués ; elle sert à occuper l’esprit, à préserver de l’ennui qui naît de la satiété ; elle s’oppose dans la jeunesse à l’abus des plaisirs qui entraînerait trop vivement, elle les remplace en partie dans la vieillesse, et sert à entretenir dans l’esprit une activité qui fait sentir l’existence et ranime nos facultés. » Qu’Herman donc, s’il veut rester fidèle à sa femme, au moins dans l’essentiel (car je néglige tout ce qui ne tire pas à conséquence), devienne ambitieux ; il le faut à tout prix, et ce n’est que de ce jour-là que sa conversion me paraîtra assurée.

1286. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Mémoires de madame Roland »

Mais, à la différence de Mme de Sévigné, les gaillardises de Mme Roland ne viennent pas de tempérament ni de nature ; elles ne rappellent de près ni de loin le Rabelais ni le Molière ; elles sont, de parti pris, philosophiques, et on sent trop que l’auteur ne se les permet que d’après le ton d’alentour et comme pour être soi-même à la hauteur. […] Roland, de plus, avait vieilli, et de son côté Mme Roland était arrivée à cet âge de trente-cinq ans environ où la pudeur diminue, même aux plus honnêtes, et où la plus sage a fort à se défier des désirs qui, dans leur dernier réveil, et avec tout un arriéré formidable, sentent qu’ils n’ont plus qu’un jour, une heure, une suprême saison. […] Mais ce n’était qu’un sentiment, non une passion, — non la passion véritable contre laquelle elle avait eu à lutter et dont elle parle en ses Mémoires comme d’une chose actuelle, disant de l’orage où elle vit et où elle se sent comme enveloppée qu’elle a besoin de toute la vigueur d’un pour sauver à peine l’âge mûr. […] Lanthenas, apparemment comme le vulgaire, content de ce qu’il a lorsque d’autres n’obtiennent pas davantage, s’aperçut que je ne demeurais point insensible, en devint malheureux et jaloux ; rien ne rend si maussade et même injuste : je le sentis, et j’étais trop fière pour l’épargner : il s’éloigna d’autant plus furieux, imaginant le pis ; ses opinions même prirent une nouvelle teinte ; son cœur l’empêchait d’être féroce comme les montagnards, mais il ne voulut plus voir comme moi, et bien moins comme celui qu’il me voyait chérir ; il prétendit se mettre entre le Côté droit dont il blâmait les passions, et le Côté gauche dont il ne pouvait approuver les excès ; il fut moins que rien, et se fît mépriser des deux parts. » C’est bien dur et bien écrasant pour Lanthenas, qui avait souffert pour elle, qui ne s’éloignait qu’à cause d’elle, et qui était dans le vrai en étant jaloux.

1287. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Catinat. »

De tout temps je me suis senti attiré par elle ; mais la publication des deux derniers volumes de l’ouvrage de M.  […] Il y a à cela des raisons sans nombre et de tous les instants, que sentent les contemporains, qu’on respire dans l’air, dont l’impression se communique dans la tradition immédiate, et que rien ne peut suppléer. […] c’est ce que chacun bientôt se répéta et qui retentit en tous lieux et tout d’un cri comme dans un écho ; c’est ce que Bonfflers et Catinat lui-même, dans leurs lettres à Louvois, ne purent s’empêcher de relever avec admiration comme pour un coup de théâtre où ils avaient joué leur rôle sans en sentir d’abord tout l’étonnant et toute la grandeur. […] Il est permis de penser qu’en plaidant cette mauvaise cause Catinat sentait le côté juste des raisons qu’on lui opposait ; il a des expressions d’estime, et presque des éloges pour la partie adverse : « J’ai trouvé, disait-il dans sa lettre à Louvois (15 octobre 1681), ces gens-ci tout autrement que je n’avais pensé ; j’espérais beaucoup de la permission d’offrir de l’argent ; à quoi ils m’ont paru fort insensibles, et toutes les offres qui ont tendu à cela ont été très-mal reçues.

1288. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Le comte de Clermont et sa cour, par M. Jules Cousin. »

Cependant le prince était du sang de Condé ; il se sentait brave, et, en dépit de la crosse, il avait hâte de reprendre l’épée. […] je crois sentir dans ce simple récit de Rochambeau l’homme déjà moderne, l’homme de la guerre d’Amérique et qui a traversé honorablement 89. […] J’entendis toute cette dispute, et le pauvre prince fut comme un écolier qui laisse toujours parler son gouverneur. » Le grief contre Lœwendal, on le sent, était qu’il n’était pas Français, et on le lui faisait à tout moment sentir.

1289. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE SÉVIGNÉ » pp. 2-21

On sent que, par tournure d’esprit comme par position, ils sont bien plus voisins de la France d’avant Louis XIV, de la vieille langue et du vieil esprit français ; qu’ils y ont été bien plus mêlés par leur éducation et leurs lectures, et que, s’ils sont moins appréciés des étrangers que certains écrivains postérieurs, ils le doivent précisément à ce qu’il y a de plus intime, de plus indéfinissable et de plus charmant pour nous dans leur accent et leur manière. […] Elle écrit d’ordinaire au courant de la plume et le plus de choses qu’elle peut ; et quand l’heure presse, à peine si elle relit. « En vérité, dit-elle, il faut un peu entre amis laisser trotter les plumes comme elles veulent : la mienne a toujours la bride sur le cou. » Mais il y a des jours où elle a plus de temps et où elle se sent davantage en humeur ; alors, tout naturellement, elle soigne, elle arrange, elle compose à peu près autant que La Fontaine pour une de ses fables : ainsi la lettre à M. de Coulanges sur le mariage de Mademoiselle ; ainsi celle encore sur ce pauvre Picard qui est renvoyé pour n’avoir pas voulu faner. […] comme elle nous fait sentir et presque toucher ces beaux jours de cristal de l’automne, qui ne sont plus chauds, qui ne sont pas froids ! […] Vous savez que c’est un des plus honnêtes garçons qu’on puisse voir, et propre aux galères comme à prendre la lune avec les dents. » Le style de Mme de Sévigné a été si souvent et si spirituellement jugé, analysé, admiré, qu’il serait difficile aujourd’hui de trouver un éloge à la fois nouveau et convenable à lui appliquer ; et, d’autre part, nous ne nous sentons disposé nullement à rajeunir le lieu-commun par des chicanes et des critiques.

