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1239. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre III. Besoin d’institutions nouvelles » pp. 67-85

Il connaît seul les secrets de cette admirable alliance de la liberté de l’homme, fondement de toute morale, et de cette nécessité providentielle, résultat des lois mystérieuses de l’harmonie générale qui régissent le monde. […] J’ai vu naguère la ville éternelle, la ville antique des souvenirs, la ville qu’un pauvre voyageur, venu de la Judée, seul, mais accompagné de la force de Dieu, rendit la ville des destinées nouvelles, la capitale du monde chrétien, comme elle avait été la ville des destinées anciennes, la capitale du monde païen. Ce n’était point sans un profond sentiment de tristesse que je parcourais cette Rome déserte, et comme exilée du monde où elle régna si longtemps.

1240. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « La Chine »

Au xviie siècle, elle a mystifié lord Macartney, et le livre du pauvre lord nous dit, avec la candeur d’une dupe accomplie, dans quelles superbes proportions la mystification eut lieu… Si un jour elle a permis aux Jésuites, ces admirables enjôleurs pour le compte de la vérité, de soulever son loup et de la regarder au visage, elle s’est bien vite repentie de cette minute d’abandon qui allait faire de sa personnalité historique le Secret de la Comédie pour le monde entier. […] Mais des documents inconnus sur le Céleste-Empire, et des considérations supérieures à celles que deux siècles d’incertitudes et de travaux poursuivis plus ou moins à tâtons par les Quinze-Vingts de nos Académies des sciences ont mis en circulation dans le monde savant européen, nous en avons vainement cherché la trace. […] Les détails qu’ils empilent dans leur histoire, toutes leurs manières de voir, leur admiration incessamment trahie, appuieront, sans beaucoup la soutenir, il est vrai, l’opinion qui fait du peuple chinois l’un des plus grands peuples du monde. […] Seul, de toute la secte qui poussait le monde aux abîmes, Montesquieu ne se grisa pas de chinois.

1241. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Joubert » pp. 185-199

Il fit un article dans la Revue des Deux Mondes, et il le parsema de citations si brillantes que les chandelles de sa lanterne ne parurent plus que ce qu’elles étaient, de pauvres petits lumignons. […] Certes, ce n’est pas pour le bruit, qu’il évita toujours, mais c’est pour la gloire comme il l’a souhaitée, s’il a jamais souhaité quelque chose, c’est pour la gloire épurée, réduite, concentrée, rectifiée, essence d’une tonne de feuilles de roses dans un flacon d’un pouce, qu’il a été créé et mis au monde, cet homme d’idées, cet adorable concentrateur ! […] Le terrible pot de fer contre lequel se heurtait le monde, laissa tranquille dans son coin le pot de terre, sans se douter que l’humble vase, impropre au choc, renfermait un autre génie que celui qui bouillait dans son cratère à lui, — mais qui était tout aussi sûr que le sien d’avoir son immortalité ! […] voyez, examinez si mon muguet, cette fleur d’albâtre, n’est pas une bouture de Platon ; si ce Joubert, au nom bourgeois, n’est pas Platon, mais dans ce milieu plat et non platonique du monde moderne que nous touchons avec la main, car l’éloignement, cette perspective qui crée la poésie, rapetisse les objets comme il les grandit.

1242. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Guizot » pp. 201-215

Or, une Vie de Shakespeare est autrement difficile à faire qu’une Vie de Washington, qui eut, lui, la vie publique de la place publique, du champ de bataille, de la tente, des congrès, de la correspondance, et qui éclate partout comme le soleil du nouveau monde, et plus beau, car ce n’est qu’un astre ! […] Ni Aubrey, le premier historien de Shakespeare, qui écrivait cinquante ans après la mort de ce grand homme, compris par le public de son temps avec la finesse et la sûreté d’appréciation ordinaires à toutes les foules et à tous les publics ; ni Nathan Drake, qui a fait un livre énorme sur Shakespeare qu’il appelle Shakespeare et son temps (Shakespeare and His Time), un titre, je crois, de la connaissance de Guizot ; ni Guizot enfin, lequel pourtant, je m’imagine, ne doit pas être l’ennemi complet du représentatif dans l’humanité, n’ont pensé comme Emerson et, comme lui, fait également bon marché de la prodigieuse originalité du génie de Shakespeare et de la vie privée de cet homme phénoménal, — à lui seul tout un monde perdu, qui attend encore son Cuvier ! […] Le poète le plus écarlate de la sonorité et de la couleur est trop exclusivement extérieur pour parler profondément de ce Shakespeare, qui surplombe, lui, également les deux mondes, le monde visible et l’invisible.

1243. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Femmes et la société au temps d’Auguste » pp. 293-307

Pour lui, on ne pénètre l’Histoire que par « le sentiment », et comme il va s’agir de l’Antiquité dans son livre, il pose au préalable qu’il est impossible d’interpréter le monde antique autrement que par l’impression personnelle, et il ajoute même, avec la crânerie d’une idée générale qui est le chapeau sur l’oreille de ce fantaisiste : « Écrire l’histoire, c’est donner notre manière de voir sur l’histoire. » Je ne sais pas si, de principe, de Bury est cartésien, mais jamais le moi de Descartes n’a été mieux appliqué à quelque chose qu’il ne l’est, sous sa plume, à l’Histoire. […] Il n’a pas pensé seulement que, depuis ce temps-là, il s’est produit dans le monde une société chrétienne, et il ne s’est pas souvenu de beaucoup de choses que cette société dont il fait partie a dû déposer dans son esprit. […] Blaze de Bury n’a pas l’air de croire, comme Boissier, par exemple, ou tout autre de ces païens posthumes, que le Christianisme n’est qu’une poussée naturelle du paganisme, et que si on l’avait laissé tranquillement faire, ce paganisme, gros du germe de toutes les vertus, il eût très aisément conduit le monde à ses fins de civilisation, de lumières et de moralité, sans Constantin et les Conciles, et même sans Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont on aurait pu très bien se passer ! […] c’est un moderne, qui se jette et tombe dans son sujet avec son armature moderne, — et c’est d’une originalité et d’une sensation surprenantes que cette langue moderne, hardie, familière, pittoresque, cette langue que nous parlons tous dans le plain-pied de notre vie : à souper, entre les portants de deux coulisses, partout ; la langue du monde et non de la littérature, qui touche presque à l’argot et au néologisme, qui ne craint ni le mot plaisant, ni le mot débraillé, ni le mot cru, ni le mot nu, et que voici parlée comme les chroniqueurs de notre temps la parleraient dans un journal de notre temps, et appliquée hardiment aux plus hauts sujets et aux plus majestueuses figures, avec une aisance, un sans-façon et un brio dignes de Fervacques et de Bachaumont dans des chroniques d’hier !

1244. (1880) Goethe et Diderot « Note : entretiens de Goethe et d’Eckermann Traduits par M. J.-N. Charles »

Il l’accompagnait partout et lui tendait (intellectuellement) le crachoir… Tenir le crachoir, au physique, et parmi nous autres hommes, est une fonction assez servile et dégoûtante ; mais quand il s’agit d’un immense génie, à expectorations surhumaines, qui a toujours craché de la lumière et créé des mondes d’idées à chaque mot, la chose dégoûtante et servile change d’aspect… Nous sommes trop heureux qu’il y ait de ces garçons d’admiration en service ordinaire auprès des grands hommes que nous n’avons pas connus : Monsieur, je suis garçon de Votre apothicaire ! […] Du haut de cette immobilité empyréenne, il se jugeait, lui, ses ouvrages, le monde de l’art, de la science, de la politique ; il jugeait tout : il était critique. […] , et qui par conséquent est astreint à travailler, abandonne le monde futur à son sort et dans  celui-ci travaille à se rendre utile… » Certes ! […] Je le trouve plus fort… Matérialiste raffiné, qui raffine parce qu’il a l’anxiété de ne pas faire son chemin dans le monde ou de n’être pas tranquille une fois qu’il l’a fait, qui sans cela ne raffinerait point et serait matérialiste sans hypocrisie, Gœthe prise peu la dialectique et n’aime que l’étude de l’objet.

1245. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Le comte de Gobineau » pp. 67-82

Pour avoir vécu avec eux, il avait pris un peu de la sagesse des derviches, qu’il appelle des sages, et même de l’art des derviches tourneurs, qu’il appelle de grands artistes ; car s’il y a un homme qui ait jamais tourné dans ce monde qui tourne, c’est lui, le comte de Gobineau, diplomate toute sa vie : en Perse, en Suède, au Brésil, partout, et montrant partout, sans cesser de tourner, — ce brillant valseur diplomatique !  […] Tacite vaudrait tous les Césars du monde, s’ils étaient de grands hommes et qu’il les racontât… Monstres au lieu d’être de grands hommes, il est, lui, à les raconter, un prodige, comme ils sont des monstres. […] C’est l’Italie et c’est le monde tout entier, passant par l’Italie ou tressaillant électriquement à chaque tressaillement de l’Italie. […] Il avait envoyé promener cette diplomatie qui l’avait fait tant se promener par le monde ; — il le lui avait rendu !

1246. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Crétineau-Joly » pp. 247-262

Il y a en lui quelque chose de sanguin, de violent, de vibrant, de sans-façon, de familier avec la vie et le monde, auxquels il se mêlait impétueusement et gaillardement, et qui déconcerte un peu la méticulosité de l’abbé Maynard, homme pâle, de peu de santé, qui n’a pas le tempérament luron de Crétineau. […] Il le couvre de sa dignité personnelle, — de sa propre autorité morale, — et un prêtre, et un bon prêtre comme l’abbé Maynard, doit en avoir une immense… Il ne se ravale pas et ne ravale pas l’homme dont il a écrit la vie parce qu’il l’admire ; il ne le justifie pas des calomnies (qu’on ne fait d’ailleurs pas cesser en y répondant) ; il dédaigne les accusations des partis, dont tout homme d’action est victime dans ce monde infâme, et qui, pour les fortes épaules, sont toujours faciles à porter. […] Tous deux monarchiques, tous deux catholiques, dans des camps différents, mais y combattant pour les seules idées qui peuvent sauver le monde, si le monde peut encore être sauvé, et, tous deux, les plus redoutables Front-de-bœuf de la polémique contemporaine.

1247. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXIX. M. Eugène Pelletan »

Pelletan a-t-il vu ailleurs que dans les arrangements de sa pensée, ou sur l’échiquier idéal dans lequel il encastre les événements et ploie l’histoire du monde à sa fantaisie, que l’homme fut chasseur avant d’être pasteur, que ce fut le troupeau qui lui donna l’idée de la famille ; la chasse et les partages de la proie, l’idée de la propriété ? […] Pelletan, lequel, par parenthèse, est bien pittoresque et a le sang bien chaud pour être un métaphysicien, un œil retourné en dedans, comme disait l’abbé Morellet, avec une spirituelle exactitude, pose des lois absolues qu’il tire de tout ce qu’il y a de moins absolu au monde, l’analogie ; l’analogie, cette fille trompeuse de l’imagination, qui a si souvent donné le vertige aux plus fermés observateurs ! Cette fascination de l’analogie le mène à travers toute l’histoire, dans l’Inde, en Égypte, en Grèce, dans le monde romain, dans la Gaule, partout enfin où le progrès, comme il l’entend, a glorifié l’humanité. […] Sans cela, il nous serait facile de montrer, les faits en main, qu’il n’a pas plus creusé dans l’esprit des différentes époques du monde qu’il n’a fouillé, au début, dans les origines et les facultés de l’homme ; et qu’en cela, trop souvent, son livre, empreint de ce fatalisme géographique qui explique les fonctions des peuples par le milieu dans lequel ils se meuvent (fatalisme ressuscité de tous les matérialistes de fait, d’intention ou d’aveuglement), a donné, en preuve de ses dires, l’apparence pour la réalité, et la superficie pour le fond.

1248. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Achille du Clésieux »

l’accent tout puissant d’amertume et d’ironie de l’Ajax poétique qui s’appelle lord Byron ; mais il n’en a pas moins l’accent du désespoir de la vie, sans lequel nulle grande poésie ne peut exister, dans ce monde où l’idéal entrevu nous fuit de toutes parts ! […] Du Clésieux, dans son poème, est resté jusqu’à la dernière page et jusqu’à son dernier vers dans la beauté du sentiment chrétien le plus pur, et cette beauté s’ajoute à celle de l’émotion humaine qui fait palpiter tout son poème, comme un cœur vivant… IV Rien de plus simple que ce roman en vers qui pourrait bien être une histoire, et cette simplicité est si grande que la donnée du poème peut se raconter en deux mots… Le héros du livre, qui n’est pas nommé dans le poème, l’amant d’Armelle, est un Childe Harold de ce temps où toute âme un peu haute est plus ou moins Childe Harold, et n’a pas besoin d’aller au fond de toutes les coupes que nous tend le monde pour s’en détourner et revenir à la solitude, — et pour s’essuyer, comme un enfant à la robe de sa mère, de ses souillures et de ses dégoûts, à la Nature. […] Seulement, ce n’est pas ici le combat entre l’amour et l’honneur tel que l’entend le monde ; mais le combat entre l’amour et un autre honneur que le monde n’entend presque plus.

1249. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Le Sage » pp. 305-321

Fripon en plus, proxénète, et, qu’on me passe ce vilain mot moderne si applicable au monde moderne ! […] On ne se doute pas des bâtards qu’on va mettre au monde pendant qu’on les fait… Le Sage ne se doutait pas qu’il sortirait de lui quelque chose comme Ponson du Terrail, qui est aux excréments actuels du feuilleton ce que lui-même, Le Sage, pouvait être à Ponson du Terrail… Or, ce genre qu’il a créé — le roman de feuilleton et d’aventures — est devenu la tyrannie et l’oppression de ceux-là même qui le méprisent le plus. […] c’est le dernier Crispin du théâtre et du monde ; car, dans le monde, s’il y a encore des laquais, il n’y a plus de Crispins rivaux de leurs maîtres, mais des maîtres rivaux de leurs laquais !!

1250. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Paul Féval » pp. 145-158

Doué des qualités que je caractériserai tout à l’heure et qui ne manquent ni d’élévation ni de force, il s’est particulièrement, presque exclusivement consacré à ce genre de roman, qui représente dans l’art le matérialisme et la démocratie, et qui ferait le tour du monde, comme le drapeau de la Révolution, si la Critique, qui ne veut pas que les grandes notions littéraires périssent, ne lui barrait pas le chemin ! […] C’était le temps du tonitruant succès de ce grand roman d’aventure à travers un monde que jusque-là la littérature n’avait pas osé aborder. […] Je le sais, et je ne m’en étonne pas ; mais qu’aujourd’hui, en plein dix-neuvième siècle, quand les passions et leur étude, et leurs beautés, et leurs laideurs, et jusqu’à leurs folies, ont pris dans la préoccupation générale la place qu’elles doivent occuper ; quand la littérature est devenue presque un art plastique, sans cesser d’être pour cela le grand art spirituel ; quand nous avons eu des creuseurs d’âme, des analyseurs de fibre humaine, des chirurgiens de cœur et de société, enfin qu’après Chateaubriand, Stendhal, Mérimée et Balzac, Balzac, le Christophe Colomb du roman, qui a découvert de nouveaux mondes, la vieille mystification continue et que la réputation de Gil Blas soit encore et toujours à l’état d’indéracinable préjugé classique, voilà ce qui doit étonner ! […] Mais, en littérature, la gestation est volontaire, et si malheureusement il en était de même pour la gestation de l’enfant par la mère, depuis longtemps le monde ne serait plus !

1251. (1874) Premiers lundis. Tome I « [Préface] »

Le National, dès l’année 1832, la Revue des Deux Mondes, le Temps de 1835 et celui de 1839, le Moniteur Universel, la Revue Contemporaine, des ouvrages pour lesquels M.  […] A ne prendre même au surplus ces notices, — ces esquisses que comme de purs témoins d’une époque, elles ont encore leur importance, en ce sens qu’elles ravivent, dans le monde de la littérature et du théâtre, certains épisodes autrefois bruyants, et qui n’ont pas cessé d’être piquants. […] « La Revue des Deux Mondes, ma patrie depuis déjà longtemps », dit encore M. 

1252. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « La Tolérance »

De l’extrême droite à la gauche la plus avancée, quel est l’homme qui n’affirme souhaiter toute la liberté compatible avec les conditions d’existence de la société, et la diminution de l’injustice et de la souffrance dans le monde, dût-il lui en coûter de sérieux sacrifices personnels ? […] Faites effort pour comprendre et pour supporter que d’autres hommes tiennent de leur hérédité, de leur tempérament, de leur éducation, ou de leurs réflexions et de leur vie même, une conception métaphysique du monde différente de la vôtre. […] Les croyants disent : « Il faut avoir été bon pour être heureux dans l’autre monde ; donc, soyons bons. » Et les incroyants : « Puisque nous ne savons rien, puisque nous n’avons rien à attendre ni à espérer, puisque nous n’apparaissons un instant sur la surface d’une des plus petites planètes du système solaire que pour rentrer aussitôt dans l’éternelle nuit, arrangeons-nous pour que ce passage ne nous soit pas trop douloureux, ou pour qu’il ne le soit qu’au plus petit nombre possible d’entre nous.

1253. (1890) L’avenir de la science « VII »

Quel fait immense dans l’histoire de l’esprit humain que l’initiation du monde latin à la connaissance de la littérature grecque ! […] Quelle est l’âme philosophique et belle, jalouse d’être parfaite, ayant le sentiment de sa valeur intérieure, qui consentirait à se sacrifier à de telles vanités, à se mettre de gaieté de cœur dans la tapisserie inanimée de l’humanité, à jouer dans le monde le rôle des momies d’un musée ! […] Vivre, ce n’est pas glisser sur une agréable surface, ce n’est pas jouer avec le monde pour y trouver son plaisir ; c’est consommer beaucoup de belles choses, c’est être le compagnon de route des étoiles, c’est savoir, c’est espérer, c’est aimer, c’est admirer, c’est bien faire.

1254. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XVIII » pp. 198-205

D’autres, tels que Fénelon et Rousseau, estiment que la pièce blesse la monde, en ce qu’elle semble autoriser toutes les ruses d’une jeune femme pour se soustraire aux honnêtes désirs d’un vieillard. […] Dans le monde, on en par la diversement suivant les habitudes de chaque société. […] Si la scène ne roulait pas sur une équivoque et sur une équivoque fort claire, elle serait la plus plate du monde, au lieu d’être une des plus comiques.

1255. (1898) Inutilité de la calomnie (La Plume) pp. 625-627

* *   * Il y a deux ou trois ans, quand, le front gonflé d’un monde inconnu, nous écrivions les pages de la Vie héroïque, nous pressentions que beaucoup s’y tromperaient, que la littérature prochaine serait sans doute sentimentale, et cette perspective nous était pénible. […] Afin de suppléer à un génie propre, ils empruntent celui de quelque écrivain et la parodie qu’ils en font demeure la plus fâcheuse du monde. […] Le goût que nous inspire le monde n’est déjà que trop répandu.

1256. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des recueils poétiques — Préface des « Rayons et les Ombres » (1840) »

Entre Eden et les Ténèbres il y a le monde ; entre le commencement et la fin il y a la vie ; entre le premier homme et le dernier homme il y a l’homme. […] Nul ne se dérobe dans ce monde au ciel bleu, aux arbres verts, à la nuit sombre, au bruit du vent, au chant des oiseaux. […] Voilant à dessein les exceptions honteuses, il inspirerait la vénération pour la vieillesse, en montrant la vieillesse toujours grande ; la compassion pour la femme, en montrant la femme toujours faible ; le culte des affections naturelles, en montrant qu’il y a toujours, et dans tous les cas, quelque chose de sacré, de divin et de vertueux dans ces deux grands sentiments sur lesquels le monde repose depuis Adam et Ève, la paternité, la maternité.

1257. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Milton, et Saumaise. » pp. 253-264

C’est le célèbre Addisson, à qui sa patrie & le monde entier ont l’obligation de la découverte d’un trésor caché. […] Il soutenoit la plus belle cause du monde ; mais il la gâta par son excès de pédantisme. […] Il se vantoit de faire tomber les fers du monde entier.

1258. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre III. Parallèle de la Bible et d’Homère. — Termes de comparaison. »

Si Jacob et Nestor ne sont pas de la même famille, ils sont du moins l’un et l’autre des premiers jours du monde, et l’on sent qu’il n’y a qu’un pas des palais de Pylos aux tentes d’Ismaël. […] Et d’abord, c’est une chose assez curieuse de voir lutter de front les deux langues les plus anciennes du monde ; langues dans lesquelles Moïse et Lycurgue ont publié leurs lois, et Pindare et David chanté leurs hymnes. […] Cette coutume de jurer par la génération des hommes est une naïve image des mœurs des premiers jours du monde, alors que la terre avait encore d’immenses déserts, et que l’homme était pour l’homme ce qu’il y avait de plus cher et de plus grand.

1259. (1767) Salon de 1767 « De la manière » pp. 336-339

Les mouvements souples, gracieux, délicats qu’il donnait aux membres, écartaient l’animal des actions simples, réelles, de la nature, auxquelles il substituait des attitudes de convention, qu’il entendait mieux que personne au monde. […] La différence de l’ iliade à un roman est celle de ce monde tel qu’il est à un monde tout semblable, mais où les êtres, et par conséquent tous les phénomènes physiques et moraux, seraient beaucoup plus grands ; moyen sûr d’exciter l’admiration d’un pygmée tel que moi.

1260. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 10, du temps où les hommes de génie parviennent au mérite dont ils sont capables » pp. 110-121

Mais il ne suffisoit pas à Moliere d’être grand poëte pour être capable de les composer : il falloit encore qu’il eût acquis une connoissance des hommes et du monde, qu’on n’a pas de si bonne heure, et sans laquelle le meilleur poëte ne sçauroit faire que des comedies médiocres. […] Il faut, pour faire une comédie du même genre du génie, de l’étude, et de plus avoir vécu long-temps avec le monde. […] Les enfans, dont les membres sont formez de trop bonne heure, deviennent infirmes et maigres dès l’adolescence : ainsi de tous les enfans ceux qui me donnent le moins d’esperance, ajoûte Quintilien, ce sont ceux-là mêmes à qui le monde trouve plus d’esprit qu’aux autres, parce que leur jugement est avancé.

