Au fond, il appartient beaucoup plus, par les habitudes littéraires et la tendresse du sentiment, à son pays natal qu’à sa terre d’adoption.
On n’a pas cru qu’il fût possible de se soustraire entièrement à cette fatalité de nos habitudes mentales et il a paru suffisant d’avertir que le véritable but de cette étude est ailleurs, que l’on ne s’y est proposé d’autre objet que celui-ci : mettre entre les mains de quelques-uns un appareil d’optique mentale, une lorgnette de spectacle qui permette de s’intéresser au jeu du phénomène humain par la connaissance de quelques-unes des règles qui l’ordonnent.
Enfin l’habitude est prise, et la nouveauté seroit dangereuse. […] N’en sommes-nous pas réduits à avoüer que la force de l’habitude nous fait dévorer les absurdités les plus étranges ? […] La premiere : l’habitude des auditeurs qui n’entendent des tragedies qu’en vers. La seconde : l’habitude des acteurs mêmes qui n’en representent pas d’autres. […] Et n’est-ce pas le triomphe de l’habitude que le plaisir qu’on est parvenu à s’en faire.
Imaginez, si vous pouvez, l’orgueil de ces nouveaux seigneurs, orgueil de vainqueurs, orgueil d’étrangers, orgueil de maîtres, nourri par les habitudes de l’action violente, et par la sauvagerie, l’ignorance et l’emportement de la vie féodale. « Tout ce qu’ils voulaient, disent les vieux chroniqueurs, ils se le croyaient permis. […] Figurez-vous ces processions, et aussi ces régalades ; car les Normands, depuis la conquête124, « ont pris des Saxons l’habitude de boire et manger avec excès » ; aux noces de Richard de Cornouailles on servit trente mille plats. […] Quelles maximes de justice, quelles habitudes de réflexion, quel assemblage de jugements vrais cette culture a-t-elle interposé entre ses désirs et ses actions, pour modérer sa fougue ? […] Ainsi se façonne et s’achève, ici comme à Rome, le caractère national par l’habitude d’agir en corps, par le respect du droit écrit, par l’aptitude politique et pratique, par le développement de l’énergie militante et patiente. […] Il portait à son côté une épée et un bouclier ; c’était un querelleur et un gaillard139. » Voilà les figures athlétiques, les culasses carrées, les façons de taureau joyeux, qu’on trouve encore là-bas, entretenues par le porter et la viande, soutenues par l’habitude des exercices du corps et des coups de poing.
On a parlé des Souvenirs sur l’Empire de M. de Meneval, ancien secrétaire particulier de l’empereur : il n’y a pas d’habitude de composer un livre, et ceux qui ne lisent que pour avoir un récit agréable et continu peuvent y trouver du mécompte ; mais il y a beaucoup d’anecdotes précieuses, originales, que garantissent la position et la probité de l’auteur.
Et de l’emploi de ce moule sévère, indispensable au début, il a gardé l’habitude d’enserrer la pensée dans une forme étroite et exacte, de ne point se laisser aller, comme y invite le vers libre, à ajouter au thème principal des ornements inutiles.
Et puis cela n’est pas dans ses habitudes. […] Pendant ce temps-là, l’écrivain de marque s’en était retourné aux jeux préférés de son imagination, célébrant, comme à l’habitude, d’une plume gracile et chatouilleuse, les êtres et les choses de l’amour ; chantant des hymnes à la beauté de la femme ; et oubliant… de payer l’autre. […] On ne transforme pas du jour au lendemain les habitudes d’esprit imposées par soixante années au moins de routine triomphante. […] Il est hors de doute pour nous, que leur public une fois débarrassé des médiocrités qu’on lui sert de toutes mains, prendrait facilement l’habitude d’une moyenne d’inspiration, où l’aventure et la mêlée des classes sociales, qui l’intéressent essentiellement, tiendraient encore une large place, mais d’où ne seraient pas exclus l’observation, l’humour et le sens de l’humanité. […] Je n’ai pas l’habitude d’écrire.
» Cette longue traversée, le manque absolu de livres et de conversation, son ignorance de l’astronomie qui lui fermait l’étude du ciel, tout contribuait à développer démesurément chez lui son habitude de rêverie sans objet et sans résultat. […] De jour en jour je me fortifie dans l’habitude de la contemplation solitaire. […] Ce jugement est assez favorable pour que je m’en honore, et il est à la fois assez sévère pour que j’ose le reproduire ici : « Dans le premier ouvrage (dans Joseph Delorme), dit-il, c’était une âme flétrie par des études trop positives et par les habitudes des sens qui emportent un jeune homme timide, pauvre, et en même temps délicat et instruit ; car ces hommes ne pouvant se plaire à une liaison continuée où on ne leur rapporte en échange qu’un esprit vulgaire et une âme façonnée à l’image de cet esprit, ennuyés et ennuyeux auprès de telles femmes, et d’ailleurs ne pouvant plaire plus haut ni par leur audace ni par des talents encore cachés, cherchent le plaisir d’une heure qui amène le dégoût de soi-même. […] Sa poésie a une ingénuité de sentiments et d’émotions qui s’attachent à des objets pour lesquels le grand nombre n’a guère de sympathie, et où il y a plutôt travers d’esprit ou habitudes bizarres de jeune homme pauvre et souffreteux, qu’attachement naturel et poétique.