1290. (1858) Cours familier de littérature. V « XXVe entretien. Littérature grecque. L’Iliade et l’Odyssée d’Homère » pp. 31-64

Le cinquième élément nécessaire de cette création ou de cette poésie, c’est le don d’exprimer par la parole ce que nous voyons et ce que nous sentons en nous-mêmes, de produire en dehors ce qui nous remue en dedans, de peindre avec les mots, de donner pour ainsi dire aux paroles la couleur, l’impression, le mouvement, la palpitation, la vie, la jouissance ou la douleur qu’éprouvent les fibres de notre propre cœur à la vue des objets que nous imaginons. […] Les matelots du navire qui le portait ayant été retenus par la tempête dans la rade de la petite île d’Ios, Homère sentit que la vie se retirait de lui. […] Il sent éclore en lui des milliers de pensées, d’images, de sentiments qui lui étaient inconnus ; de matériel qu’il était, un moment avant d’avoir ouvert ce livre, il devient un être intellectuel, et bientôt après un être moral. […] Puis vint Solon, ce fondateur de la démocratie d’Athènes, qui, plus homme d’État que Platon, sentit ce qu’il y avait de civilisation dans le génie, et qui fit recueillir ces chants épars, comme les Romains recueillirent plus tard les pages divines de la Sibylle.

1291. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXXe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 193-236

Je ne sentais ni la faim ni la soif, monsieur, et je dis à la femme du bargello que j’étais malade, pour me dispenser de m’asseoir à table avec ces braves gens. […] Je me sentais toute froide, mais ferme encore sur mes jambes ; je me remis dans leurs mains comme un agneau qu’on mène à la boucherie ; ils me firent sortir au milieu des sanglots du piccinino, du bargello et de sa femme ; je leur serrai la main comme pour les remercier de leur service et de leur douleur. […] et il tomba inanimé à mes pieds ; le ciel s’obscurcit, la tête me tourna et je me sentis évanouir dans les bras de mon époux. Nous mourûmes tous deux sans nous sentir mourir !

1292. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre III. Le naturalisme, 1850-1890 — Chapitre III. La poésie : V. Hugo et le Parnasse »

Il a la sensibilité des orgueilleux, cette irritabilité du moi hypertrophié que tous ses ennemis ont sentie. […] Tout s’équilibre, et l’on sent partout une volonté consciente qui a déterminé les relations et les proportions des parties880 . […] Il sent le mot comme son, d’abord ; et de là son goût pour les noms propres, qui, avec un minimum irréductible de sens, font tout leur effet par leurs propriétés sensibles, par la sensation auditive qu’ils procurent. […] En certains endroits, un accent personnel se laisse sentir, et certain appel à la mort, certaine effusion de pitié sur les vivants, nous découvrent l’âme douloureuse du poète.

1293. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Henry Rabusson »

Il a un autre esprit, une autre philosophie, et l’on sent clairement qu’il est d’une autre génération. […] On sent que le conteur a longuement regardé les femmes, et de près. Que dites-vous de ces réflexions sur la mimique de Mme de Guébriac : … Qu’elle se penchât vers lui d’un insensible mouvement ou se retirât un peu en arrière, il lui semblait la sentir se rapprocher ou s’éloigner comme s’il l’eût tenue dans ses bras. […] Il la désire assurément ; mais son plus grand plaisir est de sentir qu’il la déprave : plaisir tout intellectuel.

1294. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « M. Émile Zola, l’Œuvre. »

» Si vous voulez mon sincère avis, je trouve que ces propos sentent à plein la secte et l’école. […] Pourtant la souffrance d’un artiste inégal à son rêve, la souffrance d’une femme intelligente et tendre qui sent que son compagnon lui devient étranger, que quelque chose le lui prend, ce divorce lent de deux êtres qui s’aimaient et qui n’ont rien, du reste, à se reprocher l’un à l’autre…, ce sont là des douleurs d’une espèce rare et délicate, des nuances de sentiments dont la notation eût été des plus intéressantes. […] La caque sent toujours le hareng. […] Sentez vous-même.

1295. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Campagnes d’Égypte et de Syrie, mémoires dictés par Napoléon. (2 vol. in-8º avec Atlas. — 1847.) » pp. 179-198

Il a reçu, on le sent, une éducation moins attique, et il sait plus d’algèbre que ces deux illustres anciens. […] Nous nous sentons émus, et peu s’en faut que nous ne trouvions sublimes ce peu de paroles, parce qu’elles ont pour commentaire et pour cortège Montenotte, Lodi et Rivoli. […] C’est dans de telles pages qu’on sent combien Napoléon prenait au sérieux par moments sa mission de guerrier civilisateur, et qu’il n’était pas seulement une épée de plus dans cet Orient de merveilles, mais une épée lumineuse. […] Du moment qu’arrêté à Saint-Jean-d’Acre, Napoléon se vit refoulé dans sa première conquête, il s’y sentit à l’étroit.

1296. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Discours sur l’histoire de la révolution d’Angleterre, par M. Guizot (1850) » pp. 311-331

Dès l’avènement de la Restauration, il sentit que, sous un gouvernement non militaire, qui admettait le droit de discussion et la parole, il était de ceux que leur vocation naturelle et leur mérite appelaient à compter dans les affaires et dans les délibérations du pays. […] Il fait très bien sentir une sorte de gravité morale subsistante chez les mêmes hommes au milieu des manœuvres et des intrigues ; mais il ne met pas la contradiction assez à jour. […] On a dit du bon Joinville, le naïf chroniqueur, que son style sent encore son enfance, et que « les choses du monde sont nées pour lui seulement du jour où il les voit ». […] Guizot ne devait se sentir à l’aise et comme chez elle que sur la scène parlementaire, au cœur des luttes politiques : c’est là qu’il devint tout entier lui-même et qu’il grandit.

1297. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « La Mare au diable, La Petite Fadette, François le Champi, par George Sand. (1846-1850.) » pp. 351-370

On sent que cette simple enfant porte en elle toutes les qualités de nature qui font que la femme prudente est la providence du foyer. […] Quoi qu’elle fasse, même dans les touches gracieuses, on sent une nature riche et drue, comme on dirait en ce vieux langage. […] « Il est écrit dans la loi de nature, remarque l’auteur, que de deux personnes qui s’aiment, soit d’amour, soit d’amitié, il y en a toujours une qui doit donner de son cœur plus que l’autre, qui doit y mettre plus du sien. » Les sympathies mystérieuses qui continuent, après la naissance, d’enchaîner ces deux êtres appartiennent à une physiologie obscure que l’auteur a sentie et devinée sans s’y trop enfoncer ; les superstitions populaires s’y mêlent sans invraisemblance. […] Plus tard, Mme de Staël elle-même ne trouvait-elle pas que « l’agriculture sentait le fumier » ?