1261. (1814) Cours de littérature dramatique. Tome III

À ces deux peuples célèbres on peut joindre les Anglais, chez qui les femmes sont peu répandues dans le monde, et ne vivent point avec les hommes. […] Le monde se dépeuplerait si un affront suffisait aux hommes pour sortir de la vie. […] Il n’y a qu’heur et malheur dans le monde ! […] ô jour fatal au monde ! […] Cette femme qui pourrait être grand-mère, puisque c’est son fils qu’elle épouse, essaie de nous faire accroire que c’est pour le bien du monde qu’elle prend un jeune mari : il est plus que probable que c’est pour le sien ; à moins qu’elle ne soit persuadée que le plus grand bien du monde est d’être conquis par elle et par son mari.

1262. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre quatorzième. »

J’y vois, pour mon compte, les titres du monde moderne, les privilèges particuliers de l’esprit français, et les droits mêmes de la raison. […] Quel sera le rôle de cet être dans le monde ? […] Les lettres de Fénelon sont, pour la plupart, adressées à des personnes du monde. […] Au moment même où l’imagination de l’auteur nous emporte dans le monde d’Homère, une allusion, un détail emprunté à un autre monde, un anachronisme de politique ou de morale nous ramènent au temps de la guerre de la Succession et du quiétisme. […] Tout ce qui est du monde s’y voit au naturel, et il ne s’y voit rien qui fasse baisser les yeux.

1263. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « IV » pp. 16-18

Rossi, dans la chronique dernière de la Revue des Deux Mondes, a raison de dire que Lamartine grandit au dehors. Est-ce que c’est le sens commun qui prévaut toujours en ce monde ? 

1264. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Ghéon, Henri (1875-1944) »

Il a vu le monde avec des yeux ingénus et avertis à la fois ; il sait les transformations des choses, la grande loi des pourritures renaissant en des êtres nouveaux (cf. […] Tout l’émeut et rien ne la trouble ; le monde se revoit en elle dans une charmante, vibrante et souriante harmonie.

1265. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article » pp. 414-416

L’Ouvrage dans lequel il fournit moins à la critique, est l’Instruction pour se conduire dans le monde, Instruction qu’il fit pour ses enfans, & où il annonce l’homme qui connoît le monde, un esprit qui fait penser sagement, un Philosophe qui apprécie à leur juste valeur les biens & les maux de la vie.

1266. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre deuxième »

Un seul homme connaissait le lieu de sa solitude ; c’était le savant père Mersenne, par lequel il communiquait avec le monde, n’ayant affaire qu’aux idées, et libre de tous rapports avec les personnes. […] Qu’est-ce que le monde où il m’a placé ? […] Quels sont les rapports entre le monde extérieur et moi ? […] Nous avons donné le plus bel exemple, dans le monde moderne, de cette propriété de la vérité, qui est de susciter dans l’esprit qui la possède le désir et le devoir d’en faire part aux autres. […] Nous avons applaudi à cette dépendance, parce qu’elle était féconde ; c’était la dépendance du disciple à l’égard du maître, d’une nation jeune à l’égard du monde ancien, d’un esprit qui se développe à l’égard d’un esprit achevé.

1267. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 mai 1886. »

C’est que le monde où nous vivons, et que nous dénommons réel est une pure création de notre âme. […] Dès lors nous avons été les esclaves du monde, et ce monde, où nous avons engagé nos intérêts, il nous a été sans plaisir. […] Il faut donc la recréer : il faut, au-dessus de ce monde des apparences habituelles profanées, bâtir le monde saint d’une meilleure vie : meilleur par ce que nous le pouvons créer volontairement, et savoir que nous le créons. […] Elle lui rappelle « qu’il est maudit … qu’il lui appartient de par tous les pouvoirs des anathèmes éternels … qu’il n’avait que faire de songer à un monde qui le répudierait avec horreur s’il pouvait y rentrer à jamais ! […] L’art véritable doit créer la vie en dehors des modes et des goûts mercantiles du monde moderne.

1268. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre I. Les origines. — Chapitre I. Les Saxons. » pp. 3-71

. —  Conception tragique et héroïque du monde et de l’homme. Sous cette barbarie native, il y avait des penchants nobles, inconnus au monde romain, et qui de ses débris devaient tirer un meilleur monde. […] D’un élan, elle parcourt les quatre coins de son horizon, et touche en un instant des objets qui semblent séparés par tout un monde. […] Alors il sembla au joueur de harpe que rien ne lui plaisait plus dans ce monde. […] Le quadrige du monde. —  Qu’est-ce que le soleil ?

1269. (1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLIIe entretien. Littérature cosmopolite. Les voyageurs »

Si l’on y ajoute la géographie et la description pittoresque de l’univers, c’est le monde peint par lui-même. […] Ces gens-là sont les plus grands dépensiers du monde, et qui songent le moins au lendemain, comme je viens de le dire. […] Au temps de l’heureux règne du roi Abas II, soutien du monde, de qui les jours soient augmentés. […] Il avait la physionomie la plus avantageuse du monde. […] On ne peut voir en lieu du monde rien de plus pompeux, de plus riche et de plus brillant.

1270. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre septième »

« S’il fallait badiner, dit encore le maréchal de Berwick, c’était avec des grâces infinies, un tour noble enfin, que je n’ai vu qu’à lui. » « Il faisait, dit Saint-Simon, un conte mieux qu’homme du monde ; et aussi bien un récit. […] Croit-on que l’homme le plus obéi et le plus flatté qui fût au monde ne sentît pas, sans quelque humiliation, le reproche sous la déférence, et la condamnation dans le conseil même de se corriger ? […] Un prêtre de sa paroisse, auquel il s’en était ouvert, l’en détourna ; il lui persuada de rester dans le monde, et de s’y marier à une personne pieuse. […] Quelle liberté et quelle grâce dans les conseils qu’il fait donner à Louis XIV par Cinéas, conseillant à Pyrrhus, qui se prépare à courir le monde, de rester chez lui et d’y prendre du bon temps ! […] Par les impressions qu’il recevait, comme par les comparaisons qu’il faisait du monde selon la gloire humaine, et du monde au regard de Dieu, il se nourrissait, pour ainsi parler, du sublime, qui fut comme le tour naturel de son esprit.

1271. (1895) La science et la religion. Réponse à quelques objections

Et après avoir prouvé la vérité ou la « divinité » de la religion par la continuité de son dogme immuable, prouvons-la maintenant par le bien qu’elle peut faire encore à ce monde inquiet et troublé. […] Et si jamais nous le rejetons, ce sera sans doute le fait le plus considérable de l’histoire du monde, — après celui de son institution24 ! […] disait déjà saint Augustin, tandis qu’il n’est pas de science ou d’art si faciles qu’ils ne réclament un guide et un maître, la religion, seule au monde, n’aurait pas besoin qu’on l’enseigne et qu’on la dirige !  […] Berthelot : De combien, dans le monde entier, depuis quarante ou cinquante ans, les « progrès de la science » ont-ils enflé les budgets de la guerre ? […] si tous ceux qui suivent Jésus-Christpouvaient les oublier pour marcher ensemble à la conquête des vérités éternelles qui ont déjà transformé le monde, et doivent le transformer complètement !

1272. (1814) Cours de littérature dramatique. Tome II

C’est ainsi qu’au jugement de Quintilien, César eût été l’égal de Cicéron, s’il n’eût mieux aimé être l’égal d’Alexandre, et si le titre de maître du monde ne l’eût pas plus flatté que celui d’orateur. […] Junie, que Tacite appelle Junia Calvina, n’était point, comme l’auteur la suppose, une jeune fille douce, modeste et timide, vivant dans la retraite, fuyant le monde et la cour. […] Ce grossier oubli de leur dignité préparait l’indécence bien plus monstrueuse d’un empereur, d’un maître du monde, prostitué sur la scène comme un histrion. […] Est-il pour moi quelque chose de plus cher au monde que le salut de ma fille ? […] Et de même que l’épopée est le plus sublime des poèmes, l’histoire des Juifs est la plus sublime des histoires, quoique la nation juive ait été elle-même une des moins estimables nations du monde.

1273. (1930) Le roman français pp. 1-197

Ils voient un autre monde avec une subtile intensité. […] Toute la nature, d’un bout du monde à l’autre, est devant lui. […] Le roman fut publié par la Revue des Deux Mondes. […] Le monde, sous leur regard, est un jeu. […] Ils sont « un monde » à eux deux.

1274. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Molière »

Molière est naturellement du monde de Ninon, de madame de La Sablière avant sa conversion ; il reçoit à Auteuil Des Barreaux et nombre de jeunes seigneurs un peu libertins. […] » A ce cri, qu’il devinait bien être celui du vrai public et de la gloire, à cet universel et sonore applaudissement, Molière sentit, comme le dit Segrais, s’enfler son courage, et il laissa échapper ce mot de noble orgueil, qui marque chez lui l’entrée de la grande carrière : « Je n’ai plus que faire d’étudier Plaute et Térence et d’éplucher les fragments de Ménandre ; je n’ai qu’à étudier le monde. »  — Oui, Molière ; le monde s’ouvre à vous, vous vous l’avez découvert et il est vôtre ; vous n’avez désormais qu’à y choisir vos peintures. […] M. de Schlegel aurait dû le mieux sentir ; lui qui célèbre mystiquement les poétiques fusées finales de Calderon, il aurait dû ne pas rester aveugle à ces fusées, pour le moins égales, d’éblouissante gaieté, qui font aurore à l’autre pôle du monde dramatique. […] Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur. […] Une marque souveraine du génie dramatique fortement caractérisé, c’est, selon moi, la fécondité de production, c’est le maniement de tout un monde qu’on évoque autour de soi et qu’on peuple sans relâche.

1275. (1896) Essai sur le naturisme pp. 13-150

Et j’aime apparier deux rouges et lyriques barbares qui ont célébré ces ruines et ces décadences, où tressaille la genèse d’un monde nouveau. […] Le poète s’exprime pour tout le monde. […] Tout l’espoir qui anime de sa joie, le monde nouveau, vibre dans l’âme du poète et l’embrase. […] Ils ne perçoivent qu’une parcelle du monde, et c’est cette parcelle qu’ils transverbent, frémissante. […] Selon la nature du monde il laissa s’édifier sa statue.

1276. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre VI. Des Esprits de ténèbres. »

Mais si les démons se multiplient autant que les crimes des hommes, ils peuvent aussi présider aux accidents terribles de la nature ; tout ce qu’il y a de coupable et d’irrégulier dans le monde moral et dans le monde physique, est également de leur ressort.

1277. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Histoire littéraire de la France. Ouvrage commencé par les Bénédictins et continué par des membres de l’Institut. (Tome XII, 1853.) » pp. 273-290

C’était l’heure où commençait à paraître l’Encyclopédie, où la congrégation des philosophes allait régner sans partage, et où le monde était jeté bien loin des études silencieuses. […] À mesure qu’on avancera dans le monde moderne, il deviendra pourtant de plus en plus difficile aux rédacteurs qui seront en exercice alors de se contenir à l’exposé des faits à l’analyse des ouvrages, sans y mêler quelque chose des idées et des impressions qui sortent presque inévitablement : mais jusqu’à présent l’esprit essentiel et primitif de l’œuvre, convenablement entendu et dans une juste extension, a été fidèlement observé. […] Mais partout c’est la gausserie de la nature humaine, la fable de ce bas monde, l’esprit de renardie opposé à celui de chevalerie et le plus souvent parvenant à en triompher ; en un mot, c’est la parodie de la nature humaine prise dans tous ses vices. […] Le poème de Roland à Roncevaux est un de ceux qui rendent le plus directement l’écho du monde chevaleresque dans notre littérature et notre poésie : les récits en prose de Villehardouin en donnent une haute idée également. […] Il a poussé un soupir des plus profonds ; pour tout l’or du monde, il n’eût pu s’en retenir.

1278. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Nouveaux voyages en zigzag, par Töpffer. (1853.) » pp. 413-430

À la renaissance de la peinture au xve  siècle, les paysages, comme fond, étaient traités avec beaucoup de soin dans quelques tableaux historiques ; mais ils ne devinrent des sujets mêmes de tableaux qu’au xviie  siècle : ce fut la conquête des Lorrain, des Poussin, des Ruysdael, des Karl Du Jardin et de ces admirables Flamands que Töpffer saluait les premiers paysagistes du monde. […] Tout en admirant nos grands écrivains, il ne les imite donc pas le moins du monde : placé hors du cercle régulier et, pour ainsi dire, national, de leur influence, il ne trouve pas qu’il y ait révolte à ne pas les suivre, même dans les formes générales qu’ils ont établies et qui font loi en France ; il n’est pas né leur sujet. […] Et dans le doute, entre les deux, « entre ceux-là qui disposent toutes choses comme s’ils devaient toujours rester dans ce monde, et ceux qui, comme les Chartreux, disposent toutes choses comme s’ils l’avaient déjà quitté », c’est encore la folie du chartreux qui lui paraît la moindre. Douze ans après, au lit de mort lui-même, et durant sa dernière maladie, Töpffer revenait sur cette méditation, sur cette énigme de la destinée, dont il avait désormais une pleine conscience, et il la dénouait, selon sa mesure, en homme de famille, en époux et en père, pieux, résigné et saignant : « Renoncer au monde, si l’on prend le précepte à la lettre, disait-il, c’est fausser sa destinée en dépravant sa nature. Renoncer au monde, si l’on prend le précepte dans son esprit, c’est faire en toutes choses une part à la vie et une part à la mort, et cela jusqu’au dernier soupir. » — Dans la première partie de son explication, Töpffer n’a pas assez senti, je le crains, tout le mystère de la vie cachée, de la vie des antiques ermites et des Pères du désert ; mais il est impossible de mieux faire la part de l’homme de la société et du père de famille mourant.

1279. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le buste de l’abbé Prévost. » pp. 122-139

Comme son Des Grieux, il conserve, à travers toutes les phases et les légèretés de sa première vie, un air noble et qui sent sa qualité et son monde ; c’est l’homme bien élevé qui se marque toujours sous sa plume jusque dans l’écrivain de métier et dans l’auteur trop assujetti. […] Revenu en France et à Paris, il a remis quelques endroits au ton d’un monde plus poli, plus prompt au dégoût. […] Dans la seconde forme et la rédaction définitive, le chevalier annonce simplement qu’il est revenu aux inspirations de l’honneur ; le caractère de l’homme du monde y est observé sans rien de plus. […] Il voyait le monde à tous ses étages, et, dans sa philosophie naïve, tous ces étages lui paraissaient souvent n’en faire qu’un. […] Mais, jusqu’à la fin, il éprouva et il nous confirme par son exemple une vérité : l’empire en ce monde, l’influence qu’on y conquiert n’appartient pas tant à l’esprit, au talent, au travail, qu’à une certaine économie habile et à l’administration continuelle qu’on sait faire de tout cela35.

1280. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Geoffroy de Villehardouin. — I. » pp. 381-397

Villehardouin, qui nous donne cette impression à travers son récit, ne la démêlait sans doute qu’imparfaitement lui-même : il n’y avait point de contradiction déclarée alors entre ces intérêts du monde et ceux de la religion ; les mêmes hommes qui pourvoyaient aux uns étaient sincèrement préoccupés des autres : toute la différence n’était que dans la proportion et dans la mesure ; mais la part faite au ciel, même quand elle ne venait qu’en seconde ligne, restait encore grande. […] Qu’il y eût, dès le siècle de ce dernier, des politiques habiles et consommés, cela est hors de doute ; et l’Église, particulièrement, en eut alors qui en remontrèrent au monde : que, de plus, l’État de Venise fût déjà et dès longtemps habile avec suite et très avisé à ses intérêts, même à travers les acclamations et les pleurs de l’enthousiasme, nous en avons la preuve également ; mais la disposition moyenne des esprits, l’atmosphère morale, à Venise et ailleurs, était autre aux premières années du xiiie  siècle qu’à la fin du xve . […] Le doge, voyant que tout n’est pas payé, propose un expédient : Le roi de Hongrie nous a pris, dit-il à son peuple, Zara en Esclavonie, qui est une des plus fortes cités du monde ; et, quelque pouvoir que nous ayons, elle ne sera pas recouvrée si elle ne l’est par ces gens-ci. […] Avant que l’on commençât à chanter la grand-messe, le duc de Venise monta au lutrin pour parler au peuple et leur dit : « Seigneurs, il est certain que nous sommes unis, pour la plus haute chose qui soit, à ce qu’il y a de plus haut dans le monde parmi ce qui est en vie aujourd’hui dans la chrétienté. […] Ainsi va le monde, et, nonobstant ses changements de forme, si souvent proclamés, il continuera encore longtemps sur ce pied-là.

1281. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — I » pp. 417-434

Steinlen, « on en retrouve toujours des membres dans les maisons religieuses d’hommes et de femmes, tandis que les autres, restés dans le monde, sont souvent choisis comme arbitres dans les différends ». […] Le véritable maître du jeune homme, c’est l’opinion de ce qu’on appelle le monde, et dans le monde celle de ses contemporains. […] Il obtint de son père la permission de visiter l’Angleterre, et là du moins il devait trouver un monde à son gré, une de ses patries intellectuelles. Il avait vingt-quatre ans, d’aimables dehors, de la naissance ; il parlait l’anglais avec facilité et aimait même à l’écrire : « Car cette langue, disait-il, se prête à tout, au lieu qu’en français il faut toujours rejeter dix pensées avant d’en rencontrer une qu’on puisse bien habiller. » Il y contracta tout d’abord d’étroites amitiés, y vit le grand monde, fut présenté à la cour, et, ce qui nous intéresse davantage, fut admis, à Cambridge, dans l’intimité du charmant poète Gray. « Jamais, disait-il, je n’ai vu personne qui donnât autant que Gray l’idée d’un gentleman accompli. » Nous avons un récit de ces mois de séjour à Cambridge, par Bonstetten, qui s’est plu à mettre en contraste le caractère mélancolique de Gray avec la sérénité d’âme de son autre ami, le poète allemand Matthisson, qu’il posséda plus tard chez lui comme hôte en son château de Nyon, dans le temps qu’il y était bailli.

1282. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Histoire de la littérature française à l’étranger pendant le xviiie  siècle, par M. A. Sayous » pp. 130-145

Bons catholiques ou non, nous n’avons pas le goût protestant en littérature : quoi qu’il en soit, il convient, au moins à quelques-uns, de bien connaître ce monde à part, cette province littéraire non soumise qui a son fond et sa forme d’indépendance et d’originalité. […] Il s’était appliqué à se bien connaître lui-même, et il savait aussi le train du monde, le cours des idées, le fin des choses. L’auteur du Barbier de Séville nous a exposé, dans une tirade célèbre, ce que c’est que la calomnie, et comment elle naît, glisse et s’accroît : Abauzit fait voir de même ce que c’est que l’opinion, et de quel petit pas bien souvent elle se met en marche pour aller à l’aventure, gagner du pays, et bientôt envahir le monde : Dès que l’opinion, dit-il, est reconnue une fois, elle devient de toutes les autorités la plus grande et la plus forte, Après cela, il ne faut plus se mettre en peine du reste ; malgré de si faibles commencements, croyez que tout ira bien. […] Car il n’est que de trouver le bout du fil, on dévide tant qu’on veut, et il y a plus loin de rien au plus petit atome, qu’il n’y a de cet atome à la plus grande chose du monde. […] Mais faut-il donc, pour cette république studieuse et intelligente, parce qu’elle est devenue démocratique dans sa forme, dans son ménage intérieur, lui faut-il renoncer à l’idée de voir sortir désormais de son sein des continuateurs et de dignes héritiers de ces hommes qui ont exercé sur leur temps une action si suivie, si salutaire, qui ont rempli dans le monde savant une telle fonction, plus efficace et plus utile encore que brillante ?

1283. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. LE COMTE MOLÉ (Réception à l’Académie.) » pp. 190-210

Le danger pour l’Académie, si danger il y avait, ne viendrait jamais de quelques hommes distingués et lettrés du monde politique ; il viendrait des gens de lettres médiocres s’attroupant en bloc, se coalisant ou se déchirant. […] Les vices littéraires sont ce qu’il y a au monde de plus bas et de plus vil ; la littérature actuelle en abonde. […] Sa précocité acheva de s’y développer ; sa nature offrait alors, à ce qu’il paraît, un caractère méditatif qui s’est dérobé depuis sous le positif des affaires et la bonne grâce du monde. […] Au moment de pire souffrance, un volume de Bernardin de Saint-Pierre tomba sous la main du jeune homme ; il n’avait rien lu ; ce fut comme un rayon consolateur qui vint luire à ses yeux et lui révéler un monde nouveau. […] Vous voyez, messieurs (l’ouvrage est sous forme de discours), par le seul énoncé, que cette partie des devoirs académiques est diminuée considérablement, vos décrets ne laissant plus en France que des citoyens. » — Le monde me fait parfois l’effet d’une très-bonne montre ; on fait tout pour la gâter et la déranger ; mais, pour peu qu’on la laisse quelque temps dormir tranquille, elle revient d’elle-même au bon point.

