Je puis donc maintenant répondre à cette question : Qu’était-ce au vrai que Patru, cet académicien avocat, cet arbitre de la diction, si souvent cité au xviie siècle, dont on applaudissait les harangues solennelles, dont on répétait les bons mots, que Retz s’était acquis, que respectait Boileau, et qui mourut avec honneur dans l’indigence ? […] Je ne puis mieux comparer la réputation de d’Urfé à cette date qu’à ce que fut pour nous Lamartine vers 1824, après ses Méditations en l’honneur de la mystérieuse Elvire. […] Richelet est sûr de cinq ou six auteurs vivants qui, pour avoir le plaisir et l’honneur d’être cités eux-mêmes, fourniront d’autres extraits par-dessus le marché ; et chacun gardera le silence pour mettre sa petite vanité à l’abri, comme de raison. […] Il se consolait de ses disgrâces en se réfugiant dans le sentiment de la droiture et de la vertu : « Et c’est, comme vous savez, écrivait-il à M. de Montausier, le vrai bonheur de la vie : tout le reste n’est qu’illusion, et se passe à s’inquiéter ou de faux honneurs ou de fausses infamies. » Patru avait aisément de ces belles expressions antiques, et qui expriment la probité et l’innocence48.
Mais on peut répondre à Pellisson, premièrement, que Fouquet n’avait pas fait ces actes mémorables dont Mazarin pouvait revendiquer hautement l’honneur ; qu’il n’avait encore rien réalisé de grand en son nom pour l’État ; que s’il avait rendu des services en ces temps de difficultés et de gêne, ce n’était pas de ces services éclatants qui couvrent et qui rachètent tout. […] Mme de Sévigné eut cet honneur et ce désagrément ; elle avait beaucoup écrit au surintendant au sujet de son cousin La Trousse ; ses lettres, qui ressemblaient si peu aux autres, avaient assez charmé l’homme d’esprit dans Fouquet pour qu’il les réunît à son mystérieux trésor. […] Ne répondit-il pas, avec toute la confiance qu’on pourrait presque prendre en Dieu même, qu’il ne voulait (ce furent ses propres termes) ni protection, ni support, ni bien, ni honneur, ni vie, qu’en la bonté de Votre Majesté, et n’employa-t-il pas sur l’heure même pour votre service tout ce qu’il avait reçu du prix de sa charge ? […] Pourtant, il ne sera jamais indifférent à l’honneur d’un pouvoir établi d’avoir ou de n’avoir pas le sentiment de ce qui peut se rencontrer encore du côté de la littérature, et dans les âmes vraiment littéraires, de ressorts vifs et généreux.
Étienne ait été l’honneur de l’ancien Constitutionnel, nous parlerons de lui ici sans solidarité aucune et sans prétendre à aucun lien. […] Mais cet ensemble un peu disparate, même les petites comédies par lesquelles il préludait à un genre plus élevé, auraient peu mérité, ce semble, les honneurs du recueil, s’il n’y avait pour clef de voûte la comédie des Deux Gendres, la meilleure comédie en cinq actes et en vers qu’on ait donnée sous l’Empire. […] Étienne, intimidé plutôt que piqué d’honneur et enhardi, rentra insensiblement dans son train facile d’opéras-comiques agréables ou de petites comédies sans conséquence. […] Quand il s’agissait de faire une notice sur le Tartuffe, c’était à lui le premier qu’on s’adressait ; quand il s’agissait d’élever une statue en l’honneur de Molière, c’était lui que la Chambre des pairs (dont il faisait partie dans les dernières années) chargeait du rapport ; c’était lui encore que l’Académie française, dont Molière n’était pas, chargeait du discours de réparation et d’hommage pour la cérémonie d’inauguration.