Rassuré un moment sur les dispositions de ce général, ajoute Tacite, Vitellius et son armée, se croyant sans compétiteur, se vautraient à Rome dans tous les excès de cruauté, de pillage et de débauche dont ils avaient rapporté l’habitude de leur long séjour chez les barbares. » XI Pendant ces désordres, Vespasien, mûri par l’âge et par sa sollicitude pour ses deux fils, délibère avec lui-même s’il cédera au vœu de ses légions, qui le provoquent à l’ambition du pouvoir suprême. […] « Il inclina d’abord vers le poison ; mais, si on le donnait à la table de l’empereur, on ne pouvait éviter de réveiller le souvenir du genre de mort de Britannicus, et il paraissait difficile de corrompre les esclaves d’une femme à qui l’habitude de commettre le crime avait appris à se préserver de telles embûches. […] « Le navire destiné à Agrippine, plus somptueusement décoré que tous les autres, se faisait remarquer au milieu de la flotte, comme si Néron avait voulu préparer cet honneur de plus à sa mère ; car elle avait l’habitude de se promener en trirème et de se servir, pour ses navigations, des rameurs de la flotte. […] « Cependant, par une monstrueuse émulation des sénateurs, on vota des prières publiques dans tous les sanctuaires, des jeux annuels, des fêtes à Minerve, en commémoration du jour où le prétendu complot d’Agrippine avait été prévenu, et le jour de la naissance d’Agrippine fut mis au nombre des jours néfastes. » LIII « Pætus Thraséa, qui avait l’habitude de flétrir les bassesses ordinaires de son silence, ou de les laisser passer avec un bref et dédaigneux consentement, sortit alors du sénat, se vouant ainsi lui-même au dernier péril, sans donner aux autres le courage de la liberté. »… LIV Quelle condition du beau dans l’histoire manque dans ce récit de Tacite ?
X Aussi ce corps littéraire est-il devenu, malgré les épigrammes qui s’émoussent éternellement contre ses portes, une habitude qu’il est presque impossible de décréditer et de déraciner dans notre pays. Moi-même, dans une circonstance suprême où toutes les institutions monarchiques étaient sondées pour les remplacer par des institutions républicaines, quand des voix s’élevèrent en dehors du gouvernement pour demander l’abolition de cette aristocratie élective des lettres, je ne la défendis que par ce mot : « C’est plus qu’une institution, c’est une habitude de la France ; respectons les habitudes d’un peuple, surtout quand elles sont morales, littéraires, glorieuses pour la nation. […] Le rouage politique lui était parfaitement indifférent, il lui était même précieux comme une habitude des peuples, pourvu qu’il n’empêchât pas le mécanisme de sonner les heures de la rénovation des idées par la liberté de l’esprit.
Non seulement elles sont en nous, mais, comme elles sont un produit d’expériences répétées, elles tiennent de la répétition, et de l’habitude qui en résulte, une sorte d’ascendant et d’autorité. […] Les lois proprement dites y sont peu nombreuses ; même celles qu’on a l’habitude d’appeler ainsi ne méritent généralement pas cette qualification, mais ne sont que des maximes d’action, des préceptes pratiques déguisés. […] Or, les faits que l’on n’observe que sur soi-même sont trop rares, trop fuyants, trop malléables pour pouvoir s’imposer aux notions correspondantes que l’habitude a fixées en nous et leur faire la loi. […] En dehors des actes individuels qu’elles suscitent, les habitudes collectives s’expriment sous des formes définies, règles juridiques, morales, dictons populaires, faits de structure sociale, etc.
On a les extraits et cahiers de ses lectures en ces années ; car il eut de bonne heure l’habitude de lire et de penser plume en main. […] Ce piétinage difficile, fatigant, par des chemins obscurs et épineux , ne lui allait pas, et surtout une chose l’en eût dégoûté : l’habitude était alors de toucher les honoraires de la main à la main, un écu de trois livres pour une consultation. […] Quarante-huit ans après, c’était le même homme qui publiait son Mémoire sur la société polie ; ce qui faisait dire à M. de Talleyrand, parlant au fils de l’auteur : « Il y a une chose remarquable dans la vie de votre père, et qui n’est peut-être arrivée à personne avant lui, c’est qu’à cinquante ans de distance il a publié deux ouvrages, dont le premier a fondé sa réputation, et dont le second vient de la couronner. » En même temps et aux approches de 89, Roederer avait l’habitude et le besoin d’écrire sous forme plus courante et plus brève sur toutes les questions du jour, sur les événements ou conflits qui occupaient à Metz l’attention publique : en un mot, comme Franklin, il était par nature et par goût journaliste ; il le sera pendant une grande partie de sa vie, et conciliera, tant qu’il y aura moyen, ce genre de publication avec les hauts emplois et les dignités même de l’État.