1284. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Conclusion. »

En peignant les jouissances de l’étude et de la philosophie, je n’ai pas prétendu prouver que la vie solitaire soit celle qu’on doit toujours préférer : elle n’est nécessaire qu’à ceux qui ne peuvent pas se répondre d’échapper à l’ascendant des passions au milieu du monde ; car on n’est pas malheureux en remplissant les emplois publics, si l’on n’y veut obtenir que le témoignage de sa conscience ; on n’est pas malheureux dans la carrière des lettres, si l’on ne pense qu’au plaisir d’exprimer ses pensées, et qu’à l’espoir de les rendre utiles ; on n’est pas malheureux dans les relations particulières, si l’on se contente de la jouissance intime du bien qu’on a pu faire, sans désirer la reconnaissance qu’il mérite ; et dans le sentiment même, si n’attendant pas des hommes la céleste faculté d’un attachement sans bornes, on aime à se dévouer sans avoir aucun but que le plaisir du dévouement même. […] Tel homme est conduit par ses goûts naturels dans le port, où tel autre ne peut être porté que par les flots de la tempête ; et tandis que tout est calculé d’avance dans le monde physique, les sensations de l’âme varient selon la nature de l’objet et de l’organisation morale de celui qui en reçoit l’impression. […] Si l’objet qui vous est cher vous est enlevé par la volonté de ceux dont elle dépend, vous pouvez ignorer à jamais ce que votre propre cœur aurait ressenti, si votre amour, en s’éteignant dans votre âme, vous eût fait éprouver ce qu’il y a de plus amer au monde, l’aridité de ses propres impressions ; il vous reste encore un souvenir sensible, seul bien des trois quarts de la vie ; je dirai plus, si c’est par des fautes réelles dont le regret occupe à jamais votre pensée, que vous croyez avoir manqué le but où tendait votre passion, votre vie est plus remplie, votre imagination a quelque chose où se prendre, et votre âme est moins flétrie que si, sans événements malheureux, sans obstacles insurmontables, sans démarches à se reprocher, la passion par cela seulement qu’elle est elle, eût, au bout d’un certain temps, décoloré la vie, après être retombée sur le cœur qui n’aurait pu la soutenir. […] Si l’espèce de sentiment national, qui faisait en France un point d’honneur de la générosité, de cette pitié des vainqueurs ; si cette espèce de sentiment ne reprend pas quelque puissance, jamais le gouvernement n’obtiendra un empire constant et volontaire sur une nation qui n’aura pas un instinct moral quelconque, par lequel on puisse l’entraîner et la réunir ; car qu’y a-t-il de plus divisant au monde que le raisonnement ? […] La plupart des gouvernements sont vindicatifs, parce qu’ils craignent, parce qu’ils n’osent être cléments ; vous, qui n’avez rien à redouter, vous, qui devez avoir pour vous la philosophie et la victoire, soulagez toutes les infortunes véritables, toutes celles qui sont vraiment dignes de pitié ; la douleur qui accuse, est toujours écoutée ; la douleur a raison contre les vainqueurs du monde ; que veut-on, en effet, du génie, des succès, de la liberté, des républiques, qu’en veut-on, quelques peines de moins, quelques espérances de plus ?

1285. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre III. Poésie érudite et artistique (depuis 1550) — Chapitre II. Les tempéraments »

Exilé à Rome dans son poste d’intendant du cardinal du Bellay, triste d’être si loin de son « petit Lyré », et ne pouvant penser sans larmes à la « douceur angevine », son âme endolorie n’en était que plus sensible aux impressions de ce monde étrange où elle languissait. […] Ce qui lui manqua, ce fut une pensée originale, une pensée qui ne fût occupée qu’à faire entrer le monde et la vie dans les formes du tempérament, à projeter le tempérament sur l’univers et sur l’humanité : qui par conséquent permît au tempérament de dégager toute sa puissance, et de réaliser ses propriétés personnelles. […] A ce moment précis, le monde n’existait pas encore, et c’est le monde qui pendant longtemps complétera l’enseignement des collèges, indiquera les Français dont il faut se souvenir, qu’il faut lire. Mais comme le monde n’a souci d’éruditions et suit son plaisir, il ne remonte point aux temps antérieurs ; une tradition mondaine, en fait de jugements littéraires, ne commence à se former que dans les dernières années de Malherbe, et c’est à partir du xviie  siècle seulement que se constitue et s’enrichit peu à peu dans l’opinion de la société polie le dépôt des chefs-d’œuvre de notre littérature classique.

1286. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre I. La littérature pendant la Révolution et l’Empire — Chapitre III. Madame de Staël »

Elle n’est pas faite pour la solitude, elle en a peur : elle ne pense bien que dans le monde, devant un auditoire ou contre un interlocuteur ; ses livres sont une perpétuelle causerie, la causerie d’un vaste et agile esprit, qui fait lever les idées avec une étonnante facilité. […] La vie poussa encore Mme de Staël en ce sens : chassée de Paris, elle vit à Coppet, où son salon donne pour ainsi dire par trois portes sur la France, sur l’Italie et sur l’Allemagne, De Coppet elle sent mieux que de Paris l’attrait de l’Italie et de l’Allemagne : Paris est le lieu du monde où l’esprit s’enferme le plus facilement. […] Impuissante à créer, elle excelle à noter ; et si elle a le style le moins artiste du monde, comme écrivain d’idées elle est supérieure. […] Mme de Staël prétend aussi, « en parcourant les révolutions du monde et la succession des siècles », manifester la loi de « la perfectibilité de l’espèce humaine ». […] Dans cette peinture de l’Allemagne, elle insiste beaucoup sur un caractère dont l’importance est de premier ordre pour la littérature : en France, la vie de société absorbe tout l’homme ; l’Allemand n’est pas homme du monde, pense plus qu’il ne cause, et préserve son originalité.

1287. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « La comtesse Diane »

Il est donc furieusement honorable pour notre temps qu’un genre si difficile y fleurisse : apparemment, si nous écrivons tant de Pensées, c’est que, tard venus dans le monde et à une époque où l’observation est plus et mieux pratiquée qu’elle ne l’a jamais été, nous sommes un tas de moralistes très forts qui avons fait le tour des choses, qui sommes allés partout, et qui en revenons surchargés d’expérience… Mais je me méfie, comme dit M.  […] Une femme dont presque toute la vie se passe dans le monde, en réceptions et en conversations, une femme entourée et courtisée et dont la présence seule met les vanités en éveil et aussi les désirs et les tendresses, ne doit-elle pas, avec son intelligence plus rapide et sa sensibilité plus délicate, recueillir dans la comédie mondaine de plus fines impressions que nous, mieux saisir certaines faiblesses ou certains ridicules, démêler en elle et autour d’elle, de plus rares complications ou de plus subtiles nuances de sentiments ? […] Qui donc disait que la voix d’or s’était brisée à force de chanter tous les jours, partout et à travers les deux mondes ? […] Mme Sarah Bernhardt me fait toujours l’effet d’une personne très bizarre qui revient de très loin ; elle me donne la sensation de l’exotisme, et je la remercie de me rappeler que le monde est grand, qu’il ne tient pas à l’ombre de notre clocher, et que l’homme est un être multiple, divers, et capable de tout. […] Vous n’aurez peut-être pas été une des femmes les plus raisonnables de ce siècle, mais vous aurez plus vécu que des multitudes entières, et vous aurez été une des apparitions les plus gracieuses qui aient jamais voltigé, pour la consolation des hommes, sur la surface changeante de ce monde de phénomènes.

1288. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « J.-J. Weiss  »

. — A propos du Nouveau Monde, de M.  […] On devine chez lui cette arrière-pensée que, pour un homme de talent, il faisait bon vivre dans ce monde du dernier siècle : le mérite personnel s’y imposait peut-être mieux, y était traité avec plus de justice que dans une société démocratique, bureaucratisée et enchinoisée à l’excès. […] Il n’y a que cela d’intéressant au monde, puisque la vérité nous échappe et que ceux qui croient la tenir la voient si sombre. […] Il saisit un reflet du monde dans un esprit, et de cet esprit dans un autre. […] Tout homme est un miroir conscient du monde et des autres hommes.

1289. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « L’abbé Barthélemy. — II. (Fin.) » pp. 206-223

Après avoir relevé les principaux traits de cette constitution populaire d’Athènes et de l’esprit du peuple athénien, après avoir signalé l’influence souvent souveraine de ses grands hommes, des Thémistocle et des Périclès, Grimm (ou l’auteur, quel qu’il soit, de ce chapitre) tirait hardiment cette conclusion : Il est donc permis de dire que la démocratie la plus démocratique qu’il y ait eu peut-être au monde n’eut point de moyen plus sûr de se soutenir que de cesser souvent de l’être, et que c’est toutes les fois qu’elle fut le moins démocratique de fait qu’elle jouit aussi du sort le plus brillant, le plus véritablement digne d’envie. […] Chateaubriand, dans son premier et confus ouvrage, dans son Essai sur les révolutions, est parti, en quelque sorte, du Voyage d’Anacharsis, pour les comparaisons continuelles de l’Antiquité avec le monde moderne ; mais, dès les premiers pas qu’il fait sur les traces de son devancier, comme on sent qu’il pénètre bien au-delà ! […] Barthélemy y a supposé Platon entouré de quelques disciples, et discourant sur la formation du monde. […] Chez Barthélemy, Platon commence à parler ; la vue de cette tempête ayant amené l’entretien sur les époques primitives de la nature, sur le débrouillement du monde au sein du chaos, il débute en disant : « Faibles mortels que nous sommes ! […] Assis en ce lieu sublime et d’où il embrasse tout l’horizon, il ne se met point à discourir sur la formation du monde ; ce sont de ces sujets à garder pour le sommet de l’Etna ; mais il médite sur les ruines mêmes de la Grèce ; il se demande quelles sont les causes qui ont précipité la chute de Sparte et d’Athènes, et ces considérations d’une haute et sommaire histoire, pleines de vigueur et environnées de lumière, nous montrent à la fois ce qui manque dans les deux sens à l’estimable ouvrage de l’abbé Barthélemy.

1290. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Th. Dostoïewski »

Et jamais ce miracle ne s’opère qu’un souffle d’autre monde volatilise toute cette matière en indécis mirage. […] Ainsi ces romans sont imbus de condoléance, depuis la scène où une petite enfant raconte à des parents endurcis pour leur fille, l’histoire de l’abandon de sa mère jusqu’à tous les actes évangélique de l’idiot, jusqu’à l’inoubliable entrevue de Raskolnikoff et de Sonia, irrités tous deux l’un contre l’autre, chargés des pires souillures et égaux dans le douloureux abandon de tout orgueil, qui tombent agenouillés l’un devant l’autre et pleurent sur leur souffrance et sur celle qui, diffuse dans la nuit du monde, fait sourdre de toute chair en toute terre, le même murmure de lamentations, et la même pluie lente de larmes. […] Effrayé de la peur de la vie et souffrant misérablement de son horreur, pénétrant l’homme dans ses dessous farouches et douloureux, pris du triste amour de sa chair souffreteuse, ne voyant en toute transgression que le commencement du châtiment, inquiet, éperdu et aimant, obstinément attaché à débattre et à retourner le problème du mal, du péché et de la peine, interrogeant la science et violenté, dans son âme obscure et slave, par la hautaine impiété de la philosophie évolutionniste, par ces doctrines qui, extraites et résumées du cours des astres, du choc des atomes, du sourd essor de la substance organique, puisent dans leur origine matérielle une inhumaine dureté et font au ciel qu’elles mesurent et dans l’âme qu’elles analysent un épouvantable et clair vide, frémissant du tranquille déni qu’elles opposent au problème final de toute méditation irréaliste — le but et le sens de la vie, — et finalement repoussé par les sèches raisons dont elles interdisent la pitié, l’aide aux faibles, aux malades, aux méchants, par la nécessité de ne point intervenir dans la lutte de tous contre fous, qui est à la fois la loi du monde vivant et la source même de ce qui nous pousse à la violer, — Dostoïewski s’est violemment rejeté en arrière ; sortant de toute église comme de tout enseignement, maudissant toute intelligence, se contraignant à croire ce qui console non sans trembler de la peur tacite d’être déçu, il a rivé ses yeux sur l’Évangile, il s’est prosterné pleurant sur la face pleurante d’un Christ populaire, en une agonie de pitié, de douleur, d’angoisse, d’effroi, de fou désespoir et de tremblante supplication aussi tragique en sa clameur que les affres contenues de Pascal. […] Celui-ci, comme tous les êtres de peu de raisonnement, les enfants, les sauvages, aura beaucoup d’imagination : et de plus, comme tous ceux que le spectacle du monde extérieur ne sollicite pas à l’effort de l’interpréter, sera disposé à tourner sur soi ses facultés d’attention et d’analyse. […] Et si l’on considère l’étendue et la pénétration de leur enquête, la façon neuve dont ils parlent de l’homme et à l’homme, leur art sincère et haut, la sérieuse ferveur de l’évangile de pitié qu’ils proposent, le plus déterminé partisan de l’art pour l’art peut se sentir hésiter et réfléchir, jusqu’à ce qu’il recomprenne que le problème de la société, de la vie de l’homme ne peut être résolu par le cri de passion des détracteurs d’intelligence, que l’évangile que prêchent les romanciers slaves a précédé de dix-huit cents ans les maux qu’ils dénomment, que l’enseignement fut la marque même de sa fausseté dans son emportement, que la vérité est paisible, persuade en paraissant et n’a nul besoin d’apôtres, que l’erreur seule parle violemment, que les œuvres d’art ne doivent pas tenter de tromper, qu’il leur suffit de contenir les préceptes latents et obéis, ceux-là du monde dont elles sont la lumineuse image.

1291. (1895) Les règles de la méthode sociologique « Préface de la seconde édition »

On a trouvé paradoxal et scandaleux que nous assimilions aux réalités du monde extérieur celles du monde social. […] Il faut qu’en pénétrant dans le monde social, il ait conscience qu’il pénètre dans l’inconnu ; il faut qu’il se sente en présence de faits dont les lois sont aussi insoupçonnées que pouvaient l’être celles de la vie, quand la biologie n’était pas constituée ; il faut qu’il se tienne prêt à faire des découvertes qui le surprendront et le déconcerteront. […] Pour comprendre la manière dont la société se représente elle-même et le monde qui l’entoure, c’est la nature de la société, et non celle des particuliers, qu’il faut considérer. […] En pensant les institutions collectives, en nous les assimilant, nous les individualisons, nous leur donnons plus ou moins notre marque personnelle ; c’est ainsi qu’en pensant le monde sensible chacun de nous le colore à sa façon et que des sujets différents s’adaptent différemment à un même milieu physique.

1292. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Gustave Droz » pp. 189-211

Il y a, de par le monde, un journal illustré qui s’appelle La Vie parisienne, comme si tous ses rédacteurs étaient des Balzac, des Gozlan et des Gavarni, et cet audacieux journal n’est pas mort sous son terrible titre. […] C’en est la mousse, le pétillement, la surface, les petits vices, — viciolets — les élégances, et les élégances jusqu’aux extravagances, tout cela très animé d’esprit, très cinglant d’ironie, très indifférent — et même trop — à la morale, et j’allais presque dire à la littérature ; car les hommes de talent qui font ce journal ont le dandysme de ne pas se montrer littéraires… Ils ont l’hypocrisie charmante d’être des hommes du monde et des observateurs de salon. […] mais qui sera le pardon, pour tout le monde, des péchés de ce libertin, en qui la paternité a tourné au profit du mariage, vite, comme un moulin à vent. […] Moi qui crois à tous les miracles, je ne puis pas laisser passer un livre — de talent, d’ailleurs, — fait par un homme du monde ironique et incrédule, inspiré par eux et presque contre eux. « Presque contre eux » est trop dire pourtant. […] Madame de Manteigney n’est qu’une planète d’un petit monde, image du grand, qui tourne autour d’une source comme autour de son axe.

1293. (1900) Le lecteur de romans pp. 141-164

C’est que, en effet, une autre règle plus délicate, infiniment plus difficile à observer, s’impose à l’écrivain, à celui-là surtout qui prétend raconter et analyser le monde des passions humaines. […] Encore faut-il que la terre où tombera cette graine ait été remuée par la vie, qu’elle soit apte à recevoir, à envelopper, à nourrir, à porter jusqu’à sa floraison cette semence de pitié, de résignation, de courage ou d’amour, poussière des âmes créatrices qui s’envole, qui se disperse à travers le monde, mais qui ne germe pas partout où elle tombe. […] Elle n’a dans les yeux que la joie du monde qui s’ouvre. […] Il n’y a d’âme que la nôtre, mais impressionnée par le monde extérieur et modifiée par lui. […] Voyez, dans une même patrie, les gens de la plaine et ceux de la montagne, ceux qui communiquent, par tout leur être, avec le sol rocheux, l’air sec, avec les bruyères, avec les grands flamboiements de soleil sur des surfaces arides ; regardez à côté et étudiez ceux que la vie enferme dans l’ombre moite des forêts ; observez le visage des mêmes travailleurs qui change avec les saisons, la couleur de leurs paroles ou de leurs yeux qui varie plus d’une fois en un jour, et dites si nous ne sommes pas un peu les sujets de ce monde que nous dominons par la pensée ?

1294. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre VII. Le cerveau et la pensée : une illusion philosophique »

Dire que l’image du monde environnant sort de cette image, ou qu’elle s’exprime par cette image, ou qu’elle surgit dès que cette image est posée, ou qu’on se la donne en se donnant cette image, serait se contredire soi-même, puisque ces deux images, le monde extérieur et le mouvement intracérébral, ont été supposées de même nature, et que la seconde image est, par hypothèse, une infime partie du champ de la représentation alors que la première remplit le champ de la représentation tout entier. Que l’ébranlement cérébral contienne virtuellement la représentation du monde extérieur, cela peut sembler intelligible dans une doctrine qui fait du mouvement quelque chose de sous-jacent à la représentation que nous en avons, un pouvoir mystérieux dont nous n’apercevons que l’effet produit sur nous. […] La conscience, pour percevoir l’univers sans se déranger, n’a plus alors qu’à se dilater dans l’espace restreint de l’écorce cérébrale, véritable « chambre noire » où se reproduit en réduction le monde environnant. […] Mais l’idée que le monde entier, y compris les êtres vivants, relève de la mathématique pure, n’est qu’une vue a priori de l’esprit, qui remonte aux cartésiens.

1295. (1922) Nouvelles pages de critique et de doctrine. Tome II

Ils ne paraissent même pas se douter qu’il y a un vaste monde à regarder et à peindre. […] Oui, si nous nous mettons au point de vue du monde spirituel. […] Ce fut dans notre monde civilisé une stupeur et une douleur. […] Rousseau apparaît comme aussi fausse pour le monde des idées qu’elle est extravagante pour celui des mœurs. […] Par le monde du travail lui-même.

1296. (1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1863 » pp. 77-169

Le type dominant de ce monde m’a paru le type du juif alsacien. […] Ce serait une curieuse addition à faire que celle de l’argent que le Paradis a coûté au monde. […] « Bienheureux les doux parce qu’ils auront le monde. » Ça n’a pas de sens ? […] En vaguant parmi cette multitude, je remarque dans ce monde un processionnement passif : pas de gaieté, pas de bruit, pas de tumulte. […] littérature… ils semblaient revenir tous de l’autre monde !

1297. (1915) Les idées et les hommes. Deuxième série pp. -341

N’est-ce pas déranger bien du monde ? […] Le stratagème du testament le divertit le mieux du monde. […] L’auteur ne se proposait pas avant tout de décrire un monde particulier. […] S’il nous dit que l’univers est un édifice à trois étages ; et les étages, monde physique ou monde de la matière pondérable, monde des âmes ou monde des individualités sensibles et pensantes, monde divin ou monde des forces cosmiques qui gouvernent de par les archétypes ou Idées éternelles ; s’il annonce que ces trois mondes sont trois sphères concentriques qui se pénètrent de leur rayonnement, la plus vaste, celle du monde spirituel, éclairant les deux autres de sa lumière ; s’il nous l’affirme, avec une sincérité manifeste, avec un émouvant désir de nous convaincre et avec le bel argument de sa sereine poésie, nous lui cédons, charmés parfois. […] Ce n’est pas dire que tout alla le mieux du monde.

1298. (1888) Impressions de théâtre. Deuxième série

Vraiment il m’ouvrait un monde nouveau. […] Ils pétriront le monde à leur gré et selon leur idéal. […] D’autres fois, il est colonel, il est amiral, il est « homme du monde » ! […] C’est peut-être le lieu le plus noble et le plus glorieux du monde. […] Contre les lois inflexibles du monde ?

1299. (1907) Jean-Jacques Rousseau pp. 1-357

Et il quitte Genève le lendemain pour courir fortune à travers le monde. […] Mais qu’est-ce que Jean-Jacques va faire dans ce monde-là ? […] Émile voit le monde, la société. […] Son père lui tient les discours les plus tendres et les plus sensés du monde. […] Ils voient le monde.

1300. (1897) La vie et les livres. Quatrième série pp. 3-401

Son père l’avait mis au monde sans réfléchir, au petit bonheur. […] Il y a, par le monde, un « vieil abonné » (oh ! […] du tout petit monde. […] Jusqu’à nouvel ordre, il n’y a pas deux manières de mettre les enfants au monde. […] D’assise en assise, s’élevait sur le monde un nouveau monument de domination.

1301. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Gille, Valère (1867-1950) »

Et je sors de cette lecture tout parfumée d’antiquité, tout revivifié par l’audacieuse jeunesse du monde, moi qui en ai soixante. Aube, sourire immense, ô jeunesse du monde !

1302. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — P. — article » pp. 544-547

Postel se vantoit de pouvoir faire le tour du Monde sans avoir besoin d’Interprete : une pareille jactance ne peut qu’annoncer beaucoup de présomption : ses Contemporains eurent la bonté de le croire sur sa parole. L’affluence étoit si grande quand il donnoit des leçons, qu’il étoit obligé de rassembler ses Auditeurs dans une cour, & de leur parler d’une fenêtre, les Salles du Collége n’étant pas capables de contenir tout ce monde.

1303. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre premier. Des principes — Argument » pp. 1-4

Méditer le monde social dans son idée éternelle. […] Apercevoir le monde social dans sa réalité.