Monsieur, J’ai reçu la lettre que tous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 2 courant, dans laquelle, après m’avoir accablé d’un déluge de compliments que je ne puis jamais espérer de mériter, vous me demandez mon avis sur votre traduction d’un vers latin qui m’a été appliqué. Si j’étais ce que je ne suis réellement pas, suffisamment habile en votre excellente langue pour être un juge compétent de la poésie, l’idée que j’en suis le sujet devrait m’empêcher d’exprimer aucune opinion sur ce vers ; je me contenterai de dire qu’il m’attribue beaucoup trop, particulièrement en ce qui concerne les tyrans ; la Révolution a été l’œuvre de quantité d’hommes braves et capables, et c’est bien assez d’honneur pour moi si l’on m’y accorde une petite part. […] Son retour dans sa patrie, les honneurs qu’il y reçut, les légers dégoûts (car il en est dans toute vie) qu’il y essuya sans le faire paraître, son bonheur domestique dans son jardin, à l’ombre de son mûrier, à côté de sa fille et avec ses six petits-enfants jouant à ses genoux, ses pensées de plus en plus religieuses en avançant, lui font une fin et une couronne de vieillesse des plus belles et des plus complètes que l’on puisse imaginer. […] Nous jouons quelquefois aux cartes dans les longues soirées d’hiver, mais c’est comme on joue aux échecs, non pour l’argent, mais pour l’honneur ou pour le plaisir de se battre l’un l’autre.
L’esprit guerrier ne peut être chez nous cruel et oppresseur : aussi, dans ces temps d’opprobre où avait pu être porté cet exécrable décret de la guerre à mort, avons-nous vu nos armées reculer devant leurs propres triomphes, rester immobiles après des victoires achetées déjà par tant de sang, et refuser de ternir l’honneur de la patrie, dont elles seules alors étaient dépositaires. […] Ne nous le dissimulons point : avec la liberté de la presse l’honneur et le repos des particuliers et des familles courront souvent le risque d’être odieusement compromis. Dans un pays où le bien-être social consiste en des choses de délicatesse et de goût, où l’existence intime repose sur l’honneur, où les discours légers ont tant de gravité, où les interprétations d’une conduite exempte de tout reproche peuvent être si fatales, ou les femmes sont tellement mêlées à la société, et y mêlent tellement toutes les sortes de susceptibilités, et j’oserais dire toutes les sortes de pudeur, où tous les amours-propres sont toujours éveillés et si facilement irritables ; dans un tel pays, avouons-le, la médisance devient de la calomnie, les écrits indiscrets feront des blessures profondes que nulle puissance au inonde ne pourra guérir, la censure deviendra un tribunal public dont les arrêts justes ou injustes seront trop souvent des outrages. […] Chez nous, par exemple, dès le moment où le tiers-état a commencé à se soustraire à la féodalité, c’est-à-dire vers le temps des croisades, il a commencé à être la nation même ; car la noblesse n’a plus eu qu’un ministère à l’égard de la société, c’est-à-dire un service public à accomplir : des honneurs sans doute étaient attachés à ce service public, mais enfin la nation tout entière marchait dans la direction progressive dont nous venons de parler.
Mais aussi, cet honneur se paie. […] Ce sera son honneur et ç’a été son originalité. […] Si le modèle idéal n’en existait peut-être nulle part, l’honneur de l’art était de l’avoir inventé. […] où l’honneur ? […] Là, furent vraiment et seront son honneur et sa gloire.
Quel est ce cruel qui tout à coup m’a ravi mes biens, mon honneur et ma vie ? […] Bien peu ont eu les honneurs de l’impression. […] — Vous voulez, je le crois, de l’honneur abuser ? […] C’est à lui qu’on eût pu dire : Honneur au courage malheureux. […] Le soldat négligeait le butin pour l’honneur.
