Peu à peu l’art prend pour lui le pas sur la vie réelle ; toutes les fois qu’il est ému, il rapporte son émotion à cette fin pratique, l’intérêt de son art ; il ne sent plus pour sentir, mais pour utiliser sa sensation et la traduire. […] Selon nous, un être ainsi organisé échouerait au contraire dans l’art, car il faut croire en la vie pour la rendre dans toute sa force ; il faut sentir ce qu’on sent, avant de se demander le pourquoi et de chercher à utiliser sa propre existence. […] C’est en agissant de lui-même, en créant, que l’homme sent véritablement ses forces, et c’est surtout dans le domaine de la pensée qu’il peut créer quelque chose. […] Ce qu’il dit emprunte souvent sa principale valeur à ce qu’il ne dit pas, mais suggère, fait penser et sentir. […] Le personnage qui raisonne seulement et ne sent pas ne saurait nous émouvoir : nous voyons trop bien que sa supériorité ne repose sur rien de profond et d’organique, nous sentons qu’il ne vit pas ses idées.
Du pathétique Je n’entreprendrai pas de donner des règles sur l’invention du pathétique : ici l’on n’invente pas, on sent. Et à vrai dire il n’y a pas de sujets pathétiques : il y a des natures qui sentent fortement, des occasions où l’on sent fortement. […] On a toujours des faits à exposer, des raisonnements à expliquer ; si l’on sent vivement ce qu’on doit dire, on le dira pathétiquement. […] Le mot de La Bruyère peut s’appliquer à l’expression de tous les sentiments : « Amas d’épithètes, mauvaises louanges ; ce sont les faits qui louent, et la manière de les raconter. » Quand Mme de Sévigné veut faire sentir à sa fille tout son chagrin de leur séparation, elle ne se jette point dans les exclamations, elle n’emploie pas les adjectifs : elle raconte par le menu l’emploi de sa journée, après que Mme de Grignan fut partie.
Ce second discours est pénible, quelque peu subtil, et sent l’appareil théologique. […] Qui ne sent pas cette délicatesse n’est pas fait non plus pour sentir le genre d’influence que put avoir ce jeune prince sur l’imagination vaste et l’esprit si sensé de Bossuet. […] Bossuet, en parlant en sa présence, sentit, pour un certain goût élevé, qu’il avait en face de soi un régulateur. […] Paul est d’autant plus puissant qu’il se sent plus faible ; c’est sa faiblesse qui fait sa force. […] Cousin a dit : L’influence de Louis XIV se fait sentir assez tard.
Au reste la critique de notre siècle a fait une rude guerre il toutes ces belles paroles ; elle nous a appris qu’il fallait les imputer plus souvent à l’homme d’esprit qui racontait, qu’à homme de cœur qui avait senti. […] C’est dans les moments où l’on sentie plus, qu’on a souvent le moins d’envie de parler. […] Pour rendre toute l’intensité du sentiment qu’on éprouve, pour lui garder sa couleur originale, pour en noter les degrés, les phases et les nuances, pour dire enfin exactement tout ce que l’on sent, comme on le sent, il faut de l’esprit infiniment, du plus exercé et du plus pénétrant. Pour décrire son mal, il faut être un peu médecin : le vulgaire sent qu’il souffre ; où, de quoi, il ne le dit que confusément ; il ne sait que crier. Notre littérature contemporaine a recherché avec complaisance les expressions naïves et triviales du senti ment et de la passion dans les âmes simples et populaires.
Il est de ceux qui ont le plus vivement senti alors et embrassé avec le plus de conscience et de labeur l’œuvre d’une régénération poétique en France. […] Je croyais quelquefois sentir, étincelants, Des yeux mystérieux surveiller mes élans. […] Il est poëte, il le sent, et il sent aussi mieux que nous peut-être ses défectuosités nombreuses. […] Le pire, il le sent bien, c’est que l’outrageuse amante, en s’enfuyant, ne laisse entre ses bras qu’un houx épineux, au lieu du vrai rameau. […] Jules Lefèvre ne sera pas seul désormais à sentir les autres grandes parties qu’il a.