1304. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Lamartine »

Ce monde spirituel des vérités et des essences, dont Platon a figuré l’idée sublime aux sages de notre Occident, et dont le Christ a fait quelque chose de bon, de vivant et d’accessible à tous, ne s’est jamais depuis lors éclipsé sur notre terre : toujours, et jusque dans les tumultueux déchirements, dans la poussière des luttes humaines, quelques témoins fidèles en ont entendu l’harmonie, en ont glorifié la lumière et ont vécu en s’efforçant de le gagner. […] En même temps que l’esprit grave, mélancolique, de Vauvenargues, retardé par le scepticisme, s’éteint avant d’avoir pu s’appliquer à la philosophie religieuse où il aspire, des natures sensibles, délicates, fragiles et repentantes, comme mademoiselle Aïssé, l’abbé Prévost, Gresset, se font entrevoir et se trahissent par de vagues plaintes ; mais une voix expressive manque à leurs émotions ; leur monde intérieur ne se figure ni ne se module en aucun endroit. […] Il faut, en effet, pour arriver à elles, pour prétendre à les ravir et à être nommé d’elles leur bienfaiteur, joindre à un fonds aussi précieux, aussi excellent que celui de l’Homme de Désir, une expression peinte aux yeux sans énigme, la forme à la fois intelligente et enchanteresse, la beauté rayonnante, idéale, mais suffisamment humaine, l’image simple et parlante comme l’employaient Virgile et Fénelon, de ces images dont la nature est semée, et qui répondent à nos secrètes empreintes ; il faut être un homme du milieu de ce monde, avoir peut-être moins purement vécu que le théosophe, sans que pourtant le sentiment du Saint se soit jamais affaibli au cœur ; il faut enfin croire en soi et oser, ne pas être humble de l’humilité contrite des solitaires, et aimer un peu la gloire comme l’aimaient ces poëtes chrétiens qu’on couronnait au Capitole.  […] Dans sa vocation invincible, cette vie n’était pas à la merci d’un heureux hasard : il ne pouvait manquer un jour ou l’autre de conquérir lui-même en plein et de faire retentir par le monde son divin organe. […] Le point central de ce double monde, à mi-chemin des  Hauts-lieux et du Vallon, le miroir complet qui réfléchit le côté métaphysique et le côté amoureux, est le Lac, le Lac, perfection inespérée, assemblage profond et limpide, image une fois trouvée et reconnue par tous les cœurs.

1305. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « LOYSON. — POLONIUS. — DE LOY. » pp. 276-306

Lorsque mon âme, en soi tout entière enfoncée, A son être pensant attache sa pensée, Sur cette scène intime où je suis seul acteur, Théâtre en même temps, spectacle et spectateur, Comment puis-je, dis-moi, me contempler moi-même Ou voir en moi le monde et son Auteur suprême ? […] Vous m’êtes échappés, secrets d’un autre monde, Merveilles de crainte et d’espoir, Qu’au bout d’un océan d’obscurité profonde, Sur des bords inconnus je croyais entrevoir Tandis que mon œil vous contemple, L’avenir tout à coup a refermé son temple, Et dans la vie enfin je rentre avec effort. […] Rousseau, voyageant à pied, était boudeur encore, un misanthrope altier et réformateur du monde ; il y avait pourtant du Jean-Jacques piéton dans de Loy, ce fantassin de poésie ; mais c’était surtout, et plus simplement, un troubadour décousu149. […] De l’ancien monde aux bords d’un monde encor nouveau, Quelle mer n’a pas vu mon rapide vaisseau Rouler au gré des vents et des lames sonores ? […] La Revue des Deux Mondes.

1306. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre I. Littérature héroïque et chevaleresque — Chapitre III. L’Histoire »

Et bien semblait flotte qui dût conquérir le monde : car autant que l’œil pouvait voir, on ne voyait que voiles de nefs et de vaisseaux, en sorte que les cœurs des hommes s’en réjouissaient fort. » C’est, enfin et surtout, l’éblouissement des yeux et de toute l’âme, quand, le 23 juin 1203, veille de saint Jean-Baptiste, nos barons français, de leurs vaisseaux ancrés à San Stefano, « virent tout à plein Constantinople ». […] Et sachez qu’il n’y eût si hardi à qui la chair ne frémit ; et ce ne fut une merveille ; car jamais si grande affaire ne fui entreprise de nulles gens, depuis que le monde fut créé. » Ne sent-on pas ici la joie de l’imagination que l’« aventure » ravit, avec cette excitation particulière qu’y ajoute la vanité d’avoir vu et fait ce qui n’a été vu ni fait de personne ? […] Faits passés, depuis le commencement du monde, faits contemporains, jusqu’aux extrémités de la terre alors connue, on veut tout savoir, il se rencontre des gens pour tout écrire. […] Avec plus de singulière perfection, en saint Louis, avec plus de commune humanité, chez Joinville, voilà l’esprit qui a créé le monde mystique du Graal, voilà, réalisée en des actes vraisemblables, accessibles, en pleine réalité historique et vivante, la chevalerie du Christ. […] Il semble que l’univers ait été créé pour lui, et que ce soit le premier regard de l’humanité sur le monde des formes, des couleurs et du mouvement.

1307. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre II. Littérature bourgeoise — Chapitre I. Roman de Renart et Fabliaux »

C’est tout un monde, organisé sur le modèle de la société humaine. […] Quelle que soit la fantaisie qui se joue dans l’invention de cette société d’animaux, et quand elle n’aurait été créée que pour fournir un divertissement sans fatigue et sans amertume par le spectacle d’une agitation sans conséquence et sans gravité, il n’en serait pas moins vrai que le monde où luttent Renart et Ysengrin s’est organisé à la ressemblance de celui que connaissaient narrateurs et auditeurs. […] En ce monde, il ne s’agit que d’avoir un esprit subtil — avec de bons poings, si l’on peut — mais l’esprit, l’« engin », est le principal. Ici, comme dans Renart, le monde est aux rusés. […] sinon aussi, peut-être, d’un sentiment plus ou moins distinct que toutes ces vilenies, ces ordures, sont un jeu d’esprit, une construction fantaisiste de l’imagination, et que ce n’est pas là le vrai monde dont on est.

1308. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre IV. Le patriarche de Ferney »

Il y est à peine depuis quelques mois que sa Pucelle s’imprime et court le monde. […] Or la liste des correspondants de Voltaire, c’est le monde en raccourci. Anglais, Espagnols, Italiens, Suisses, Allemands, Russes, rois, impératrices, ministres, maréchaux, grands seigneurs, magistrats, poètes, mathématiciens, négociants, ministres protestants, prêtres catholiques, cardinaux, femmes du monde, comédiennes : quel est l’échantillon de l’humanité qui manque à la collection ? […] Il n’y a pour lui au monde que des sottises, des erreurs, ou des vérités. […] Il est le philosophe qu’il faut à un monde de bureaucrates, d’ingénieurs et de producteurs.

1309. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXVII et dernier » pp. 442-475

Passons, pour la dernière fois, la revue des femmes de la société polie, des hommes de cour et hommes du monde, des hommes de lettres et des hommes d’église qui en faisaient partie. […] Je ne nomme pas madame de Motteville, âgée de 60 ans : elle voyait peu de monde. […] » Dans le monde voué à la corruption, on verra pulluler les directeurs, qui sont en guerre avec les confesseurs ; on verra le gros jeu s’allier à cette prétendue dévotion. […] Le lecteur aimerait à trouver ici de nouvelles notions sur la figure et la taille de cette femme de quarante-cinq ans, dont la résistance affligeait le roi le plus galant du monde, et plus jeune qu’elle de trois ans. […] Le roi vit pour la première fois une taille parfaite, les plus beaux bras et le plus beau cou du monde… La vive rougeur de madame de Maintenon rendait en cet instant sa figure éblouissante ».

1310. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre II »

Philiberte, c’est le féminin et comme qui dirait la particulière d’un nom tapageur, traîné par le vaudeville et le roman de bas étage dans les estaminets des deux mondes. […] Pour qui sait quelle grande ombre jetait un duc dans le monde, même à ce crépuscule de la monarchie, de quel pied de pourpre il foulait la terre, et quelle solennelle étiquette régnait jusque dans l’intérieur de ces grandes familles rangées en face du trône et en vue du peuple, les incartades du chevalier de Talmay divaguent d’inconvenance et de contresens. […] il faut vivre dans ce monde, et le prêtre lui-même vit de son autel. […] Dans quel pays du monde voit-on des peintres et des compositeurs traités comme des ménétriers de village par des hobereaux entichés ? […] Comment se fait-il que vous ayez choisi l’Allemagne pour y placer cet étrange spectacle d’un musicien humilié et excommunié par le monde ?

1311. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Mme de Caylus et de ce qu’on appelle Urbanité. » pp. 56-77

Toutes les Champmeslé du monde n’avaient point ces tons ravissants qu’elle laissait échapper en déclamant ; et, si sa gaieté naturelle lui eût permis de retrancher certains petits airs un peu coquets que toute son innocence ne pouvait pas justifier, c’eût été une personne accomplie. […] Elle y vécut à demi retirée du monde, voyant ses amis et le duc de Villeroi jusqu’à la fin ; ayant souvent auprès d’elle son fils le comte de Caylus, original et philosophe, donnant à souper à des gens du monde et à des savants, et mêlant ensemble la dévotion, les bienséances, la liberté d’esprit et les grâces de la société, dans cette parfaite et un peu confuse mesure qui était celle du siècle précédent. […] Les esprits pénétrants et vrais sont bien embarrassés de leur rôle en ce monde : s’ils disent ce qu’ils voient et ce qui est, ils courent risque de passer pour méchants. […] Si vous voulez la laisser au monde, elle vous assure sans hypocrisie qu’elle retrouvera pour lui encore plus de temps qu’il ne lui en faut ; elle ne voit après tout que les cabales (elle appelait ainsi sa coterie familière, Mme de Dangeau, Mme d’O, etc. […] Mme des Ursins avait toujours pris parti pour Mme de Caylus, pour cette jolie amie qu’elle appelle « une des plus charmantes personnes du monde ».

1312. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — II. (Suite.) Janvier 1830-mars 1831. » pp. 105-127

Je voudrais présenter d’une manière claire et incontestable pour tout le monde la vraie situation de Carrel au National, dès l’origine en janvier 1830, et les diverses gradations d’idées, de sentiments et de passions par lesquels il arriva à la polémique ardente et extrême qui a gravé son image dans les souvenirs. […] Je ne tiens qu’à bien faire comprendre et à bien décrire un personnage remarquable, et, malgré les restes de flamme qui peuvent s’attacher à son nom, à le mettre à son rang dans ce monde froid et durable où une critique respectueuse s’enquiert de tout ce qui a eu bruit et éclat parmi les hommes. […] L’impression de cela est difficile à définir peut-être, mais c’est par elle que les merveilles du plus imposant et du plus désastreux des arts arrachent l’admiration du monde jusque dans les souffrances que la guerre cause. […] Une fois convenu pour tout le monde, roi, peuple, assemblées, qu’on ira à la découverte de l’avenir, il ne reste plus à disputer que sur le degré de vitesse à employer. […] Se promenant dans les rues de Paris pendant ces mouvements de décembre avec un ami, il lui disait : « Je voudrais être préfet de Police vingt-quatre heures pour mettre tout ce monde à la raison. » L’excitation pourtant le gagnait malgré lui.

1313. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Volney. Étude sur sa vie et sur ses œuvres, par M. Eugène Berger. 1852. — I. » pp. 389-410

Dans notre jeunesse, et quand le Moyen Âge était à la mode, je me rappelle avoir entendu regretter, au sujet de Volney, qu’au lieu de ce nom qui siérait aussi bien à un personnage de roman, il n’eût point gardé ce premier nom pittoresque de Chassebœuf, qui rappelait un chevalier et haut baron poursuivant dans la plaine le vilain et piquant les troupeaux de sa lance : mais le commun du monde y voyait naturellement le vilain et le bouvier encore plus que le chevalier. […] Dès ses débuts, il fut présenté dans la société du baron d’Holbach, y connut Franklin, le monde de Mme Helvétius, et toutes ces influences se combinèrent bientôt, se fixèrent en lui de telle sorte qu’il devint l’élève le plus original peut-être de cette école. […] Volney semble dire à d’Holbach, à Naigeon, et à tout ce monde qui déclamait à tue-tête : « Laissez-moi faire ! […] Pourquoi choisir froidement, et comme sans en avoir l’air, l’expression la plus faite pour blesser la foi de tout un monde et pour contrister son espérance ? […] Sans entrer le moins du monde dans la question astronomique et théologique, à ne prendre le livre que par le côté littéraire et moral, nous en saisirons aisément le faux, et cela en vaut la peine.

1314. (1920) Action, n° 4, juillet 1920, Extraits

La part des arts plastiques croît : il leur est consacré quatre articles, dont un de Théodore Duret, ami de la grand-mère de Fels, défenseur de l’impressionnisme et initiateur du jeune Fels au monde de l’art. […] Dans le principe trinitaire qui, à proportions inégales, dirige la destinée tragique du monde, ils ont fait leur part du Saint-Esprit. […] Seule notre âme est parfois une cathédrale qù nous pouvons prier ensemble. » Else Lasker-Schulerae  : « Je suis né à Thèbes en Egypte, quoique je vinsse au monde à Elberfeld en Rhénanie. […] Qui malgré cela a vu la lueur du monde, ne peut décrire sa vie dans l’obscurité. […] Son pathétique moralise, car les malédictions et les anathèmes dont il accable Dieu et les hommes, reposent sur sa volonté ferme et inébranlable de changer le contenu du monde.

1315. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre X. Première partie. Théorie de la parole » pp. 268-299

Ainsi sont liés, dans la pensée de l’homme, dans son intelligence, dans ses affections, le présent, le passé, le futur, le monde idéal et le monde positif, le fini et l’infini, le temps et l’éternité. […] La poésie transporte dans un monde idéal, c’est-à-dire dans un monde où les limites de la liberté de l’homme, de ses facultés, de ses prérogatives, de son intelligence, sont moins restreintes par l’état de déchéance ; dans un ordre de choses où la pureté des formes et de l’expression a moins été altérée par les passions et les sentiments mauvais. […] Ceux qui s’avancent hors de leur siècle, et qui, personnages isolés sur la scène du monde, fécondent les idées du siècle suivant, s’ils ne meurent pas obscurs, sont dignes de l’épopée. […] Une idée sublime, appartenant à d’anciennes traditions répandues dans le monde, quoiqu’elles n’y fussent pas universellement connues, avait choisi pour asile, parmi les doctrines païennes, le platonisme.

1316. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Joseph de Maistre »

La manière si habituelle en ce monde de prendre les choses par la queue est l’opposé de la sienne, qui allait d’abord au chef, à la racine. […] Nous, de notre côté, nous déployons le même talent dans le drame du monde, tant l’homme imite bien le comédien ! […] le vilain monde ! […] le vilain monde ! […] Hic jacet, voilà ce qui va bientôt me rester de tous les biens de ce monde.

1317. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre VI. Milton. » pp. 411-519

Peu à peu, à force de pratiquer le monde, on en prend le train. […] Encore faut-il songer que l’auteur fut singulièrement lettré, élégant, voyageur, philosophe, homme du monde pour son temps. […] Et quand les pierres sont industrieusement assemblées, elles ne peuvent être continues, mais seulement contiguës, du moins en ce monde. […] Le spectateur est transporté hors du monde réel. […] salut, —  monde infernal !

1318. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) «  Chapitre treizième.  »

Bien de plus petit, selon le christianisme, que l’homme par rapport à Dieu ; mais rien de plus grand par rapport au monde. […] Or, ce besoin de conformer le monde à soi expose à toutes sortes de paradoxes, où ce qui peut percer de naturel est mêlé de je ne sais quoi de factice qui n’échappe pas à un œil exercé. […] Bossuet est si assuré de ne pas trop s’attacher à la figure de ce monde qui passe, qu’il n’a pas peur de se montrer sensible à tout ce que l’homme y fait de grand. […] Ce qui lui importe, c’est d’établir qu’aucune souveraineté, en ce monde, n’est dispensée d’avoir raison. […] Là il trouvait abondamment matière à ces peintures de la vie qui remplissent tous ses écrits ; mais, écrivant pour des filles séparées du monde, il les adoucit et les atténue, afin de les approprier à la chasteté de la vie cloîtrée, où l’on ne voit le monde qu’à travers les efforts de détachement pour l’oublier.

1319. (1836) Portraits littéraires. Tome II pp. 1-523

Au commencement, il n’aperçoit que Dieu et le monde, ou plutôt le monde en Dieu. Puis l’homme paraît entre le monde et Dieu, et bientôt Dieu, l’homme et le monde se confondent dans l’Être universel ; tout est Dieu. […] Dieu remplit tellement le monde quand le monde paraît, et le monde est si étroitement uni à l’homme quand l’homme se sépare du monde ou plutôt s’en détache pour vivre par lui-même, que Dieu, le monde et l’humanité ne sont jamais complètement séparés. […] dans quel monde, dans quelle planète lointaine, ces choses se passent-elles ? […] En aimant Catarina, il est entré dans un monde nouveau.

1320. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « VICTORIN FABRE (Œuvres mises en ordre par M. J. Sabbatier. (Tome II, 1844.) » pp. 144-153

Lorsqu’il revint en 1822, le monde littéraire avait changé de face ; en philosophie, en critique, en poésie, tout s’essayait au renouvellement. […] Quant à l’Oraison funèbre du maréchal Bessières, qui fut demandée à l’auteur par Napoléon, et qui ne put être prononcée à cause des événements, l’éditeur nous dit en produisant aujourd’hui jusqu’aux variantes du morceau : « Je laisse aux lecteurs qui ont senti l’élévation de Bossuet et la profondeur de Tacite, le soin d’indiquer le rang où l’on doit placer Victorin Fabre. » Mais les lecteurs ne s’aviseront pas de donner le moins du monde dans ces rapprochements : l’oraison funèbre de Fabre est trop évidemment une copie, presque un pastiche de celles du grand Condé ou de Turenne. Elle reste pour nous un échantillon piquant du goût d’alors ; la péroraison est tout entière empruntée au monde d’Ossian, que Napoléon aimait, que Girodet traduisait aux yeux ; car Victorin Fabre croyait à Ossian, c’était là son romantisme à lui ; que voulez-vous ?

1321. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Le lyrisme français au lendemain de la guerre de 1870 » pp. 1-13

La France a, pour auditoire, le monde civilisé. […] Le monde a pu croire un instant à sa propre agonie. […] « Mais au lieu de s’expliquer et de se connaître, on se juge sur prévention, on se fâche, on s’enflamme, et l’humeur, comme la passion, continue à gouverner le monde.

1322. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre XV. Des ouvrages sur les différentes parties de la Philosophie. » pp. 333-345

La Pluralité des mondes, de Fontenelle, sera toujours lue avec plaisir. […] Le voyage du monde de Descartes, par le P. […] Il y a une vingtaine d’années que quelques gens de lettres, réunis en société, annoncerent au monde savant qu’ils alloient exécuter dans tous ces points le projet de Bacon, sous le titre d’Encyclopédie, ou de Dictionnaire raisonné des sciences, des arts & des métiers, en dix-sept vol.

1323. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Edmond About » pp. 63-72

Le monde, ce vieux conte répété (non pas deux fois, le nombre exigé pour que le plus beau conte soit ennuyeux, a dit Shakespeare), l’a été cent et le sera mille. […] Élève de cette École d’Athènes fondée par Μ. de Salvandy en l’honneur du paganisme et de ce peuple grec cher à toutes les Universités du monde, About pouvait faire mieux qu’un livre de voyage : il pouvait faire un livre de séjour. […] Car si des hommes d’esprit qui, en courant le monde, ont rapporté quelques commérages, nous donnent des livres comme La Grèce contemporaine, que devons-nous attendre de messieurs les sots ?

1324. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Proudhon et Couture »

Il a tout fait, et il a fait une chose dangereuse, car le sophisme dont il est ou n’est pas la dupe, cet imbécile petit sophisme, il le grandit avec les prestiges de la forme, et, avec cette forme qui est tout dans ce monde des apparences, il étonne et trouble les esprits et les associe plus ou moins aux perversités du sien. […] Proudhon, nous l’avons dit, croit ou feint de croire à la ruine de ce que l’histoire du monde appelle la politique, et à laquelle il substitue un ordre économique, impossible, il est vrai, à concevoir avec l’état actuel de la tête humaine. […] Fille de la société romaine, la plus grande unité politique que le monde ait vue, la France aspire à l’unité comme sa mère, et le mouvement qui la porte depuis Charlemagne est un mouvement ascensionnel vers la centralisation.

1325. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Belmontet »

A part toute opinion politique, et pour qui ne veut voir que les grands effets et la beauté des choses telle que les artistes et les poètes la comprennent, nulle période dans le monde moderne ne fut poétiquement supérieure à cette période de l’Empire dont nous, prosaïque et pacifique génération, sommes si rapprochés et si séparés en même temps, — car il est des moments dans l’Histoire où la longueur d’une lame d’épée semble quelque chose d’infini. […] pour peu que, libre de ces préoccupations de parti qui bandent les yeux aux intelligences avant de les tuer, comme on fait aux hommes qu’on fusille, on ouvre l’Histoire d’une main impartiale, on ne trouve nulle part, depuis que le monde romain a sombré, de chose humaine qui ait plus que l’Empire de Napoléon ce caractère grandiose, monumental et merveilleux, qui fait penser à l’Épopée. […] L’Empire, qui, plus qu’aucune époque de l’Histoire, eut cette gloire du sang généreusement versé, qui est la grande gloire, est mieux cependant qu’un fumant panorama de batailles : c’est tout un monde émergeant du chaos et prenant possession de la lumière !

1326. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Erckmann-Chatrian » pp. 95-105

Quand l’invention est une outrance qui fait craquer le monde créé sous son absurdité puissante, et qui cherche l’émotion à tout prix, par toute voie, il faut la trouver, ou, soi-même, ou est perdu si on ne la trouve pas, cette émotion qui est le but, mais qu’il faut profonde et non pas vulgaire ! […] car, sous son fouet, son fouet fécondant comme la verge de Moïse, coula, avec le sang de l’amour-propre irrité, un flot de poésie qui ne s’arrêta plus, la plus belle poésie du monde moderne ! […] Cela suffirait seul pour justifier nos observations sur Erckmann-Chatrian, qui, de nature, n’est pas fait pour ce monde à part, surnaturel et clair-obscur, ou fantastique, et dont le talent n’a qu’au plein jour de la vie réelle et corpulente, sa force et son intensité.

