VI Ce fut la tentation de beaucoup de grands esprits, depuis qu’il y a des penseurs dans le monde, de se révolter, au moins en imagination, contre la nature des choses ; de s’imaginer qu’ils étaient dieux, de critiquer avec mépris l’œuvre du Créateur ; de reprendre l’univers moral en sous-œuvre, de renverser toutes les institutions plus ou moins parfaites de l’humanité, et de reconstruire idéalement une société sur le plan radical de leur imagination, en faisant abstraction des instincts, des traditions, des habitudes, cette seconde nature, des nécessités, des expériences, des nationalités et des faits historiques, qui ont produit, fait par fait et siècle par siècle, les institutions fondamentales et universelles sur lesquelles repose l’espèce humaine. […] Selon son habitude toute poétique, Platon commence le dialogue par une gracieuse et pittoresque exposition de la scène et des personnages qui doivent prendre part à l’entretien. […] Cet instinct d’amour, qui se satisfait d’abord providentiellement pour l’enfant par le soulagement que la mère éprouve à donner son lait, devient ensuite une habitude de tendresse maternelle qui transforme l’attrait physique en sollicitude morale, et qui attache la mère à l’enfant et l’enfant à la mère, comme la branche au bourgeon, comme le fruit à la tige. […] Mais, même pour un si petit espace, la politique, pour être applicable, devait se mouler sur la nature, sur l’histoire, sur les traditions, sur les habitudes du peuple de Solon.
Donc aucun lien, ni religieux ni légal, ne resserrait l’union entre la comtesse d’Albany et son chevalier servant ; ils étaient libres, excepté des liens que l’habitude et les mœurs de l’Italie consacrent. […] Le monde italien, accoutumé à ces habitudes, ne le trouva pas mal séant ; il fallait un homme, au gouvernail de cette demeure, soit un peintre, ami ou amant, peu importait aux mœurs du pays et du temps ? […] D’abord la comtesse d’Albany avait dû être très séduisante à seize ans, puisque la cour de France, et le conseil des amis du prétendant, qui voulaient perpétuer la race des Stuarts et arracher Charles-Édouard à ses mauvaises habitudes de vie, en avaient fait choix, pour cette séduction, parmi toutes les belles héritières d’Angleterre, d’Écosse, de Belgique et d’Allemagne ; et tout indique qu’elle l’était alors. […] Telles sont les impressions exactes que j’en ai reçues et conservées : une femme du nord de l’Allemagne dépaysée par le sort dans une cour proscrite, et naturalisée par l’habitude dans le midi de l’Italie.
Mais des pratiques bien diverses et qu’il est habituel de juger répugnantes ou stupides si on ne les pratique pas — et même parfois si on les pratique — la polygamie ou la monogamie, l’inceste ou la prohibition du mariage entre parents, des habitudes particulières de prendre certains aliments ou de s’en abstenir, peuvent parfaitement être bonnes ou mauvaises selon le temps et le lieu, le climat, la race, la nature des hommes et des groupements sociaux. […] Il se forme ainsi des ensembles d’habitudes, tout à fait analogues à de petites morales partielles réalisées, dont on ne s’occupe guère de tirer des règles abstraites parce qu’elles n’en ont pas besoin et qu’elles vivent sans cela, mais qui provoquent des joies et des douleurs analogues aux satisfactions de conscience et aux remords et dont la nature impérative apparaît quand elles sont menacées. […] L’âme sociale a pris des habitudes et des manies, elle nous les impose. […] D’une génération à celle qui la suit, si certains grands principes subsistent, une foule d’applications, d’habitudes particulières, d’appréciations, changent au point de séparer parfois assez profondément les parents et les enfants.
Mais l’habitude funeste des mêmes créations nous a fait perdre la conscience joyeuse de notre pouvoir créateur ; nous avons cru réels ces rêves que nous enfantions, et ce moi personnel, limité par les choses, soumis à elles, que nous avions conçu. […] C’est que l’artiste, et ceux à qui il veut communiquer cette vie qu’il crée, ne pourront par suite de leur habitude mentale, ériger vivante une œuvre en leurs âmes, si elle ne s’offre pas à eux dans les conditions même où ils ont toujours perçu la vie. […] Sous une habitude, nos sensations visuelles sont devenues capables d’évoquer en nous, par leur seule présence, toute la grappe des autres sensations : il a suffi, désormais, à l’homme de voir des couleurs pour percevoir, sans autre secours, le relief, et la résistance, et aussi la température et l’odeur et le son des objets. […] C’est que les couleurs et les lignes, sous l’influence de l’habitude, ont également revêtu pour les âmes une valeur émotionnelle, indépendante des objets même qu’elles représentaient.