Je dis que nous ne la sentons guère ; car je ne nie pas que nous ne puissions en sentir quelque chose ; et ce sentiment tient surtout au mélange plus ou moins heureux des voyelles avec les consonnes, soit dans les mots isolés, soit dans leur enchaînement. […] Le premier avouait au second, qu’il ne pouvait sentir l’harmonie de la poésie italienne, quoi qu’il en eût lu beaucoup, et qu’il crût savoir assez bien la langue. […] La plupart des étrangers qui savent le français, sentent-ils le mérite de nos chansons ? […] Despréaux, quoique lié avec beaucoup de poètes latins de son temps, sentait bien le ridicule de vouloir écrire dans une langue morte. […] Donc nous en sentons la différence d’avec le bon latin, quoique le latin soit une langue morte.
Drôle a fait une fortune singulière : toute grandeur qu’on ne comprend pas, c’est drôle ; toute beauté qu’on ne sent pas, ce n’est pas drôle. […] On les trouve faibles, et on veut faire croire qu’on sent fortement. […] Eût-on quelque velléité de sentir autrement, fût-on convaincu même que la vérité des faits y oblige, la phrase est là, si tentante, si facile à prendre ; il est si commode de la ramasser ; on a si peu le loisir, si peu l’habitude de sentir sa propre pensée et d’en chercher l’exacte formule, qu’on se laisse aller ; et l’on dit blanc quand on eût pensé noir si l’on n’avait pas lu son journal. […] Si l’on sent encore le vide des propos et que l’on aspire à l’esprit, on arrive vite aux méchancetés, à la médisance. […] Il ne faut pas croire qu’on lui ressemble, parce qu’on déchire ses amis et connaissances ; sentez comme elle Molière et La Fontaine : on vous donnera ensuite le droit de relever les ridicules.
Mais la philosophie qui fait le mérite du poète, n’est pas celle qu’il peut arracher par lambeaux dans quelques livres ; c’est celle qui fait sentir et penser, et qu’on trouve chez soi ou nulle part. […] C’est quand il pense et sent d’après lui-même, quand il est le peintre, et non l’écolier d’Épicure. […] Chacun fait ainsi des règles d’après ce qu’il sent, ou plutôt d’après ce qu’il peut. […] Il est permis d’en douter beaucoup ; une grande partie de leur admiration sera sur notre parole ; ils sentiront faiblement, et se récrieront au hasard. […] C’est en se montrant peu à peu que la lumière se fait sentir et aimer ; c’est en avançant par degrés insensibles, qu’elle en fait désirer une plus grande.
L’ordre même des représentations, à l’état normal, est tantôt senti comme notre œuvre, tantôt comme l’œuvre d’une force étrangère. […] Cherchez à vous souvenir d’un nom, d’un vers oublié, vous sentirez en vous cette sorte de vide qui est doué d’un pouvoir d’attraction comme les tournants d’une rivière. En retrouvant ensuite le nom ou le vers, vous sentirez une adaptation intérieure à votre attente, une facilité de représentation qui vous révèle une familiarité plus ou moins grande avec l’objet. […] Se souvenir, c’est avoir senti et pouvoir sentir de nouveau : tout le mécanisme extérieur n’est que le moyen de rendre possibles et la sensation, et la renaissance de la sensation, et la reconnaissance de la sensation. […] Ne confondons pas, comme le fait trop souvent Maudsley, le pouvoir de sentir, qui est la conscience en son acception la plus générale, avec la conscience de soi.
Or l’esprit connoît mal les passions que le coeur n’a pas senties ; tout ce que les autres nous en racontent ne sçauroit nous donner une idée juste et précise des agitations d’un interieur qu’elles tirannisent. […] Le coeur a bien plûtôt acquis toutes ses forces que l’esprit, et il me paroît presqu’impossible qu’un homme de cet âge n’ait pas encore senti les mouvemens de toutes les passions ausquelles son temperament le condamne. Comment ceux qui n’ont pas de dispositions à sentir une passion, comment un homme qui n’est point agité par l’objet même, pourroit-il être vivement touché par sa peinture ? […] Elle avoit senti les mêmes peines qu’éprouvoit énée, comme Virgile le lui fait dire. […] Or de toutes les passions celle de l’amour est la plus generale : il n’est presque personne qui n’ait eu le malheur de la sentir du moins une fois en sa vie.