1327. (1909) Nos femmes de lettres pp. -238

Je me suis appuyée à la beauté du Monde, Et j’ai tenu l’odeur des saisons dans mes mains. […] Non, ce n’est pas un vain symbole, celui de la force inhérente à la chasteté, de la puissance de prise que donne sur le monde une énergie qui ne s’est pas dispersée aux dépenses sexuelles. […] Tout aussi bien que notre monde moderne, le monde antique avait senti la valeur de la virginité, ce qu’elle maintient à l’âme de vigueur et d’énergie, en lui permettant de canaliser dans une même direction l’ensemble des forces qui sont latentes en elle. […] Ce n’est plus là simple parti pris de faire figure dans le monde littéraire, mais ambition justifiée par des mérites correspondants. […] Pour elle, plus strictement que pour l’autre moitié du monde, le mot n’est que le substitut de l’image, d’où le succès de la littérature d’imagination qui n’est pas près de disparaître ni même de diminuer, tant que les femmes composeront une moitié de ce monde.

1328. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 août 1885. »

. — Peut être, quelques uns, lisant, lisant les partitions d’orchestre, peuvent voir et entendre le Drame musical, ainsi que, tous, nous voyons et entendons, le lisant seulement, le drame littéraire, ainsi que, tous, par la seule lecture, nous suscitons, en notre esprit, les tableaux que le roman décrit ; or, ces quelques uns aussi, lisant, jouiront dans le Livre, sans obstacle et sans divertissement, des splendeurs, magiquement évoquées, du Théâtre Wagnérien idéal ; et, pure vision non troublée par les étrangères matérialités, impudentes ou hypocrites, des salles théâtrales, — en la complète vérité d’un monde imaginatif, le Sens Religieux leur apparaîtra… Le Livre serait le lieu de Représentation, au Drame métaphysique et naturaliste. […] Siegfried, le héros prédestiné, ayant éveillé Brünnhilde, les deux, en la joie claire de leur virginal embrassement, apportaient au Monde l’ère sereine de l’Amour. Mais le Monde était maudit : l’Or, — l’Anneau jadis ravi aux trois Filles-du-Rhin, — souillait le Monde ; il fallait que le Monde fût libéré. […] Maintenant, retrouvant dans l’expiation la Connaissance, la Walküre va, de son plein gré, mourir sur le bûcher de son Waelsung, Siegfried, — et, rendant aux Filles-du-Rhin, pour le détruire, le fatal talisman, enlever au Monde la malédiction de l’Anneau du Nibelung. […] Wagner a donné au monde un drame alliant formes plastiques, littéraires et musicales à travers le mythe.

1329. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 janvier 1886. »

l’éveil des rêves embaumés Vous secoue au lointain oreiller de folie, Apparences d’un Monde vain, peine abolie : Dormez ! […] À la misère venaient donc s’ajouter les difficultés pécuniaires, la dure nécessité de se plier à toutes les exigences de ce monde qu’il méprisait, — les mille démarches à faire, humblement, auprès de tous les théâtres allemands, pour faire recevoir l’un ou l’autre de ses opéras, souvent pour n’obtenir qu’un refus, ou qu’une proposition humiliante (IV, 360). […] Il l’a conçue pour lui-même, ses inspirations lui sont venues dans des moments de désespoir, de détournement du monde, — et il l’a exécuté pour le théâtre qu’il haïssait, et pour des applaudissements qu’il méprisait. […] Mais cette négation ne revêt pas le caractère affirmatif d’une profonde conviction ; elle est ce que Wagner nommait le « pessimisme absolu », (X, 326), celui « qui se contente de constater la nullité du monde ». […] Peu de gens se représentent clairement ce qui les a charmés dans Lohengrin ; mais c’est ce doute, cette confession de faiblesse, cette « constatation de la nullité du monde », sans réaction, sans recherche, sans déploiement d’énergie, qui, caractérisant l’âme de celui qui écrivait et formant l’essence même de l’œuvre, la pénètre de toutes parts, et fait que, instinctivement, chacun se sent dans un milieu habituel, familier.

1330. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « II »

à lui seul, il se transporte parallèlement à lui-même de représentation en représentation, et là, unique au monde, dépourvu de toute espèce de pluriel, il siffle tristement. […] Ils arrivaient, saisis d’un ravissement sans bornes, franchissaient les portiques vermeils, revêtaient les blanches tuniques et les hauberts d’argent ; prosternés sur le parvis, dans la fulguration des voûtes éblouissantes, sous un cantique d’enfants pareils aux anges, ils éprouvaient dès ce monde les joies de la céleste Patrie. […] Nous avons à présent cent soixante-dix associés dont la plupart sont très connus dans le monde musical. […] Née à Saint-Pétersbourg et décédée à Paris, cette grande figure du chant wagnérien, a défendu ce répertoire dans le monde entier. […] L’article propose une interprétation plus vaste et plus wagnérolâtre : Wagner aurait apporté un art au monde entier.

1331. (1881) La psychologie anglaise contemporaine «  M. Georges Lewes — Chapitre I : L’histoire de la philosophie »

Le monde considéré indépendamment de la conscience, le monde en soi, est très vraisemblablement tout différent du monde comme nous le connaissons. […] La lumière avec ses myriades de formes et de couleurs ; le son avec ses milliers de formes sont le vêtement dont nous habillons le monde. […] Quand la philosophie examine les notions du sens commun relatives au monde extérieur, voici le problème qu’elle rencontre. […] De même, quoique le non-moi ne puisse exister en rapport avec l’esprit, autrement que dans l’idée des deux (perception), ce n’est point une preuve qu’il ne peut exister en rapport avec d’autres êtres sous des conditions toutes différentes222. » Nous admettons donc, avec les idéalistes, que notre connaissance est subjective ; mais nous croyons à l’existence d’un monde externe tout à fait indépendant du sujet percevant. […] Cependant le grand principe de Kant, qu’il faut chercher dans les lois de la pensée une solution des problèmes philosophiques, Gall a eu le mérite d’en approcher par le côté biologique : « Nous devons chercher nos idées et nos connaissances, en partie dans les phénomènes du monde extérieur et dans leur emploi raisonné, et en partie dans les lois innées des facultés morales et intellectuelles232. » Physiologiquement, il prend sa revanche.

1332. (1879) L’esthétique naturaliste. Article de la Revue des deux mondes pp. 415-432

Il fait son entrée dans le monde à la façon ordinaire des enfants, en criant beaucoup. […] Son ambition était d’être un chef d’école et sa prétention d’apporter au monde la formule complète, — et jusqu’à lui vainement cherchée, — de la vérité littéraire moderne. […] Mais ce que maint bachelier pourrait lui dire, c’est que les artistes aussi bien que les écrivains, depuis qu’il y a au monde des écrivains et des artistes, ont toujours eu la prétention de faire usage du « document humain », et de s’inspirer de la réalité. […] Ils se disent adieu dans une dernière poignée de mains, tandis que la sœur aînée, après avoir un moment essayé de forcer sa nature en cherchant auprès d’un homme du monde et d’un artiste les bénéfices et les élégances du vice entretenu, se lasse des contraintes qu’il lui faut s’imposer dans une vie sociale plus relevée, revient aux amans de sa classe et retourne avec joie au ruisseau qui, bien décidément, est sa vraie patrie. […] Les artistes de la démocratie athénienne, celle qui est restée la gloire du monde, s’appelaient Ictinus, Phidias, Myron, Scopas, Praxitèle ; ses poètes s’appelaient Sophocle, Euripide, Ménandre ; ses orateurs Périclès et Démosthène : ils auraient désavoué les naturalistes, et les naturalistes le leur rendent.

1333. (1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Chapitre IV. Conclusions » pp. 183-231

Ce n’est pas la masse, c’est un individu qui crée le Parthénon, la Divine Comédie, et la Marseillaise ; c’est un individu qui trouve la formule d’un monde nouveau, formule absolument vraie pour lui qui l’a tirée de ses entrailles, et suffisamment vraie pour plusieurs générations ; et c’est un autre individu qui brise la formule vieillie, pour délivrer son âme et celle de ses frères de douleur. […] La méthode positiviste a cru trouver ces causes, et toute biographie « sérieuse » se plaît à énumérer les ancêtres du grand homme, à dépouiller leur linge et leur casier judiciaire, à décrire le paysage de la province d’origine et les rues de la ville natale, à silhouetter les premiers maîtres et à ressusciter la première maîtresse ; tout cela est fort bien, très joli en théorie ; mais on aurait beau résumer l’histoire du monde à propos d’un individu, que tous ces faits ne seraient jamais que des explications post rem, plausibles en général quoique souvent contradictoires. […] Ainsi, de la poussière immonde À l’éther qu’on n’étreint jamais, Mon idéal de monde en monde Me devance au monde où je vais. […] Il faut que les hommes de son temps, résumé de tous les hommes disparus, le remplissent en quelque sorte de leurs idées, de leurs sentiments, de leurs joies, de leurs angoisses ; il faut qu’il porte en lui, comme un héritage sacré, le cœur inquiet de l’humanité, Mais pour donner une forme à ce monde toujours changeant, il faut qu’il le passe au creuset de sa propre douleur. […] La théocratie du xiiie  siècle, telle que l’a formulée par exemple saint Thomas d’Aquin nous laisse froids, heurte même notre conception du monde ; sous la forme de la Divina Commedia, elle émeut nos âmes aujourd’hui encore, comme un problème éternel ; elle nous ravit, comme au premier jour, dans la lumière de l’absolu : Luce intellettual, piena d’amore ; Amor di vero ben, pien di letizia, Letizia che trascende ogni dolzore.

1334. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XXX » pp. 126-128

Les vers de Musset dans le numéro du 1er octobre de la Revue des Deux Mondes, Le miei Prigioni, sont sur ce qu’il a été mis quinze jours en prison pour la garde nationale. — Il y a un article sur l’Allemagne qu’on me dit très-bon, de M. […] Janin, dans la Revue de Paris, a écrit sur ou contre ; Old-Nick, dans le National, a fait deux grands articles comme s’il s’agissait des fortifications ; et voilà la Revue des Deux Mondes qui met son Lagenevais27 en campagne, son homme armé et masqué des jours de secrète justice.

1335. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — P — Ponchon, Raoul (1848-1937) »

L’amour même, et cette bonne chère de bonne compagnie qui entre trop peut-être dans la réputation de Ponchon auprès de ce monde qui côtoie le monde littéraire proprement dit, notre poète ne les célèbre qu’en artiste impeccable, très convaincu de son sujet, mais le dominant, et par conséquent apportant tout le sang-froid désirable dans la confection de ses délicieuses pièces de plaisant déduit et de crevailles.

1336. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre premier. Beaux-arts. — Chapitre premier. Musique. — De l’influence du Christianisme dans la musique. »

Frères de la poésie, les beaux-arts vont être maintenant l’objet de nos études : attachés aux pas de la religion chrétienne, ils la reconnurent pour leur mère aussitôt qu’elle parut au monde ; ils lui prêtèrent leurs charmes terrestres, elle leur donna sa divinité ; la musique nota ses chants, la peinture la représenta dans ses douloureux triomphes, la sculpture se plut à rêver avec elle sur les tombeaux, et l’architecture lui bâtit des temples sublimes et mystérieux comme sa pensée. […] Ce n’est pas qu’elle soit ennemie du monde, elle s’y montre au contraire très aimable ; mais cette céleste Philomèle préfère les retraites ignorées.

1337. (1824) Préface d’Adolphe

Mais quand on voit l’angoisse qui résulte de ces liens brisés, ce douloureux étonnement d’une âme trompée, cette défiance qui succède à une confiance si complète, et qui, forcée de se diriger contre l’être à part du reste du monde, s’étend à ce monde tout entier, cette estime refoulée sur elle-même et qui ne sait plus où se replacer ; on sent alors qu’il y a quelque chose de sacré dans le cœur qui souffre parce qu’il aime ; on découvre combien sont profondes les racines de l’affection qu’on croyait inspirer sans la partager ; et si l’on surmonte ce qu’on appelle faiblesse, c’est en détruisant en soi-même tout ce qu’on a de généreux, en déchirant tout ce qu’on a de fidèle, en sacrifiant tout ce qu’on a de noble et de bon.

1338. (1890) Nouvelles questions de critique

Si nous franchissons par la pensée les bornes de notre planète, que de mondes parmi lesquels le nôtre n’est qu’un point perdu dans l’immensité de l’infini ! […] Buffon ne faisait point de brochures ; il ne répondait seulement pas à celles que l’on faisait contre lui ; il ne se mêlait pas non plus de réformer le monde. […] Pour une pareille disposition d’esprit, quiconque n’est pas l’auteur de l’Éducation sentimentale ou de la Tentation de saint Antoine, est Bouvard ; et le monde, le vaste monde, n’est peuplé que de Pécuchets. […] Mais d’autres encore, plus ambitieux, ne se contentent pas d’embellir la nature, ils la transforment, ils la transposent ; et, au-dessus d’elle, pour ainsi parler, dans un nuage couleur de rose, ils essayent de réaliser un monde imaginaire, un monde fait à souhait pour la joie de l’esprit et le plaisir des yeux, un monde presque immatériel, dont les élégants et légers fantômes ne retiennent de substance ou de corps que ce qu’il en faut pour ne pas s’évanouir en fumée. […] Qu’est-ce autre chose en effet dans l’histoire de la philosophie que l’idéalisme, si ce n’est justement la négation du monde extérieur, et l’affirmation que le vrai sens en est dissimulé sous les voiles de chair qui sont le monde tout entier pour l’homme borné, court, et grossier ?

1339. (1817) Cours analytique de littérature générale. Tome II pp. 5-461

Avec qui le confronter, puisqu’il est seul au monde ? […] On se dégoûte du boire, du manger, des voluptés, du faste, du commandement, de tout au monde, mais non de l’or. […] qui le lui avait disputé dans le monde jusqu’au temps où Boileau parlait ? […] Chacun les a vues dans le monde, et chacun applaudit à leurs risibles portraits. […] C’est de ce qu’on ne copie que les ridicules en vogue à la scène, et rarement ceux du monde.

1340. (1884) Les problèmes de l’esthétique contemporaine pp. -257

Nous ne pouvons pas plus abstraire notre cœur du monde que nous ne pourrions arracher le monde de notre cœur. […] Le savant écrit l’histoire précise et détaillée du monde, le poète en fait pour ainsi dire la légende. […] En cet atome il avait aperçu, comme Pascal dans le ciron, un raccourci de la terre entière, des cieux et des mondes. […] Cependant le monde des poètes, même chez Victor Hugo, tend à redevenir le monde vrai, non cet idéal de convention qui ressemble aux bergeries du dix-huitième siècle. […] Rien n’y restera simple et pauvre, isolé, abstrait artificiellement du reste du monde.

1341. (1903) Propos de théâtre. Première série

Le monde politique, le monde littéraire, le monde religieux, le monde universitaire, si je puis m’exprimer ainsi, avec ses sophistes et ses rhéteurs, tout cela passe sous nos regards avec une netteté de trait et de relief admirable. […] Puis il y a le monde bourgeois, le monde littéraire, le monde qui se rattache à la cour. […] Gaucherie énorme, dans le monde il dit son opinion sincère sur un ouvrage dont il ignore l’auteur ! […] Vadius, vous n’êtes pas né pour le monde. […] Songez donc qu’il s’y enfonçait de plus en plus, dans le monde de la féerie antique, dans ce monde né de l’imagination brillante et finement fantasque des poètes grecs.

1342. (1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre I. Décomposition du Moyen âge — Chapitre I. Le quatorzième siècle (1328-1420) »

L’âme du monde féodal se dissout : les principes qui faisaient sa force, se dessèchent ou se corrompent. […] De la cet incurable optimisme, cette belle humeur interne chez l’historien de tant de hontes, de crimes et de douleurs : jamais homme n’a été plus satisfait de la fête offerte à ses yeux par ce pauvre monde. […] Ils sont tous morts : le monde est chose vaine. […] Boissier, Froissart restitué d’après les mss, Revue des Deux Mondes, 1er février 1875. […] Revue des Deux Mondes, janvier 1893.

1343. (1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre I. Décomposition du Moyen âge — Chapitre II. Le quinzième siècle (1420-1515) »

Poète parisien, ayant roulé dans tous les bas-fonds, connu toute l’armée de la débauche et du crime, il a dépeint l’ignominie de ce monde qui toujours intéresse les honnêtes gens, avec l’esprit qu’il fallait : un esprit parisien, narquois, bouffon, salé, pittoresque. […] À travers une grêle de bouffonneries, de crudités, de goguenarderies, de calembours, de doctes réminiscences (car enfin il a ses grades et licentiam docendi), le joyeux compagnon lance l’inoubliable formule, où l’imagination entrevoit toute une vie, tout un monde. […] Il profite de sa fortune, et la pousse de son mieux : il sait que les choses de ce monde n’ont qu’un temps, et il l’emploie. […] Ce fut donc ce que le monde appelle un honnête homme. […] Villon, Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1892.

1344. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, le 8 décembre 1885. »

ou est il le nocturne monde de merveille, duquel un lierre et une vigne, en un intime enlacement, sur la tombe de Tristan et Isolde s’élevèrent, — comme le Dire nous le conte ! […] Ferme et pleine de sève se manifeste la Foi, grandie, voulante même dans la souffrance. — À la promesse renouvelée, la Foi répond, des plus douces hauteurs, — comme sur les ailes de la blanche colombe, — descendant dans l’air, — toujours plus largement et plus totalement saisissant les cœurs humains, emplissant le monde et l’entière nature, ensuite regardant de nouveau vers l’éther céleste, comme doucement apaisée. […] au fils de la Femme : « pour les mondes pécheurs Christ a donné son corps… » et, par instants, des voix descendent d’invisibles sommets, enfantines et angéliques, virginales : « la Foi vit, l’Esprit plane… » donc s’emmêlent les chants pieux des glorifications et des lamentements et des célestes virginités. […]mondes pécheurs  ! […] Tout ce monde, toutes ces rues sont possédées du même souffle d’animation, et pourquoi ?

1345. (1830) Cours de philosophie positive : première et deuxième leçons « Première leçon »

Sous ce rapport, elles offrent à l’homme l’attrait si énergique d’un empire illimité à exercer sur le monde extérieur, envisagé comme entièrement destiné à notre usage, et comme présentant dans tous ses phénomènes des relations intimes et continues avec notre existence. […] N’oublions Pas que, nonobstant cet aveu il est déjà bien petit dans le monde savant le nombre des intelligences embrassant dans leurs conceptions l’ensemble même d’une science unique, qui n’est cependant à son tour qu’une partie d’un grand tout. […] En un mot, l’organisation moderne du monde savant sera dès lors complètement fondée, et n’aura qu’à se développer indéfiniment, en conservant toujours le même caractère. […] Il en résulte plus d’une fois que, contrairement à nos répartitions classiques, des questions importantes exigeraient une certaine combinaison de plusieurs points de vue spéciaux, qui ne peut guère avoir lieu dans la constitution actuelle du monde savant ; ce qui expose à laisser ces problèmes sans solution beaucoup plus longtemps qu’il ne serait nécessaire. […] Ce n’est pas aux lecteurs de cet ouvrage que je croirai jamais devoir prouver que les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en d’autres termes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des opinions.

1346. (1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Livre II. L’Âge classique (1498-1801) — Chapitre III. La Déformation de l’Idéal classique (1720-1801) » pp. 278-387

S’ils ne sont pas encore du monde, ils en seront bientôt, et pour s’en rendre dignes, ils en prennent, ou plutôt ils en ont déjà les manières. […] Aussi, qui voudra faire désormais son chemin dans le monde, faudra-t-il qu’avant tout il ait pour lui les femmes, le talent de leur plaire, de les intéresser à sa fortune ou à sa réputation. […] et n’aurons-nous pas quelque droit de conclure qu’il a peut-être le premier « nommé » l’idée de progrès, mais, et avant lui, ce sont bien ses maîtres qui l’ont répandue dans le monde ? […] Et, lui-même, ayant pillé Shakespeare, il eût sans doute bien fait de ne pas détourner ses contemporains de l’une des sources de poésie les plus profondes et les plus pures qu’il y ait au monde. […] Elles ont faire croire à l’Europe et au monde que « toute la France en hommes » n’était que le peu qu’on en rencontrait à leur table ou dans leur salon.

1347. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire de la Restauration, par M. Louis de Viel-Castel » pp. 355-368

Louis XVIII passe par Londres, mais ce n’est pas sans y être félicité par le prince-régent d’Angleterre, et sans lui avoir répondu publiquement : « C’est aux conseils de Votre Altesse Royale, à ce glorieux pays et à la confiance de ses habitants que j’attribuerai toujours, après la divine Providence, le rétablissement de notre maison sur le trône de ses ancêtres. » Ainsi c’est l’Angleterre, après Dieu, qui le rétablit roi de France ; le plus sage, le plus politique de la race s’exprime hautement ainsi, le premier jour où la parole lui est rendue et où chaque mot sorti de sa bouche va retentir par le monde. […] Comme dans une moralité satirique de la fin du Moyen Âge, le vieux monde qui se réveille, et qui, mal éveillé encore, se frotte les yeux, fait toutes sortes de maladresses et de balourdises, et cogne à tout coup le nouveau monde, qu’il croit absent, évanoui, et qu’il rencontre à chaque pas sans vouloir le reconnaître. […] Dès la fin de l’année 1814, nous dit M. de Viel-Castel, dont l’opinion compte d’autant plus qu’il ne se montre point favorable au régime impérial antérieur, il était évident pour tout le monde que les gouvernants n’étaient pas en accord avec le sentiment public, que les lois, les institutions qu’ils appliquaient avec plus ou moins de fidélité n’avaient pas leurs sympathies, et qu’un penchant irrésistible les entraînait, sinon à les violer, au moins à en éluder l’esprit.