Mon cher monsieur, Vous me faites l’honneur de me demander mon avis au sujet de ce petit Vocabulaire français qui va se trouver si à propos sous la main de quiconque aura une lettre à écrire : en voulant bien m’adresser pareille question, vous vous êtes souvenu sans doute que je ne suis pas seulement un académicien, mais que je suis aussi un membre de la Commission du dictionnaire. […] Ce n’est que dans la seconde moitié du xviie siècle que les femmes de la société se sont piquées d’honneur et se sont mises, dans l’usage ordinaire, à vouloir écrire convenablement.
Diodati, mais j’ai encore plus de regrets qu’il vous en soit arrivé de même, et que vous lui ayez fait tant d’honneurs et de caresses ; car je pénètre quasi que, depuis la lettre que vous lui écrivîtes de M. […] Puisque leur témoignage extérieur est souvent invoqué en l’honneur du philosophe calabrois, il était juste qu’on eût le témoignage intime et confidentiel.
Je crois avoir dit dans [quelques-uns de ces papiers que Sa Majesté Impériale n’a pas dédaigné de renfermer dans un de ses tiroirs lorsque j’avais l’honneur d’entrer dans son cabinet, que les places de notre faculté de droit, abandonnées au concours, étaient le plus clignement occupées. […] Cependant, comme elle m’a fait l’honneur de me le dire, le courant des affaires journalières l’emporte ; quel remède à cet inconvénient ?
Une fois il regrette de n’avoir pas fait tout exprès le pèlerinage du Perche pour y connaître la fille de Fernel, qui y était morte il y avait peu d’années ; il aurait voulu se donner l’honneur de la voir et de lui baiser les mains : « On nous fait baiser bien des reliques qui ne valent pas celle-là. » Telle est la religion littéraire dans laquelle Gui Patin a été nourri et dans laquelle il persévère jusqu’à la fin, entouré d’amis qui la partagent plus ou moins, des Gassendi, des Gabriel Naudé et autres de cette race, de ce qu’il appelle les restes du siècle d’or. […] Et, par exemple, lui qui savait si bien le latin et qui avait une des plus belles bibliothèques de particulier, il avait peu étudié le grec, et des oracles qu’il citait sans cesse, il y avait une bonne moitié qu’il ne prenait pas directement à leur source : J’ai grand regret, écrivait-il à Spon, de n’avoir exactement appris la langue grecque tandis que j’étais jeune et que j’en avais le loisir ; cela me donnerait grande intelligence des textes d’Hippocrate et de Galien, lesquels seuls j’aimerais mieux entendre que savoir toute la chimie des Allemands, ou bien la théologie sophistique des Jésuites… Pour bien juger Gui Patin, il le faut voir en son cadre, en sa maison, dans son étude ou cabinet, et, par exemple, le jour enfin où, ayant été nommé doyen de la Faculté (honneur pour lequel il avait déjà été porté plus d’une fois, mais sans que le sort amenât son nom), il traite ses collègues dans un festin de bienvenue (1er décembre 1650) : Trente-six de mes collègues firent grande chère : je ne vis jamais tant rire et tant boire pour des gens sérieux, et même de nos anciens. […] Toutefois ses animosités contre l’antimoine et ceux qu’il appelait les chimistes ou les charlatans persistèrent, et il ne contint jamais la liberté de ses propos : il en faisait une affaire d’honneur et de vertu. […] Ii appréciait Balzac et estimait la grande édition posthume qu’on préparait de ses Œuvres (1665) capable de faire honneur à la France et à notre langue. […] Qu’il suffise à l’honneur de Gui Patin d’avoir attaché son nom comme signe et comme étiquette caractéristique à une longue époque intermédiaire.
