Il est devenu trop clair, en effet, que le bonheur de l’individu n’est pas en proportion de la grandeur de la nation à laquelle il appartient, et puis il arrive d’ordinaire qu’une génération fait peu de cas de ce pour quoi la génération précédente a donné sa vie. […] Entre les deux objectifs de la politique, grandeur des nations, bien-être des individus, on choisit par intérêt ou par passion.
De Maistre est aussi partisan de l’ancien régime que M. de Bonald ; mais comme il a plus d’esprit, il voit un peu plus clair : il accorde que c’est la corruption de l’ancien régime, du clergé et de la noblesse qui a amené la Révolution ; il appelle cette Révolution une œuvre satanique ; mais il est confondu de sa grandeur. […] Il fallait l’entendre parler de la Révolution, personne ne faisait mieux comprendre la grandeur de ce temps.
« Il a conçu la douleur et enfanté l’iniquité 103. » Quand le même Job veut relever la grandeur de Dieu, il s’écrie : « L’enfer est nu devant ses yeux104 : — c’est lui qui lie les eaux dans les nuées 105 : — il ôte le baudrier aux rois, et ceint leurs reins d’une corde 106. » Le devin Théoclymène, au festin de Pénélope, est frappé des présages sinistres qui les menacent. […] N’oublions pas de remarquer avec quelle bonté Joseph console ses frères, les excuses qu’il leur fournit en leur disant que, loin de l’avoir rendu misérable, ils sont au contraire la cause de sa grandeur.
Ce qui suit n’est qu’une phrase nombreuse ; du reste, elle l’est à souhait, et sans affectation ni raffinement, par où elle est un vrai modèle : « Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines, | la félicité sans bornes aussi bien que les misères, | une longue et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de l’Univers, | tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur accumulée sur une seule tête, | qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune ; | la bonne cause d’abord suivie de bon succès | et, depuis, des retours soudains, des changements inouïs, | la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse, | nul frein à la licence ; les lois abolies ; la majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus, | l’usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté, | une reine fugitive qui ne trouve aucune retraite dans trois royaumes | et à qui sa propre patrie n’est plus qu’un triste lieu d’exil, | neuf voyages sur mer entrepris par une princesse malgré les tempêtes, | l’océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si divers et pour des causes si différentes, | un trône indignement renversé et miraculeusement rétabli. » Cette période est composée de membres de phrase d’une longueur inégale, mais non pas très inégale, de membres de phrase qui vont d’une longueur de vingt syllabes environ à une longueur de trente syllabes environ et c’est-à-dire qui sont réglées par le rythme de l’haleine sans s’astreindre à en remplir toujours toute la tenue, et qui ainsi se soutiennent bien les uns les autres et satisfont le besoin qu’a l’oreille de continuité à la fois et de variété, de rythme et de rythme qui ne soit pas monotone. […] Et de même dans Racine, mélodieux plutôt qu’harmonieux, flattant l’oreille par le nombre savamment observé et ingénieusement inventé, plutôt que peignant par les sons, cependant on trouve, sans bien chercher, des vers sonores dont les sonorités ont un sens, donnant une impression de grandeur, de triomphe ou d’immense désolation : Lorsque de notre Crète il traversa les flots, Digne sujet des vœux des filles de Minos, ….
IV Et d’ailleurs, je l’ai dit déjà, dans ce volume27, de tous les grands hommes dont la grandeur embarrassa leur siècle, et put, du même coup, embarrasser leurs maîtresses, lord Byron est évidemment le plus difficile à comprendre et à pénétrer… Qui sait si pour lui, sans l’amour, ce n’a pas été comme dans la vie ? […] Dante et Shakspeare, qui sont de grands poëtes, ne sont certes, jamais des enfants… Ce sont toujours des hommes sublimes, si on veut, mais parfaitement des hommes ; tandis que Byron, pour qui sait voir, n’est ni un poëte ni un homme comme Shakspeare et Dante l’ont été, L’enfance, avec sa grâce et ses mille choses divines, et aussi avec ses enfantillages, puisqu’elle est l’enfance, se mêle à la grandeur de Byron, — de ce Byron le plus grand des poëtes de notre âge, et dont un des enfantillages, par exemple, et parmi tant d’autres, fut de vouloir être un dandy… Un jour, il écrivait, en 1821, à Ravenne : « Un des plus accablants et mortels sentiments de ma vie, c’est de sentir que je n’étais plus un enfant. » Mais quand il écrivait cela, comme il se trompait !