1298. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Lettres de la marquise Du Deffand. » pp. 412-431

Mme Du Deffand eut cela de particulier du moins, entre les esprits forts de son siècle, de n’y point mettre de bravade, de sentir que la philosophie qu’on affiche cesse d’être de la philosophie, et elle se contenta de rester en parfaite sincérité avec elle-même. […] C’est une dizaine d’années après, qu’elle sentit graduellement sa vue s’affaiblir, et qu’elle entrevit dans un avenir prochain l’horrible cécité. […] Elle sentit en lui aussitôt et les qualités propres à cet homme si distingué et celles de la race forte à laquelle il appartenait : elle lui en sut gré également ; et elle qui n’avait jamais aimé d’amour, qui n’avait eu que des caprices et point de roman ; qui, en fait d’amitiés, n’en comptait que trois jusqu’alors sérieuses dans sa vie, celle de Formont et celle de deux femmes, dont l’une encore l’avait trompée ; cette moraliste à l’humeur satirique devint tout d’un coup tendre, émue autant qu’amusée, d’une sollicitude active, passionnée ; elle ne s’appartint plus. […] … J’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi ; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir ; chacun jouait son rôle par habitude : Mme la duchesse d’Aiguillon crevait de rire ; Mme de Forcalquier dédaignait tout ; Mme de La Vallière jabotait sur tout.

1299. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « De la poésie et des poètes en 1852. » pp. 380-400

Dans les premiers temps de son deuil, un jour que, revenant de l’église elle-même, elle était embarrassée dans son chemin, et que personne ne s’offrait à la conduire (quoique riche et jolie), un journalier, le jeune Primel, s’avança galamment ou plutôt par charité ; il lui donna le bras, et, chemin faisant, elle sentit qu’elle l’aimerait volontiers. […] Ce chevreuil si bien dessiné, qui n’est ni tout à fait apprivoisé ni tout à fait sauvage, et qui ressemble à certains poètes, se sent saisi d’un plus violent désir de liberté dans la saison des amours. […] Lacaussade, qui sent profondément cette nature tropicale, a mis sa muse tout entière au service et à la disposition de son pays bien-aimé. […] [NdA] Dans la Revue des deux mondes du 1er mars 1852, je lis, comme en réponse à mon vœu et à mon désir, une belle et large idylle de M. de Laprade, intitulée Les Deux Muses : l’amour y a sa part, bien que le culte de la nature y garde le dessus : selon moi, c’est son chef-d’œuvre, sa pièce la plus accessible et la plus sentie. — Il n’a guère persisté dans cette voie, il a continué de platoniser, d’évangéliser vaguement en vers, en même temps qu’il est quelque peu devenu (depuis surtout son entrée à l’Académie) un homme de coterie religieuse et politique. — Un critique de beaucoup de finesse, mais dont il faut détacher les mots piquants du milieu de bien des fatuités et des extravagances, Barbey d’Aurevilly, comparant un jour les dernières poésies de M. de Laprade avec celles d’un autre poète également moral et froid, concluait en disant : « Au moins, avec M. de Laprade, l’ennui tombe de plus haut. » C’est plus satirique que juste, mais le mot est lâché : l’écueil est là ; gare aux beaux vers qui sont ennuyeux !

1300. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « La princesse des Ursins. Lettres de Mme de Maintenon et de la princesse des Ursins — I. » pp. 401-420

Elle sentit que le jeu lui venait : elle ne parut point s’en saisir avec trop d’empressement ; elle se fit même prier pour ce qui était l’objet de son secret désir7. […] Le maréchal de Berwick, qui se tient au-dessus de toutes ces tracasseries odieuses, rend plus de justice à Orry, et tout porte le lecteur impartial à penser que Mme des Ursins était encore plus nette sur ce chapitre, et qu’elle se sentait, comme elle le dit, très dégagée dans sa taille : « Je suis gueuse, il est vrai, écrivait-elle à la maréchale de Noailles en entrant en Espagne, mais je suis encore plus fière. » Racontant plus tard à Mme de Maintenon les indignités de ce genre dont on les chargeait toutes deux, elle en parle avec un ton de haute ironie et de souverain mépris qui semble exclure toute feinte. […] Mais il était hardi et quelque peu insolent, comme celui qui se sent des droits. […] La flatteuse sait prendre le langage qu’il faut ; mais il y aura des jours où, mécontente de sentir l’Espagne abandonnée et délaissée à Versailles, elle sera franche jusqu’à la rudesse.

1301. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le duc d’Antin ou le parfait courtisan. » pp. 479-498

Pendant ce temps de ses études tant à Paris qu’à Juilly, il ne vit Mme de Montespan que deux ou trois fois, et toujours en cachette ; il sentait bien qu’il était comme proscrit, selon son expression : mais il avait bonne confiance dans son étoile ; toutes les personnes qui le rencontraient lui témoignaient par leur air de considération qu’elles n’y comptaient pas moins que lui, et il se flattait toujours. […] XIII, p. 255), quand l’homme heureux se sent arrivé de tout point et repu. […] Il sent autant que personne la fragilité des choses et le néant de l’ambition ; il se dit tout ce qu’on peut dire, et il rencontre même certains accents élevés et d’éloquence : J’ai vu par là, dit-il (après l’énumération des malheurs de 1712), j’ai vu culbuter mille et mille projets, les soins et les peines de vingt années, mille fortunes mêlées à cela ; la désolation de la première famille du monde ; un deuil universel. […] » On n’a jamais mieux senti qu’en lisant d’Antin ce que c’est proprement que la trempe de l’âme ; la sienne était souple et molle comme cire.

