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1014. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « I — L’avenir du naturalisme »

Comment se fait-il qu’avec sa chaude originalité, Zola n’ait pas senti l’étroitesse de la conception à laquelle il s’était lié ? […] On sent à travers toute l’œuvre de Zola qu’il a moins vécu lui-même que conçu la volonté de décrire la vie. Je veux dire que la vibration personnelle, passionnée, instinctive, ne s’y fait pas assez souvent sentir et que, par contre, la volonté de l’artiste y occupe trop de place.‌ […] La question est alors de savoir si la soif de vie inassouvie peut valoir en fécondité réelle pour l’artiste, cette même soif assouvie, et si l’esprit qui regarde de l’extérieur vibrer la matière vaut l’être qui la sent intérieurement vibrer en lui-même. […] Il est vrai, que si nous jetons les yeux à la page suivante, nous sentons chez l’auteur un certain regret — inexplicable — de s’être abandonné à de telles « folies » : « La passion de la nature nous a souvent emportés, et nous avons donné de mauvais exemples, par notre exubérance, par nos griseries du grand air.

1015. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre II. L’âme et le corps »

Mais raisonner ainsi est simplement admettre ce qui est en question ; car la loi de conservation de l’énergie, comme toutes les lois physiques, n’est que le résumé d’observations faites sur des phénomènes physiques ; elle exprime ce qui se passe dans un domaine où personne n’a jamais soutenu qu’il y eût caprice, choix ou liberté ; et il s’agit précisément de savoir si elle se vérifie encore dans des cas où la conscience (qui, après tout, est une faculté d’observation, et qui expérimente à sa manière), se sent en présence d’une activité libre. […] Or, il n’est pas douteux que nous nous sentions libres, que telle soit notre impression immédiate. […] S’agit-il de la faculté de percevoir et de sentir ? […] Mais, de même qu’il suffit d’un très faible relâchement de l’amarre pour que le bateau se mette à danser sur la vague, ainsi une modification même légère de la substance cérébrale tout entière pourra faire que l’esprit, perdant contact avec l’ensemble des choses matérielles auxquelles il est ordinairement appuyé, sente la réalité se dérober sous lui, titube, et soit pris de vertige. […] Voilà une conscience qui sent, qui pense et qui veut.

1016. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Appendice — Mémoires du comte d’Alton-Shée »

C’est ce que je tâcherai de faire sentir à la rencontre. […] Il étouffait et se sentait déplacé dans « cette citadelle du droit divin », comme il appelle l’Hôtel des Pages. […] Le fruit défendu a toujours du charme, mais il y avait encore autre chose : sa nature, dès lors, était double : « Les appétits de l’esprit ne se faisaient pas moins sentir en lui que ceux de l’imagination et des sens. » Il sortit des Pages avec un brevet d’officier.

1017. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « George Sand — George Sand, Valentine (1832) »

Une telle différence d’impression, si tranchée et si brusque, ne paraissait-elle pas signifier que probablement le talent de l’auteur d’Indiana, ainsi que celui de tant de femmes, avait pour limites la réalité restreinte d’une situation unique ; et que, cette situation une fois exprimée, il ne fallait guère espérer en dehors, pour les excursions futures de ce talent, que d’heureuses rencontres de hasard, des traits et des coins délicatement sentis, mais point de création ni d’œuvre ? […] Une fois dans ce riant paysage du Berry, sous les érables si frais de la Vallée noire, à deux pas de l’Indre qui n’est là qu’un joli ruisseau, après le premier regard de connaissance jeté à la famille Lhéry et aux jeunes habitants de la ferme Grangeneuve, j’oubliai tout le reste, je me laissai vivre et aller au cours des choses ; je me sentais introduit dès l’abord dans un monde facile et nouveau. […] On sentait qu’il avait fallu toute une race de preux pour produire cette combinaison de traits purs et nobles, toutes ces grâces quasi royales qui se trahissaient lentement, comme celles du cygne jouant au soleil avec une langueur majestueuse. » Quoi qu’il en soit de l’explication dont je ne suis pas garant, la beauté fine et aristocratique de Valentine, qui ne répond point, dans le premier instant, au type rêvé de Bénédict, le gagne peu à peu, et la pauvre Athénaïs, déjà si compromise dans son cœur, lui semble une bourgeoise plus frelatée que jamais.

1018. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre IV. Des femmes qui cultivent les lettres » pp. 463-479

Il sent qu’elles ne peuvent s’en passer, et cette idée fait naître en lui la tentation de le refuser. […] Quand une femme publie un livre, elle se met tellement dans la dépendance de l’opinion, que les dispensateurs de cette opinion lui font sentir durement leur empire. […] Les femmes sentent qu’il y a dans leur nature quelque chose de pur et de délicat, bientôt flétri par les regards même du public : l’esprit, les talents, une âme passionnée, peuvent les faire sortir du nuage qui devrait toujours les environner ; mais sans cesse elles le regrettent comme leur véritable asile.