Lundi 11 janvier Depuis que mes yeux prennent l’habitude de vivre dans les couleurs de l’Extrême-Orient, mon dix-huitième siècle se décolore. […] Renan ajoute que son tailleur qui habille l’Amérique, lui confiait que pour ses habits d’outre-mer, il a l’habitude de coudre un billet de 50 francs, dans l’intérieur de la manche. […] Lundi 21 août À la petite porte de fer battante du parc de Saint-Gratien, où j’ai l’habitude de me faire descendre, je tombe sur Anastasi. […] Il entremêle son récit de détails sur la vie des habitants, sur leurs habitudes, sur les mouvements d’âme de ces infirmes, sur les originaux de l’endroit, des détails enfin, avec lesquels un romancier ferait un original et neuf début d’une existence.
Herbert affirme qu’un hybride de Calceolaria integrifolia et C. plantaginea, deux espèces aussi dissemblables qu’il est possible par leurs habitudes générales, « s’est reproduit aussi régulièrement que si c’eût été une espèce naturelle des montagnes du Chili. » J’ai voulu m’assurer de la fécondité de quelques Rhododendrons hybrides provenant des croisements les plus compliqués, et j’ai acquis la certitude que beaucoup d’entre eux sont parfaitement féconds. […] On peut prouver que des plantes, très différentes par leurs habitudes ou par leur aspect général et présentant des différences tranchées en chacun de leurs organes floraux, même dans leur pollen, leur fruit et leurs cotylédons, peuvent être croisées ensemble. […] Pendant la convalescence des animaux, l’heureux effet produit par le moindre changement dans les habitudes est de toute évidence. […] L’homme nourrit ses diverses variétés avec les mêmes aliments ; il les traite toutes de la même manière, et ne vise point à changer en rien leurs habitudes générales.
C’est ainsi qu’on s’explique que Mme Navier, portée à la charité, ait pris de plus en plus le goût, l’habitude, le besoin des bonnes œuvres. […] En peu d’années, la première impulsion était devenue une habitude, une direction constante, une nécessité : nous cherchons bien des noms à ce que les chrétiens appellent d’un mot abrégé, une grâce. […] Vous qui ouvrez un journal, ou si le journal vous paraît chose trop légère, vous qui lisez ces recueils qu’on appelle des Revues, représentez-vous bien ce que vous devez, les longs soirs d’hiver au logis ou les après-midis d’été à la campagne, à ces esprits charmants, faciles, élevés, inépuisables, qui, depuis trente ans et plus, vous ont donné, dans des récits variés, de continuelles jouissances et des surprises de lecture devenues pour vous une habitude, — et qui vous les donnent sans trace d’effort, comme l’arbre donne ses fruits, comme la source verse l’onde.
Ce n’est pas à une nation démocratiquement constituée comme la nôtre, et chez laquelle les vices naturels de la race ont une malheureuse coïncidence avec les vices naturels de l’état social, ce n’est pas à cette nation qu’on peut laisser prendre aisément l’habitude de sacrifier ce qu’elle croit sa grandeur à son repos, les grandes affaires aux petites ; ce n’est pas à une pareille nation qu’il est sain de laisser croire que sa place dans le monde est plus petite, qu’elle est déchue du rang où l’avaient mise ses pères, mais qu’il faut s’en consoler en faisant des chemins de fer et en faisant prospérer au sein de la paix, à quelque condition que cette paix soit obtenue, le bien-être de chaque particulier. […] Les dix dernières années, qui ont été assez stériles pour moi sous beaucoup de rapports, m’ont cependant donné des lumières plus vraies sur les choses humaines et un sens plus pratique des détails, sans me faire perdre l’habitude qu’avait prise mon intelligence de regarder les affaires des hommes par masses. […] Dans cette lettre caractéristique, nous faisons avec Tocqueville tout un voyage autour de ma chambre, une reconnaissance complète de son esprit : « Ce qui aurait le plus d’originalité et ce qui conviendrait le mieux à la nature et aux habitudes de mon intelligence, serait un ensemble de réflexions et d’aperçus sur le temps actuel, un libre jugement sur nos sociétés modernes et la prévision de leur avenir probable.