1302. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Madame Sophie Gay. » pp. 64-83

Il y avait donc des moments où Alfred était tout à fait au-dessous de lui-même et des autres, quand ces autres étaient tout simplement un petit cercle de gens instruits et aimables ; il le sentait, il en souffrait et en devenait de mauvaise humeur et maussade, par conséquent ennuyeux. Léonie le sentait aussi et en souffrait à sa manière, mais plus profondément : « On est si humilié, remarque-t-elle, de découvrir une preuve de médiocrité dans l’objet qu’on aime, qu’il y a plus de honte que de regret dans le chagrin qu’on en éprouve. » Un certain Edmond de Clarencey, voisin de campagne, se trouve là d’abord comme par un simple effet du voisinage ; il cause peu avec Léonie et semble ne lui accorder qu’une médiocre attention ; il accompagne Alfred dans ses courses et lui tient tête en bon camarade. […] C’est à étudier cette langue de l’abbé Sicard et de l’abbé de L’Épée que Valentine a consacré ses matinées durant les trois derniers mois : « Lorsque j’ai senti, dit-elle, que rien ne pouvait m’empêcher de l’aimer, j’ai voulu apprendre à le lui dire. » Cette première veine délicate et nuancée, cette première manière de roman s’arrête pour Mme Gay avec Anatole, et elle ne la prolongea point au-delà de l’époque de l’Empire. […] Les volumes suivants, dans lesquels le maître du valet de chambre narrateur est devenu aide de camp du général en chef de l’armée d’Italie, nous rendent, à travers un romanesque surabondant, quelques échos sentis de cette époque d’enthousiasme et d’ivresse, « où l’on ne voulait pour prix de ses dangers que du plaisir et de la gloire ».

1303. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « L’abbé Barthélemy. — I. » pp. 186-205

Enfin sa moisson augmente, son lot s’accroît ; il sent que son voyage n’aura pas été tout à fait en pure perte : c’était sa crainte en commençant ; cent fois il s’était repenti d’avoir occasionné une dépense inutile : Cette idée, ajoute-t-il naïvement, empoisonnait des moments que j’aurais pu passer avec plus de plaisir. […] Il reste évident, malgré tout, après la lecture de ces lettres d’Italie, qu’il s’est senti un peu perdu dans ce champ immense ; son voyage l’a encore plus humilié que réjoui, en lui révélant toute l’étendue de ce qu’il est forcé d’ignorer ou d’effleurer ; il sent le besoin de se concentrer au retour, de s’enfermer tout en vie et de ne sortir de sa retraite qu’avec quelque gros ouvrage : Vous êtes heureux, dit-il trop obligeamment à M. de Caylus, mais avec un regret très sincère pour lui-même, d’avoir des sujets isolés et piquants. […] Ce désir du retour finit par l’emporter sur celui qu’il avait eu d’abord de rester, et qui lui faisait dire énergiquement : « J’abandonnerai ce pays avec les regrets de Pyrrhus quand il fut contraint d’abandonner la Sicile. » Durant ce voyage d’Italie, il me semble voir deux instincts aux prises et en lutte au sein de l’abbé Barthélemy : il y a l’instinct pur de l’antiquaire, de l’amateur des vieux débris et du zélé collectionneur de médailles, qui se dit d’épuiser la matière et de rester ; et il y a l’écrivain, l’homme d’art moderne et de style, qui, à la vue de ces monuments épars et de cette ruine immense couronnée d’une Renaissance brillante, sent à son tour le besoin de se recueillir, de rentrer dans sa ruche industrieuse, et de composer une œuvre qui soit à lui.

1304. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Le cardinal de Richelieu. Ses Lettres, instructions et papiers d’État. Publiés dans la Collection des documents historiques, par M. Avenel. — Premier volume, 1853. — II. (Fin.) » pp. 246-265

On ne laisse pas longtemps Richelieu tranquille dans sa retraite ; il est encore trop voisin de la reine ; il sent que la calomnie le travaille en cour, et lui-même il est le premier à provoquer une espèce d’exil : il demande qu’on lui prescrive pour demeure tel autre lieu où il pourra vivre sans calomnie de même qu’il est sans faute et sans reproche. […] Richelieu reste l’ancien et le futur ministre de la monarchie, même dans la disgrâce et dans l’exil ; il sent à l’avance sa destinée ; il ne dément pas son avenir. […] En voyant l’extravagante fortune et le peu de conduite de l’adversaire, il sentait dans son bon sens qu’il ne s’agissait que d’attendre et de durer : « Il n’est pas de la France comme des autres pays, pensait-il. […] Richelieu reproche à Luynes d’avoir voulu appliquer à la France la politique étroite et tyrannique qui n’est praticable que dans les petites provinces d’Italie, où tous les sujets sont sous la main de celui qu’ils doivent craindre : « Mais il n’en est pas de même de la France, grand et vague pays, séparé de diverses rivières, où il y a des provinces si éloignées du siège du prince. » Dans toute cette peinture, Richelieu nous livre indirectement ses propres pensées, et, en nous représentant ainsi le favori odieux, il est évident qu’il sent combien lui-même il s’en sépare et il en diffère.

1305. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Xavier Aubryet » pp. 117-145

Elle a senti les beautés et les laideurs des œuvres, ce qui n’est que le premier degré de l’intelligence, et, après les avoir senties, elle les a décrites et caractérisées, ce qui n’est encore que le second. […] Enfin, je l’ai déjà comparé à madame de Staël, mais c’est une madame de Staël changée en un Roméo littéraire qui serait très bien monté au balcon de l’autre, et que l’autre madame de Staël — la non transformée — aurait préféré pour la vitalité, la verve et toutes les diableries de l’expression, à ce sceptique blond de Benjamin, ce nom fade et faux qui sent le benjoin, tandis qu’il y a comme un coup de cymbale dans le nom tintant et frémissant de Xavier, qui sonne, pour Aubryet, comme un écho de son esprit ! […] — Lovelace avait déjà, de son temps, deviné cela devant le corsage fermé de Clarisse ; mais ce qu’il avait senti n’avait pas été mis en coupe réglée d’axiomes et de vérités à déduire.

1306. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « De la poésie en 1865. »

Je ne parlerai donc pas de vous cette fois, Armand Renaud, auteur des Poëmes de l’amour 25, des Caprices de boudoir 26, et en dernier lieu des Pensées tristes 27, vous qui avez déjà eu trois manières ; qui, après avoir commencé par vous inspirer aux hautes sources étrangères et par moissonner la passion en toute littérature et en tout pays ; — qui, après vous être terriblement risqué ensuite aux ardentes peintures d’une imagination aiguë et raffinée, en êtes venu à vous interroger vous-même plus à fond, à vous sentir, à fouiller en vous, à chanter vos propres chants, à pleurer vos propres larmes. […] Ernest Menault sentent le poëte rural et l’odeur de la glèbe. […] A sa forme, on sentait la femme gracieuse ; On la saluait reine à son air froid et doux ; Et quand elle marchait, ombre silencieuse, Devinant la déesse, on tombait à genoux.