Ils tirent de l’honneur de votre association ; leur infériorité ne diminue point votre autorité personnelle. […] Roederer analysant l’opinion de Sieyès, et pour mieux faire valoir quelques-unes des vues de l’auteur, avait parlé d’une manière un peu dégagée de son humeur, de ses préventions ; en un mot, il avait fait assez lestement les honneurs de sa personne. […] Dans cette correspondance et dans ces relations de Sieyès et de Roederer, remarquons, à l’honneur de tous deux, que, si Roederer n’a rien d’un adepte, Sieyès n’a rien d’un oracle. […] Il a recueilli plus tard en trois volumes plusieurs de ses articles du Journal de Paris ; mais il en est de cette date plus ancienne et qui mériteraient également cet honneur. […] Roederer accepta et servit loyalement l’Empire ; il en reçut des honneurs et des dignités ; il eut, en 1815, ce sentiment vrai qui le rattacha, par intérêt national comme par devoir et reconnaissance, à l’empereur reparu ; mais son moment préféré et hors de comparaison fut toujours l’heure du Consulat.
l’humanité elle-même tout entière aurait pu dire, comme une famille quand elle a perdu celle qui faisait sa joie et son honneur : « La couronne de notre tête est tombée ! […] Il y a eu déplacement dans le niveau de l’approbation publique, en même temps que le point d’honneur de l’écrivain s’est lui-même déplacé, et que son ambition a sensiblement descendu. […] — Vous qui irez à Athènes, qui y allez tous les jours, vous résisterez de votre mieux à ce renversement des points de vue, même en ce qui est des époques modernes, et si, dans celles-ci, la vérité à tout prix (ou ce qu’on prend pour elle), si la curiosité l’emporte décidément sur l’art, vous ferez du moins que le procédé antique et ce qui en est sorti reste en honneur, un objet de culte et d’étude, présent à la mémoire et à la réflexion des intelligences fidèles que touche encore l’idée de beauté. […] Quand je parlerai de Boileau, je ne louerai que modérément la poésie ou la pensée de ses satires, et même la pensée de ses épîtres ; nous verrons pourtant bien au net sa qualité rare, à titre de poète, dans quelques épîtres et dans Le Lutrin ; mais surtout je vous le montrerai tout plein de sens, de jugement, de probité, de mots sains et piquants et dits à propos, souvent avec courage, — caractère armé de raison et revêtu d’honneur, et méritant par là, autant que par le talent toute l’autorité qu’il exerça, même à deux pas de Louis XIV. […] [NdA] Je choisis, entre mes leçons à l’École normale où j’ai eu l’honneur d’être maître de conférences pendant quatre années (1857-1861), celle dont le sujet est le plus général, et qui est la plus propre, en effet, à montrer comment j’entendais mon devoir de professeur, très distinct du rôle de critique ; le critique s’inquiétant avant tout, comme je l’ai dit, de chercher le nouveau et de découvrir le talent, le professeur de maintenir la tradition et de conserver le goût.
Dozy comment il a pu se faire que le Cid, tel que vient de nous le montrer l’histoire, lui, l’exilé, qui vivait a augure, comme on disait, à l’aventure, au jour le jour, consultant le vol des corbeaux et des oiseaux de proie, oiseau de proie lui-même, « qui passa les plus célèbres années de sa vie au service des rois arabes de Saragosse ; lui qui ravagea de la manière la plus cruelle une province de sa patrie, qui viola et détruisit mainte église ; lui, l’aventurier, dont les soldats appartenaient en grande partie à la lie de la société musulmane, et qui combattait en vrai soudard, tantôt pour le Christ, tantôt pour Mahomet, uniquement occupé de la solde à gagner et du pillage à faire ; lui, cet homme sans foi ni loi, qui procura à Sanche de Castille la possession du royaume de Léon par une trahison infâme, qui trompait Alphonse, les rois arabes, tout le monde, qui