En présence de ce sort nouveau et aventureux qui attendait les poèmes homériques, ainsi lancés derechef à travers tous les périls de la critique sur le vaste océan des conjectures, un admirateur attristé du vieil Homère, se voyant arraché tout à coup à ses habitudes, aurait pu, par contraste, adresser aux amis de Virgile ces paroles de félicitation empruntées au poète lui-même : Vivite felices, quibus est fortuna peracta Iam sua ; nos alia ex aliis in fata vocamur. […] Benoist s’est vu tout d’abord obligé de tenir compte de nos habitudes et de nos résistances classiques ; et il a du faire quelques concessions. […] — L’éditeur nous dit également qu’il a suivi la ponctuation de Wagner un peu malgré lui ; car les virgules lui semblent trop multipliées dans ce système, lequel est d’ailleurs beaucoup plus sobre que celui de nos éditions françaises. « S’il n’eût fallu prendre garde, dit-il, de trop heurter les habitudes des lecteurs auxquels est destiné le présent livre, j’aurais fait comme M.
Déchue en effet des régions supérieures où une prévoyance féconde ne l’a pas su fixer, la volonté trop souvent, dans sa dispersion vers cet âge, se met misérablement au service de mille passions, de mille caprices de vanité ou de volupté, de mille habitudes vicieuses, inaperçues longtemps, et qui se démasquent soudainement dans notre être avec une autorité acquise. […] Par sa naissance, par son éducation et sa première vie dans une province la plus fidèle de toutes à la tradition et à l’ordre ancien, par le genre de ses relations ecclésiastiques et royalistes dans le monde lorsqu’il s’y lança, par la nature de son scepticisme lorsqu’il fut atteint de ce mal, par la forme soumise et régulière de son retour à la foi, par tout ce qui constitue enfin les mœurs, l’habitude pratique, l’union de la personne et de la pensée, l’allure intérieure ou apparente, la qualité saine du langage et l’accent même de la voix, M. de La Mennais, à aucune époque, n’a trempé dans le siècle récent, ne s’y est fondu en aucun point ; il a demeuré jusqu’en ses écarts sur des portions plus éloignées du centre et moins entamées ; dans toute sa période de formation et de jeunesse pieuse ou rebelle, il a fait le grand tour, pour ainsi dire, de notre Babylone éphémère, et si plus tard il est entré dans l’enceinte, ç’a été avec un cri d’assaut, muni d’armes sacrées, se hâtant aux régions d’avenir et perçant ce qui s’offrait à l’encontre au fil de son inflexible esprit. […] On voit d’où lui viennent les habitudes solides et anciennes de son style.
Prémunis par là contre bien des agitations insensées, sachons nous tenir à un calme grave, à une habitude réfléchie et naturelle, qui nous fasse tout goûter selon la mesure, nous permette une justice clairvoyante, dégagée des préoccupations superbes, et, en sauvant nos productions sincères des changeantes saillies du jour et des jargons bigarrés qui passent, nous établisse dans la situation intime la meilleure pour y épancher le plus de ces vérités réelles, de ces beautés simples, de ces sentiments humains bien ménagés, dont, sous des formes plus ou moins neuves et durables, les âges futurs verront se confirmer à chaque épreuve l’éternelle jeunesse. […] Qu’on a de peine, mon cher frère, à reprendre un peu de vigueur quand on s’est fait une habitude de sa foiblesse ; et qu’il en coûte à combattre pour la victoire, quand on a trouvé longtemps de la douceur à se laisser vaincre ! […] Nous devons dire que les écrits volumineux dont est remplie la dernière moitié de sa carrière se ressentent de cette facilité extrême dégénérée en habitude.
Il y passa quelques mois comme précepteur, en 1675 ; il y vint quelquefois pendant ses vacances de Sedan ; il y resta dans l’intervalle de son retour de Sedan à son départ pour Rotterdam : mais on peut dire qu’il ne connut pas le monde de Paris, la belle société de ces années brillantes ; son langage et ses habitudes s’en ressentent d’abord. […] En supposant (ce qui me paraît fort possible) que l’abbé d’Olivet ait été bien informé, et que son récit, consigné dans les Mémoires de D’Artigny, mérite quelque attention, il en résulterait que Bayle, âgé de vingt-huit ans alors, dérogea un moment, auprès de la femme avenante du ministre, aux habitudes de son humeur et au régime de toute sa vie. […] Le Clerc pour la satire a bien moins d’habitude ; Il paroît circonspect ; mais attendons la fin.
Chaque fois qu’appelé à choisir entre différentes expressions, l’écrivain ou l’orateur se détermine pour celle qui rappelle l’idée la plus délicate, son esprit choisit entre ces expressions, comme son âme devrait se décider dans les actions de la vie ; et cette première habitude peut conduire à l’autre. […] Il n’y a que des écrits bien faits qui puissent à la longue diriger et modifier de certaines habitudes nationales. […] L’éloquence, l’amour des lettres et des beaux-arts, la philosophie, peuvent seuls faire d’un territoire une patrie, en donnant à la nation qui l’habite les mêmes goûts, les mêmes habitudes et les mêmes sentiments.
