Ses succès du monde, plus chers à sa vanité que ses succès littéraires, ne voilèrent de leur éclat ni pour les autres ni pour lui la plaie secrète, cette suppuration d’orgueil et d’envie qu’on sent en lui malgré les soins de sa double toilette, — malgré le musc et les opinions de son temps. […] Pouvions-nous donc nous étonner de la retrouver jusque dans les efforts furieux tentés un jour pour s’en défendre, tant il est vrai que, quoi qu’entreprenne le bâtard contre ce qu’il appelle le préjugé, il en sent toujours le contrecoup inévitable, et que l’excès de la jactance ne prouve que le mal dont il souffre ?
L’admiration est souvent un écho, et on sentait que l’écho, dans Segretain, pouvait être une voix. […] Gracieux grand homme de la race des César et des Alcibiade, dédaigneux de la mort comme du pouvoir, parce qu’il se sentait si puissant !
Et cela est si vrai, ce que j’écris là, le réalisme est si bien l’œuvre de MM. de Goncourt, — aveugles comme toutes les paternités, qui ne savent pas l’enfant qu’elles font, — qu’éclairé après L’Assommoir, et fier comme ces bêtes de pères, qui sont fiers de leurs petits hiboux, Edmond de Goncourt (le survivant des deux) s’est senti jaloux de Zola, et, pour prouver qu’en fait de réalisme le dernier venu ne l’emportait pas sur le premier, il a commis La Fille Élisa. […] … Ne sent-on pas, sous la phrase froidie par la volonté de rester dans le calme de l’historien, palpiter, contenus, l’horreur, le mépris, la colère qui donnent au talent une force que le talent n’a jamais seul ?
… Je n’ai point l’avantage de connaître M. le duc de Luynes actuel ; mais si, avec son nom, il est royaliste, comment donc n’a-t-il pas senti que c’est un crime en royalisme que de publier des mémoires comme ceux dont il autorise la publication, et où la royauté est montrée périssant dans les vanités d’une étiquette imbécile ! Comment n’a-t-il pas senti que recommencer sans y être forcé, le pistolet sur la gorge, le détail écœurant (et connu d’ailleurs) de ces cérémonies de pantins, dans lesquelles s’abêtissaient et s’abolissaient les hommes, de 1739 à 1780, c’était inspirer ce mépris pour la monarchie que nous avons vraiment trop reproché à Chateaubriand, qui avait vu la fin de cette monarchie décadente, établie par le fils de Robert le Fort, et mourant d’un baisemain, comme le Bas-Empire.
Ils l’avaient si bien deviné, que, dans sa réponse à leurs attaques, on sent· la joie d’un reproche qui, pour lui, n’était pas une injure, et qui avait caressé, dans le secret de son âme, sa despotique vanité. […] C’est lui qui écrivait d’Espagne qu’il avait passé les Pyrénées, et qu’il ne se sentait pas d’aise d’avoir pu contempler ces monts fameux, traversés autrefois par Annibal pour aller livrer la bataille de Pharsale.
Né avec les manières de sentir du génie, Balzac voulut de bonne heure mettre à l’abri des froissements d’une condition médiocre ces manières de sentir qui le faisaient ce qu’il était, — et une spéculation de librairie, qu’il avait rêvée comme il rêvait ses livres, n’ayant pas réussi, il fut obligé toute sa vie de traîner l’horrible boulet de la dette, dont il se jura de briser la chaîne, à force de volonté, et avec cette plume qui, dans sa main, fut la massue d’Hercule.
Il y en a de dates et de chiffres, bonnes pour les biographes qui discutent, et celles-là nous les laisserons dans la Notice ; mais il y en a d’autres qui tiennent à l’essence même de l’esprit très particulier de la marquise et qui s’adressent à tous les biographes qui sentent. […] En voyant s’éteindre, elles et leur langage, des femmes comme la marquise de Créqui et les sociétés auxquelles ces femmes appartenaient, l’auteur, trop attique lui-même pour définir l’atticisme, s’est demandé si l’atticisme, cette chose ineffable, mais facile à sentir et qui n’a de grec que le nom, mourait et disparaissait avec elles, et il s’est répondu que tout le temps « qu’il y aura partout une femme spirituelle douée de charme, à côté de l’aïeule souriante et qui n’invoque pas à tout propos son expérience, — (pourquoi pas ?)
Il en a du reste senti la moitié. Il a senti le défaut qui ne venait pas de lui : la monotonie.
Contrairement à la théorie de Locke et de Condillac, mères de toutes les autres théories sensualistes, il prouva que penser est si peu sentir qu’on peut couper le cerveau par tranches, — et il le coupa, — sans produire aucune douleur, la sensibilité n’existant que dans les nerfs et dans la moelle épinière, et l’intelligence étant le cerveau, où n’est pas la sensibilité. […] Il démontra que sentir n’est pas même percevoir et que le cerveau seul perçoit.
Nous avons fait partie de cette jeune école qui, dans les dix premières années de la Restauration, ramenée à la foi chrétienne par l’étude des de Maistre, des Bonald et des Frayssinous, succédait, non pas à l’école légère et railleuse de Voltaire, morte déjà depuis longtemps, mais à l’école positive et raisonneuse de l’Empire… Pleine d’amour pour la vérité, mais, après tout, fille de son siècle, et pleine aussi d’admiration pour la science, l’école dont nous parlons accueillait avec respect une foi dont elle sentait la grandeur et les bienfaits, mais elle n’en restait pas moins fidèle à la raison, dont elle comprenait l’autorité… La science était déjà venue en aide aux vérités chrétiennes… Cuvier montrait partout les traces du déluge et l’accord parfait des nouvelles découvertes géologiques avec le récit génésiaque. […] Mais pour ceux qui sentent en eux-mêmes cet impérieux besoin de conclusion, qui est, après tout, la passion la plus spontanée et la plus profonde de l’intelligence humaine, le livre des Esprits doit avoir une bien autre portée que celle d’un livre d’histoire.