manquait aux capitulations et aux serments les plus solennels ; lui qui brûlait ses prisonniers à petit feu ou les donnait à déchirer à ses dogues… », — comment il s’est fait qu’un tel démon ait pu devenir le thème chéri de l’imagination populaire, la fleur d’honneur, d’amour et de courtoisie, qu’elle s’est plu à cultiver depuis le xiie siècle jusqu’à nos jours : — « un cœur de lion joint à un cœur d’agneau », comme elle l’a baptisé et défini avec autant d’orgueil que de tendresse ? […] On ne pourra vous dire traîtres pour avoir tué le roi ; car nous ne sommes point ses vassaux… » On est loin encore, dans la Chronique, de ce Rodrigue du poème, qui, même dans ses exils et ses conquêtes au dehors, se fera honneur de rester un vassal fidèle et plein de courtoisie envers le roi qui le maltraite et lui garde rigueur. […] Lorsque, vainqueur et conquérant de Valence, il a fait hommage de sa terre au roi Alphonse comme à son seigneur et a obtenu de lui de laisser venir Chimène et ses deux filles qu’il n’a pas revues depuis cet adieu déchirant, le Cid va à leur rencontre ; il les reçoit avec honneur dans cette belle ville qu’il se flatte de leur avoir gagnée en héritage, et il les fait monter sur un endroit élevé pour qu’elles puissent embrasser du regard leur conquête ; mais un ennemi nouveau se présente ; le roi de Maroc vient de delà la mer, pour assiéger le conquérant à son tour. […] Cette résolution, mon Rodrigue, montre-la à la vengeance de mon honneur, lequel est perdu s’il ne se recouvre par toi et ne triomphe. » « Il lui conta son injure et lui donna sa bénédiction et l’épée avec laquelle il tua le comte, et commença ses exploits63. » Nous voilà dans le monde des Romances, qui est postérieur à celui du Poème, et surtout de la Chronique. Ce monde est celui de la susceptibilité morale et de l’honneur.
Marais continuera d’être très attentif et très vigilant sur le chapitre de Voltaire, et il aura l’honneur de le bien comprendre, au moins dans sa première moitié, celle de la poésie. […] Ses auteurs à lui, parmi les vivants, c’est l’abbé Fleury dont il trouve les discours et dissertations admirables, et qui « a écrit », dit-il, « avec fidélité, sincérité, et dans une sublime simplicité » ; c’est le chancelier d’Aguesseau de qui il a l’honneur d’être estimé, dont les rappels et retours d’exil font la joie des honnêtes gens, et qui reste « grand homme » à ses yeux, malgré bien des faiblesses ; c’est Rollin dont il apprécie le Traité des Études, trop sévèrement et surtout trop sèchement critiqué par Gibert : « (7 mars 1727.) — M. […] Enfin, hors quelques réflexions un peu trop dévotes et quelquefois déplacées, on peut dire ces Mémoires excellents et faisant grand honneur à celle qui les a composés avec une vérité qui brille partout et qui n’est point ordinaire. […] À propos de l’Inès de ce dernier, qu’il va voir comme tout Paris et dont il est assez touché à la représentation, sans y pleurer toutefois (ce dont il a bien soin de nous avertir), il se plaît à en attribuer tout le succès aux acteurs, à la Duclos, à Dufresne, à Mlle Le Couvreur, à Baron reparaissant avec éclat après des années de retraite, et il dit hardiment de l’auteur, à qui il ne peut tout refuser : « Son style déshonore son esprit, et je suis fâché de voir le même homme penser quelquefois si bien et écrire presque toujours si mal. » Marais pousse si loin la haine du néologisme, du purisme, de la préciosité remise en honneur dans le salon de Mme de Lambert, que cela le mène à l’intolérance et à une sorte de fanatisme : le goût, comme la foi, comporte de ces excès et de ces violences, qui iraient même volontiers au-delà du simple propos. […] « Pour faire honneur à votre esprit, lui avait-il dit, il vous les donnera, malgré les précautions que vous suggérera votre prudence.