On sent la subtilité de l’auteur, mais pas assez son bon droit. […] J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. […] Il n’y a rien d’autre qui permette de passer derrière les apparences du sentir. […] Alors elle se sentait à la fois humble et coupable devant lui. […] Tout à coup, et en même temps que lui, nous sentons dans cet être quelque chose de plus qu’il ne sentait, nous le voyons constitué d’un élément de plus que nous ne savions, et qu’il ne savait.
Ne sent-on pas là, comme je la sens, l’expression d’un des sentiments les plus modernes et les plus profonds d’un monde qui s’élargit démesurément ? […] Ne sentez-vous pas que cet « absolu » aux pieds duquel vous vous agenouillez n’est que la finalité de l’énergie qui fait mouvoir votre bras et pousse le blé hors de terre ? […] Il n’y a aucun orgueil dans ce sentiment ; il y a la joie profondément vitale de se sentir infiniment lié à l’universel courant, de sentir vivre en soi un million de vies, de rayonner dans la lumière, de tous. […] … Je sens partout des êtres qui sentent comme moi, qui sont véritablement de la même race, une race dont on ne parle pas, dont on ne tient pas compte, la race humaine. […] Et peu à peu les hommes vivront, peu à peu l’humanité sentira battre en elle un cœur plus large.
Voilà donc des manières d’agir, de penser et de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu’elles existent en dehors des consciences individuelles. […] Sans doute, quand je m’y conforme de mon plein gré, cette coercition ne se fait pas ou se fait peu sentir, y étant inutile. […] Quand même elles sont finalement vaincues, elles font suffisamment sentir leur puissance contraignante par la résistance qu’elles opposent. […] Sans doute, il peut se faire que, m’y abandonnant sans réserve, je ne sente pas la pression qu’ils exercent sur moi. […] C’est ainsi que l’air ne laisse pas d’être pesant quoique nous n’en sentions plus le poids.
Lorsqu’on lui parlait, il se sentait étourdi comme si plusieurs personnes lui parlaient à la fois… Il ne reconnaissait ni le goût ni l’odeur des mets, et ne distinguait pas les objets au toucher, les yeux fermés. En outre, ses sensations musculaires étaient troublées ; il ne sentait pas le sol en marchant, ce qui rendait ses pas incertains et lui donnait la crainte de tomber ; ses jambes étaient mues comme par un ressort étranger à sa volonté ; il lui semblait constamment qu’elles ne lui appartenaient pas… Lorsqu’il causait avec quelqu’un, il lui voyait deux têtes incomplètement emboîtées l’une dans l’autre ». […] L’atmosphère dumpf m’enveloppait ; je la voyais, je la sentais ; c’était comme une couche, un quelque chose mauvais conducteur qui m’isolait du monde extérieur131. […] Je ne me sentais pas précisément léger, car j’étais très fatigué, anéanti ; mais j’avais le sentiment de n’avoir pas de poids. — Ce qu’il y avait de plus remarquable, c’était le trouble visuel. […] Je tâtais ma tête, mes membres ; je les sentais.
La nature est « vraie » et se fait « sentir » à tout le monde : mais c’est à condition qu’on la fasse sentir. […] Au théâtre, le rapport est renversé ; les spectateurs se sentent forts contre le poète ; ils sont deux mille contre un. […] Mais à lire Pindare, et même Horace, Boileau sent bien qu’il y a là quelque chose de particulier, qui ne se trouve point ailleurs. […] Forte : afin d’en faire sentir le caractère. […] Pour parler crûment, on croit sentir que la « beauté » de l’expression va farder et fausser la nature.
Je dirai tout d’abord un des plus graves inconvénients, et que l’auteur lui-même a senti. […] Nous l’écoutions avec ce plaisir respectueux qu’on sent à entendre un homme de lettres supérieur. […] La contradiction de même est là, et elle se fait sentir dans l’impression générale. […] Écrire de cette sorte ce qu’on a vu et ce qu’on a senti, ce serait, en effet, laisser un de ces livres simples et rares comme on en compte à peine quelques-uns. […] Je plongeai mes mains dans la mer ; je portai à ma bouche son eau sacrée sans en sentir l’amertume. » Oh !