1307. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Lettres de Rancé abbé et réformateur de la Trappe recueillies et publiées par M. Gonod, bibliothécaire de la ville de Clermont-Ferrand. »

On sent, en lisant ces paroles unies et en s’approchant de près du personnage, combien il y avait peu, dans la religion toute réelle et pratique de ce temps-là, de cette poésie que nous y avons mise après coup pour accommoder l’idée à notre goût d’aujourd’hui et pour nous reprendre à la croyance par l’imagination. […] Dès que Rancé fut informé de son dessein, il lui écrivit pour le prier de passer la brosse sur tout ce qui le concernait ; cette lettre du 17 juillet est d’une humiliation de ton, d’un abaissement d’images qui sent plus l’habitué du cloître que l’homme de goût : non content de s’y comparer à un animal ( sicut jumentum factus sum ), Rancé trouve que c’est encore un trop beau rôle pour lui dans le paysage, et il descend l’échelle en ne voulant s’arrêter absolument qu’à l’insecte et à l’araignée. […] Le style, en sa mâle nudité, offre des singularités intéressantes, des expressions qui sentent leur propriété première, des locutions françaises, mais vieillies et toutes voisines du latin.

1308. (1861) La Fontaine et ses fables « Première partie — Chapitre I. L’esprit gaulois »

On peut sortir en toute saison, vivre dehors sans trop pâtir ; les impressions extrêmes ne viennent point émousser les sens ou concentrer la sensibilité ; l’homme n’est point alourdi ni exalté ; pour sentir, il n’a pas besoin de violentes secousses et il n’est pas propre aux grandes émotions. […] Le ciel et le paysage lui tiennent lieu de conversation ; il n’a point d’autres poëmes ; ce ne sont point les lectures et les entretiens qui remplissent son esprit, mais les formes et les couleurs qui l’entourent ; il y rêve, la main appuyée sur le manche de la charrue ; il en sent la sérénité ou la tristesse quand le soir il rentre assis sur son cheval, les jambes pendantes, et que ses yeux suivent sans réflexion les bandes rouges du couchant. […] Toutes les impressions s’atténuent ; le parfum est si faible que souvent on ne le sent plus ; à genoux devant leur dame, ils chuchotent des mièvreries et des gentillesses ; ils aiment avec esprit et politesse ; ils arrangent ingénieusement en bouquets « les paroles peintes », toutes les fleurs « du langage frais et joli » ; ils savent noter au passage les sentiments fugitifs, la mélancolie molle, la rêverie incertaine ; ils sont aussi élégants, aussi beaux diseurs, aussi charmants que les aimables abbés du dix-huitième siècle : tant cette légèreté de main est propre à la race, et prompte à paraître sous les armures et parmi les massacres du moyen âge, aussi bien que parmi les révérences et sous les douillettes musquées de la dernière cour !

1309. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XIII. Premières tentatives sur Jérusalem. »

Ces voyages, d’ailleurs, étaient essentiels à son dessein ; car il sentait déjà que, pour jouer un rôle de premier ordre, il fallait sortir de Galilée, et attaquer le judaïsme dans sa place forte, qui était Jérusalem. […] Il sentait probablement qu’il était ici dans un monde hostile et qui ne l’accueillerait qu’avec dédain. […] Cet homme, qui paraît avoir été honnête et de bonne foi, se sentit attiré vers le jeune Galiléen.

1310. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Avertissement sur la seconde édition. » pp. 23-54

Le Rédacteur du Mercure a voulu s’égayer à nos dépens, & n’a pas senti qu’on n’amusoit point par des niaiseries. […] Si sentir vivement les atteintes portées aux principes les plus indispensables & les plus respectés ; si s’exprimer avec chaleur & intérêt, dès qu’il s’agit de tous ces importans objets, c’est être partial ; nous souscrivons volontiers à cette inculpation. […] Toutes les fois qu’il s’est agi des différens Auteurs que nous censurons, n’avons-nous pas rendu justice aux talens, lors même que nous nous attachions le plus à en faire sentir les abus, & à prévenir les dangers qui pouvoient résulter d’une estime indiscrete ?

1311. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Cours de littérature dramatique, par M. Saint-Marc Girardin. (2 vol.) Essais de littérature et de morale, par le même. (2 vol.) » pp. 7-19

Mais il a beau faire, l’absence d’amour et de foyer se fait sentir sur un point. […] On sent à ces derniers mots que c’est bien Voltaire qui parle, c’est-à-dire un poète amoureux de son art, et qui, dans un moment d’admiration, serait capable d’applaudir même son rival, et de lui sauter au cou en l’embrassant. […] Il a des commencements de chapitres, parfaits de ton, de tenue, de sévérité, d’une haute critique ; puis il descend ou plutôt il s’élance, il saute à des points de vue tout opposés. « Mais ce n’est point ma faute à moi, dira le critique ; je n’invente pas mon sujet, je suis obligé d’en descendre la pente, et de suivre les modernes dans ces recoins du cœur humain où ils se jettent, après que les sentiments simples sont épuisés. » — Pardon, répondrai-je encore ; votre ingénieuse critique, en faisant cela, n’obéit pas seulement à une nécessité, elle se livre à un goût et à un plaisir ; elle s’accommode à merveille de ces recoins qu’elle démasque, et dont elle nous fait sentir, en se jouant, le creux et le faux.

1312. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre IV. Suite du parallèle de la Bible et d’Homère. — Exemples. »

Joseph, pleurant à la vue de ses frères ingrats, et du jeune et innocent Benjamin, cette manière de demander des nouvelles d’un père, cette adorable simplicité, ce mélange d’amertume et de douceur, sont des choses ineffables ; les larmes en viennent aux yeux, et l’on se sent prêt à pleurer comme Joseph. […] C’est ce qu’Homère lui-même avait senti, puisque le roi d’Ithaque se découvre à sa nourrice Euryclée par une ancienne cicatrice, et à Laërte, par la circonstance des treize poiriers que le vieillard avait donnés à Ulysse enfant. […] On aime cette main cachée dans la nue, qui travaille incessamment les hommes ; on aime à se croire quelque chose dans les projets de la Sagesse, et à sentir que le moment de notre vie est un dessein de l’éternité.

1313. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre VII. Les hommes partagés en deux classes, d’après la manière dont ils conçoivent que s’opère en eux le phénomène de la pensée » pp. 160-178

Dans le premier cas, l’invention du langage serait un résultat nécessaire de la forme même, si l’on peut parler ainsi, de notre intelligence : les langues seraient alors comme un ensemble de signes convenus, devenu graduellement plus ou moins complet, graduellement perfectionné, à mesure que de nouveaux besoins se seraient fait sentir. […] Le dépôt des connaissances humaines est peu à peu sorti du lieu mystérieux où les sages le tenaient caché pour en tirer des trésors qu’ils dispensaient aux peuples dans le temps, et autant que le besoin s’en faisait sentir. […] Dans l’ordre politique nous sentons encore les bienfaits de la parole, car c’est elle qui a organisé primitivement la société ; et même l’ordre intellectuel, d’où elle est bannie, n’est riche que des idées qui y ont été apportées par elle.

