/ 1701
283. (1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Chapitre IV. Conclusions » pp. 183-231

. — S’il est vrai que l’univers entier obéit à un rythme souverain que l’astronome constate dans la marche des soleils et que le physicien retrouve dans l’infiniment petit de la matière, pourquoi serions-nous seuls à vivre au hasard ? […] Je sens vivement les difficultés de cette exposition : elles sont dans l’immensité de la matière même, dans les difficultés de la terminologie, et surtout dans cette fatalité de l’expression verbale qui dit les choses une à une, tandis que dans la réalité les choses sont un bloc. […] Je ne parle donc pas de l’inertie en tant qu’elle est un attribut général de la matière et de l’humanité ; je parle des retards qui sont dus au traditionalisme, à l’égoïsme, disons le mot, au pharisaïsme de quelques-uns, qui s’obstinent dans un dogme suranné, alors que l’humanité pensante a déjà atteint une région plus haute. […] Gœthe a dit un jour : « La poésie c’est la délivrance. » Donnons à ces mots un sens que Gœthe ne renierait pas : l’art est le défi superbe que l’esprit lance à la matière périssable ; il est le chant d’espoir d’une humanité qui marche à la liberté.

284. (1888) La critique scientifique « La critique scientifique — La synthèse »

Pour la connaître pleinement et exactement, la notion de son mécanisme, de ses parties, de sa genèse, ne sera pas plus importante que celle de la manière dont elle existe, dont elle se comporte, dont elle agit sur la matière vivante, du choc harmonieux, saccadé ou lent dont elle frappe les esprits, un esprit, une âme individuelle et figurée. […] L’on aura atteint au bout de ces travaux le résultat le plus haut auquel tend tout l’embranchement des sciences organiques : la connaissance d’un homme analyse et reconstitué, de ses fibres intérieures, des délicates agrégations de cellules cérébrales traversées par le jeu infiniment mouvant et complexe des ondes récurrentes, de ce centre de la trame intime de vibrations qui, phénomène physiologique pour l’observateur idéal placé au dehors et percevant son envers, est, pour ces cellules mêmes, immatérielles ou s’ignorant matière, de la pensée, des émotions, des douleurs, des joies, des souvenirs d’êtres et de choses, — jusqu’à l’aboutissement même des nerfs infiniment déliés, infiniment ramifiés, qui par des voies encore inconnues, à travers l’encéphale, le cervelet, la moelle allongée et la moelle épinière, recevant les répercussions actives de tout ce travail intérieur, conduiront aux muscles, à l’épiderme, à cette surface de l’homme colorée et conformée, — jusqu’aux êtres qui forment les antécédents de ce corps, — jusqu’à ceux qui le touchèrent ou dont les actes, par des manifestations proches ou lointaines, l’affectèrent, le réjouirent ou le contristèrent, — jusqu’aux cieux qui se reflétèrent dans ses yeux, — jusqu’au sol qu’il foula de sa marche, — jusqu’aux cités ou aux campagnes dont la terre souilla ses pieds et résorba sa chairec.

285. (1824) Notes sur les fables de La Fontaine « Livre neuvième. »

Les deux historiettes suivantes ne sont point des fables, et n’étaient la matière que de deux petits contes épigrammatiques. […] Le simple bon sens qui a dicté cet Apologue, est supérieur à toutes les subtilités philosophiques ou théologiques, qui remplissent des milliers de volumes sur des matières impénétrables à l’esprit humain.

286. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Quitard »

Ce n’est pas de la littérature, mais de la matière à littérature. […] En lisant son Étude historique, littéraire et morale, sur les proverbes, qui est un véritable traité ex professo sur la matière, et cet amusant Dictionnaire, que le duc de Richelieu n’aurait pas fait lire à son fils comme celui de l’Académie quand il le mettait en pénitence, on regrette vivement que le tempérament — sinon les connaissances — ait manqué.

287. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Edgar Poe » pp. 339-351

Au milieu des intérêts haletants de ce pays de la matière, Poe, ce Robinson de la poésie, perdu, naufragé dans ce vaste désert d’hommes, rêvait éveillé, tout en délibérant sur la dose d’opium à prendre pour avoir au moins de vrais rêves, d’honnêtes mensonges, une supportable irréalité ; et toute l’énergie de son talent, comme sa vie, s’absorba dans une analyse enragée, et qu’il recommençait toujours, des tortures de sa solitude. […] Edgar Poe applique ce quelque chose, qu’on peut nommer l’impatience dans la curiosité, le procédé du travail en matière d’horlogerie.