1019. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre IV. Unité et mouvement »

Mais l’écrivain, qui est poète et philosophe, y sent un rapport profond : le même soleil éclaire la froide Irlande, l’humide Bretagne, l’Inde ardente ; sur toutes les joies et toutes les douleurs de ces êtres, qui s’aiment, se regrettent, s’espèrent, il brille indifférent et verse également sa tranquille lumière. […] Si brève qu’elle soit, elle comporte un certain progrès, et le lecteur doit sentir à chaque minute qu’il fait un pas de plus vers la conclusion. […] Sénèque, qui a de l’esprit et de l’imagination infiniment, lasse pourtant et ennuie souvent, faute de ce mouvement : il tâche d’en donner l’illusion, mais on sent qu’il s’agite et piétine sur place.

1020. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre VII » pp. 56-69

Madame de Staël a dit, dans nos temps d’agronomie et d’horticulture, qu’elle aimerait assez l’agriculture si elle ne sentait pas le fumier . […] Tant que leur éloquence, pour user des termes de Varron, a senti les aulx et les oignons, on n’en devait rien attendre de fort exquis. […] L’auteur y oppose l’amour de la gloire qui, chez les peuples anciens, à Rome surtout, payait les plus grands services ; il s’exalte de nouveau et avec une éloquente chaleur au souvenir de ces grands hommes de la république romaine, dont il sent si bien la dignité.

1021. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Troisième Partie. De la Poësie. — II. La versification, et la rime. » pp. 257-274

Ce poëte, l’indépendance même en fait de littérature, a senti que la rime étoit nécessaire à nos vers. […] Le président Bouhier soutient que cet ennui ne se fait pas plus sentir dans les ouvrages de longue haleine que dans les petites pièces. […] On sent combien elle est nécessaire, en la retranchant de ces quatre vers de la Phédre de Racine : Où me cacher ?

1022. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 22, que le public juge bien des poëmes et des tableaux en general. Du sentiment que nous avons pour connoître le mérite de ces ouvrages » pp. 323-340

Mais il est des beautez dans ces sortes d’ouvrages, dira-t-on, dont les ignorans ne peuvent sentir le prix. […] Elles sont les seules qui puissent marquer le rang des poëmes et des tableaux, quoiqu’il se rencontre dans les ouvrages excellens des beautez capables de se faire sentir au peuple du plus bas étage et de l’obliger à se récrier. […] Le dessein de la poësie et de la peinture étant de toucher et de plaire, il faut que tout homme qui n’est pas stupide puisse sentir l’effet des bons vers et des bons tableaux.

1023. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « VII »

Que le meilleur de leur style soit perdu pour nous, il est très possible, et nous l’avons dit ; mais que leur émotion, leurs images, leur vie descriptive, leurs fortes qualités intérieures ne se puissent plus sentir, c’est, je crois, ce que personne ne soutiendra. […] L’indépendance des idées ne nous déplaît pas ; mais, à la place de notre contradicteur, nous n’aimerions pas sentir peser sur nous le démenti de tous ces grands hommes. « Mais, dira-t-il, la critique littéraire n’est pas affaire d’autorité, et que prouve l’opinion de tous ces gens réunis ?  […] Le but qu’on se propose, c’est de garder de cette étude, de cette assimilation d’Homère tout ce qui peut s’adapter à notre façon actuelle de penser et de sentir.

1024. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. Antoine Campaux » pp. 301-314

Antoine Campaux, qui sent très bien Villon, quoique parfois, comme nous le verrons plus loin, il l’exagère, M.  […] Grand poète, malgré le calus qu’il a à l’esprit et qui l’empêche de sentir la nature que le génie gaulois sent dans tous ses poètes, lui seul excepté, — étonnant de n’avoir pas galvaudé et perdu des facultés qu’il a traînées dans tous les désordres de la vie, Villon n’a pas besoin qu’on l’exagère pour qu’on reconnaisse sa réelle supériorité.

1025. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Le comte de Fersen et la cour de France »

ceux qui ont publié ces papiers accusateurs du comte de Fersen ont-ils bien senti la portée formidable de la publication qu’ils ont osée ? […] On sent qu’il était navré, mais il allait toujours ! […] Quand on coupait la tête au principe de la Souveraineté, encore plus qu’au roi Louis XVI, la Royauté ne sentait pas le sang de la solidarité et de l’honneur qui coulait par toutes ses veines.