1314. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le capitaine d’Arpentigny »

Quelques-uns de ces esprits qui sentent le style se récrièrent, dans le premier mouvement d’une sensation très vive, mais ce fut tout. […] Et il le sent si bien, cet esprit positif au fond, qui arrache un si riche lambeau de bon sens à la philosophie contemporaine dont il est féru, que, malgré sa tendance à généraliser, malgré les catégories qu’il dresse des différentes formes de la main correspondant aux différentes spécialités de l’intelligence, il n’ose pas donner à son livre un autre nom que celui d’aperçu, et qu’il dit dans l’introduction, avec une modestie antiphilosophique : « Qui n’a lu Gail et ses adeptes enthousiastes, les phrénologistes ? […] Aussi ne rendait-il pas les sons que les physiologistes exercés sentaient qu’il eût dû rendre.

1315. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Léon XIII et le Vatican »

Il est un de ces maigres que n’aimait pas César, parce qu’il était maigre lui-même, et qu’il sentait que là où est la maigreur, il peut y avoir l’action, — l’action formidable… Les Césars actuels le voudraient-ils plus gras ? […] Violée en Italie par l’ambition de la maison de Savoie, indifférente aux souverains de l’Europe qui, comme leurs peuples, ne croient plus en elle ; méprisée et haïe, comme une ruine du passé, par tous ceux qui ont l’orgueilleuse suffisance de se donner pour l’avenir ; telle la papauté qui échéait à Léon XIII, à cet homme dont on sentit tout à coup la main, quand il l’eut prise dans sa main… La biographie de Teste, qui fourmille de détails et d’anecdotes impossibles à faire tenir dans ce chapitre, nous montre, dès les premiers instants de son pontificat, Léon XIII serrant tous les freins relâchés dans les dernières années de l’administration de Pie IX et rappelant tout le monde au devoir, — à toutes les hauteurs de hiérarchie et de fonction. […] Quant à l’Italie en particulier, la maison de Savoie doit sentir maintenant sous son pied envahisseur bouillonner la République qui emportera sa royauté un de ces matins dans les flots du pétrole allumé si facilement par les peuples qui ne croient plus qu’à cet enfer-là, et qui en disposent.

1316. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « VIII. M. de Chalambert. Histoire de la Ligue sous le règne de Henri III et de Henri IV, ou Quinze ans de l’histoire de France » pp. 195-211

Il faut bien qu’on le sache, le catholicisme était alors la société même, une société armée, vivante et qui, comme toute société vigoureuse, comme tout être vivant et normal ne voulait pas être blessée, et se sentait une vie trop puissante pour se résigner à mourir. […] Or, en la posant, cette question, on sort du vague des mots et des idées, on entre dans le vif des faits, on met la main sur la clef de l’Économique de l’époque, on ressuscite le peuple et tout va facilement s’expliquer… La Ligue, ce n’est plus un parti, c’est le peuple, c’est la défense jusqu’à la mort de son patrimoine menacé, de l’héritage de ses enfants, de ce patrimoine sans lequel il se sent spolié dans ses pratiques, ses salaires, ses achats, ses plaisirs, et déshonoré comme vassal industriel des falsificateurs qui, au nom d’un principe nouveau, viennent rompre les cadres de ses robustes catégories. […] Le peuple, menacé au xvie  siècle dans tout ce qui était sa vie, sentait absolument cette identité que les historiens devraient montrer davantage pour expliquer une action qui ne fut point une révolte dans le sens que les révolutions modernes ont donné à ce terrible mot, et pour l’expliquer aux penseurs politiques de nos jours qui ont rayé, il est vrai, les questions de foi de leurs programmes, c’est-à-dire toute l’économie de la vie morale, mais qui, en présence des intérêts matériels, comprendront peut-être que la Ligue, c’est-à-dire la société même, courût aux armes pour se sauver !

1317. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Fustel de Coulanges » pp. 15-32

Réduits à n’être que ce qu’ils étaient, ils sentirent, dans une moindre mesure que les Gaulois, mais ils sentirent aussi, le magnétique rayonnement de l’unité Romaine qu’ils avaient en face d’eux, comme les aveugles sentent le soleil… Le mot qui court dans les histoires, que les Germains servirent les Romains pour les combattre, est un mot faux.

1318. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Vie de la Révérende Mère Térèse de St-Augustin, Madame Louise de France »

Aimable d’ailleurs, et même gentil, à sa manière, tout le temps que durent la sybarite et l’amazone, qu’il aime toutes les deux, ce pauvre cul-de-plomb de bibliophile, peut-être par l’effet du contraste, il ne se sent plus, hélas ! […] Comme on sent, sous la plume qui se promène avec tant de bonheur en ces purulences, l’envie triomphante du démocrate moderne suivant avec une joie féroce la décomposition de ce sang royal et héroïque, qui a trop duré, mais qui ne s’est pas décomposé si vite que, pour hâter son épuisement et en voir la fin, on n’ait pas employé la guillotine, cette saignée du médecin Marat ! […] La carmélite inconnue de son histoire a ramassé une foule de mots d’elle, animés de cette gaieté gauloise : « Croyez-vous — disait-elle un jour à ses novices, qui sentaient ces ennuis des après-midi dans les cloîtres qui sont les nostalgies du monde, — que nous sommes venues aux Carmélites pour rechercher ce qui amuse, et que la société des douze apôtres ait été toujours bien amusante pour Notre-Seigneur Jésus-Christ ? 

1319. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Charles Monselet »

L’âme, en poésie, est inattentive à toute voix qui ressemble à quelqu’un de connu ou qui rappelle quelque chose de senti déjà. […] On ne le pressent pas seulement, mais on le sent dans une foule de pages de ce Monsieur de Cupidon. […] Mais, tel que nous l’avons, avec ses défauts, sa manière, sa préciosité (Monselet s’est aussi comparé à Voiture), avec la fausseté de beaucoup de rapprochements qui ont trompé un œil qu’on ne trompera plus quand il sera attentif, et enfin les souvenirs d’études, les grandes herbes qu’a poussées le xviiie  siècle au milieu de tout cela, Monsieur de Cupidon, ce livre dont on peut trop dire encore ce qu’un critique exquis (Joubert) disait de Gil Blas : « On sent qu’il a été écrit au café, entre deux parties de dominos », Monsieur de Cupidon nous fait croire à un autre livre de Monselet qui établirait et fixerait sa renommée.