La sainte Térèse des Fondations a été dévorée par le feu de l’autre Térèse, aux yeux éblouis de ces pauvres hommes qui répugnent toujours à accepter, dans un seul être, deux grandeurs. […] Tarissez ces larmes dans ces yeux pâmés vers le ciel, et qui, fermes et attentifs, redescendent tout à coup sur la terre, et vous avez la seconde grandeur de sainte Térèse, vous avez la Térèse des Fondations !
La grandeur de cet empire, qui s’étend sans cesse ; cette ville qui engloutissait tout, qui appelait tous les rois, tous les peuples ; ces généraux et ces soldats qui allaient conquérir ou gouverner les provinces, et parcouraient sans cesse l’Asie, l’Europe et l’Afrique ; tout cela était autant d’obstacles à ce que la langue romaine prît ou conservât une certaine unité de caractère ; peut-être même la facilité qu’eurent les Romains de puiser chez les Grecs tout ce qui manquait au système de leur langue ou de leurs idées, retarda leur industrie, et contribua à n’en faire qu’un peuple imitateur : ils traitèrent la langue et les arts comme un objet de conquête, usurpant tout sans rien créer. […] Il y a des caractères indécis qui sont un mélange de grandeur et de faiblesse, et quelques personnes mettent Cicéron de ce nombre.
Dans la leçon morale, quelle grandeur poétique ! […] Le premier vers désigne les Spartiates par le dieu même dont ils se croyaient descendus ; le reste exprime la grandeur du danger et le dernier effort du désespoir animant la discipline.
Leurs yeux sont gros de pleurs, & leur visage exprime La grandeur de leur peine & l’horreur de leur crime.
Fausse gloire, fausse grandeur, Logent par-tout le faux honneur.
J’ai beaucoup connu d’hommes publics, je n’en place aucun pour la pureté et la grandeur d’âme au-dessus de M. de La Ferronnays ; quand l’aristocratie adopte la raison publique, elle réconcilie en elle les deux parties du genre humain qui tendent toujours à se combattre, faute de se comprendre. […] C’était un étrange mélange d’indécence et de grandeur : des coups de marteau qui clouaient le cercueil d’un pape, quelques chants interrompus, le mélange de la lumière des flambeaux et de celle de la lune, le cercueil enfin enlevé par une poulie et suspendu dans les ombres, pour le déposer au-dessus d’une porte dans le sarcophage de Pie VII, dont les cendres faisaient place à celle de Léon XII. […] Toute votre exposition est magnifique ; jamais vous n’avez dévoilé votre système avec plus de clarté et de grandeur. […] C’est un des plus vilains actes des ministres de cette monarchie, qui n’avaient ni la grandeur des vertus ni la grandeur des fautes.
