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225. (1890) L’avenir de la science « XV » pp. 296-320

Quant on songe que cette admirable science ne compte guère encore qu’une génération de travaux et que déjà pourtant elle a amené de si précieuses découvertes, on ne peut assez s’étonner qu’elle soit si peu cultivée et si peu comprise. […] Songeons donc, au nom du ciel, à ce que nous avons entre les mains et travaillons à déchiffrer cette médaille des anciens jours. […] Or, qu’on y songe, l’histoire est la vraie philosophie du XIXe siècle. […] Quand nous en serons venus au point que l’histoire de Jésus soit aussi libre que l’histoire de Bouddha et de Mahomet, on ne songera point à adresser de durs reproches à ceux que des circonstances fatales ont privés du jour de la critique. […] Quand on songe au rôle qu’ont joué dans l’histoire de l’esprit humain des hommes comme Erasine, Bayle, Wolf, Niebuhr, Strauss, quand on songe aux idées qu’ils ont mises en circulation, ou dont ils ont hâté l’avènement, on s’étonne que le nom de philosophe, prodigué si libéralement à des pédants obscurs, à d’insignifiants disciples, ne puisse s’appliquer à de tels hommes.

226. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre VII, seconde guerre médique. »

. — Le songe de Xerxès. […] On sait quel rôle jouait le Songe dans les monarchies orientales de l’antiquité : on peut dire qu’il était parfois leur premier ministre. Conseiller des ténèbres, favori de nuit, le Songe déchaînait les guerres et bouleversait les empires de ce « petit souffle » qui, comme dit Job, « fait hérisser le poil du dormeur ». […] La nuit qui suivit le conseil entre Artabane et Mardonios, un Songe sortit donc par la porte d’ivoire des visions funestes, et visita Xerxès dormant sur son trône. […] Pour mettre à l’épreuve la vérité de l’apparition, il lui commanda de revêtir le costume royal, de s’asseoir et de s’endormir sur son trône : — « Car, lui dit-il, si c’est un dieu qui l’envoie, pour qui ce soit une joie que nous fassions la guerre à la Grèce, ce songe volera pareillement sur toi, et te donnera les ordres qu’il m’a donnés. » Artabane obéit, le Songe revint plus terrible ; l’homme nocturne reparut, non plus seulement impérieux, mais sombrement courroucé.

227. (1891) Essais sur l’histoire de la littérature française pp. -384

De passer sa vie en compagnie de ces frêles créatures, comment y songer ? […] Le moraliste ne songe pas à se le demander. […] Taine, ni même qu’il ait songé le moins du monde à eux en rédigeant sa poétique ; il n’a songé qu’à La Fontaine, Tite-Live, Shakespeare et Saint-Simon. […] L’âme avide et avare ne songe qu’à se faire confirmer ce bienheureux « sans dot ». […] Elle est pauvre, il est riche ; cela est dans l’ordre ; quand il la quittera, elle ne songera pas plus à lui faire des reproches qu’elle ne songerait à invectiver la grêle.

228. (1854) Nouveaux portraits littéraires. Tome I pp. 1-402

Pouvons-nous songer à le blâmer ? […] Si, au lieu de songer à nos plaisirs, nous songeons à la gloire du poète, la question change de face. […] Elle se ruine gaiement pour l’homme qu’elle aime, et ne songe pas au lendemain. […] À quoi bon se souvenir de la veille, à quoi bon songer au lendemain ? […] L’auteur ne le dit pas, et le spectateur ne songe pas à le demander.

229. (1890) La vie littéraire. Deuxième série pp. -366

Songez-y, ce fétichisme est le dernier qui nous reste. […] Lombroso n’a pas même songé à définir ce mot de criminel. […] À quoi songeait-il ? […] Sur l’herbe, on ne songe pas à prendre des notes. […] Gazier ou tout autre, songez que l’âme de notre patrie est dedans tout entière.

230. (1896) Le livre des masques

Elle est grave, mais elle est vraie si l’on songe à ce peu de chose qu’est un fait et comment un fait se produit et comment nous sommes entraînés par la chaîne sans fin de l’Action et combien peu nous participons réellement à nos actes les plus décisifs et les mieux motivés. […] Des phrases, oui ; mais les phrases ne sont encore que la parure et la pudeur de son art ; il a senti, songé ou pensé avant de dire ; surtout il a aimé : et telle de ses métaphores jaillit comme une éjaculation, comme un des « cris » de sainte Thérèse. […] Marcel Batilliat, jeune homme inconnu, est peut-être, malgré de graves défauts, le plus curieux spécimen de cette religiosité érotique que des cœurs zélés se donnent pour songe ou pour idéal ; mais il y eut une manifestation fameuse l’Aphrodite de M.  […] Et je songe que ce qu’il faut demander aux traducteurs du rêve c’est, non pas de vouloir fixer pour toujours la fugacité d’une pensée ou d’un air, mais de chanter la chanson de l’heure présente avec tant de force candide qu’elle soit la seule que nous entendions, la seule que nous puissions comprendre. […] Après avoir compulsé des dictionnaires et des manuels, je ne voyais de possibles Sophocles que les deux Robert Garnier, nés à la Ferté-Bernard, quand je songeai à Racine.