1348. (1874) Premiers lundis. Tome II « Mémoires de Casanova de Seingalt. Écrits par lui-même. »

La vertu en ce bas monde, à cause du rebours trop habituel, consiste presque entièrement à s’abstenir, à sacrifier ; à assister, sans y participer, aux choses et à leur dire non en face bien souvent. […] Quant à ses frères et sœurs, il ne les connut pas tous, sinon lorsqu’il les rencontra ensuite par le monde dans ses voyages. […] L’illustre poète lubrique Baffo donna l’œil à l’achèvement de son éducation poétique ; un vieux sénateur retiré des affaires, mais non du monde, perclus de jambes, mais sain de tête, M. de Malipiero, lui ouvrit sa maison, sa table, avec les conseils d’une expérience vénitienne de soixante-dix ans, et l’initia au savoir-vivre exquis et à une honnête corruption. […] Je ne sais pas qui tu es, mais je sais que personne au monde ne te connaît mieux que moi.

1349. (1874) Premiers lundis. Tome II « Hippolyte Fortoul. Grandeur de la vie privée. »

Mais le limpide miroir des eaux a été répandu sur le globe pour qu’il pût y contempler sa face radieuse et jouir ainsi de lui-même » il se rappelle involontairement et nous rappelle les strophes de l’Adieu à la Mer, qui nous ont tant bercés : Le Dieu qui décora le monde De ton élément gracieux. […] Fortoul a dû éprouver que tout n’est pas vain dans ces efforts pittoresques qu’il a dénoncés quelquefois comme arriérés, et qu’il y a un art propre, constamment digne du plus sérieux souci, dans cette reproduction précise et splendide de la nature, dans cette transparence limpide de couleur, dans ces coups de pinceau du génie, que toutes les théories du monde ne donnent pas sans doute, mais qu’elles doivent reconnaître, saluer et cultiver. […] Il parlait, du reste, de toutes les choses du cœur avec une facile éloquence, et son esprit n’était pas sans ressource ; mais il n’avait aucune teinture de ce qu’on appelle littérature, et qui est, aux yeux du monde, le plus beau fruit de l’éducation. […] « A Paris, — oui, à Paris, s’écrie-t-il, c’est le vœu de tous les pauvres insensés qui se croient appelés à remuer le monde !

1350. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Leconte de Lisle, Charles-Marie (1818-1894) »

Impassible, brillant et inaltérable comme l’antique miroir d’argent poli, vous avez vu passer et vous avez reflété tels quels, les mondes, les faits, les âges, les choses extérieures. […] Leconte de Lisle ne soit jamais populaire ; mais on ne peut nier que les sociétés primitives, l’Inde, la Grèce, le monde celtique et celui du moyen âge ne revivent dans les grandes pages du poète avec leurs mœurs et leur pensée religieuse. […] Ce poète impersonnel, qui s’est appliqué avec un héroïque entêtement à rester absent de son œuvre, comme Dieu de la création, qui n’a jamais soufflé mot de lui-même et de ce qui l’entoure, qui a voulu taire son âme et qui, cachant son propre secret, rêva d’exprimer celui du monde, qui a fait parler les dieux, les vierges et les héros de tous les âges et de tous les temps, en s’efforçant de les maintenir dans leur passé profond, qui montre tour à tour, joyeux et fier de l’étrangeté de leur forme et de leur âme, Bhagavat, Cunacepa, Hy-pathie, Niobé, Tiphaine et Komor, Naboth, Quai’n, Néféroura, le barde de Temrah, Angantyr, Hialmar, Sigurd, Gudrune, Velléda, Nurmahal, Djihan-Ara, dom Guy, Mouça-el-Kébyr, Kenwarc’h, Mohâmed-ben-Amar-al-Mançour, l’abbé Hieronymus, la Xiraéna, les pirates malais et le condor des Cordillères, et le jaguar des pampas, et le colibri des collines, et les chiens du Cap, et les requins de l’Atlantique, ce poète, finalement, ne peint que lui, ne montre que sa propre pensée, et, seul présent dans son œuvre, ne révèle sous toutes ces formes qu’une chose : l’âme de Leconte de Lisle. […] Loin de déceler que le poète eût été incapable de se donner à lui-même une explication du monde, elle révèle un effort héroïque pour projeter dans l’infini et dans l’éternel ce qui fut auparavant le tressaillement momentané de l’individu.

1351. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre VII. Maurice Barrès et Paul Adam » pp. 72-89

L’imprévu et l’inédit, pour les sots qui n’ont pas su organiser leur vie de sorte qu’ils voient le monde, sont dans les relations des promenades qu’ont faites d’autres mieux avisés. […] Nous connaissons trop notre monde proche. […] Paul Adam a connu tour à tour : 1º Paul Alexis ; 2º le monde des Entretiens politiques et littéraires, Griffin. […] Le dieu d’Aristote ignore le monde, mais l’univers le pressent et se tend vers lui : ainsi agit-il sans impulsion.

1352. (1911) La valeur de la science « Deuxième partie : Les sciences physiques — Chapitre VIII. La crise actuelle de la Physique mathématique. »

Si le monde tend vers l’uniformité, ce n’est pas parce que ses parties ultimes, d’abord dissemblables, tendent à devenir de moins en moins différentes, c’est parce que, se déplaçant au hasard, elles finissent par se mélanger. […] Pour ceux qui se placent à ce point de vue, le principe de Carnot n’est qu’un principe imparfait, une sorte de concession à l’infirmité de nos sens ; c’est parce que nos yeux sont trop grossiers que nous ne distinguons pas les éléments du mélange ; c’est parce que nos mains sont trop grossières que nous ne savons pas les forcer à se séparer ; le démon imaginaire de Maxwell, qui peut trier les molécules une à une, saurait bien contraindre le monde à revenir en arrière. […] S’il en est ainsi, pour voir le monde revenir en arrière, nous n’avons plus besoin de l’œil infiniment subtil du démon de Maxwell, notre microscope nous suffit. […] Les forces, quelle que soit leur origine, la pesanteur comme l’élasticité, seraient réduites dans une certaine proportion, dans un monde animé d’une translation uniforme, ou plutôt c’est ce qui arriverait pour les composantes perpendiculaires à la translation : les composantes parallèles ne changeraient pas.

1353. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XIII. Premières tentatives sur Jérusalem. »

Ce monde odieux ne pouvait manquer de peser fort lourdement sur les âmes tendres et délicates du nord. […] 598 Son spiritualisme absolu et son opinion arrêtée que la figure du vieux monde allait passer ne lui laissaient de goût que pour les choses du cœur. […] Il sentait probablement qu’il était ici dans un monde hostile et qui ne l’accueillerait qu’avec dédain. […] C’était un esprit libéral et un homme du monde, ouvert aux études profanes, formé à la tolérance par son commerce avec la haute société 624.

1354. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « De la question des théâtres et du Théâtre-Français en particulier. » pp. 35-48

Voulez-vous savoir si le monde reprend à la vie, si la société se remet à flot et rentre à pleines voiles dans ses élégances et ses largesses ? […] Étienne, dans son Histoire du Théâtre-Français pendant la Révolution, a dit : « L’expérience a montré que les comédiens ne s’administrent bien que par eux-mêmes : c’est la seule république du monde où la puissance soit mal exercée par un chef. » Le mot est piquant. […] Jamais les grands talents qui se sont égarés depuis ne se seraient permis de telles licences, s’ils étaient restés en vue de ce monde-là. […] Les salons proprement dits, les cercles du haut monde ont disparu, ou, s’il s’en rouvrait encore, ils ne feraient que retentir, tout le soir, de la politique du matin.

1355. (1867) Le cerveau et la pensée « Chapitre IX. La pensée est-elle un mouvement ? »

On la comprend pour ces sortes d’actions que l’âme exerce en dehors d’elle dans le monde extérieur. […] Cette matière est fournie par le monde extérieur. Il faut donc que ce monde extérieur agisse sur l’âme pour qu’elle devienne capable de penser : il faut par conséquent un intermédiaire entre le monde extérieur et l’âme.

1356. (1904) La foi nouvelle du poète et sa doctrine. L’intégralisme (manifeste de la Revue bleue) pp. 83-87

— drapés à l’antique et des lauriers aux tempes, conducteurs des peuples, législateurs du monde, ces poètes ne sont-ils donc occupés qu’à se quereller sur des e muets ou des hiatus ? […] Et cette opinion, de plus en plus admise, s’est confirmée en nous, que tout, dans l’univers, est vibration, combinaisons de vibrations, formes de mouvement, nombre et séries, associations de rythmes ; que le monde entier n’est qu’une vaste orchestration de rythmes ; que nous-mêmes sommes un rythme dans le rythme intégral ou accomplissement universel, et que le rythme inhérent au verbe humain, le rythme, dans l’œuvre du poète, est le mouvement même de l’inspiration. […] D’abord obscure, celle-ci s’y ordonne et s’y déploie, et le frisson du monde passe en elle. […] Or, nous, que toute cette ardeur et cette force environnent ; nous qui, dans nos solitudes de poètes, tressaillons chaque jour d’entendre, comme un écho multiplié, tous les eurekas du savoir des hommes se répondre d’un bout du monde à l’autre bout, un espoir nous a conquis, nous réconforte et nous exalte.

1357. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 34, que la réputation d’un systême de philosophie peut être détruite, que celle d’un poëme ne sçauroit l’être » pp. 489-511

Un systême faux peut, comme je viens de l’exposer, surprendre le monde, il peut avoir cours durant plusieurs siecles. […] Peut-être les idées qui nous viennent alors, sont-elles déja venuës à bien d’autres, qui dans un premier mouvement auroient voulu pouvoir les publier le jour même, pour désabuser incessamment le monde de ses vieilles erreurs. […] Ils ont conçu que le monde avoit raison de penser comme il pensoit depuis plusieurs siecles, que si la réputation des anciens pouvoit être affoiblie, il y avoit déja long-temps que le flambeau du temps l’auroit, pour ainsi dire, obscurcie ; en un mot que leur zele étoit un zele inconsideré. […] Les mauvais succès de ses tentatives pour reformer les abus et pour établir l’ordre qu’il avoit imaginé dans son cabinet, les lumieres que donne l’expérience et qu’elle seule peut donner, lui font bien-tôt connoître que son prédecesseur s’étoit bien conduit, et que le monde avoit raison de le loüer.

1358. (1860) Ceci n’est pas un livre « Décentralisation et décentralisateurs » pp. 77-106

Ces charitables académies de province ont été créées et mises au monde pour corriger les injustices, — pour laver les iniquités de la Ninive (Babylone a tant servi !) […] Le conseiller, entre deux audiences ; le maître de pension, entre deux classes ; l’homme du monde, entre deux whists, s’improvisent ex abrupto juges souverains des œuvres littéraires. […] cela est dans la logique des choses, et je ne m’en étonne pas le moins du monde. […] C’est alors, c’est à partir de ce moment seulement que l’écrivain de génie peut demander et recevoir la gloire : Paris-centre a seul la voix assez puissante pour faire entendre au monde entier le nom qu’il lui crie.

1359. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XXII. La comtesse Guiccioli »

… Lui dirent-ils qu’elle se devait à elle-même de prouver au monde qu’une femme aimée de lord Byron, n’était pas simplement la rose et la pêche, préférées dans les femmes par le sensuel et insolent Rivarol ? […] Elle avait pu condescendre avec son nom de Guiccioli, immortalisé par Byron, à épouser le marquis de Boissy, ce personnage de comédie politique dont, en ce temps-là, toute la France riait ; et la marquise de Boissy ne devait pas oser, avec la décence comme le monde comprend la décence, tout dire de l’intimité de la comtesse Guiccioli avec lord Byron, L’embarras qu’elle éprouvait fut si grand, qu’il résista aux picotements de l’amour-propre du bas-bleu, du bas-bleu qui l’excitait à profiter de cette position, unique pour le succès d’un livre, d’avoir été la maîtresse de lord Byron ! […] Avec son passé, avec ce qu’elle fut et ce qu’elle est devenue, avec ce que le monde tout entier sait d’elle, elle était — pour l’honneur de son livre, — tenue d’apporter sur Byron des notions que n’avait encore données personne. […] Or il n’y a ici qu’un bas-bleu sous lequel s’entrevoit la femme du monde, la femme comme il y en a tant, qui ne se doutent même pas de la nature de l’homme qu’elles ont pressé, avec une tendresse bête, dans leurs doux et faibles bras.

1360. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Fustel de Coulanges » pp. 15-32

Jamais personne n’avait plongé plus avant dans la notion de cette religion domestique dont l’ancien monde était sorti, et c’était là une découverte magnifique de simplicité ! […] II Ce point de vue supérieur, d’une unité grandiose, que l’auteur des Institutions politiques de l’ancienne France fait planer sur son histoire, et qui en contredit toutes les origines, c’est l’influence de l’Empire Romain sur le monde barbare, — c’est-à-dire tout le contraire de ce qu’on a pensé depuis des siècles. […] Et bien en prit au monde entier, du reste ! […] L’idée de leur conquête a longtemps partagé le monde féodal en fils de vainqueurs et en fils de vaincus, — insolence biffée par M. de Coulanges, qui nie la conquête, pièces en main.

1361. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Le comte de Gasparin » pp. 100-116

Le comte de Gasparin — et j’honore cela en lui — a une âme de prêtre, — et de prêtre catholique ; car il n’y a pas d’autre prêtre que le prêtre catholique dans le monde, depuis que le Christianisme l’a renouvelé. […] Le comte de Gasparin a cru trouver la tête de l’Église sur les épaules d’Innocent III, et il en a peut-être tressailli d’aise dans ses petites entrailles de petit Caligula protestant, au demeurant, le meilleur fils du monde. […] Et, en effet, Jésus-Christ, qui n’est pas venu pour, dans l’ordre religieux, changer la loi, mais pour l’accomplir, n’est pas venu davantage pour la changer dans l’ordre métaphysique du monde. […] la moralité du monde chrétien en proie aux erreurs les plus monstrueuses, — aucun de ces événements, qu’il fallait comprendre, n’a été jugé dans cette histoire au bout de la langue, et dans laquelle tout roule précipitamment et pêle-mêle, emporté par cette idée que l’Église romaine n’est pas la véritable Église, parce qu’elle a eu l’audace de vivre, de s’organiser et de devenir un gouvernement !

1362. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Goethe »

D’abord, ces lettres sont de Goethe, dont la gloire n’est point encore dans cette période de décroissance que la gloire subit à son tour, comme toutes les choses de ce monde fini. […] Elles ont appris au monde, qui ne s’en doutait pas, que l’amour de Goethe pour Charlotte Buff, cet amour, maintenant historique, fut le plus noble, le plus admirable des sentiments, couronné par un sacrifice bien plus héroïque et bien plus cruellement volontaire que le coup de pistolet de Werther ! […] Goethe, qui a joui d’un bonheur sans égal durant sa vie, ce Polycrate moderne qui aurait pu jeter toutes ses bagues — sans crainte de les perdre — aux carpes du Rhin ; Goethe, qui n’était pas né sur le trône et qui a montré pour la première fois au monde ébahi la poésie aux affaires, qui a été tout ensemble Richelieu et Corneille ; son Excellence M. de Goethe, qui avait été un beau jeune homme, puis un beau vieillard ; qui fut aimé d’amour dans sa vieillesse comme Ninon de l’Enclos dans la sienne ; qui mourut tard, en pleine gloire, en pleine puissance, que dis-je ? […] Mais Saint-Victor s’assied devant ces figures à peine indiquées, et remplit les blancs, prononce les lignes, dessine et ombre, et colorie, et fait tourner avec l’ongle, et arrive enfin par tous les moyens à ces saillies que Goethe, s’il revenait au monde, admirerait.

1363. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Charles Monselet »

Selon ces fiers esprits, qui, comme Niobé, ont l’orgueil de leur progéniture, même avant de l’avoir mise au monde, la Critique est toujours une œuvre stérile pour le moins, lorsque ce n’est pis encore : une envieuse occupation d’impuissant. […] Monselet, qui a étudié le xviiie  siècle sans précaution, et qui était, il y a quelques jours encore, visage contre visage avec la face de satyre du chèvre-pieds littéraire Rétif de la Bretonne, l’auteur du Paysan perverti, a échappé si peu à l’influence du xviiie  siècle pour le déshabillé du détail et la crudité de l’expression, qu’il se donne, sans aucun embarras, dans la préface même de son livre, pour une espèce de continuateur de Louvet de Couvray, quoiqu’il vaille infiniment mieux de toutes manières que ce misérable écrivain, de fausse élégance et de faux monde, ce Girondin du vice, « tout laitage aigri et cantharides noyées  », comme disait Byron de Lewis. […] Monsieur de Cupidon — comme dit la vieille petite nudité de ce nom — est, on s’en doute bien, cet Amour que le xviiie  siècle avait conçu et réalisé, dont la monographie est depuis longtemps trop connue pour que nous la recommencions, et qui, revenu après sa mort sous la forme d’un dandy moderne, traverse le monde et retrouve tous les personnages de sa vie antérieure, affublés comme lui de formes nouvelles : Voici monsieur Dubois plaisamment fagoté ! […] Telle est la donnée que Monselet a cru faire accepter à l’Imagination moderne, cette grande dégoûtée, mais, au demeurant, la meilleure fille du monde ; tel est le pivot sur lequel il s’amuse à faire tourner, et quelquefois avec beaucoup de souplesse de grâce, les divers épisodes d’une composition qui est au roman ce que la comédie à tiroirs est à la comédie de caractère.

1364. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre X. Des Romains ; de leurs éloges, du temps de la république ; de Cicéron. »

Cependant la langue d’un peuple guerrier tendait à la fierté et à la précision ; d’un peuple qui commandait aux rois, à une certaine magnificence ; d’un peuple qui discutait les intérêts du monde, à une certaine gravité ; d’un peuple libre et dont toutes les passions étaient énergiques et fortes, à l’énergie et à la vigueur : et lorsque cette langue fut enrichie de toutes les dépouilles des Grecs, lorsque les conquérants eurent trouvé dans les pays conquis des leçons, des maîtres et des modèles, et que les richesses du monde en introduisant à Rome la politesse et le luxe, y eurent fait germer le goût, alors l’éloquence s’éleva à la plus grande hauteur, et Rome put opposer Cicéron à Démosthène, comme César à Périclès, et Hortensius à Eschine. […] L’orateur, en louant ce grand homme, nous dit Cicéron, « remercia les dieux de ce qu’ils avaient fait naître Scipion dans Rome, plutôt que partout ailleurs, parce qu’il fallait que l’empire du monde fût où était Scipion ». […] Ce paysan d’Arpinum, qui parvint sept fois à la première place du monde, n’était pas sans doute un modèle de vertus pour Cicéron ; mais un Romain devait louer en lui les talents et les victoires, et un républicain pouvait louer ce caractère altier qui osa braver tous les grands de Rome, qui leur reprochait avec audace leur corruption et leur mollesse, qui se vantait de son obscurité, comme les grands se vantaient de leurs aïeux ; qui, dans un siècle poli, consentait à passer pour ignorant, et avouait qu’il n’avait appris qu’à combattre et à vaincre ; qui opposait ses triomphes en Afrique, et les quatre cent mille Teutons ou Cimbres qu’il avait exterminés en Italie ou dans les Gaules, aux tables, aux cuisiniers et au faste des patriciens dans Rome ; il faut observer d’ailleurs que cet éloge fut composé avant les guerres civiles de Marius, et Cicéron était alors dans l’âge où l’énergie du caractère est ce qui frappe le plus, et où l’on mesure les hommes plus par les grands effets, que par les grands motifs.

1365. (1890) Le réalisme et le naturalisme dans la littérature et dans l’art pp. -399

Son regard rayonne en tous sens et ne laisse rien échapper ni de l’ensemble ni des détails du monde. […] Il enseigne la sagesse pratique et intéressée du monde. […] Il n’a connu ni la raison ni la volonté ; il est demeuré le plus souvent au seuil du monde moral. […] Il n’a pas le carnet élégant et discret de l’homme du monde : son outil, c’est le scalpel. […] Une sorte d’« interdit littéraire » a défendu longtemps de descendre jusqu’au peuple, « ce monde sous un monde ».

1366. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVIIe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (5e partie) » pp. 145-224

N’est-ce pas misère que d’être classé d’avance dans telle ou telle catégorie supérieure, moyenne ou subalterne, parmi cette horde humaine jetée dans un monde tout fait, où les uns s’appellent grands, les autres petits, sans qu’aucune égalité y soit possible, si ce n’est l’égalité du cercueil qui n’a que six pieds pour les uns comme pour les autres ? […] Disons la vérité crûment à ceux qui, avec un pareil monde et pour un pareil monde, ont créé une poétique fantasmagorie d’un progrès indéfini où ils font marcher l’homme, comme dans une aube éternelle, de perfection en perfection, jusqu’à des félicités et des immortalités terrestres évidemment incompatibles avec sa nature. Perfection est le mot d’un autre monde ; vicissitude est le nom de celui-ci. […] Paris sans roi a pour contrecoup le monde sans despotes. […] Rêve pour rêve, j’aime mieux rêver l’inconnu que de goûter la soupe de ces bienheureux du monde perfectible jusqu’à satiété du repas de l’avenir !

1367. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre III. Molière »

Molière vivait dans le monde le plus libre de son temps et le plus irrégulier. […] Le tempérament de Molière n’explique pas seul qu’il n’ait pas soumis son style au goût du grand monde : il avait d’autres raisons. […] Mais ici l’observateur internent, et dit que ce respect de la vérité est rare dans le monde que même la société ne saurait subsister, s’il était universel. […] Aussi présentera-t-il de jolis chevaliers et d’aimables marquis sans le son, joueurs, coureurs de dots et d’héritages, des filles délurées et impatientes de prendre leur vol, de rusées marchandes à la toilette : tout un monde débraillé et cynique, dont il s’amusera en toute innocence, sans faire le satirique ni le grognon, comme si c’étaient là les mœurs les plus naturelles du monde. […] Roullé, curé de Saint-Barthélemy, lance son pamphlet, le Roi glorieux au monde…, contre l’impiété de Molière.

