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249. (1824) Observations sur la tragédie romantique pp. 5-40

Leur délire appartient à la vraie tragédie, mais l’apparition des furies, des spectres et des ombres, à nos propres yeux, n’est que l’Opéra. […] l’on veut que l’ombre de Banquo m’apparaisse au festin de Macbeth, qu’invisible à tous les convives, elle frappe immédiatement mes regards, comme ceux de Macbeth lui-même ! […] et pourquoi d’ailleurs ne pas m’avoir averti que sur le théâtre, personne, excepté Macbeth, n’aperçoit cette ombre ? […] Quant à Richard III, il dort, et la royale famille que ses attentats ont exterminée, l’environne ; il n’y a là personne qui prétende ne pas la voir, et c’est une invraisemblance de moins : toujours est-il bien dur à des spectateurs raisonnables d’être ainsi condamnés à voir face à face dix personnes depuis longtemps enterrées, et à les entendre haranguer tour à tour, et fort verbeusement, leur assassin ; car ces ombres-là ne sont point laconiques, et il faut que le coupable roi de la Grande-Bretagne ait le sommeil bien profond pour que leurs invectives ne le réveillent point.

250. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1858 » pp. 225-262

En face du peloton, à l’ombre des arbres, les coudes sur la terre et les mains au menton, de grands voyous hors d’âge, mystérieux comme des sphinx, le regard immobile, voilé et dormant, regardaient la troupe travailler, ainsi que des voleurs étudieraient une porte à crocheter, — semblant vouloir voler la charge en douze temps pour des journées futures. […] Jules Lecomte, cet homme dont nous n’avions entrevu dans l’ombre de son cabinet que le regard froid, métallique, mystérieusement intimidant, ne nous semble plus au grand soleil qu’un bourgeois, qui aurait des remords ou une maladie d’estomac. […] Tout cela coulant, débordant, en une nuit d’été, de cet éloquent toqué du passé et de l’antiquité, dans l’ombre d’un mylord qui roule au petit pas, à travers le bois de Boulogne, avec un cocher dormant sur le siège, et dont il dit : « Ne le dirait-on pas accoudé sur un triclinium ?  […] Une côte caillouteuse montant dans le ciel implacablement bleu, toute grise et toute violette : d’un gris de perle dans la lumière, d’un violet de fleur de bruyère dans l’ombre.

251. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXI. »

Quel mortel, aliéné de lui-même, rejette si loin de soi la vérité qu’oublieux de tes dons célestes, il s’égare à la poursuite de l’ombre d’un faux bien ? […] Ce n’est plus l’Espagne de Pélage et des Maures, du Cid et des Abencerrages : c’est l’Espagne romaine retrouvée dans les débris de ses monuments ; c’est l’ombre de Rome évoquée sur une de ses plus nobles conquêtes par la foi chrétienne, qui lui a succédé. […] Voici seulement des inscriptions funèbres, là où passèrent des ombres glorieuses. […] à ce grand nom prononcé, les nobles ombres de cette grande ruine renouvellent leurs gémissements, et le peuple aussi les partage. » Ce chant si poétique était composé pour la fête d’un ancien évêque, réputé jadis martyr dans Italica.

252. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Charles Nodier après les funérailles »

Comme un enchantement d’espérance et de joie, Il vient avec sa cour et ses chœurs gracieux, Où, sous des réseaux d’or et des voiles de soie, S’enchaînent des Esprits inconnus dans les cieux ; Soit que, dans un soleil où le jour n’a point d’ombre, Il me promène errant sur un firmament bleu, Soit qu’il marche, suivi de Sylphides sans nombre Qui jettent dans la nuit leurs aigrettes de feu : L’une tombe en riant et danse dans la plaine, Et l’autre dans l’azur parcourt un blanc sillon ; L’une au zéphyr du soir emprunte son haleine, A l’astre du berger l’autre vole un rayon. […] La réunion était complète, on s’asseyait : c’est alors qu’il s’animait par degrés, que sa parole facile, élégante, retrouvait ses accents vibrants et doux, que le souvenir évoquait en lui les Ombres de ce passé charmant qu’il redemandait tout à l’heure au sommeil ; le conteur-poète était devant nous ; nous possédions Nodier encore une fois tout entier.

253. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « X. Doudan »

Ce Fantasio, ce gracioso, ce rêveur qui a des vivacités, ce misanthrope riant, ce Chamfort qui sourit, ce désabusé qui plaisante, n’était pas fait pour les coteries doctrinaires, la morale protestante et les cultes académiques d’un salon où plane beaucoup plus l’ombre épaisse et gourmée de l’aïeul Necker que l’ombre lumineuse de la grand-mère Madame de Staël… Pour ce salon, des Rémusat et des Villemain sont de bien plus grands hommes que de Maistre et de Bonald… L’Académie y est regardée comme le but suprême où doit, en France, viser le grand esprit humain ; et on s’y étonnait que Doudan, aimé de ces doctrinaires encravatés et pédants, mais qui l’aimaient pour ce qui se fait aimer même des ennemis, — la grâce, — ne voulût pas faire quelque petite chose pour y entrer.

254. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Monnet » p. 281

La Magdeleine de celui-ci est sans couleur, sans expression, sans intérêt, sans caractère, sans chair, c’est une ombre, c’est un morceau détestable de tout point.

255. (1882) Autour de la table (nouv. éd.) pp. 1-376

Les douleurs finiront ; dans toute l’ombre, un ange      Criera : Commencement ! […] La croyance aux ombres errantes, aux fantômes de ceux qui ne sont plus, cache peut-être, comme toutes les naïves erreurs de l’humanité, une révélation sous un symbole. […] C’est sur le spectacle de la vie qu’ils arrêtent surtout leurs regards, ces vivants par excellence, devant qui nous sommes les ombres fugitives et les fantômes inachevés ! […] tu es le représentant de l’inconnu, qui t’a choisi pour son ombre ! […] Parfois il découronne brusquement une tête qui s’était présentée dans son récit avec une auréole ; parfois il fait éclater tout aussi brusquement celle qu’il avait laissée dans l’ombre.

256. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre sixième. Le roman psychologique et sociologique. »

Aussi bien une manière de voir est déjà par elle-même une théorie : les uns sont attirés presque uniquement par la lumière, les autres considèrent l’ombre dont elle est partout suivie ; leurs conceptions de la vie et du monde en sont éclairées ou assombries d’autant. […] Le romancier observe les mœurs et, en nous les représentant, il doit en rendre compte par les sentiments et les sensations qui en sont la cause : jusqu’alors, on a laissé dans l’ombre certains sentiments, certaines sensations ; le romancier actuel doit les mettre en scène comme tous les autres, en sa qualité de physiologiste et de psychologue. — Cette théorie, selon nous, est insoutenable. […] Il réfléchit un peu ; puis, avec le doigt, il osa frapper contre la vitre : pas de réponse ; il frappa plus fort. « — Quand je devrais casser de vitre, il faut en finir. » Comme il frappait très fort, il crut entrevoir, au milieu de l’obscurité, comme une ombre blanche qui traversait sa chambre. Enfin, il n’y eut plus de doute, il vit une ombre s’avancer avec une extrême lenteur. […] Ces marionnettes ont fort peu d’humain en elles ; aussi la peinture qu’on en peut faire n’est-elle que l’ombre d’ombres.

257. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Barbier, Jules (1825-1901) »

. — L’Ombre de Molière, à-propos en un acte (1849). — Amour et Bergère, comédie en un acte, en vers (1849). — André Chénier, trois actes en vers (1849). — Jenny l’Ouvrière, drame en cinq actes, avec M. 

258. (1896) Le livre des masques

Arbres précoces, arbres tardifs, arbres douteux et qu’on ne voudrait pas encore appeler stériles : le verger est très divers, très riche, trop riche ; — la densité des feuilles engendre de l’ombre et l’ombre décolore les fleurs et pâlit les fruits. […] L’Enfant qui vint ce soir était nu, Il cueillait des roses dans l’ombre, Il sanglotait d’être venu, Il reculait devant son ombre, C’est en lui nu Que mon Destin s’est reconnu. […] Il croyait davantage aux mots qu’aux réalités, qui ne sont, d’ailleurs, que l’ombre tangible des mots, car il est bien évident, et par un très simple syllogisme, que, s’il n’y a pas de pensée en absence de verbe, il n’y a pas, non plus, de matière en absence de pensée. […] Pour toi, j’abandonnai, sur l’aile des chimères, L’ombre pâle où les Dieux gisent, ensevelis. […] L’ombre d’une tempête abondante en naufrage Pour nos cœurs est moins triste à suivre dans l’azur.

259. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « au lendemain du saint-simonisme  » p. 505

Il semble que la chute définitive de l’ancien édifice, qu’on s’obstinait à restaurer, ait, à l’instant, mis à nu les fondements encore mal dessinés de la société future que les novateurs construisaient dans l’ombre.

260. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Brandenburg, Albert-Jacques (1878-1934) »

. — Émotion vague et continue, pensée volontairement et simplement supérieure, amplification spontanée, enlacement charmant des images, généralisations aisées, manière naturelle de montrer, plutôt que les choses, l’ombre abstraite des choses agrandies — il a beaucoup d’un grand poète.

261. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — F — Favre, Jules (1809-1880) »

Paul Maritain La sève qui fécondait sa belle intelligence ne s’est pas ralentie un instant ; et dans les pages suprêmes qu’il traçait de sa main défaillante, lorsque les ombres sinistres du trépas commençaient à pâlir son front, on retrouve la pureté harmonieuse, la fraîcheur de sentiments et d’images, la noblesse et l’élévation de pensées qui resteront comme les traits caractéristiques de son génie.

262. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Gramont, Ferdinand de (1815-1897) »

Il est le seul des poètes contemporains et peut-être est-il le premier des poètes français qui ait osé s’attaquer aux difficultés de la Sextine… Cette poésie feuillue, plantureuse, a le parfum généreux de l’air des forêts, tout imprégné de saveurs âcres et salutaires ; et dans sa couleur sombre et grave on peut retrouver aussi l’aspect sévère et grandiose des vieux chênes versant leur ombre grise sur les bruyères mélancoliques.

263. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Vermenouze, Arsène (1850-1910) »

Sur le ciel qu’un rayon de couchant ensanglante, Il s’enlève, véloce et lourd, l’aile sifflante — Cependant que, dans l’ombre, éclate un coup de feu.

264. (1761) Salon de 1761 « Peinture —  Parrocel  » p. 156

et pourvu que les ombres et les lumières soient bien entendues, que le dessin soit pur, que la couleur soit vraie, que les caractères soient beaux, serons-nous satisfaits ?

265. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre IV. Des figures : métaphores, métonymies, périphrases »

Ailleurs, la vulgaire comparaison du croissant de la lune à une faucille, gagnant par une contagion semblable les autres idées réunies dans la même phrase, entourant l’image primitive d’images complémentaires, a créé un merveilleux tableau : Tout reposait dans Ur et dans Jerimadeth ; Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ; Le croissant fin et clair, parmi ces fleurs de l’ombre, Brillait à l’occident, et Ruth se demandait, Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles, Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été Avait, en s’en allant, négligemment jeté Cette faucille d’or dans le champ des étoiles. […] C’est pourquoi il s’est élevé, superbe en sa hauteur, beau en sa verdure, étendu en ses branches, fertile en ses rejetons ; les oiseaux faisaient leurs nids sur ses branches ; les familles de ses domestiques, les peuples se mettaient à couvert sous son ombre. » Ailleurs Bossuet compare l’homme à un édifice ruiné, et ajoute : « Il est tombé en ruine par sa volonté dépravée », ce qui ne peut se dire d’un édifice et déplaît à Condillac. […] Étudiez l’incomparable style de Bossuet ; prenez le Sermon sur la mort, et tous ces conseils s’éclairciront ; vous y verrez la métaphore brusque ou préparée, suivie ou abandonnée, plongée au milieu des termes propres ou de métaphores dissemblables, lâchée dès qu’elle ne serait plus qu’une curiosité ou un obstacle, avec une souplesse et une fortune merveilleuses, sans autre règle apparente que l’universelle et l’infaillible règle de donner à la pensée l’expression adéquate, transparente, qui n’y ajoute rien et n’en retranche rien : Multipliez vos jours, comme les cerfs que la fable ou l’histoire de la nature fait vivre durant tant de siècles ; durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont reposés et qui donneront encore de l’ombre à notre postérité ; entassez, dans cet espace qui paraît immense, honneurs, richesse, plaisir : que vous profitera cet amas, puisque le dernier souffle de la mort, tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe, avec la même facilité qu’un château de cartes, vain amusement des enfants ?

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