Quelques-uns de ceux même qui ont eu l’idée d’introduire chez nous des images de la poésie familière et domestique, et qui y ont réussi à certain degré, n’en ont pas eu assez la vertu pratique et l’habitude dans la teneur de la vie ; ils en ont bientôt altéré le doux parfum en y mêlant des ingrédients étrangers et adultères, et l’on a trop mérité ce qu’un grand évêque (Bossuet) a dit : « On en voit qui passent leur vie à tourner un vers, à arrondir une période ; en un mot, à rendre agréables des choses non seulement inutiles, mais encore dangereuses, comme à chanter un amour feint ou véritable, et à remplir l’univers des folies de leur jeunesse égarée. » Revenons à Cowper, sans nous dissimuler toutefois qu’il n’eût point peut-être réussi à exprimer si au vif la poésie des situations tranquilles que l’habitude rend insensibles à la plupart, s’il n’avait eu, lui aussi, ses orages intérieurs étranges et ses bouleversements profonds. Le livre sixième de La Tâche débute par un morceau célèbre, et en effet délicieux : Il y a dans les âmes une sympathie avec les sons, et, selon que l’esprit est monté à un certain ton, l’oreille est flattée par des airs tendres ou guerriers, vifs ou graves. […] C’est du sein de cette habitude intérieure désolée qu’il se portait si vivement, pour se fuir lui-même, à ces occupations littéraires et poétiques où il a trouvé le charme et où il nous a rendu de si vives images du bonheur.
Maine de Biran a dès l’abord une faculté heureuse qui est le principe de toute découverte et de toute observation neuve : il s’étonne de ce qui paraît tout simple à la plupart des hommes, et de ce dont l’habitude leur dissimule la complication et la merveille. […] Dès que le grand homme qui sait s’étonner le premier porte ses regards hors de lui, le voile de l’habitude tombe, il se trouve en présence de la nature, l’interroge librement et recueille ses réponses. » Le grand homme est celui, qui, après s’être étonné, trouve l’explication. […] Par son premier ouvrage public, couronné par l’Institut (Influence de l’habitude sur la faculté de penser, 1802), Maine de Biran s’était rallié à l’école, alors régnante, des idéologues de la fin du xviiie siècle ; mais il ne s’y rattacha jamais que transitoirement, et bientôt, ne consultant que son sens intime, il passa outre.
On a trop peu de lettres ou de notes écrites de Mme d’Albanv ; on en possède assez toutefois pour bien se la représenter dans l’habitude et le train ordinaire de ses sentiments et de ses pensées. […] Vous jugez ce que c’est qu’une habitude de vingt-six ans, et de la manière dont nous vivions ensemble ! […] La modération était, d’ailleurs, dans les habitudes de son esprit.
qui me fera penser et parler d’honnêtes gens, des natures non gâtées, comme elles ont l’habitude de sentir et comme elles s’expriment ? […] On eût dit que ce geste d’une personne qui marche et qui a chaud rafraîchissait aussi sa mémoire… Quoique brisée par un long voyage en voiture, il lui restait encore de ce perpétuel déplacement une habitude de se mouvoir vite qui la faisait dix fois de suite se lever, agir, changer de place, jeter les yeux dans le jardin, donner un coup d’œil de bienvenue aux meubles, aux objets retrouvés. […] Elle avait le regard plus rapide avec le visage un peu plus maigre, les yeux comme élargis par l’effort d’une vie très remplie et par l’habitude d’embrasser de grands horizons.
A côté des choses aimables et que nous donnions pour telles, avons-nous pris pour de la sécheresse ce qui n’était que de la passion, pour du persiflage ce qui n’était que de la jeune gaieté, pour des habitudes plus que périlleuses ce qui n’était que d’heureux instincts ? […] Mais, en général, un certain genre de position fausse n’était pas assez insupportable à Benjamin Constant ; on en retrouverait trace, avec plus ou moins de variantes, en d’autres circonstances de sa vie, et le contre-coup de cette mauvaise habitude se fit bien péniblement sentir à l’extrémité de sa carrière, lorsque, dans ses derniers jours, il subit l’inconvénient, lui, homme d’opposition, de ne pas se trouver en règle avec un personnage auguste encore plus obligeant que M.de Charrière, et qui ne lui demandait pas de billet. — Puisque M.de Loménie a contesté si fort notre premier comme ntaire sur le Qu’est-ce que la dignité ? […] Cette fatalité en effet existe, elle est écrite désormais dans nos entrailles, dans la trame même et la substance entière de notre être, dans tout ce qui en ressort d’habitudes violentes, sans cesse irritées, qui sont devenues leur propre aiguillon, et qui n’ont plus qu’à se réveiller d’elles-mêmes.