1320. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Gustave Flaubert » pp. 61-75

Flaubert est un moraliste, sans doute, puisqu’il fait des romans de mœurs, mais il l’est aussi peu qu’il est possible de l’être, car les moralistes sentent quelque part, — dans leur cœur ou dans leur esprit, — le contre-coup des choses qu’ils décrivent, et leur jugement domine leurs émotions. […] On sentirait dans ces machines autant de vie, d’âme, d’entrailles humaines que dans l’homme de marbre qui a écrit Madame Bovary avec une plume de pierre, comme le couteau des sauvages. […] Gustave Flaubert dans le milieu de la vie, A la vigueur de son observation, on sent qu’il s’est attendu, cette chose héroïque dans un temps où tout le monde est si pressé.

1321. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre X. Des Romains ; de leurs éloges, du temps de la république ; de Cicéron. »

Les poètes parcourent dans la nature tout ce qui donne des impressions ou agréables, ou fortes, et transportent ensuite ces beautés ou ces impressions dans le langage ; ils attachent par une sensation un corps à chaque idée, donnent aux signes immobiles et lents la légèreté, la vitesse ; aux signes abstraits et sans couleur, l’éclat des images ; aux êtres qui ne sont vus et sentis que par la pensée, des rapports avec tous les sens. […] On voit cependant par une de ses lettres qu’il sentait toute la difficulté de l’entreprise. […] que la faiblesse permette quelquefois à la force de se sentir elle-même : et s’il nous est possible, consentons à avoir de grands hommes, même à ce prix.

1322. (1910) Rousseau contre Molière

Invasion de la maison par la foule, ce qui sent 1790 plus que 1670, mais il n’importe. […] Or, il sent bien qu’il l’a joué et il ne veut pas convenir qu’il l’ait joué. […] Rousseau a pu sentir tout cela et ne point être en goût d’attaquer Molière relativement à cette pièce. […] Personne ne s’est jamais senti, en sortant d’une pièce de Molière, meilleur et plus capable de bonnes choses, personne ne s’est senti tonifié. […] La sentiront-ils ?

1323. (1893) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Cinquième série

Parmi le tumulte des guerres civiles — où l’on peut voir les dernières convulsions de l’individualisme expirant, — un besoin d’ordre, de discipline, d’unité sous la loi se fait sentir. […] Et Bossuet l’a bien senti, puisqu’il a essayé d’en trouver ou de nous en donner. […] C’est pourquoi la pensée de Bayle, qui n’a jamais connu le repos, parce qu’elle n’a jamais senti la lassitude, ne s’est donc aussi jamais fixée, ou pour mieux dire figée dans un dogme. […] Le plaisir ou la joie de vivre en leur temps y circule, pour ainsi dire, et l’on sent qu’ils se savent gré à eux-mêmes d’être si heureusement nés. […] À méditer sur ces progrès — dont on vient de voir s’ils sentaient tout le prix, — les contemporains s’étonnent d’abord, puis, ils commencent à s’indigner de la barbarie de leurs pères.

1324. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Sur Adolphe de Benjamin Constant » pp. 432-438

La femme du roman, Ellénore, est certainement la plus noble des déclassées, mais elle n’en est que d’autant plus déclassée, et elle le sent, elle en souffre. […] Cette étude faite évidemment sur nature, et dont chaque trait a dû être observé, produit dans l’âme du lecteur un profond malaise moral, au sortir duquel toute fraîcheur et toute vie est pour longtemps fanée ; on se sent comme vieilli avant l’âge.

1325. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Chateaubriand — Note »

Figurons-nous un monde charmant, une société d’élite, un vieillard illustre et glorieux qui se sentait heureux d’être compris et goûté par des hommes plus jeunes et qui n’étaient pas tout à fait ses disciples. […] Il fut le premier à le sentir et à m’en remercier dans une lettre, la dernière que j’aie reçue de lui et que je ne retrouve pas sous ma main ; mais j’en retrouve une autre un peu antérieure et qui se rapporte au temps où je préparais la notice à mettre en tête des œuvres de Fontanes : « 4 octobre 1838.

1326. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « Mme DESBORDES-VALMORE. (Pauvres Fleurs, poésies.) » pp. 115-123

Et je restai longtemps, longtemps sans la comprendre, Et longtemps à pleurer son secret sans l’apprendre, A pleurer de sa mort le mystère inconnu, Le portant tout scellé dans mon cœur ingénu… Et ce cœur, d’avance voué en proie à l’amour, où pas un chant mortel n’éveillait une joie, voilà comme elle nous le peint en son heure d’innocente et muette angoisse : On eût dit, à sentir ses faibles battements, Une montre cachée où s’arrêtait le temps ; On eût dit qu’à plaisir il se retînt de vivre ; Comme un enfant dormeur qui n’ouvre pas son livre, Je ne voulais rien lire à mon sort ; j’attendais, Et tous les jours levés sur moi, je les perdais. […] Sapho devait avoir de ces cris-là ; ou plutôt on sent que cette enfant de Douai, cette fille de la Flandre, y a puisé en naissant des étincelles de la flamme espagnole, en même temps qu’elle ne cesse de croire à la madone comme la Religieuse portugaise.

1327. (1874) Premiers lundis. Tome II « Mort de sir Walter Scott »

Il est difficile de croire, par exemple, que Shakspeare et Molière, les deux plus hauts types de cette classe d’esprits, n’aient pas senti avec une passion profonde et parfois amère les choses de la vie. […] Mais lorsque Byron eut débuté vers 1812, Scott nous avoue ingénument qu’il sentit qu’un trop dangereux rival allait entrer dans la lice ; et comme d’ailleurs la veine poétique qu’il avait suivie commençait à tarir, il se hâta de l’abandonner, et se jeta dans la prose et le roman.

1328. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Choses d’autrefois »

On sent qu’elles ont dans les veines, même à cette époque de décadence de la noblesse, un sang orgueilleux et fort, le sang d’une vieille race de soldats, seigneurs de par l’épée. […] J’ai senti, en feuilletant le livre de M. 