1026. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Valmiki »

On verrait que quand on a vécu dans la pensée occidentale, quand on a senti le puissant et sobre génie de la forme qui la contient, comme la mer est contenue par les arêtes de son rivage, quand enfin sur les belles lignes du front caucasien qui révèle si bien la supériorité de la race, on a reçu ce torrent miraculeux qu’on appelle le baptême et qui, nos littératures l’attestent ! […] On ne l’a pas assez remarqué : les Indiens sont, dans l’ordre intellectuel, des espèces de somnambules sans lucidité, des cataleptiques aux yeux retournés, tombés, depuis des siècles, dans la contemplation de leur moi imbécille, mais des cataleptiques qui sentent les coups malgré leur extase ; car ils tremblent devant le bambou qui les a toujours menés, dans quelque main de conquérant qu’il ait passé, depuis Alexandre jusqu’à Clive. […] On sent bien en elle quelque chose de dépaysé, d’étranger, quelque chose qui n’est pas de l’Inde, mais qui sert à faire mieux comprendre que sans remonter jusqu’aux chefs-d’œuvre enfantés par la civilisation chrétienne, le premier poème venu de nos climats, imprégné de Christianisme, la première vie des Saints de nos plus humbles légendes, sont plus purement et plus profondément poétiques que tous les épisodes mis ensemble de la singulière épopée que l’on nous donne pour la gloire de l’esprit humain !

1027. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XI. Gorini »

Les prêtres vraiment prêtres n’ont ni nos manières de juger, ni nos manières de sentir la vie ; ils ne se laissent pas conduire par l’influence de nos misérables sentimentalités, et d’ailleurs peut-il y avoir une solitude pour qui fait descendre son Dieu tous les matins dans sa poitrine ? […] Ils avaient senti le vent des ailes d’un taon qui aurait pu devenir terrible et qui pouvait transpercer tous leurs textes de son aiguillon. […] Ils avaient, je l’ai dit, senti les ailes du taon, mais ce ne fut point comme dans La Fontaine, où Le quadrupède écume et son œil étincelle ; les lions de l’Histoire attaqués n’écumèrent ni ne rugirent.

1028. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « La Bible Illustrée. Par Gustave Doré »

Quoique ce soit toujours le même type juif, où le bouc domine, qui s’élève de l’attention jusqu’à l’épouvante, l’épouvante en elle-même est beaucoup plus variée que l’attention, et vous avez ici toutes les variétés de l’épouvante ; car le terrible, dans l’histoire juive, ne ressemble pas au terrible de l’histoire des autres peuples, qui n’ont jamais senti aussi directement, aussi intimement sur leurs têtes l’accablement de la main de Dieu. […] Le terrible ou la grandeur de la Bible il était homme à Les sentir, et il les a exprimés souvent comme il les a sentis, avec une grande puissance, relativement (bien entendu) aux conditions dans lesquelles j’ai dit que tout interprète de la Bible était naturellement placé.

1029. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Théophile Gautier. » pp. 295-308

Excepté en poésie, où il sent et pense pour son propre compte, M.  […] Étonnés et touchés de l’épouvantable et idéal dénûment de cet hôte mélancolique et digne qui leur fait un si bon visage du fond de sa détresse, ils l’engagent à se joindre à eux, qui tirent vers Paris, où il trouvera peut-être fortune, et le jeune noble y consent d’autant plus vite, qu’il se sent invinciblement attiré par une jeune comédienne de la troupe. […] Pendant le temps, le trop long temps qu’il a mis à nous écrire, dans un style qui sent à la fois son Pierre Gringoire et son Trissotin, cette chronique bravache, galante et coquebine du Capitaine Fracasse, il pouvait nous donner un recueil de vers comme La Comédie de la Mort, ou un voyage comme les voyages d’Espagne ou d’Italie.

1030. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Edgar Poe » pp. 339-351

Sous toutes les formes que l’art — cette comédie qu’on se joue à soi-même, — cherche à varier, mais qu’en définitive il ne varie point, Edgar Poe, l’auteur des Histoires extraordinaires, ne fut jamais, en tous ses ouvrages, que le paraboliste acharné de l’enfer qu’il avait dans le cœur, car l’Amérique n’était pour lui qu’un effroyable cauchemar spirituel, dont il sentait le vide et qui le tuait. […] Elle vient d’une grande chose, de la foi qui lui montre l’enfer à œil nu et de l’indignité sentie, qui lui dit qu’il y peut tomber, tandis que la peur d’Edgar Poe est la peur de l’enfant ou du lâche d’esprit, fasciné par ce que la mort, qui garde le secret de l’autre monde, quand la religion ne nous le dit pas, a d’inconnu, de ténébreux, de froid. […] Positivement, le lecteur assiste à l’opération du chirurgien ; positivement il entend crier l’acier de l’instrument et sent les douleurs.

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