231. (1912) Chateaubriand pp. 1-344

… Ô fille plus belle que le premier songe de l’époux ! […] Quel songe n’est point sorti de ce cœur si triste ?  […] C’est au point que, quand on songe à René, on ne songe point à cette seconde partie du récit, mais seulement aux vingt premières pages. […] Cela fait songer aussi aux Harmonies de Saint-Pierre. […] Ce titre à effet est assez singulier quand on y songe.

232. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Saint-Martin, le Philosophe inconnu. — I. » pp. 235-256

Aussi je le dis hautement, quelques souffrances que nous éprouvions de la part de nos père et mère, songeons que sans eux nous n’aurions pas le pouvoir de les subir et de les souffrir, et alors nous verrons s’anéantir pour nous le droit de nous en plaindre ; songeons enfin que sans eux nous n’aurions pas le bonheur d’être admis à discerner le juste de l’injuste ; et, si nous avons occasion d’exercer à leur égard ce discernement, demeurons toujours dans le respect envers eux pour ce beau présent que nous avons reçu par leur organe et qui nous a rendus leurs juges. […] Il aurait pu y mettre en épigraphe cette pensée de lui : « J’ai vu, au sujet des vérités si importantes pour l’homme, qu’il n’y avait rien de si commun que les envies, et rien de si rare que le désir. » Quand on songe que ce dernier ouvrage, L’Homme de désir, paraissait en regard des Ruines de Volney, on sent que le siècle, à ce moment extrême, était en travail, et qu’en même temps qu’il donnait son dernier mot comme négateur et destructeur, il lui échappait une étincelle de vie qui, toute vague qu’elle était, disait que l’idée religieuse ne pouvait mourir. […] Ce jour-là, sans y avoir songé, il sortit de l’ombre, il tira nettement le glaive et se dessina tout entier.

233. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Le général Jomini. [V] »

Et quand on songe qu’une telle histoire est ainsi continuée d’un cours égal et plein à travers la Convention et le Directoire jusques et y compris l’époque du Consulat et les victoires de Marengo et de Hohenlinden, on appréciera tout ce que Jomini a préparé de matière toute digérée et de besogne, relativement facile, aux historiens de la Révolution qui ont succédé. […] Après y avoir bien songé, il s’en tira par un détour et moyennant une fiction toute littéraire. […] Qu’on veuille songer à toutes les convenances qu’avait à observer l’auteur. […] Mais j’ai songé, en parlant si à fond de lui, à autre chose encore ; j’ai tenu surtout, en découvrant sincèrement sa vie et ses pensées, en y introduisant si avant le lecteur, à détruire un préjugé à son égard, à faire tomber une prévention (s’il en existait) dans l’esprit de notre jeunesse militaire française.

234. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre II. La première génération des grands classiques — Chapitre II. Corneille »

Il a tâtonné d’abord, s’étant formé dans un temps où nul ne songeait à diriger l’œuvre dramatique vers cette fin : il a poussé sa fantaisie dans tous les sens : vers l’extravagance galante avec Mélite, vers l’imbroglio romanesque avec Clitandre, vers la rhétorique raffinée avec Médée, vers la bouffonnerie copieuse avec l’Illusion comique. […] C’est qu’on songe toujours trop à Racine en parlant de Corneille. […] Ni l’un ni l’autre aussi ne songe à y renoncer : même poursuivant Rodrigue, Chimène se croit le droit, le devoir de l’aimer. […] Corneille semble établir une sorte de symbolisme conventionnel, qui fait représenter par les horreurs de la tragédie une réalité moins horrible : Suréna tué, par exemple, représentera Condé emprisonné323 ; je ne dis pas que l’auteur ait songé à Condé, mais je prends un cas entre cent autres similaires.

235. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « L’abbé de Choisy. » pp. 428-450

En même temps qu’elle réussissait, sans trop de peine, à faire ainsi de son fils une petite-maîtresse, elle s’attachait à lui inculquer les principes et l’art du courtisan, et elle semble avoir réduit à ce point toute la morale : Écoutez, mon fils, lui disait cette petite-fille amollie du chancelier de L’Hôpital, ne soyez point glorieux, et songez que vous n’êtes qu’un bourgeois… Apprenez de moi qu’en France on ne reconnaît de noblesse que celle d’épée… Or, mon fils, pour n’être point glorieux, ne voyez jamais que des gens de qualité. […] C’est bien lui qui, lorsqu’il eut terminé son Histoire de l’Église, en onze volumes in-4º, se prit à dire pour dernier mot : « Grâce à Dieu, mon Histoire est faite, je vais me mettre à l’apprendre. » De ses nombreux écrits que je ne songe même pas à énumérer, il n’en est qu’un seul qui mérite aujourd’hui d’être relu : ce sont ses Mémoires. […] Il promet de parler beaucoup du roi, et il nous parle aussi de lui-même : Je suis un peu jaseur la plume à la main, dit-il ; vous sentez bien que je n’y fais pas grande façon, et que je ne songe guère à ce que j’ai à vous dire. […] Point d’ambition, point de vues : plus attentive à songer à ce qu’elle aimait qu’à lui plaire ; toute renfermée en elle-même et dans sa passion, qui a été la seule de sa vie ; préférant l’honneur à toutes choses, et s’exposant plus d’une fois à mourir, plutôt qu’à laisser soupçonner sa fragilité ; l’humeur douce, libérale, timide ; n’ayant jamais oublié qu’elle faisait mal, espérant toujours rentrer dans le bon chemin ; sentiments chrétiens qui ont attiré sur elle tous les trésors de la miséricorde, en lui faisant passer une longue vie dans une joie solide, et même sensible, d’une pénitence austère.

236. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Rivarol. » pp. 62-84

Il vise, en traduisant, à ce style soutenu déclaré impossible ; et, dans cet effort, il ne songe qu’à s’exercer, à prendre ses avantages, à rapporter quelques dépouilles, quelques trophées en ce qui est du génie de l’expression. […] Sa vanité s’en accommodait aussi, car, en causant, il se trouvait tout naturellement le premier ; personne, lui présent, ne songeait à lui disputer cette prééminence. […] L’esprit de critique est un esprit d’ordre ; il connaît des délits contre le goût et les porte au tribunal du ridicule ; car le rire est souvent l’expression de la colère, et ceux qui le blâment ne songent pas assez que l’homme de goût a reçu vingt blessures avant d’en faire une. […] Il les montre possédés d’une manie d’analyse qui ne s’arrête et ne recule devant rien, qui porte en toute matière sociale les dissolvants et la décomposition : Dans la physique, ils n’ont trouvé que des objections contre l’Auteur de la nature ; dans la métaphysique, que doute et subtilités ; la morale et la logique ne leur ont fourni que des déclamations contre l’ordre politique, contre les idées religieuses et contre les lois de la propriété ; ils n’ont pas aspiré à moins qu’à la reconstruction du tout, par la révolte contre tout ; et, sans songer qu’ils étaient eux-mêmes dans le monde, ils ont renversé les colonnes du monde… Que dire d’un architecte qui, chargé d’élever un édifice, briserait les pierres, pour y trouver des sels, de l’air et une base terreuse, et qui nous offrirait ainsi une analyse au lieu d’une maison ?

237. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le comte-pacha de Bonneval. » pp. 499-522

Songez pourtant que j’ai besoin d’être soutenue par vous dans la situation où me met le péril où vous êtes, que je me retrace sans cesse ; car je vous aime, mon cher cousin, avec de ces sentiments que l’inclination a formés, qu’elle entretient, et dans lesquels elle insinue tout ce qui a jamais produit l’union la plus tendre et la plus solide. […] N’oubliez pas, je vous conjure, votre pauvre petite femme, et songez que je suis, ainsi que j’ai déjà dit, dans un état qui mérite votre compassion. […] Entre lui et Prié, c’est une guerre à mort ; il se figure que l’Europe entière est attentive à ce démêlé et à l’éclat qu’il en a fait : Je dois songer à la grande affaire qui est de vaincre, écrivait-il à un ami de Bruxelles pendant sa détention au château d’Anvers (16 septembre 1724) ; le moyen que j’ai pris et mes mesures m’y conduisant tout droit, il n’importe pas si cela se fait exactement suivant le goût et la règle des cours, puisqu’un homme de courage hasarde volontiers une petite mortification de la part de son maître pour arriver à un plus grand bien, et qu’il doit suivre sans aucun égard les routes les plus courtes, pourvu que ce soient celles des gens de bien, quand on y devrait chiffonner sa perruque, déchirer ses habits, perdre son chapeau et le talon de ses souliers en sautant les fossés… Au reste, si vous lisez attentivement mes lettres à Sa Majesté, vous verrez qu’elles présagent les pas que j’ai faits avec toute la franchise d’un soldat qui ne craint rien, pas même son maître, quand il y va de son honneur, que je n’ai jamais engagé ni n’engagerai de ma vie à aucun des rois de la terre. […] La comtesse de Bonneval a sa physionomie à part dans la série des femmes françaises qui ont laissé, sans y songer, l’image de leur âme en quelques pages.

238. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Le maréchal Marmont, duc de Raguse. — II. (Suite.) » pp. 23-46

N’avait-il donc pas, durant toute cette campagne, et hier encore, payé personnellement toute sa dette à l’un, et n’était-il pas temps de songer à l’autre ? Ce qu’on peut dire après avoir écouté Marmont, et ce que diront tous ceux qui l’entendront un jour, c’est que, dans la résolution qu’il prit, il n’entra rien de cet égoïsme qui songe avant tout à soi et non au bien public, et qui déshonore. […] Marmont qui, dans le premier moment, dès qu’il avait su la démarche irréparable, n’avait songé qu’à conserver les troupes au gouvernement provisoire, à les maintenir sous le drapeau, et qui accourait pour cela à Versailles, apprend en chemin cette sédition furieuse. […] Vers 1828, il songea à rédiger ses mémoires.

239. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Beaumarchais. — II. (Suite.) » pp. 220-241

Ici il ne s’agissait plus, comme dans Le Barbier, d’un simple imbroglio gai, piquant, amusant ; il y avait dans Le Mariage une Fronde armée, tout ce que le public, depuis que la pièce était défendue, avait cru y voir et y avait mis, tout ce que l’auteur lui-même cette fois avait songé bien réellement à y mettre. […] Quand il s’arrête sous les marronniers au dernier acte, et qu’au lieu de songer tout simplement à ne pas être comme Sganarelle, il se met à se tourner vers le parterre, et à lui raconter sa vie en drapant la société et en satirisant toutes choses, il est pédant, il y a un commencement de clubiste en lui ; il n’est pas loin de celui qui montera le premier sur une chaise au jardin du Palais-Royal et qui fera également un discours en plein vent et à tout propos. […] Bref, il est bien né, on ne l’oublie pas malgré ses fautes, et, si Beaumarchais avait songé à faire par lui une critique de son Figaro, il y aurait réussi. […] On le voit, pendant tout le temps de la vogue de Figaro, occupé de sa pièce comme un auteur entendu qui sait les rubriques du métier, et qui ne songe qu’à en tirer tout le parti possible pour le bruit et pour le plaisir.

240. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre II. Shakespeare — Son œuvre. Les points culminants »

Plaute rit et donne à l’homme Amphitryon, Rabelais rit et donne à l’homme Gargantua, Cervantes rit et donne à l’homme don Quichotte, Beaumarchais rit et donne à l’homme Figaro, Molière pleure et donne à l’homme Alceste, Shakespeare songe et donne, à l’homme Hamlet, Eschyle pense et donne à l’homme Prométhée. […] Escaladez-moi cette enceinte : songer ! […] On pourrait presque considérer son cerveau comme une formation ; il y a une couche de souffrance, une couche de pensée, puis une couche de songe. C’est à travers cette couche de songe qu’il sent, comprend, apprend, perçoit, boit, mange, s’irrite, se moque, pleure et raisonne.

241. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre I. La critique » pp. 45-80

Qu’il songe que Barrès et Victorien du Saussay n’ont pas la même clientèle, ne peuvent pas l’avoir et que l’un ne saurait faire tort à l’autre, et qu’il agisse pour le renom de notre pays dont la grandeur littéraire est la plus belle gloire. […] Brunetière, en prenant le contre-pied des idées du critique de la Revue des Deux Mondes ; il songe trop à l’utilité morale de l’art. […] Henry Bérenger, la Proie, qu’ils déclarent un roman remarquable, et ils en donnent un extrait qui commence ainsi : « Lieutenant de dragons et vicomte, il monte à cheval et descend du xve  siècle. » Le lecteur avisé songe aussitôt que si M.  […] L’art d’un Richepin est plus contraire que celui de Paul Claudel à l’âme de la race. — « Celui qui n’a égard en écrivant qu’au goût de son siècle, songe à sa personne plus qu’à ses écrits, dit La Bruyère.

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