C’est le tour d’esprit, ce sont les procédés intellectuels et les habitudes de raisonnement qui produisent aussi la Divine Comédie : il n’y manque que l’âme et l’art de Dante. […] La part des clercs et de l’esprit clérical dans la littérature française devient de plus en plus grande, à mesure que la bourgeoisie prend de l’importance, réfléchit, s’éclaire, à mesure aussi que les écoles, et l’Université de Paris surtout, définitivement organisée au commencement du xiiie siècle, jettent dans le monde et comme sur le pavé une foule de clercs qui ne sont plus ou sont à peine d’Église : ces clercs sans mission ni fonction répandront hors des écoles et des couvents, hors de la langue latine aussi, les idées, les connaissances, les habitudes intellectuelles, les procédés logiques du monde qui les a formés. […] Les clercs portèrent naturellement dans la matière de l’amour toutes leurs habitudes d’esprit.
Il me semble aussi qu’il aurait pu distinguer plus qu’il n’a fait entre les conventions qu’impose la forme même du drame et celles qu’imposent les préjugés, les habitudes, l’éducation du public. […] La blague est un certain goût, qui est spécial aux Parisiens et plus encore aux Parisiens de notre génération, de dénigrer, de railler, de tourner en ridicule tout ce que les hommes, et surtout les prudhommes, ont l’habitude de respecter et d’aimer ; mais cette raillerie a ceci de particulier que celui qui s’y livre le fait plutôt par jeu, par amour du paradoxe que par conviction : il se moque lui-même de sa propre raillerie. […] Mais elle en a de fâcheux : la blague donne à l’esprit l’habitude de ne plus compter avec le vrai ni avec le faux, de chercher partout matière à raillerie.
Tous, je m’en fais garant, ont, d’eux-mêmes, douté d’une spéciale largesse de la nation en faveur de leur personne — soit, qu’aient éclairé de sublimes écrivains morts, à vente certaine : mais, l’habitude acquise et une distraction prolongée au maniement de vastes affaires ! […] Un homme peut advenir, en tout oubli — jamais ne sied d’ignorer qu’exprès — de l’encombrement intellectuel chez les contemporains ; afin de savoir, selon quelque recours très simple et primitif, par exemple la symphonique équation propre aux saisons, habitude de rayon et de nuée ; deux remarques ou trois d’ordre analogue à ces ardeurs, à ces intempéries par où notre passion relève des divers ciels : s’il a, recréé par lui-même, pris soin de conserver de son débarras strictement une piété aux vingt-quatre lettres comme elles se sont, par le miracle de l’infinité, fixées en quelque langue la sienne, puis un sens pour leurs symétries, action, reflet, jusqu’à une transfiguration en le terme surnaturel, qu’est le vers ; il possède, ce civilisé édennique, au-dessus d’autre bien, l’élément de félicités, une doctrine en même temps qu’une contrée. […] Si reclus que médite dans le laboratoire de sa dilection, en mystagogue, j’accepte, un, qui joue sa part sur quelques rêveries à déterminer ; la démarche capable de l’en tirer, loyauté, presque devoir, s’impose d’épancher à l’adolescence une ferveur tenue d’aînés ; j’affectionne cette habitude : il ne faut, dans mon pays ni au vôtre, convînmes-nous, qu’une lacune se déclare dans la succession du fait littéraire, même un désaccord.
Le cerveau de l’homme a beau ressembler, en effet, à celui de l’animal : il a ceci de particulier qu’il fournit le moyen d’opposer à chaque habitude contractée une autre habitude et à tout automatisme — un automatisme antagoniste. […] Si maintenant nous abandonnons cette dernière ligne de faits pour revenir à la précédente, si nous tenons compte de ce que l’activité mentale de l’homme déborde son activité cérébrale, de ce que le cerveau emmagasine des habitudes motrices mais non pas des souvenirs, de ce que les autres fonctions de la pensée sont encore plus indépendantes du cerveau que la mémoire, de ce que la conservation et même l’intensification de la personnalité sont dès lors possibles et même probables après la désintégration du corps, ne soupçonnerons-nous pas que, dans son passage à travers la matière qu’elle trouve ici-bas, la conscience se trempe comme de l’acier et se prépare à une action plus efficace, pour une vie plus intense ?