Voilà près d’un demi-siècle, voilà quarante-quatre années du moins que M. de Chateaubriand a inauguré notre âge par Atala, par le Génie du Christianisme, et s’est placé du premier coup à la tête de la littérature de son temps : il n’a cessé d’y demeurer depuis ; les générations se sont succédé, et, se proclamant ses filles, sont venues se ranger sous sa gloire ; presque tout ce qui s’est tenté d’un peu grand dans le champ de l’imagination et de la poésie procède de lui, je veux dire de la veine littéraire qu’il a ouverte, de la source d’inspiration qu’il a remise en honneur ; ce qu’on a, dans l’intervalle, applaudi de plus harmonieux et de plus brillant est apparu comme pour tenir ses promesses et pour vérifier ses augures ; il a eu des héritiers, des continuateurs, à leur tour illustres, il n’a pas été surpassé ; et aujourd’hui, quand beaucoup sont las, quand les meilleurs se dissipent, se ralentissent ou se taisent, c’est encore lui qui vient apporter à la curiosité, à l’intérêt de tous, un volume impatiemment attendu, et qui n’a, si l’on peut dire, qu’à le vouloir pour être la fleur de mai, la primeur de la saison. Il n’est pas jusqu’à cette vogue religieuse du moment qui ne semble jusqu’à un certain point devoir se rapporter à lui : sans doute, en ce qu’elle aurait de tout à fait sérieux et de profond, lui-même il n’en accepterait pas l’honneur, et il l’attribuerait à une cause plus haute ; sans doute, en ce qu’elle offre d’excessif et de blessant, il aurait le droit d’en décliner la responsabilité, lui qui a surtout présenté la religion par ses aspects poétiques et aimables ; mais enfin il est impossible de ne pas remarquer que la vogue religieuse, dont le Génie du Christianisme fut le signal, est encore, après toutes sortes de retours, la même qui va accueillir la Vie de Rancé. […] Il connut de bonne heure Bossuet et s’était lié avec lui sur les bancs des écoles : « Il eut le bonheur, dit M. de Chateaubriand, de rencontrer aux études un de ces hommes auprès desquels il suffit de s’asseoir pour devenir illustre. » Le biographe s’est laissé aller à être modeste pour l’humble héros : Bossuet, on le verra tout à l’heure, s’exprimera plus librement ; c’est lui qui revendiquerait pour lui-même le bonheur et l’honneur de s’être assis à côté de Rancé, de cet homme dont il ne parlait jamais sans être saisi d’une admiration sainte. […] Il se conduisait en ces affaires, même ecclésiastiques, à la manière d’un galant homme du monde qui se fait honneur d’être fidèle à ses amis dans la disgrâce. […] Les serments vont toujours leur train ; ce sont toujours les mêmes mots, mais ils sont morts ; l’âme y manque : je vous aime n’est plus là qu’une expression d’habitude, un protocole obligé, le j’ai l’honneur d’être de toute lettre d’amour.
A celui-ci du moins l’honneur d’avoir le premier risqué le roman français en plein océan, d’avoir le premier comme découvert notre Méditerranée en littérature ! […] Il a touché, en l’observant, un point sensible, et ce point-là, excité qu’il est et comme piqué d’honneur, se développe à l’envi et se met à ressembler davantage. […] Si dans bien des scènes, dans celle par exemple de la marquise de Villars et du chevalier Des Préaux, on peut s’étonner de retrouver la phraséologie amoureuse moderne, il en est d’autres, telles que la conversation des filles d’honneur de la reine, où une couleur suffisamment appropriée se joue en parfaite bonne grâce. […] Mais est-ce une raison de méconnaître ses qualités et sa grandeur, un sens naturel et droit, un haut sentiment d’honneur et de majesté souveraine, l’ordonnance de son règne si bien comprise, le discernement des hommes, de ceux qui ornent et de ceux qui servent, la part faite à chacun des principaux et assez librement laissée, l’art du maître, le caractère royal enfin, indélébile chez lui, et l’immuabilité dans l’infortune60 ? […] Ce qu’il n’a pas pu dire, je le sais bien ; comment il aurait pu parler, qui le saura, à moins d’avoir eu l’honneur d’être familier autrefois en cette maison même des Malesherbes ?