Quand par une triste journée de décembre, depuis les tranchées du bois Saint-Mard, j’ai aperçu au-delà des lignes allemandes les toits et les clochers de Noyon, comment n’aurais-je pas souffert de sentir souillée par le Barbare, la ville de Jean Calvin ? […] Ils sont nombreux, ces protestants qui, voyant une opposition entre la guerre en soi et la pensée de Dieu… La même opposition entre la loi d’amour et la guerre est sentie, exprimée mille fois, dans les lettres de toutes provenances que j’ai lues.
On sent bien qu’en leur parlant à eux-mêmes, il n’était guère possible de les mettre moins haut. […] Ils vivaient, ils sentaient, ils respiraient à quinze siècles d’eux.
Et tout éveillé, l’on marche avec le sentiment d’un dormeur en proie à un mauvais rêve, et qui sent qu’il rêve. […] Un sentiment de lâcheté, que je ne me suis jamais senti, du temps des Prussiens. […] Sur tous les escaliers battent, entr’ouvertes, les portes des lieux, et cela sent très mauvais partout. […] Le vide de ma vie se fait aujourd’hui cruellement sentir. […] Elle le relève et le décide à l’activité, quand il se sent vaincu par le manque de vouloir.
Mais voici une science nouvelle qui grandit, aidée du calcul et de l’expérience, qui accumule des faits et cherche des lois, qui observe au lieu de raisonner, et qui bientôt se sent assez forte pour affirmer son indépendance : c’est la physique. […] Heine (de l’Allemagne), a dit du plus sec des métaphysiciens : « La lecture de Spinoza nous saisit comme l’aspect de la grande nature dans son calme vivant : c’est une forêt de pensées hautes comme le ciel, dont les cimes fleuries s’agitent en mouvements onduleux, tandis que leurs troncs inébranlables plongent leurs racines dans la terre éternelle : On sent dans ses écrits flotter un souffle qui vous émeut d’une manière indéfinissable : on croit respirer l’air de l’avenir. » Les métaphysiciens sont donc des poëtes qui ont pour but de reconstituer la synthèse du monde Ces grandes épopées cosmogoniques disparaîtront-elles ? […] Les premiers montrent triomphalement leurs analyses et mettent au défi leurs adversaires de deviner sans l’aide de la réflexion ce que c’est que sentir, désirer, vouloir, abstraire. […] Cependant le principe qui dans les êtres animés sent, agit, veut et pense, n’a-t-il pas des variétés presque infinies qui ne se révèlent qu’à une minutieuse investigation ? […] Supposons que par une accumulation d’expériences sûres et variées on en soit venu à constater, par exemple, que telle manière de sentir suppose elle-même telle variété d’imagination, qui suppose elle-même telle façon de juger et de raisonner, qui suppose telle manière de vouloir et d’agir, etc., etc, que cette détermination soit aussi précise que possible, on pourrait à l’aide d’un seul fait reconstituer un caractère, puisque le problème se réduirait à ceci : Etant donné un membre de la série, retrouver la série tout entière.
Quand donc une action dérive de notre caractère, nous n’en voyons pas toujours pour cela l’origine dans notre moi ; nous nous sentons poussés par le dedans, mais toujours poussés. […] En effet, dans les circonstances graves et pour ainsi dire tragiques, c’est notre personne tout entière que nous sentons enjeu : il y va de nous-mêmes. Nous sentons en nous des impulsions énergiques en sens opposés et une victoire finale en un certain sens : cette victoire est celle de notre moi tout entier. […] Mais la comparaison n’est pas arbitraire, sinon elle ne servirait à rien ; nous ne jugeons ni ne sentons arbitrairement ; nous n’arrivons donc pas arbitrairement à la conscience de tel rapport entre les diverses directions jugées et senties qui s’ouvrent à notre activité.
Quelquefois je rougissais subitement et je sentais couler dans mon cœur, comme des ruisseaux d’une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. » Il appela la mort. […] Elle se consacra à Jésus, l’amant divin, le cœur ravagé par une passion criminelle : la mère d’Atala, alors qu’elle sentait remuer dans son sein l’enfant de Lopez, de l’Espagnol, de l’ennemi de sa race, épousa « le magnanime Sinaghan, tout semblable à un roi et honoré des peuples, comme un génie ». […] Mais Chactas surgit et soudain la Française se réveille : elle se sent en présence d’un enjôleur ; elle répond à ses propositions de promenades sentimentales dans les bois : « Mon jeune ami, vous avez appris le langage des blancs, et il est bien aisé de tromper une jeune Indienne. » On devine dans cette réponse, sous le badigeon anglais et indien, la délurée grisette parisienne, qui sait que la chair est faible et le doux parler fort à l’ombre des bois de Romainville. […] Ce n’est qu’après avoir « goûté dans toute sa plénitude cet éclair de délice, qu’il n’appartient qu’à l’amour de sentir, qu’après avoir connu cette jouissance délicieuse et unique », qu’elle songe à « la foi conjugale violée » et qu’elle meurt. […] Jamais Racine et Hugo n’auraient été proclamés par leurs contemporains des grands génies, si leurs œuvres, ainsi que des miroirs, n’avaient reflété les hommes de leur milieu social, avec leur manière de voir, de sentir, de penser et de s’exprimer.