1368. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Introduction, où l’on traite principalement des sources de cette histoire. »

Par une singularité rare en l’histoire, nous voyons bien mieux ce qui s’est passé dans le monde chrétien de l’an 50 à l’an 75, que de l’an 100 à l’an 150. […] La plus belle chose du monde est ainsi sortie d’une élaboration obscure et complètement populaire. […] Toute une nouvelle langue mystique s’y déploie, langue dont les synoptiques n’ont pas la moindre idée (« monde », « vérité », « vie », « lumière », « ténèbres », etc.). […] Toute cette histoire qui, à distance, semble flotter dans les nuages d’un monde sans réalité, prit ainsi un corps, une solidité qui m’étonnèrent. […] Jésus eût à peine été nommé ; on se fût surtout attaché à montrer comment les idées qui se sont produites sous son nom germèrent et couvrirent le monde.

1369. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « Introduction »

Mais par suite de cette analyse infinie, toute science particulière devient un monde. […] Le monde extérieur existe-t-il ? […] Il accepte la foi du sens commun au monde matériel et aux sens, qui nous le révèlent ; il s’inquiète des faits et de leurs lois, non de l’essence ; il contrôle le témoignage des sens sans le discuter. […] Si vous n’êtes point l’un de ces esprits grossiers qui ne conçoivent rien au-delà de la plus vulgaire réalité, si vous cherchez quelque chose sous les faits ou au-delà des faits, vous entrez dans un monde idéal. […] La philosophie continuera-t-elle à donner de la poésie pour de la science, à revêtir ses fictions de formules indéchiffrables, et à annoncer au monde pour la centième fois qu’elle a trouvé le mot de son énigme ?

1370. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre sixième. La volonté — Chapitre troisième. La volonté libre »

Si d’ailleurs il est vrai que la causalité implique le déterminisme, il n’est pas vrai qu’elle implique, comme on l’a soutenu, une illégitime traduction de l’inétendu en étendu, « du temps en espace », du conscient en matière ; la notion d’espace n’est pas le moins du monde impliquée dans celle de cause, qui implique seulement les idées plus générales de succession et d’activité. […] On en peut dire autant de chaque état du monde, à chaque instant ; si vous voulez prétendre que cet état est libre, à votre aise ; il est ce qu’il est, et au-delà il n’y a rien à chercher. […] De ce qu’un acte de libre arbitre introduirait une nouveauté absolue dans le monde, il n’en résulte nullement que les nouveautés relatives qui existent dans le monde soient libres. […] Le monde du dedans doit être à notre service comme le monde du dehors. […] Demander que ce clou disparaisse à son tour, c’est demander qu’un levier soulève le monde sans point d’appui.

1371. (1900) Le rire. Essai sur la signification du comique « Chapitre III. Le comique de caractère »

Une distraction systématique comme celle de Don Quichotte est ce qu’on peut imaginer au monde de plus comique : elle est le comique même, puisé aussi près que possible de sa source. […] Si ce détachement était complet, si l’âme n’adhérait plus à l’action par aucune de ses perceptions, elle serait l’âme d’un artiste comme le monde n’en a point vu encore. […] Elle apercevrait toutes choses dans leur pureté originelle, aussi bien les formes, les couleurs et les sons du monde matériel que les plus subtils mouvements de la vie intérieure. […] Ce qui nous a intéressés, c’est moins ce qu’on nous a raconté d’autrui que ce qu’on nous a fait entrevoir de nous, tout un monde confus de choses vagues qui auraient voulu être, et qui, par bonheur pour nous, n’ont pas été. […] L’esprit, amoureux de lui-même, ne cherche plus alors dans le monde extérieur qu’un prétexte à matérialiser ses imaginations.

1372. (1881) Études sur la littérature française moderne et contemporaine

À un certain moment de sa vie, il fait le commerce dans les quatre parties du monde. […] La princesse de Lamballe, amie de la reine, eut toutes les peines du monde à obtenir cette faveur. […] La séparation entre le monde réel et le monde idéal, entre la vie de la nation et les œuvres de l’art, qui a toujours été plus ou moins le vice et l’erreur de la poésie française, est particulièrement profonde aujourd’hui. […] Nous acceptons cette nécessité, mais n’est-ce pas la chose du monde la plus triste ? […] Rien au monde n’est plus douloureux.

1373. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « V » pp. 19-21

M. de Ravignan prêchait trois fois par jour : à une heure pour les femmes du beau monde, le soir pour les hommes. […] Il appropriait ses discours aux différentes classes ; aux femmes du monde, il parlait en homme qui le sait et qui en a été.

1374. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Appendice. — Sur les Jeune France. (Se rapporte à l’article Théophile Gautier, page 280.) »

Le hasard me fait retrouver une preuve certaine de l’effarouchement véritable que produisit dans le monde même de Victor Hugo et chez une partie de ses premiers amis l’invasion, en apparence barbare, de ces jeunes recrues et de cette génération romantique toute nouvelle. […] Combien de moments différents, combien de ces petites crises intérieures au sein de ce monde et de cette école poétique !

1375. (1906) La rêverie esthétique. Essai sur la psychologie du poète

« Dès ma première enfance, j’avais besoin de me faire un monde intérieur à ma guise, un monde fantastique et poétique… Me voilà donc, enfant rêveur, candide, isolé, abandonnée à moi-même, lancée à la recherche d’un idéal et ne pouvant pas rêver un monde, une humanité idéalisée, sans placer au faîte un Dieu, l’idéal même… Et voilà qu’en rêvant la nuit, il me vint une figure et un nom. […] C’est encore une manière de mettre de l’imaginaire dans le réel, et du merveilleux dans le monde. […] Elles embellissent le monde de toute la poésie dont elles le pénètrent. […] Ce qu’il y a de plus poétique au monde, c’est l’homme même. […] Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1875, p. 267.

1376. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCVIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (1re partie) » pp. 413-491

J’étais de bonne foi comme un enfant à qui on a dit tout bas : « Admire cet immense génie, encore peu connu ou pas connu du tout dans ce monde des lettrés que tu viens de feuilleter pendant tes études ; c’est un grand homme tout entier, c’est un Italien du temps de Machiavel, c’est un Romain du temps de Tacite ! […] Il fallait un grand citoyen au monde pour le régénérer en le charmant ; le voilà ! […] Je m’y prends toujours à trois fois pour donner l’être à chacune de mes tragédies, et j’y gagne le bénéfice du temps, si nécessaire pour bien asseoir une œuvre de cette importance, qui, pour peu qu’elle vienne au monde contrefaite, a grand’peine ensuite à se redresser. […] Ce fut l’épanchement d’un esprit trop plein et blessé dès l’enfance par les flèches de l’oppression détestée qui pèse sur le monde. […] Une foule immense se pressait sur leur passage ; les étrangers, les Anglais surtout, si nombreux à Rome, se mêlaient avidement à une population toujours curieuse de ces spectacles, et l’on peut dire que l’entrée de Charles III avec sa jeune femme dans la capitale du monde catholique fut un des événements de l’année 1772.

1377. (1909) De la poésie scientifique

D’une âpreté qui ne décèle que plus étonnamment son inadaptation aux idées énergiques qui travaillent le monde, ses raisons, dès la première heure, ont été le sarcasme, l’insulte, la mutilation et l’adultération des idées émises — quand ce n’était pas l’adroit silence. […] De par son Rythme se mesurant de vibrations suscitées par l’Idée, elle communique comme aux mouvements moléculaires du monde. […] Or, lorsqu’en méditant le plus des rapports existants entre lui et l’univers et en en prenant savoir et conscience, l’Homme tâche à son unité, il recrée par là même l’unité du Monde qui avec allégresse se pense et se connaît en lui ! […] Venir à savoir, c’est venir à être, c’est-à-dire tendre à recréer en soi l’unité devenant l’Unité-consciente… L’homme a donc pour loi morale, d’accord avec l’univers, la loi du Plus-d’effort… Nous sommes au monde pour tendre à notre unité pensante et morale. […] Et nous voulons, à l’heure des Synthèses dernières, aux derniers livres, un chant pour les lèvres intellectuelles de l’Homme : qu’il se sente avec nous, devenir le lieu où va à se créer sa conscience émue, l’Unité du monde !

1378. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1868 » pp. 185-249

Dieu crée des existences, l’homme d’imagination crée des vies fictives, qui quelquefois, dans la mémoire du monde, laissent un souvenir plus profond, pour ainsi dire, plus vécu. […] Au bout de quatre ou cinq phrases, dites avec le ton suprême des journalistes du grand monde, je le trouve agaçant à l’image de son journal. […] L’infini des mondes nous jette, au contraire, dans l’infini des perplexités. […] Vers les cinq heures, la princesse à laquelle la tension du travail met un peu le sang à la tête, sort avec tout son monde, quelquefois en voiture. […] * * * — Nul en ce monde n’est le pareil et l’égal d’un autre.

1379. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1869 » pp. 253-317

Derrière l’amabilité figée des figures, tous ces figurants du monde enfoncés dans l’absorption égoïste de leur moi, qu’ils dissimulent sous le badinage vague du bout des lèvres et des paroles vides, et l’on sort de là, le cœur froid, comme si on avait passé la soirée au milieu de vivants de glace. […] C’est la***, une de ces hétaïres à huit ressorts, à cinq chevaux dans l’écurie, à maison montée, de ces filles entretenues à trois cent mille francs par an, et qui ont toujours besoin de cinq louis : une blonde Alsacienne au grain de beauté sur la plus blanche poitrine du monde, décolletée en carré. […] Une des plus tristes fins du monde, au reste, que la fin de ce comédien de l’insensibilité, claquemuré entre deux vieilles governess, lui rognant le boire et le manger. […] Le prince Napoléon dîne ce soir… Il est en veine d’amabilité, il cause avec une mémoire ethnographique merveilleuse, se rappelant les noms et la physionomie de tous les lieux par lesquels il vient de passer, et déclare qu’il n’a plus qu’un seul plaisir au monde : c’est le voyage. […] Le monsieur est Rivière, l’officier de marine, l’auteur du remarquable roman de Pierrot et Caïn, qui semble vouloir étonner le monde par des brutalités d’esprit, sans le je ne sais quoi, qui les fait passer.

1380. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1872 » pp. 3-70

Il n’y a ni livre, ni quoi que ce soit au monde, qui ait pu me tenir lieu et place de la femme… Comment exprimer cela ? […] Et cela avec étranglement de la voix, tremblement des mains, crachement dans la soupe des voisins : tous les caractères d’une épilepsie dangereuse et injurieuse pour tout le monde. […] La volonté est remplacée chez moi par l’idée fixe, qui me rendrait malade, si je n’obéissais pas à son obsession. » Tout en taillant une pièce, dans Thérèse Raquin, il est, dans le moment, en train de chercher un roman sur les Halles, tenté de peindre le plantureux de ce monde. […] Je me demande, comment toutes les plumes, tous les talents, toutes les indignations ne sont pas soulevées contre cet axiome blasphématoire, comment toutes les idées de justice, semées dans le monde par les philosophies anciennes, le christianisme, la vieillesse du monde, n’ont pas protesté contre cette souveraine proclamation de l’injustice, comment il n’y a pas eu insurrection contre cette intrusion du darwinisme en la réglementation contemporaine, et peut-être future de l’humanité, comment enfin, toutes les langues de l’Europe ne se sont pas associées, dans un manifeste de la conscience humaine, contre ce nouveau code barbare des nations. […] Mme de Béhaine soutenait que les aventures extra-dramatiques des femmes du monde, peintes par Octave Feuillet, ne l’intéressaient pas, qu’elle lirait, avec bien plus d’intérêt, des études peignant d’après nature, les femmes des ménages européens, qu’elle avait côtoyés dans sa carrière diplomatique.

1381. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1874 » pp. 106-168

Et le maître de l’établissement disait à Tardieu, que les cheveux de tout son monde devenaient comme cela, au bout de dix-huit mois. […] Aujourd’hui, je sens qu’il n’y plus rien au monde, que je me donnerais la peine de désirer, d’ambitionner, d’espérer, de rêver. […] C’est, comme si j’allais en un rêve, conduit par mon frère sur une eau morte, dans un paysage de l’autre monde. […] Ce petit monde dîne, couche, et ne repart que par le train de dix heures, du dimanche soir. […] Je tombe au milieu de ce monde commissionnant, rangé autour d’une table verte, sous laquelle mon ami disparaît presque dans l’affaissement de son corps.

1382. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXIIIe entretien. I. — Une page de mémoires. Comment je suis devenu poète » pp. 365-444

Sa conscience, sans cesse et scrupuleusement examinée, était son seul horizon ; le monde extérieur n’existait pas pour lui ; sa piété toute littérale n’avait ni épanchement, ni onction, ni jouissance. […] Bonaparte, devenu Napoléon, fut présenté comme un nouveau Cyrus au monde, dans l’exorde du discours à l’Académie française de M. de Chateaubriand. […] « Ici le temps se montre à nous sous un rapport nouveau ; la moindre de ses fractions devient un tout complet, qui comprend tout, et dans lequel toutes choses se modifient, depuis la mort d’un insecte jusqu’à la naissance d’un monde : chaque minute est en soi une petite éternité. […] À chaque moment de la journée, le soleil se lève, brille à son zénith et se couche sur le monde ; ou plutôt nos sens nous abusent, et il n’y a ni orient, ni midi, ni occident vrai : tout se réduit à un point fixe d’où le flambeau du jour fait éclater à la fois trois lumières en une seule substance. […] « L’oiseau », continua-t-il à lire, « semble le véritable emblème du chrétien ici-bas : il préfère, comme le fidèle, la solitude au monde, le ciel à la terre, et sa voix bénit sans cesse les merveilles du Créateur.

1383. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Massillon. — I. » pp. 1-19

Quand on lui demandait plus tard où il avait pris cette connaissance approfondie du monde et des diverses passions, il avait le droit de répondre : « Dans mon propre cœur. » Pendant qu’il professait la théologie à Vienne, il fut ordonné prêtre en 1692 ; il s’y essayait dans la chaire ; il y prononça l’Oraison funèbre de Henri de Villars, archevêque du diocèse ; il alla prononcer à Lyon celle de l’archevêque M. de Villeroi, mort en 1693. […] il débuta de la sorte : Sire,   Si le monde parlait ici à la place de Jésus-Christ, sans doute il ne tiendrait pas à Votre Majesté le même langage. […] Ainsi parlerait le monde ; mais, Sire, Jésus Christ ne parle pas comme le monde. […] Il n’est point de parfait bonheur sur la terre, parce que ce n’est pas ici le temps des consolations, mais le temps des peines : l’élévation a ses assujettissements et ses inquiétudes ; l’obscurité, ses humiliations et ses mépris ; le monde, ses soucis et ses caprices ; la retraite, ses tristesses et ses ennuis ; le mariage, ses antipathies et ses fureurs ; l’amitié, ses pertes ou ses perfidies ; la piété elle-même, ses répugnances et ses dégoûts : enfin, par une destinée inévitable aux enfants d’Adam, chacun trouve ses propres voies semées de ronces et d’épines.

1384. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Léopold Robert. Sa Vie, ses Œuvres et sa Correspondance, par M. F. Feuillet de Conches. — I. » pp. 409-426

Ce premier tableau un peu grand, qui fut celui de Corinne, devenu plus tard L’Improvisateur, lui avait coûté bien de la peine ; ce devait être sa condition de faire et son élément : « D’ailleurs, disait-il, chacun a sa manière de jouir au monde : la mienne est de me donner beaucoup de peine, ce qui naturellement doit m’occuper beaucoup la tête, l’esprit et l’âme, avantage que j’ai toujours apprécié. » Malgré l’impression de sérieux et d’élévation que font à bon droit les œuvres de Léopold Robert et la lecture de ses lettres citées par M.  […] Navez ces paroles tout empreintes d’affection amicale et d’esprit de famille : Il est vrai que tu as tout pour te trouver heureux d’être au monde : tu te trouves dans ta patrie, honoré et considéré pour ton talent brillant ; estimé, aimé par toutes les personnes qui te connaissent ; regardé par la Fortune de son œil le plus favorable ; heureux époux, heureux père. Il n’en faut pas davantage pour constituer le plus parfait bonheur dans ce monde. […] Je ne lui en veux pas le moins du monde : il ne pourrait être autrement sans être hypocrite, ce qu’il n’est pas. Nous nous sommes quittés les meilleurs amis du monde.

1385. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Journal du marquis de Dangeau — II » pp. 18-35

La partie littéraire, sans y tenir plus de place qu’elle n’en avait réellement à cette Cour et dans ce monde de magnificence et de plaisirs, n’y est jamais oubliée. Ainsi, au samedi 1er juillet 1684, après le détail de la journée de Monseigneur, du dîner, de la promenade : « — Le roi tira ce jour-là dans son parc. — Despréaux prit sa place à l’Académie, et lit une fort belle harangue. » Dans un voyage de la Cour, de Chambord à Fontainebleau (octobre 1684), le roi fait en plus d’une étape le trajet de l’une à l’autre résidence : le 12 il couche à Notre-Dame-de-Cléry, le 13 à Pluviers : « Le samedi 14, il arriva à Fontainebleau à sept heures du soir. — On apprit à Chambord la mort du bonhomme Corneille, fameux par ses comédies ; il laisse une place vacante dans l’Académie. » Le bonhomme Corneille ou le grand Corneille, cela revient au même ; Dangeau avait été du jeune monde, et, comme nous dirions, de la jeune école. […] Bergeret, secrétaire du cabinet, à célébrer Louis XIV, ses guerres, ses conquêtes, le triomphe de sa diplomatie impérieuse : Heureux, disait en terminant Racine (et cette péroraison n’est pas la plus délicate partie de son discours), heureux ceux qui, comme vous, Monsieur, ont l’honneur d’approcher de près ce grand prince, et qui, après l’avoir contemplé, avec le reste du monde, dans ces importantes occasions où il fait le destin de toute la terre, peuvent encore le contempler dans son particulier, et l’étudier dans les moindres actions de sa vie, non moins grand, non moins héros, non moins admirable, que plein d’équité, plein d’humanité, toujours tranquille, toujours maître de lui, sans inégalité, sans faiblesse, et enfin le plus sage et le plus parfait de tous les hommes ! […] On a, dis-je, les apparences, le mouvement extérieur de la Cour et du monde, l’attitude et l’aspect des personnes, le courant des nouvelles, ce flux et reflux de chaque jour. […] Avec l’activité qui nous a été donnée dès l’ouverture de ce siècle-ci et à laquelle l’impulsion napoléonienne a accoutumé le monde, nous sommes étonnés des lenteurs qui paraissaient toutes naturelles en ce siècle-là.

1386. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric-le-Grand Correspondance avec le prince Henri — I » pp. 356-374

La reine mère lui répond : « J’ai à bénir le ciel de m’avoir conservé tout ce que j’ai de plus cher au monde, votre personne, mon cher fils, m’étant plus chère que ma vie. […] Je me trouve à présent la plus heureuse mère du monde, qu’ils me sont tous rendus, et il me semble qu’une pierre du cœur m’est ôtée. » À Potsdam, deux ans après, il se montre plein de sollicitude et d’angoisse pour le prince Henri qui a failli être victime d’un accident, de la chute d’un cadre qui lui est tombé sur la tête. […] Quand mes frères donnent le bon exemple aux autres, ce m’est la plus sensible joie du monde, et quand cela n’est pas, j’oublie en ce moment toute parenté pour faire mon devoir, qui est d’entretenir tout en ordre pendant ma vie. […] Preuve, encore une fois, qu’il ne cherchait nullement à le déprécier et à le diminuer aux yeux du monde. […] Le prince Henri a du genre humain une bien meilleure opinion que Frédéric ; on n’a pas à beaucoup près toutes ses lettres, mais on en peut jusqu’à un certain point juger d’après les réponses qu’y fait son frère ; le prince Henri, qui n’est pas sans quelques-unes des idées françaises d’alors, et qui a de nos illusions à la Jean-Jacques, soutient volontiers que la vertu et le bonheur habitent dans les cabanes, et qu’il y a par le monde de vrais sages, de parfaits philosophes.

1387. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Madame de Staël. Coppet et Weimar, par l’auteur des Souvenirs de Mme Récamier »

C’est, en effet, une lecture agréable, intéressante, et qui fait pénétrer, une fois de plus, dans ce monde d’élite. […] C’est ce qui explique bien des avances et même des soumissions qu’elle fit en plus d’une rencontre au souverain du monde, allant aussi loin qu’elle pouvait sans s’abaisser. […] On voit très bien, dans la Correspondance de Goethe et de Schiller, l’effet qu’elle produisit sur ce monde allemand qu’elle allait découvrir avec une curiosité infinie et une admiration préconçue, mais qui ne l’accepta, elle, qu’avec de certaines réserves et presque à son corps défendant. […] Mme de Staël se l’était attaché à titre de précepteur de ses enfants ; mais Schlegel, qui avait ses travers, affectait devant le monde de n’être auprès d’elle que sur le pied d’un ami. « Schlegel, écrivait-elle dans un moment d’épanchement, a des défauts qui me cachent quelquefois ses vertus. » Témoin journalier de l’humeur et même des ridicules de Schlegel (car il en avait qui sautaient aux yeux), Bonstetten disait plus gaiement et en y mettant moins de façon : « Les jours où Schlegel n’est pas gentil, il est impitoyablement fouetté, et le plus joli, c’est que Mme de Staël se charge elle-même de la punition ; alors elle a trois fois plus d’esprit. » Quoi qu’il en ait pu être de ces petites querelles amusantes, Schlegel lui fut, pendant des années, du plus grand usage par ses qualités, par son savoir ingénieux et profond. […] c’en est fait de cette société vivifiante, de cette lanterne magique du monde, que j’ai vue s’éclairer là pour la première fois, et où j’ai tant appris de choses !