1329. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Les derniers rois »

Ils sentaient que tout cela n’était point ma faute, que je comprenais moi-même leurs raisons et que je ne leur gardais pas rancune. […]   Non seulement la plupart des princes vivent comme nous (et s’ils gardent autour d’eux quelque reste de cérémonial, c’est par nécessité ou par devoir, et les pompes mystérieuses de la cour de Louis XIV leur seraient à tous insupportables), mais ils sentent comme nous, ils ont toutes nos maladies morales.

1330. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — S — Silvestre, Armand (1837-1901) »

Ils ont l’accent ému des impressions fortes, et le chantre qui les dit est un artiste éminent, on le voit et on le sent du reste. […] Dans les murmures de la création, il écoute le chant des morts, dont il sent passer l’âme dans l’air qu’il respire, dans la lumière si douce et pure, par les matins où se fleurissent les prés de toutes les couleurs du printemps.

1331. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 2, du génie qui fait les peintres et les poëtes » pp. 14-24

Comme nous l’exposerons plus au long dans le cours de ces refléxions, le génie doit se sentir de toutes les alterations ausquelles notre machine est si sujette par l’effet de plusieurs causes qui nous sont comme inconnuës. […] Ils sont soûtenus contre le dégoût par l’attrait d’une profession à laquelle il se sentent propres, et par le progrès sensible qu’ils font dans leurs études.

1332. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « Introduction »

Sacrifier l’immense foule des vivants à une abstraction est un héroïsme dont nous ne sentirons plus, il faut l’espérer du moins, la nécessité ; notre naïveté n’en serait plus capable. […] L’homme, qui l’avait maudite, se sentit envahir par elle.

1333. (1914) L’évolution des genres dans l’histoire de la littérature. Leçons professées à l’École normale supérieure

Et néanmoins c’est cette légère vapeur, c’est cette nuée presque imperceptible qui excitera les fatales tempêtes que les États sentiront, et qui ébranlera le monde jusqu’aux fondements. […] Mais ce qu’il n’a pas vu, il l’a senti d’instinct ; et que, sans l’exemple ou l’autorité des anciens, il ne pourrait sauver sa doctrine du reproche d’arbitraire. […] Je sens d’une manière, et vous sentez d’une autre ; nos façons de sentir sont également légitimes, puisqu’elles sont naturelles. […] On ne peut pas également les aimer, également les sentir, également en jouir ; et quiconque prétend le contraire, il se trompe. […] L’homme d’esprit qui parle ainsi ne sent pas Boileau poète, et, j’irai plus loin, il ne doit sentir aucun poète en tant que poète.

1334. (1883) Essais sur la littérature anglaise pp. 1-364

question qui seule pouvait ramener à l’unité tous ces détails ingénieux, se sent partout, mais n’est formulée nulle part. […] Son intelligence est peu spéculative, et il sent tout corporellement. […] Vous vous sentiez oppressé, agité, inquiet, mal à l’aise, comme lorsqu’un orage est suspendu sur l’atmosphère. […] On sent alors que Juliette a dit vrai lorsque, au second acte, elle affirmait que son amour était immense et profond comme la mer, on sent qu’elle sera capable de toutes les violences pour rester fidèle à Roméo. […] Au même instant, ils ont senti l’impossibilité d’être heureux désormais autrement que l’un par l’autre.

1335. (1887) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Troisième série pp. 1-326

Mais quelque admirable que le détail y puisse être, on sent bien qu’il manque quelque chose ; et ce quelque chose, nous pouvons le définir. […] je suis bien éloignée de sentir que c’en est un ; je ne sais pas même si je le pense. […] Je crois l’avoir sentie. […] Je sentis que mon heure était venue et qu’il fallait suivre la trace de mon père. […] Prévost lui-même l’a très bien senti.

1336. (1876) Romanciers contemporains

On sent que si M.  […] Chaque page y sent l’huile. […] Cela se sent, cela se voit. […] Il se sentait des besoins cuisants de réalité. […] Il est de ceux dont les livres sentent l’huile.

1337. (1896) Le livre des masques

Il est plus facile de le sentir que de l’expliquer. […] On risque d’être pris trop au sérieux et, par suite, de se sentir porté à maintenir sa littérature dans les tons graves. […] Paul Adam est pourtant un précoce, mais il y a des limites à la précocité, surtout chez un écrivain destiné à raconter la vie telle qu’il la voit et telle qu’il la sent. […] Pierre Louys a bien senti que ce livre de chair aboutissait logiquement à la mort : Aphrodite se clôt par une scène de mort, par des funérailles. […] Là, s’il s’agit de sentir et de comprendre, il s’agit surtout de voir.

1338. (1859) Moralistes des seizième et dix-septième siècles

C’est un besoin qui le tourmente ; il sent qu’il lui faut une boussole, un fil directeur. […] Il sentait d’ailleurs, plus que qui que ce fût, le danger d’une vie d’emprunt. […] L’âme connaît mieux parce qu’elle sent mieux. […] À chaque instant, on est frappé, on s’étonne, on se récrie ; mais au sortir du livre, on ne se sent pas instruit. […] On sentait déjà ce qu’était cette domesticité brillante et vile.

1339. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Mademoiselle Aïssé »

Craufurd72 rentre tout à fait dans cette opinion qu’on avait généralement, et on sent qu’il ne change d’avis que sur la prétendue preuve écrite. […] Cette somme à débourser tenait surtout à cœur à Mme de Ferriol, et elle le fit sentir à Mlle Aïssé, qui se leva, alla prendre le billet et le jeta au feu en sa présence. […] « Mais le cœur n’a pas la faculté de toujours sentir, il a des temps de repos ; alors le Chevalier paraît ne plus exister. […] Ce que je vous ai dit cent fois, je vous le répéterai : dès le moment que je vous ai connue, j’ai senti pour vous la confiance et l’amitié la plus forte. […] Il en est des amants comme des poëtes, ils ont surtout une famille, tous ceux qui, venus après eux, les sentent, tous ceux qui, ne les jugeant qu’à leurs flammes, les envient.

1340. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIIIe entretien. Balzac et ses œuvres (3e partie) » pp. 433-527

que vous sentirez ces petites créatures tenir à chaque goutte de votre sang, dont elles ont été la fine fleur, car c’est ça ! […] Cette révélation involontaire rendait pensifs ceux qui ne sentaient pas une larme intérieure séchée par le feu des désirs. […] Le public se sentit trompé et m’abandonna. […] On ne s’intéresse plus à personne ; et on sent que l’auteur se désintéresse à la fin de lui-même. […] On sentait en lui l’homme de bonne maison, incapable de s’avilir, si ce n’est par plaisanterie passagère.

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