Il s’acquitte de sa tâche, sans plaisir et sans ardeur, avec de lents mouvements de ses puissantes et débiles mains, il assemble les matériaux de son œuvre, où la foule grise de ses âmes, dispose la terre où elles vivent, entrelace le cours des événements, et cette tâche de géant imparfaitement, lentement achevée, mais imposante de grandeur et de vérité, il s’assied et la contemple avec des yeux distraits, distants et songeurs, comme absent de ce monde et de l’image qu’il est parvenu à en donner, comme détaché déjà de tous deux et entrevoyant quelque réalité dernière plus auguste et plus vénérée. […] La grandeur du mal, la beauté artistique des vices, tous ces actes coupables, passionnés et calculés qui souillent d’ombres vigoureuses le monde et dont l’âpre analyse fait la gloire de La Comédie humaine, est ignorée, et quand l’écrivain russe s’attaque dans Anna Karénine à la liaison adultère de deux amants, éperdument épris pourtant, c’est avec de singuliers ménagements et en négligeant de décrire les transports de félicité qui eussent dû compenser les infortunes finales. […] Son œuvre donne au monde une large représentation et saisit par ce vaste déploiement, par un art qui tend à égaler la grandeur, l’illogisme, l’existence autonome du réel, mis face à face avec lui en une contemplation si proche qu’elle paraît neuve et personnelle, le lecteur, pris d’impérieux attraits, pénètre dans les romans de Tolstoï comme en un monde dont il est, s’émeut de la bonté dont ses personnages sont pleins, s’affole des angoisses dont les attristent les problèmes de la mort et du sens de la vie, et plonge dans l’atmosphère grise de ces livres comme on se perd hors de soi dans un rêve. […] Partir d’œuvres littéraires qui embrassent et montrent tout le merveilleux spectacle de la vie, s’en détacher peu à peu et s’en déprendre par une lente et sourde angoisse d’un idéal de vertu, hésiter, ne savoir que faire un temps et continuer à considérer le monde avec de soudaines reprises de tendresse, puis se buter contre le problème de sa fin et de sa cause, oublier son charme, sa grandeur, son radieux fleurissement de force pour lui demander compte de son sens en présence de son terme, et s’encercler peu à peu dans ce problème comme un sorcier dans son rhombe, dédaigner les véritables solutions par mépris et impuissance de l’intelligence et en venir comme le dernier des prédicants et comme le solitaire de Port-Royal à une doctrine de simplification, de retranchement de toutes les obligations sociales, de reniement de tous les appétits et de l’amour même de soi, de sa propre vie, avec l’idée folle d’exclure, en ce monde de guerre, la violence et le mal des actes des hommes, telles furent les phases de la transformation mentale de Tolstoï, déclin dont on peut mesurer la profondeur en comparant l’épopée grandiose et par bonheur acquise de La Guerre et la Paix, à des récits comme Le Tilleul, à des moralités puissantes encore mais puériles comme Le Premier Distillateur et La Puissance des Ténèbres. […] Que l’on grandisse ces facultés au point où leur manifestation devient impérieuse, que l’on y accole les qualités d’élocution et d’arrangement juste nécessaires pour composer des œuvres littéraires de forme médiocre, que l’on fasse prédominer la connaissance, le rappel, l’imagination des personnes, sur celles des actes purs, des drames, des histoires, l’on aura énuméré les causes générales dernières des œuvres de Tolstoï, de leur contenu réaliste, de leur étendue, de leur valeur plus psychologique que dramatique, et la force de ces dons sera mesurée à la grandeur de leur manifestation, à la puissance d’illusion de l’œuvre à la sympathie, au saisissement, à l’attraction qui s’en dégagent.
La véritable poésie est inséparable de la grandeur d’âme, des convulsions de la passion, de l’élévation des idées, de la chaleur qui atteste la vie dans l’œuvre de l’esprit comme celle du cœur atteste la vie dans l’homme des sens. […] Il vieillit ainsi jusqu’aux limites assignées par la nature aux plus longues vies, et mourut avec fermeté, comme il convient à un homme qui a beaucoup pensé au néant pompeux des choses humaines et à la grandeur des espérances au-delà du tombeau. […] Les Pradon et les Chapelain obstruaient la voie aux Corneille, aux Racine, aux Molière, aux Bossuet, aux Fénelon, véritables grandeurs de la nature, éclipsées ou ajournées par ces fausses grandeurs d’engouement. […] Évitant des grandeurs la présence importune, Je ne vais point au Louvre adorer la fortune.