288. (1895) Hommes et livres

N’est-il pas évident par cette disproportion que l’écrivain règle son développement sur l’intérêt historique et biographique des matières ? […] La littérature était alors quelque chose de compréhensif ou d’universel ; toute matière lui appartenait. […] Mais qu’est-ce, en pareille matière, que la raison ? […] Au lieu de nous jeter en pleine abstraction, il opère sur la matière solide et vivante, sur l’homme doué d’organes et de pensée. […] Elle n’a point de dessous profonds, et n’est pas matière à de longues rêveries.

289. (1861) Cours familier de littérature. XI « LXIIIe entretien. Cicéron (2e partie) » pp. 161-256

Si ma vie se prolonge, je ne renonce pas à traiter d’autres matières encore ; mais quiconque voudra s’appliquer à étudier mes ouvrages de philosophie reconnaîtra qu’il n’y a point de lecture dont on puisse recueillir plus de fruit. » Il part de là pour faire contre Épicure la plus magnifique théorie de la vertu et des différentes théories du bien qui ait été écrite en aucune langue humaine. […] XXVI Et ce passage, sur l’immatérialité et sur l’immortalité de l’âme, qu’en direz-vous après l’avoir lu : « L’origine de notre âme ne saurait se trouver dans rien de ce qui est matériel, car la matière ne saurait produire la pensée, la connaissance, la mémoire, qui n’ont rien de commun avec elle. […] Je veux de même, sans oublier mon ancien caractère d’orateur, m’attacher aux matières de philosophie : je les trouve infiniment plus grandes, plus abondantes, plus fécondes que celles de la tribune ; mon opinion a toujours été que ces questions élevées, pour ne rien dire de leur intérêt et de leur beauté, doivent être traitées avec étendue et avec toutes les perfections de style qui dépendent du langage. […] Les Romains étaient très tolérants sur ces matières, pourvu qu’on respectât les cérémonies du culte légal en tant que loi de l’État. […] Dieu lui-même ne se présente à nous que sous cette idée d’un esprit pur, sans mélange, dégagé de toute matière corruptible, qui connaît tout, qui meut tout, et qui a de lui-même un mouvement éternel…………………………………………………………………………………………………… « Car, enfin, que faisons-nous en nous éloignant des voluptés sensuelles, de tout emploi public, de toute sorte d’embarras, et même du soin de nos affaires domestiques, qui ont pour objet l’entretien de notre corps ?

290. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « L — II » pp. 196-197

On peut trouver singulier que l’initiative en telle matière vienne uniquement d’un homme politique qui jusqu’ici était plutôt réputé timide : c’est que les autres le sont encore plus.

291. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Braisne, Henry de (1855-19..) »

V Enclos en une forme parfois impeccable, parfois, je dois le dire, vacillante, de hautaines et mélancoliques pensées, de fumeuses visions de pillages, de massacres arméniens — Parmi le fer, parmi le sang — ordonnées par la Bête Rouge chère à Quillard, et aussi de clairs et polychromes paysages d’Algérie ensoleillée, des danses d’almées lascives, telle est, succinctement, la matière des poèmes de M. 

292. (1901) L’imagination de l’artiste pp. 1-286

Quel que soit le procédé dont l’artiste dispose et la matière qu’il met en œuvre, toujours il doit chercher à se rapprocher de l’imitation littérale autant que le comporte ce procédé ou cette matière. […] Ils manipuleront eux-mêmes les matières diverses. […] Parfois la lutte contre la matière rétive devient passionnée et vraiment dramatique. […] Je ne vois même pas là matière à discussion. […] Sa fantaisie s’est si bien adaptée aux accidents de la matière, que c’est la matière même qui semble aller au-devant de sa fantaisie.

293. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Bourdaloue. — II. (Fin.) » pp. 281-300

Ce grand orateur, le premier qui ait réduit parmi nous l’éloquence à n’être que ce qu’elle doit être, je veux dire à être l’organe de la raison et l’école de la vertu, n’avait pas seulement banni de la chaire les concetti, productions d’un esprit faux, mais encore les matières vagues et de pure spéculation, amusements d’un esprit oisif. […] Il y entretenait déjà des liaisons depuis quelques années : c’était un érudit en toute matière, et particulièrement en matière ecclésiastique.

294. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) «  Œuvres de Chapelle et de Bachaumont  » pp. 36-55

Les sujets auxquels Chapelle méditait de s’appliquer n’étaient rien moins que la nature même des choses au physique et au moral, la structure du monde et la composition de l’homme, le libre arbitre, la fortune, le destin, la Providence, la nature de l’âme ; il voulait, d’après Épicure, Lucrèce et Gassendi, reprendre et couler à fond toutes ces matières : il n’avait peut-être pas tout à fait cuvé son dernier vin de la veille le jour où il avait conçu ce grand projet, dont la nouvelle était allée à Bernier jusqu’aux contins de l’Indoustan. […] Si Bernier, dans cette lettre, ne se réconcilie pas nettement avec Descartes qu’il continue de considérer comme un philosophe trop affirmatif en ses solutions, il y rétracte du moins aussi formellement que possible les doctrines de Lucrèce et d’Épicure et toutes les assertions purement matérialistes nées de la théorie des atomes ; il y insiste particulièrement sur l’impossibilité d’expliquer par la matière seule et par le mouvement de corpuscules, si petits qu’on les fasse, des opérations d’un ordre aussi élevé que celles qui constituent l’intelligence, le raisonnement, la perception de certaines idées, la conscience qu’on a d’avoir ces idées, la volonté, le choix dans les déterminations, etc. ; en un mot, il y combat au long et avec détail l’épicuréisme, auquel il sait bien que Chapelle incline et est d’humeur, soit en théorie, soit en pratique, à s’abandonner : Je me promets, lui dit-il, que vous donnerez bien ceci à ma prière, qui est de repasser un moment sur ces pensées si ingénieuses et si agréablement tournées qu’on a su tirer de vos mémoires (apparemment quelques écrits et cahiers de philosophie et de littérature de Chapelle), sur tant d’autres fragments de même force que je sais qui y ont resté, et généralement sur tous ces enthousiasmes et emportements poétiques de votre Homère, Virgile et Horace, qui semblent tenir quelque chose de divin. […] Ces trois ou quatre points, sur lesquels il veut attirer son attention d’homme à jeun, sont précisément les divers degrés d’impression et de sensation, puis de jugement et de raisonnement, de réflexions générales ; la conception que nous avons du passé, du présent et de l’avenir ; la faculté de retour et de considération interne sur nous-mêmes ; l’invention et la découverte des hautes vérités ; tant de sublimes imaginations des beaux génies, « une infinité de pensées enfin, si grandes et si vastes, et si éloignées de la matière qu’on ne sait presque par quelle porte elles sont entrées dans notre esprit », toutes choses qui restent à jamais inexplicables pour une philosophie atomistique et tout épicurienne.

295. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Instruction générale sur l’exécution du plan d’études des lycées, adressée à MM. les recteurs, par M. Fortoul, ministre de l’Instruction publique » pp. 271-288

Or, dans ces matières, pour ne point se payer de mots, il faut savoir les éléments de la science, de plus d’une science, et nous voilà bon gré mal gré embarqués. […] Dans des matières si diverses et où les particularités en apparence les plus minutieuses ne sauraient être négligées, le ministre a dû s’autoriser et s’aider (et il se plaît à le reconnaître) des rapports et des souvenirs de MM. les inspecteurs généraux ; il a joint les fruits de leur pratique à la sienne propre et à sa riche expérience universitaire. […] Pour moi, simple rapporteur et jusqu’ici très peu juge en ces matières, j’ai été amené naturellement à m’en occuper, au moment où des devoirs nouveaux m’appellent à un enseignement imprévu52.

296. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — I » pp. 93-111

Le marquis d’Argenson est à bon droit un nom des plus estimés parmi ceux des politiques du dernier siècle et des hommes qui se sont occupés des matières d’intérêt public. […] Il cherchait de lui-même à se rendre utile ; il composait des mémoires sur les différentes matières qui étaient alors en litige, notamment sur les démêlés parlementaires si vivement excités dans l’affaire ecclésiastique de la Constitution ; lorsqu’il s’élevait une difficulté nouvelle, il arrivait quelquefois que le roi disait : « N’y a-t-il pas là-dessus un mémoire de M. d’Argenson ?  […] Celui-ci opposait qu’il n’était point harangueur, qu’il n’avait jamais prononcé d’arrêt en public, et d’autres raisons encore ; puis il ajoutait pour lui : « Sans doute que nos deux premiers ministres (car c’est de la sorte qu’il qualifiait alors M. de Chauvelin conjointement avec le cardinal de Fleury) ne m’ayant encore connu principalement que touchant les démêlés parlementaires dont je raisonne avec application, le temps présent ne nous offrant meilleur champ, ils s’imaginent que c’est là le fort de ma capacité, et se trompent. » D’Argenson n’eut même d’abord la perspective de quelques fonctions diplomatiques et de quelque ambassade (bien avant celle de Portugal où il n’alla jamais) que dans cette vue éloignée de la première présidence du Parlement : « Si l’on vous employait en quelques négociations étrangères, et de peu d’années, lui disait M. de Chauvelin, au sortir de cela vous seriez bien enhardi. » Depuis la clôture de l’Entre-sol, d’Argenson avait toujours l’idée de renouer et de continuer ailleurs avec quelques amis, parlementaires pour la plupart, des conférences sur le droit public, sur les matières politiques : c’était son goût dominant.

297. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Les frères Le Nain, peintres sous Louis XIII, par M. Champfleury »

Une préface, intéressante par la quantité du faits et de renseignements que l’auteur y a ramassés, nous montre bien quelle est la difficulté d’avoir, en telle matière, du vieux et du naïf authentique. […] Ampère, de La Villemarqué, Rathery et autres érudits, sur la même matière. […] Je ne parle ni des cannes, ni des tabatières, qui peuvent avoir leur mérite, ni des coiffures ou perruques, ces parties intégrantes du costume ; mais les plus futiles objets, billets de théâtre, billets de faire-part, boutons de veste, etc., tout peut devenir matière à cette sorte d’avarice doublée d’amour-propre, et qui finit par être un tic, la Collection.

298. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vaugelas. Discours de M. Maurel, Premier avocat général, à l’Audience solennelle de la Cour impériale de Chambéry. »

Et je vous proteste qu’il ne s’y peut rien ajouter, et que si l’ouvrage réussit un peu long, ce n’est pas par la négligence des ouvriers, mais par la nature de la matière qui, comme vous le savez par expérience, est épineuse et de grande discussion pour la bien traiter. […] Il insiste sur ce qu’il y a de juste, et de nécessaire en même temps, à se ranger à la discipline, à la règle commune et à ce qui prévaut, à ne pas faire bande à part en telle matière contre le sentiment universel. […] Or, écoutons à son tour Vaugelas ; son accent ici s’élève, car il a en lui, sur ces matières qui semblent un peu sèches ou légères, une chaleur vraie, un foyer d’ardeur et de conviction : « Je réponds, et j’avoue, dit-il, que c’est la destinée de toutes les langues vivantes d’être sujettes au changement ; mais ce changement n’arrive pas si à coup et n’est pas si notable que les auteurs qui excellent aujourd’hui en la langue ne soient encore infiniment estimés d’ici à vingt-cinq ou trente ans, comme nous en avons un exemple illustre en M. 

299. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Histoire de la Grèce, par M. Grote »

Ne se proposant en apparence pour objet que de constituer un bon texte d’Homère, il avait été amené à se demander, historiquement, ce qu’avaient pu être des poëmes d’aussi longue haleine que l’Iliade et l’Odyssée, et même si réellement ils avaient pu être et exister dans leur ensemble, à une époque où l’écriture n’existait pas, où rien ne pouvait se fixer et se consigner sur le papyrus ni sur d’autres matières ; où les chants seuls, par conséquent, flottaient sur les lèvres et dans la mémoire des hommes, à la merci des récitateurs et des chantres, et en présence d’auditoires avides, qui n’en pouvaient entendre que des portions. […] La supposition de Wolf, qui restituait la vérité en tout ce qui était de l’atmosphère générale homérique, du souffle qui animait alors les chantres, et de la crédulité toute poétique des auditeurs, cette supposition allait pourtant à l’excès lorsqu’elle niait, durant toute la durée de la période anté-historique, la composition possible des poèmes et la prédominance probable de deux ou trois génies supérieurs qui avaient dû s’emparer de la matière courante pour en faire de vraies œuvres. […] Nous avions en France le déisme d’Homère, tandis qu’en Allemagne on en était à la pluralité des Homères, ou à l’infinité des Homérides, au polythéisme ou au panthéisme en cette matière.

/ 1701