1388. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Lettres inédites de Jean Racine et de Louis Racine, (précédées de Notices) » pp. 56-75

Il se proportionnait sans doute à celle à qui il écrivait et à son monde. […] Qu’on mette en regard de cette lettre de Racine le moindre billet de ce brillant et libertin célibataire, si vif, si sensé, si occupé du genre humain, si dévoué aux intérêts de tous dans l’avenir, si guerroyant contre les préjugés, si infatigable jusqu’au dernier soupir, — Voltaire, — on aura une idée des deux natures d’hommes, des deux genres de vie, et aussi de deux siècles et de deux mondes. […] Rousseau marche avant lui dans le monde et dans les Académies ; mais, dans l’Église, je tiendrais pour Racine… » Ce jour-là, le noble Comte avait oublié toutes ses préventions contre les jansénistes et demi-jansénistes, et nous le surprenons trop rarement en flagrant délit d’indulgence pour l’en blâmer. […] Voltaire, de deux ans seulement plus jeune que Racine fils, débutait vers le même temps par les J’ai vu, se faisait mettre à la Bastille, et bientôt s’attaquant au théâtre, le mauvais sujet conquérait d’emblée le beau monde par le succès d’Œdipe. […] Un des beaux messieurs du monde de M. de Maurepas, et qui était le président de l’Académie à ce moment, le duc de Nivernais, ordinairement aimable et gracieux aux gens d’esprit, mais qui trouvait peut-être que Racine fils n’était pas assez cet homme d’esprit comme il l’entendait, parut se ressouvenir tout à coup de la querelle que leurs père et aïeul avaient eue à propos de Phèdre, et lui donna d’injustes dégoûts, pour le pousser à se démettre et faire arriver plus vite son ami Sainte-Palaye.

1389. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise par M. Taine. »

Songez seulement à ce que seraient les nôtres si nous étions venus au monde dix siècles plus tôt, ou, dans le même siècle, à Téhéran, à Bénarès, à Taïti. » C’est si évident, qu’il semblerait vraiment ridicule de dire le contraire. […] Il écrivait dès lors dans les revues et dans les journaux : à la Revue des Deux Mondes, un article sur la philosophie de Jean Reynaud, Ciel et Terre, signala son début ; à la Revue de l’Instruction publique, il débutait par un article sur La Bruyère ; au Journal des Débats, par trois articles sur Saint-Simon. […] Il est d’une génération qui n’a pas perdu assez de temps à aller dans le monde, à vaguer çà et là et à écouter. […] Au point de vue moral complet et de l’expérience, ce qui peut sembler surtout avoir fait défaut à ces existences si méritantes, si austères, et ce qui, par son absence, a nui un peu à l’équilibre, ç’a été de toutes les sociétés la plus douce, celle qui fait perdre le plus de temps et le plus agréablement du monde, la société des femmes, cette sorte d’idéal plus ou moins romanesque qu’on caresse avec lenteur et qui nous le rend en mille grâces insensibles : ces laborieux, ces éloquents et ces empressés dévoreurs de livres n’ont pas été à même de cultiver de bonne heure cet art de plaire et de s’insinuer qui apprend aussi plus d’un secret utile pour la pratique et la philosophie de la vie. […] Il y a eu, il y aura toujours, espérons-le, des âmes délicates ; et, favorisées ou non par ce qui les entoure, ces âmes sauront chercher leur monde idéal, leur expression choisie.

1390. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. PROSPER MÉRIMÉE (Essai sur la Guerre sociale. — Colomba.) » pp. 470-492

On le loge dans la meilleure maison, on l’héberge magnifiquement, lui et son monde. […] Il faut, après que ses aigles victorieuses ont rempli le monde, se retrancher au-devant du gîte et redevenir louve. […] Le monde, si léger et si indifférent qu’il soit, ne se trompe guère à ce qui est très-bien. […] Très-peu de gens sont allés en Corse ; les mœurs de ce pays diffèrent des nôtres autant qu’il se peut ; elles sont souvent atroces, sanglantes, et le monde n’aime guère en soi l’atroce et le sanglant. […] Mais ici on ne s’y est pas mépris, on a senti au début que c’était vrai, que c’était amusant, que ces singularités énergiques jouaient dans leur cadre, qu’un guide aisé et sûr, et pas dupe le moins du monde, tenait la main.

1391. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « La Fontaine »

Il était fort aimable dans le monde, quoi qu’on en ait dit, et particulièrement dans un monde privé ; sa conversation, abandonnée et naïve, s’assaisonnait au besoin de finesse malicieuse, et ses distractions savaient fort bien s’arrêter à temps pour n’être qu’un charme de plus : il était certainement moins bonhomme en société que le grand Corneille. […] Ces plaines immenses de blés où se promène de grand matin le maître, et où l’allouette cache son nid ; ces bruyères et ces buissons où fourmille tout un petit monde ; ces jolies garennes, dont les hôtes étourdis font la cour à l’aurore dans la rosée et parfument de thym leur banquet, c’est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie ; j’en reconnais les fermes avec leurs mares, avec les basses-cours et les colombiers ; La Fontaine avait bien observé ces pays, sinon en maître des eaux-et-forêts, du moins en poëte ; il y était né, il y avait vécu longtemps, et, même après qu’il se fut fixé dans la capitale, il retournait chaque année vers l’automne à Château-Thierry, pour y visiter son bien et le vendre en détail ; car Jean, comme on sait, mangeait le fonds avec le revenu. […] Madame de La Sablière elle-même, qui reprenait La Fontaine, n’avait pas été toujours exempte de passions humaines et de faiblesses selon le monde ; mais lorsque l’infidélité du marquis de La Fare lui eut laissé le cœur libre et vide, elle sentit que nul autre que Dieu ne pouvait désormais le remplir, et elle consacra ses dernières années aux pratiques les plus actives de la charité chrétienne. […] pas le moins du monde : La Fontaine me l’affirmerait en face, que je le renverrais à Baruch, et que je ne le croirais pas.

1392. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre II. Distinction des principaux courants (1535-1550) — Chapitre I. François Rabelais »

Se détachant du même groupe d’érudits, collaborateurs tous les deux d’Olivetan dans la traduction de la Bible, Calvin s’en alla écrire le livre de la Réforme française, et Despériers quatre petits dialogues. obscurs et railleurs, où l’on entrevoyait ces choses graves : que la foi consiste à affirmer ce qu’on ne sait pas, et que nul ne sait ; que les théologiens ressemblent à des enfants « sinon quand ils viennent à se battre » ; que Luther ni Bucer ne changeront le train du monde, et qu’après comme avant eux, mêmes misères seront, et mêmes abus ; que toute la puissance de Dieu est dans le livre, entendez que le livre, c’est-à-dire l’homme, a fait Dieu ; que les petits oiseaux montrent aux nonnes les leçons de Nature : que toutes les Eglises et tous les dogmes ne sont qu’imposture et charlatanisme ; que les réformateurs sont en crédit par la nouveauté ; que leur œuvre, quoi qu’ils en aient, rendra chacun juge de sa foi. […] Plus de repentir du Créateur devant une création mauvaise ; plus de péché originel et d’humanité déchue : le monde est bon, l’homme est bon, les fins du monde et de l’homme sont bonnes ; et le monde et l’homme vont spontanément par une intime impulsion de leur nature vers ces tins qui sont bonnes. […] Heulhard, Rabelais, ses voyayes en Italie, son exil à Metz, 1891 ; Brunetiêre, Sur un buste de Rabelais, Revue des Deux Mondes, 1er mai, 1887 ; Kaguet, xvie  siècle, H.

1393. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « De la retraite de MM. Villemain et Cousin. » pp. 146-164

Il y a des parties excellentes pour tout le monde, et même agréables, quand M.  […] Qu’on lise les huit articles qu’il a publiés dans le Journal des savants (août 1851-avril 1852), et qui ne sont pas finis ; les deux articles qu’il a publiés dans la Revue des deux mondes (1er août 1851 et 15 mai 1852) : c’est une peinture toujours nouvelle, toujours recommençante, et ne craignant pas même de se recopier (il n’y a pas de redites en amour)16, de cette personne « aux grâces immortelles », et à qui il ne reconnaît plus de défauts. […] Ceux qui se piquent encore de littérature ont lu, dans une des dernières Revues des deux mondes, un brillant et éloquent morceau intitulé : « Une visite à l’École normale en 1812 », dans lequel M.  […] [NdA] Ainsi, dans l’article de la Revue des deux mondes du 15 mai 1852, on est tout surpris de relire des passages entiers qui étaient dans l’article du Journal des savants du mois de mars précédent. […] [NdA] Revue des deux mondes du 1er août 1851, p. 395.

1394. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « L’abbé Gerbet. » pp. 378-396

en religion alors, en théologie, ce fut un peu de même ; il y eut une génération animée de zèle, qui essaya, non pas de renouveler ce qui, de soi, doit être immuable, mais de rajeunir les formes de l’enseignement et de la démonstration, de les approprier à l’état présent des esprits, de combattre certaines routines, certaines habitudes devenues rigides ou étroites, et de rendre le principe catholique respectable à ceux même qui le combattaient : « Pour agir sur le siècle, se dirent de bonne heure ces jeunes lévites, il faut l’avoir compris. » Des noms, j’en pourrais citer quelques-uns qui, avec des nuances et des différences que l’on sait dans le monde ecclésiastique, avaient alors cela de commun, de représenter la tête du jeune clergé intelligent et studieux : M.  […] Jouffroy, dans le premier orgueil de la jeunesse et de la science et avec l’auréole au front, ne dédaigna point de discuter avec le jeune séminariste de province : il le combattait sur les preuves de la Révélation et contestait surtout l’âge du monde, en s’appuyant sur le témoignage, si souvent invoqué alors et bientôt ruiné, du fameux Zodiaque de Denderah. […] Par cette seule vue d’un christianisme antérieur et disséminé à travers le monde, par cette espèce de voyage à la recherche des vérités catholiques flottantes par tout l’univers, l’enseignement de la théologie se serait trouvé singulièrement agrandi et élargi ; l’histoire des idées philosophiques s’y introduisait nécessairement. […] Et la palme, et le phare, et l’oiseau qui s’envole                    Au sein de Dieu ; Jonas, après trois jours, sortant de la baleine,                    Avec des chants, Comme on sort de ce monde après trois jours de peine                    Nommés le temps. […] Voilà la fin de l’histoire de l’homme en ce monde.

1395. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1853 » pp. 31-55

Et au milieu de tout ce monde, Villedeuil, ordonnant, pérorant, allant, courant, correspondant, innovant, et découvrant tous les huit jours un système d’annonces ou de primes, une combinaison, un homme ou un nom, devant apporter au journal, dans les quinze jours, dix mille abonnés. […] Nous étions pour lui un composé d’hommes du monde et d’êtres louches. […] Il nous déclara que pour lui, il n’y avait aucun délit dans notre article, mais qu’il avait été forcé de poursuivre sur les ordres réitérés du ministère de la police, sur deux invitations de Latour-Dumoulin ; qu’il nous disait cela d’homme du monde à homme du monde, et qu’il nous demandait notre parole de ne pas en faire usage dans notre défense. […] — « Quelles canailles que tout ce monde ! 

1396. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Alfred de Vigny »

Ces trois romans ne sont rien moins que la mort de Gilbert, la mort de Chatterton et la mort d’André Chénier, répondant toutes les trois à la pensée du romancier, qui est l’hostilité éternelle de tout gouvernement contre les poètes, et représentant vis-à-vis de ces morts illustres, dont ils furent les bourreaux, l’action des trois formes de gouvernements qui dominent le monde et l’enserrent : le Gouvernement Absolu, le Gouvernement Représentatif, et le Gouvernement Républicain. […] Miettes touchantes que Ratisbonne, cette Chananéenne de l’Amitié, a bien fait de recueillir et d’offrir au monde, au monde actuel, quoi qu’il soit devenu ! Grossier de plus en plus, détourné des choses de l’âme, ce monde de nos jours, qui a inventé le mot d’utilitaire pour cacher l’égoïsme des cœurs matériels, comprendra-t-il un seul mot de cette autobiographie d’Alfred de Vigny, — peut-être, hélas ! […] Je suis résigné à tous les maux et je vous bénis à la fin de chaque jour lorsqu’il s’est passé sans malheur. — Je n’espère rien de ce monde et je vous rends grâce de m’avoir donné la puissance du travail, qui fait que je puis oublier entièrement en lui mon ignorance éternelle. » IX Le cri est-il assez aigu d’abord, et finit-il par s’étouffer assez sous la pression d’étau de l’implacable cavalier de marbre ?

1397. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — chapitre VII. Les poëtes. » pp. 172-231

—  Le monde et le langage du monde en France et en Angleterre. —  En quoi le badinage de Pope est pénible et déplaisant. —  La Sottisiade. […] Quand on veut peindre les jolis riens de la conversation et du monde, il est à propos de les aimer. […] Est-ce qu’il est bien agréable de s’entendre dire : « Vous avez les plus beaux yeux du monde, mais vous vivez de fadaises ?  […] Je ne crois pas qu’il y ait au monde une prose versifiée égale à la sienne : celle de Boileau n’en approche pas. […] Il goûte d’autant mieux la campagne, qu’il goûte moins le monde.

1398. (1895) Journal des Goncourt. Tome VIII (1889-1891) « Année 1890 » pp. 115-193

» Renée Mauperin, on le voit, a fait son chemin chez les jeunes filles du monde. […] Oui, je le répète, je n’en ai nulle honte, car depuis que le monde existe, les mémoires un peu intéressants n’ont été faits que par des indiscrets, et tout mon crime est d’être encore vivant, au bout de vingt ans qu’ils ont été écrits — ce dont humainement je ne puis avoir de remords. […] Et pour les êtres, dont Flaubert a peuplé le monde de ses livres, ce monde fictif à l’apparence réelle, l’auteur s’est trouvé posséder cette faculté créatrice, donnée seulement à quelques-uns, la faculté de les créer, un peu à l’instar de Dieu. […] Dans le roman Flaubert n’a pas été seulement un peintre de la contemporanéité, il a été un résurrectionniste, à la façon de Carlyle et de Michelet, des vieux mondes, des civilisations disparues, des humanités mortes. […] En votre Normandie, Messieurs, au fond de ces antiques armoires, qui sont la resserre du linge, et de ce qu’a de précieux le pauvre monde de chez vous, quelquefois vos pêcheurs, vos paysans, sur les panneaux intérieurs de ces armoires, d’une maladroite écriture tracée par des doigts gourds, mentionnent un naufrage, une grêle, une mort d’enfant, enfin une vingtaine de grands et de petits événements : l’histoire de toute une misérable existence.

1399. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Shakespeare »

C’est ici le contraire du mot de Turgot sur Christophe Colomb : — « Ce que j’admire le plus en lui, — disait-il de ce découvreur de monde, — ce n’est pas d’être arrivé, mais c’est d’être parti !  […] Il a mieux aimé s’occuper d’un monde créé que de nous en créer un. […] Il a oublié enfin que ce qui fait en ce triste monde donner tout ce qu’il contient au génie, c’est toujours le regret et le désespoir. […] Son courage ou son manque de courage est visible dans la parole dont il se sert, dans les opinions qu’il s’est formées, non moins que dans les coups qu’il porte… Il est un et il exprime son même soi (the same self) dans toutes ses manifestations. » Eh bien, ce n’est pas l’emploi fier de cette théorie à outrance qui de deux mondes (le monde de la volonté libre et réfléchie et le monde de l’intelligence spontanée) n’en fait qu’un seul pour l’offrir à Shakespeare ; ce n’est pas cela tout à fait qu’on peut reprocher à François Hugo. […] Walter Scott, l’immense conteur d’un temps où Shakespeare, s’il revenait au monde, prendrait la forme du roman, bien plus en harmonie avec toutes les exigences d’une pensée très civilisée, Walter Scott est fils de Shakespeare, et cela achève la gloire de Shakespeare.

1400. (1809) Tableau de la littérature française au dix-huitième siècle

Qui pourrait espérer de voir le monde reprendre, à un jour donné, une assiette nouvelle ? […] Le tableau des événements du monde qui se rapportent à la religion est tracé simplement et à grands traits. […] Il vit que nul lien nécessaire n’enchaîne la succession des impressions de l’âme, et que l’idée de cause et d’effet ne pouvant résulter des effets sensibles, rien ne démontrait la réalité du monde extérieur non plus que du monde intérieur. […] C’est un tableau spirituel de l’écorce superficielle dont les habitudes du monde revêtent les hommes. […] Enfin, le calme peut être rétabli dans le monde physique, s’il est permis de nommer ainsi l’ensemble d’une nation et les rapports publics des hommes entre eux, tandis qu’un triste chaos peut régner encore dans le monde moral.

1401. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Troisième partie. Dictionnaire » pp. 243-306

Le monde où l’on imprime, Perrin, 1897. — G. […] Collaboration. — Monde Moderne, Mercure de France, La Plume, l’Ermitage. […] Collaboration. — Revue des Deux Mondes, Revue de Paris, Renaissance latine. […] Collaboration. — Revue de Paris, Revue des Deux Mondes, Le Temps, Les Débats. […] Collaboration. — Renaissance Latine, Revue des Deux Mondes, La Plume, etc.

1402. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LIV » pp. 209-212

Émile Saisset (dans la Revue des Deux Mondes du 1er mai) sera plus avoué par l’école éclectique, dont il est l’un des jeunes membres. […] Sosthène de La Rochefoucauld, duc de Doudeauville, vient de publier un volume d’Esquisses et Portraits, où figurent un grand nombre de femmes du monde : le livre semble très-peu digne d’un homme, d’un gentilhomme qui doit savoir les convenances.

1403. (1887) Discours et conférences « Discours prononcé au nom de l’Académie des inscriptions et belles-lettres aux funérailles de M. .Villemain »

Son goût littéraire n’était pas l’admiration banale qui s’arrête au beau langage ; c’était un salutaire commerce avec un monde plus pur que le nôtre, un sentiment filial pour ces vieux sages dont nous faisons à bon droit les précepteurs et les consolateurs de notre vie. […] Ce noble christianisme des Basile et des Chrysostome était pour lui une autre Grèce, un monde classique en une certaine manière, où son imagination se complaisait.

1404. (1895) Impressions de théâtre. Huitième série

. — Rotrou était charmant : une grande habitude du monde, une mine haute et fière. […] Il s’agit de choisir entre une femme et l’empire du monde. […] et qu’il en sorte un monde ! […] Mayer réplique par l’annonce d’un monde que l’amour aura renouvelé. […] Les dramaturges s’en sont tenus d’abord à mes collègues du grand monde, des cercles et des salons.

1405. (1890) La bataille littéraire. Deuxième série (1879-1882) (3e éd.) pp. 1-303

Fin du monde par la cessation de calorique. […] Et l’histoire finit de la manière la plus banale du monde. […] Ta mère n’est pas morte en te mettant au monde. […] De là bien des déclassées qui sortent chaque jour des rangs du monde où elles sont nées. […] Elle appartenait au monde le plus patricien.

1406. (1894) Journal des Goncourt. Tome VII (1885-1888) « Année 1885 » pp. 3-97

Le gentil de ceci, c’est que chez cette jeune fille, bourgeoisement élevée, il n’y eut pas le moindre effarement en cette nouvelle existence, dans la fréquentation de ce monde de mangeurs de dîners, de carotteurs de pièces de vingt francs, d’emprunteurs de pantalons. […] La princesse qui m’a fait demander, et que j’ai refusé d’aller voir dans la salle, vient me trouver avec son monde, au foyer des acteurs, et un peu grisée par des bravos me dit : « C’est superbe, c’est superbe… si on s’embrassait ?  […] » Et le monde du dimanche arrive, et l’on cause et l’on blague, et l’on s’emporte et l’on s’indigne ; et peu à peu Daudet se mêle à la causerie, au rire ou à la colère des paroles. […] Dimanche 15 novembre Du monde, beaucoup de monde dans mon grenier, Daudet, Maupassant, de Bonnières, Céard, Bonnetain, Robert Caze, Jules Vidal, Paul Alexis, Toudouze, Charpentier, etc., etc. […] Et après souper, c’est une vraie réjouissance pour tout le monde, que les imitations de Gibert, ayant à la fin, le pouvoir, selon l’expression de Mme Charpentier, de dégeler Zola, qui a l’air ennuyé, souffrant.

1407. (1874) Premiers lundis. Tome II « Poésie — Poésie — I. Hymnes sacrées par Édouard Turquety. »

dans cette enceinte profonde, Vous reniez, vous dépouillez Les derniers souvenirs du monde, Comme autant de bandeaux souillés Là-bas, près du fleuve qui coule, Vous n’avez plus, à tout moment, Le frémissement de la foule Qui vous suivait en vous nommant ; Plus de ces parures brillantes Qu’à votre âge on recherche encor ; Plus de fêtes étincelantes Du doux reflet des lampes d’or. […] Au temps de M. de Ségur et de sa spirituelle ambassade, on jouait à Pétersbourg les tragédies qu’il faisait exprès, et pour lesquelles il n’eût pas manqué, dans ce grand monde tout français, de fort ingénieux collaborateurs. […] Le ciel change sa face où circulent les mondes,    Toi seule tu ne changes pas.

1408. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXIX » pp. 319-329

Madame Scarron se retira tout à fait du monde, se déroba à tous les regards, s’établit dans cette maison, s’y concentra dans les soins qu’exigeait l’éducation de ses élèves. […] Le rendez-vous du beau monde est le soir chez la maréchale d’Estrées88. » C’est ici, et toujours en 1672, que se place, par toutes les circonstances qu’elle renferme, une lettre, sans date, de madame Scarron à madame de Saint-Géran, lettre qui, jusqu’à présent, n’a été, que je sache, l’objet d’aucune remarque, et qui cependant en fait naître de singulières. […] Je fuis le monde, parce que je l’ai trop aimé, parce que je l’aime trop.

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