Ses parents, et notamment son parrain, un vieil abbé, chenu de foi et de vertus, le destinaient au sacerdoce, et, dans leurs espérances, lui marquaient sa place parmi les recrues de cette Église, veuve de ses prêtres, qui les pleurait comme la mère des Machabées pleurait ses enfants, en regrettant de n’en plus avoir à donner, pour augmenter la grandeur de son holocauste. […] Et, à Brienne, n’était-ce pas encore une main de prêtre qui passa sur les noirs cheveux de l’empereur futur, caché dans l’enfant corse, et qui le marqua pour son incommensurable grandeur ? […] Michel Morin, le Régicide, Florence ou la Religieuse, sont des romans sans grandeur d’invention ou sans observation profonde, dans lesquels le sentiment chrétien se sauva seul des naufrages de la pensée. […] En lisant et discutant Luther, il avait trouvé dans les écrits de ce révolté, qui fit flèche de tout contre Rome, de ces passages qui retombent sur sa renommée pour la salir, car l’apostat des derniers temps n’avait pas la grandeur tragique de l’apostat des premiers, et c’était autre chose que son propre sang qu’il lançait en blasphémant contre le ciel. […] Audin croit à l’heureuse influence du mouvement intellectuel provoqué par Léon X comme il croit à sa grandeur.
Mais Gœthe, chez qui le Poëte se parachevait d’une conscience de critique, tout respectueux qu’il soit de la grandeur de Shakespeare, sait où finit cette grandeur : Shakespeare éclaircit tous les mystères, sans livrer le mot de l’énigme. […] C’est là qu’il a parfois trouvé la grandeur. […] Zola ait bien du talent pour parvenir, parfois, à nous donner le sentiment de la grandeur avec un tel instrument ! […] Je crois entendre aussi vibrer une résignation généreuse dans la grandeur incomplète de son Œuvre. […] Donnons-lui sa vraie grandeur : il est le Poëte de l’Amour dans la Peur, de l’Amour dans la Folie et de l’Amour dans la Mort.
« Il a la grandeur d’Homère, la satire mordante de Juvénal et la grâce sourieuse d’Anacréon. » Mais il estampille tout de la puissante griffe de son génie. […] Avec une merveilleuse puissance lyrique, il en exprime et il en représente tous les rêves, toutes les épreuves, toutes les grandeurs. lien a rythmé l’âme inquiète et le généreux tumulte. […] — Encore que la complexité de l’esprit moderne et les nombreuses impressions dont la mémoire est constituée me rendent difficile de fixer mon choix sans hésitation et, que dans le genre même qui est ma préférence, plusieurs noms sollicitent celle-ci, je crois ne pas errer en spécifiant les qualités maîtresses que je demande à mes poètes favoris : la clarté dans la grâce, et dans la grandeur la simplicité antique. […] Et, moins stupide, celui-ci aura peut-être la sagesse de chercher et d’aimer, dans l’art, beauté des formes et du geste, des couleurs et du rythme, la douceur des sentiments et la sauvage grandeur du rêve ! […] Hugo a possédé toute la magie et tout le prestige du Mot ; Vigny, toute la grandeur et toute la sérénité douloureuse de la Pensée.
Ce que vous avez bien voulu dire de moi à tous, venant de vous et découlant de votre plume avec cette grandeur et cette magnificence, est ce que je n’aurais osé ambitionner et ce qui me fait désormais une gloire, — mot bien grand et que je ne me serais jamais avisé de prononcer auparavant. — Vous avez dit de ma mère, entrevue par vous, des choses qui montrent que tout poète a l’âme d’un fils et des divinations de premier coup d’œil. — Vous avez choisi dans mes écrits avec une intelligence amie ce qui pouvait le plus faire aimer le poète. — Vous avez glissé sur les défauts et voilé avec délicatesse les parties regrettables chez celui qui s’est trop abandonné en écrivant aux sentiments éphémères et au courant des circonstances.